Difficile d'exprimer en peu de mots ce qu'on doit à Marcel Arland (1899-1986). Peut-être est-il plus raisonnable - et davantage conforme à la personnalité profonde de cet écrivain - de se réfugier derrière l'immense pudeur de ce Prix Goncourt 1929 (avec L'Ordre), tellement hors du champ de nos jours littéraires devenus totalement fous, pour ne pas dire prostitués ; à la vérité on pourrait dire, empruntant au père Hugo,  que Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques.
S'il ne faut retenir qu'un titre de cet auteur, alors ce sera le récit d'une enfance moins malheureuse qu'immensément triste et pourtant riche de rêveries, aux côtés d'une mère veuve beaucoup trop jeune (son Gustave, "tué par le tonnerre à vingt-cinq ans") et qui en conçut une effroyable amertume qu'elle fit payer à sa progéniture... Mais place au début du magnifique Terre natale (1938).

 

"Si j'évoque un arbre, un grenier ou une fontaine, il me faut résister à mon plaisir ; je crains de donner à mon enfance l'apparence d'une longue idylle, alors qu'elle fut à peu près l'opposé" (M. A. Terre natale, p. 123)

 

Même à midi, la cuisine restait sombre. Tout le jour de la rue s'amassait en vain devant l'étroite fenêtre ; je ne la vis jamais ouverte ; de vieux rideaux d'alcôve et des pots d'hortensias la réduisaient encore. Et comme la pièce était longue et déclive, tous les degrés de la pénombre s'y succédaient jusqu'aux angles du fond, où quelque reste de la nuit passée semblait attendre la nuit prochaine.

J'aimais cette pénombre, et cette pièce au plafond noirâtre, aux murs humides, au parquet de terre battue. Je m'y enfermais à peine libre, l'été surtout, quand les gens avaient gagné les prés ou les chènevières. Autour de moi, les maisons sont abandonnées, les rues désertes ; une poule s'étire sous la chaleur et piaille ; je me sens seul dans le village ; c'est l'heure d'entrer, le cœur battant, dans mon humble royaume.

Le sol de la cuisine était creusé de cuvettes et de couloirs : océans, montagnes et vallées plus vrais que ceux de mon atlas. Je restais des heures accroupi, regardant sans me lasser ce monde qui s'étendait à mes pieds. Il suffisait de quelques billes pour susciter un peuple ; roulaient-elles, c'était une invasion, une alliance, une conquête. J'aurais aimé peut-être mêler à mon jeu quelques silhouettes de bois ou de carton ; je n'en avais pas ; n'importe, décolorées, terreuses, je retrouvais dans ces billes les héros de mes livres ; elles étaient égales aux plus grands destins ; elles ne me faisaient pas rougir du mien.

Parfois, ainsi penché sur une aventure, je sentais soudain que quelque chose était survenu dans la pièce. Levant la tête, j'apercevais alors un rayon de soleil qui coulait obliquement entre deux pots de fleurs. C'était à l'approche du soir et la lumière tremblait, dorée et fragile. Il y dansait un monde d'atomes ; j'avançais la main : ils semblaient fuir. Ou bien, immobile, retenant mon souffle, je regardais la lumière insolite se déplacer lentement entre les murs. Elle frôlait l'angle du buffet, puis le miroir devant lequel ma mère, le matin, s'était peignée. Là s'arrêtait toujours sa course. Irait-elle enfin plus loin ? Le rayon semblait un instant hésiter, plus mince, mais plus aigu. Un dernier éclat ; tout était disparu. Je ne sais pourquoi je ne revenais plus à mon jeu.

Aussi bien était-ce déjà le soir. Un chariot chargé de foin passait dans la rue, faisant vibrer à l'angle de la fenêtre une vitre sans mastic, et les troupeaux commençaient à quitter les étables. Pourtant je ne me décidais pas encore à sortir. Au fond de la cuisine s'ouvrait notre chambre à coucher. C'était une chambre sans fenêtre, prise entre les deux pièces principales, celle de la rue et celle du jardin ; plutôt qu'une chambre : un réduit, un couloir. La nuit s'y distinguait à peine du jour et je n'y entrais jamais le c?ur léger. J'étouffais, j'avais peur. Si petite qu'elle fût, je ne la connaissais pas entièrement ; dans un coin, une table basse était chargée de boîtes et de linge : je n'aurais pu la toucher. Deux alcôves s'y creusaient ; mon frère et moi dormions dans la première ; nous laissions ouverte, en nous déshabillant, la porte de la cuisine, afin de jouir encore de la lueur de la lampe. Je ne vis que deux fois une lumière à mon chevet : on me posait des ventouses, mon frère tendait la lampe à essence (nous n'avions pas de table où la placer) et ma mère y enflammait les flocons d'ouate. À peine couchés, la porte se refermait pour nous laisser dormir. Mais je ne pouvais m'endormir avant que maman eût gagné l'autre alcôve. Le temps traînait, interminable. Sans bouger, d'une voix étouffée, j'appelais mon frère.

- Tu dors ?

- Et toi ?

- Mais qu'est-ce qu'elle fait ?

- Je ne sais pas ; elle lit peut-être. Dors donc.

Du moins une trace de lumière apparaissait-elle encore sous la porte. Mais parfois notre mère, soufflant sur la lampe et fermant à clé la maison, partait pour une course tardive. C'étaient des chaussures à porter chez le cordonnier, à l'autre bout du village, un tablier qu'elle piquerait auprès d'une amie. J'essayais de la suivre en pensée : "Elle doit être au lavoir. Elle arrive à l'église". Les moindres bruits résonnaient dans les ténèbres : celui d'un ver dans une table, celui d'un charbon sous la cendre, d'un peu de vent dans les poiriers du jardin. "Elle est devant les Économats. Elle est..." Venait l'instant où tous mes calculs se brouillaient et me laissaient éperdu.

- René ?

- Oui.

- Mais qu'est-ce qu'elle peut bien faire ?

- Est-ce que je sais ! Tu as peur ?

Il était de trois ans mon aîné, et riait ou s'efforçait de rire.

Quand enfin j'entendais de nouveau grincer la clé, je me sentais défaillir de bonheur. Un peu plus tard, la porte de notre chambre s'entrebâillait ; ma mère, tendant l'oreille, n'entendait que deux souffles égaux. Elle se déshabillait à son tour, dans l'ombre. Une fois pourtant, comme je l'avais désespérément attendue, à son retour, je ne pus me contenir et me levai en pleurant. Elle me recueillit dans son lit, inquiète, émue, grondeuse, et je passai la nuit auprès d'elle, la tête sous la couverture, serrant des bras contre moi un corps dont je retrouvais enfin la tiédeur.

La troisième pièce de notre logis, nous l'appelions la Chambre. Elle était claire ; elle avait des meubles neufs et d'abord le lit de chêne où mon père était mort, trois ans avant. Elle restait inhabitée ; à peine osais-je y pénétrer.

- Vous la saliriez, disait ma mère.

Elle-même non plus n'y entrait pas, sinon le dimanche, mais pour une heure entière. Et je comptais encore les minutes, sachant assez que cette visite se ferait sentir sur toute la semaine. Tantôt, en effet, quand maman revenait vers nous, sa voix, ses gestes étaient apaisés, ses yeux attendris : un bon dimanche, où nous pourrions jouer à notre aise. Plus souvent elle en sortait amère, tendue, le souffle hostile, et n'ouvrait la bouche que pour se plaindre de nous et souhaiter la mort.

Quand j'étais seul, après une après-midi passée à la cuisine, il m'arrivait d'entrouvrir la porte de cette chambre, doucement, afin que ma mère, du jardin, ne m'entendît pas. Je restais au seuil, regardant le papier aux fleurs roses, le parquet net et les meubles brillants, ce lit devant lequel je m'étais agenouillé un matin, la table d'acajou aux pieds contournés et, près de la fenêtre, l'armoire où se trouvait mon unique jouet : une locomotive et deux wagons, que l'on me confiait à certaines fêtes. Pourtant cette pièce me restait étrangère et même elle me glaçait un peu.

Je préférais la grange ; de la cuisine, on y descendait par trois marches. Une dizaine de poules, à l'approche du soir, appelaient à longs piaillements leur nourriture. Elles se pressaient autour de moi, la tête tendue, l'?il vif, la crête avantageuse. La main sur le sac d'avoine, les faisais-je attendre encore ? C'étaient des cris brefs, des mines offensées, un coup de bec inquiet sur mon soulier. Mais à la première volée, mille chocs précis criblaient le sol. Les vieilles, gloussant d'aise et de fureur, gonflaient leurs plumes, s'étranglaient, tapaient rageusement sur la tête d'une voisine. Les autres, rabrouées, picoraient à l'écart ; je leur lançais furtivement une nouvelle poignée de grains. Sage tyran, beau redresseur de torts ; et comme il était facile ici d'être aimé !

Plus facile encore auprès de la vache, allongée sur le flanc dans l'étable voisine. C'était une grande vache blonde et pacifique ; dès qu'elle m'entendait marcher, tournant la tête, elle meuglait doucement. Je tendais la main ; elle avançait le museau, flairait, passait sur mes doigts sa langue râpeuse. Ou si, m'enhardissant, je lui grattais le long pli de chair du collier, elle allongeait démesurément la tête, clignait les yeux, laissait un filet de salive couler sur mon bras. Et sans doute étais-je habitué à la sujétion des bêtes ; mais je restais étonné de voir celle-ci puissante et douce à la fois.

Par une ouverture du grenier, un peu de foin pendait au-dessus de la crèche. Quand, montant de la grange au long de l'échelle, je parvenais au grenier, j'entrais dans un autre monde. L'ombre n'était pas celle du logis ; c'était une ombre chaude et odorante, pailletée d'or au faîte des murs et dans les interstices des tuiles. Vers la fin d'août, toute la provision d'herbe pour l'hiver s'y trouvait amassée, une herbe sèche et craquante, qui n'était pas encore poussiéreuse, une herbe où il faisait bon marcher, s'étendre, se creuser un nid, retrouver l'odeur d'un pré. Quand un chariot passait sur la route, le bruit semblait venir du toit et de même les pas des bêtes, le grincement de la pompe, le cri d'un coq, toute cette vie du soir paraissait tomber d'un village céleste.

Soudain j'entendais ouvrir la porte du jardin. Je descendais en hâte et prenais un air affairé. Ma mère, le visage en sueur, geignant et soufflant, versait dans un coin de la grange une hottée de carottes ou de pommes de terre ; puis, de la manche de son caraco, elle essuyait son front, et restait un instant immobile, appuyée au mur.

- Quelle chaleur ! Je n'en peux plus... Ah ! il y a des gens qui ont de la chance.

M'esquiver ? Trop tard.

- Où vas-tu ? Tu n'as pas honte de rester enfermé pendant que ta pauvre mère travaille ? À sept ans passés, un enfant doit aider ses parents.

Ne l'aidais-je pas ? J'avais sarclé l'allée ; je menais la vache au clos. Vaine défense ; cette heure de solitude et de rêverie prenait à mes propres yeux l'apparence d'une mauvaise action.

- Et ton frère qui n'est pas encore rentré ! Et la vache qui n'est pas traite ! Tant pis, on ne dînera pas.

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Nous dînions pourtant, vers neuf heures. Nous voici tous les trois autour de la petite table rectangulaire, ma mère et moi d'un côté, mon frère en face de nous ; au milieu de la table, une casserole de soupe panade. La porte est entr'ouverte sur la rue.

- Mange. Est-ce que tu nous crois riches, pour faire la petite bouche ?

- Je n'ai pas faim.

- Mange et ne réponds pas. Je n'ai pas envie d'appeler le médecin.

Mon frère et moi échangions un regard : nous n'éviterions pas la scène. L'un de nous cependant tentait une diversion.

- J'ai rencontré M. Marchand.

M. Marchand, un ancien ami de mon père, était greffier. Dès que nous l'apercevions, nous ôtions notre casquette : "Bonjour, monsieur Marchand". Il s'arrêtait et d'un doigt timide effleurait nos cheveux. "Alors ? disait-il. Alors ?.." Ma mère était fière de cette amitié.

- As-tu été poli, au moins ? L'as-tu salué ?

- Mais oui.

- Oui ? Et qu'est-ce que tu lui as dit ?

- J'ai dit "Bonjour, monsieur Marchand".

- Avec des enfants comme vous, sait-on jamais ! Et lui, qu'est-ce qu'il t'a dit ?

- Il m'a répondu "Bonjour, mon petit-.

-Ah ! Elle soupirait ; son regard devenait fixe ; ses lèvres remuaient en silence. Puis, poussant un soupir plus profond :

- Ah si ton père vivait, bien sûr, nous ne serions pas comme nous sommes. Il avait fait ses études ; c'était quelqu'un. Sans sa mauvaise santé, il aurait pris une place en ville.

Sa voix s'enrouait ; des larmes gonflaient ses yeux.

- Vous le rappelez-vous, mes pauvres enfants, vous rappelez-vous bien votre père ? Tu te le rappelles, René ?

- Mais oui.

- Et toi, tu étais plus petit, mais tu te rappelles tout de même, hein ?

- Oui.

- Comment ? Je n'entends pas. Tu pourrais parler plus fort.

- Oui.

- Oui, qui donc ?

- Oui, maman.

- On dirait que tu as honte de lui... Ah ! vous ne saurez jamais tout ce que vous avez perdu en le perdant. Et moi, une femme seule après sept ans de mariage, seule avec deux enfants sur les bras, deux enfants qui n'écoutent pas, qui ne mangent pas ! Ah ! je voudrais être à ta place, mon pauvre Victor, là-bas, dans la terre.

Hélas ! ces mêmes paroles avaient été tant de fois prononcées, avec les mêmes intonations, les mêmes gestes, que je ne les entendais pas revenir sans terreur. Et cette douleur de ma mère, si profonde pourtant, nous l'avions vue tant de fois s'exprimer avec le même appareil dramatique, que nous n'y voyions plus qu'une obsédante brimade.

De telles scènes nous atteignaient au vif, mais nous donnaient un air d'autant plus fermé qu'elles étaient plus violentes ; j'y pris, à l'égard de mes propres sentiments, une ombrageuse réserve dont je ne fus pas le dernier à souffrir.

Grande, forte, le visage jeune encore, les traits hardis et réguliers, la bouche amère, les yeux ardents, ma mère passait de l'accablement à la colère avec une inconstance qui nous déroutait. Naturellement nerveuse, son deuil, notre pauvreté, le souci de notre vie quotidienne et de nos destins avaient détruit en elle tout équilibre. Elle s'était consacrée à nous ; pas un de ses gestes qui ne nous le rappelât. De sa tendresse, nous ne connaissions que les querelles, les plaintes ou, pis encore, les remarques ironiques ; et peut-être n'en aurions-nous pas trop souffert (après tout, dans notre village, le soin maternel ne s'exprimait guère autrement) ; mais certaines minutes de silence, la supériorité que nous lui reconnaissions sur les autres femmes, ses sautes d'humeur elles-mêmes me faisaient rêver d'une meilleure tendresse. Un jour, je la surpris à chanter ; c'était un dimanche ; il y avait tant de jeunesse dans sa voix, et de grâce et de délicatesse, que je me sentis le cœur serré. Elle me vit, s'arrêta et, prenant un chiffon, frotta nerveusement le pied d'une chaise.

- Mangez, mes pauvres enfants. Prends une pomme de terre, René.

- Elles ne sont pas cuites.

- Elles ne sont pas cuites ! Si je n'avais pas travaillé depuis le matin comme une forcenée, j'aurais pu les mettre à temps. Tu me reproches ... Oh ! tu n'as pas de coeur. Ton père me l'avait bien dit avant de mourir : "Ils t'en causeront, du tourment". Mon pauvre Victor, tu ne croyais pas si bien dire.

Le visage noyé de larmes, elle se levait, passait dans la chambre à coucher. Et longtemps nous entendions ses sanglots.

- Tiens, regarde, murmurait mon frère; elles ne sont pas cuites.

- Je sais bien ; mais tu aurais peut-être dû en manger une.

Il haussait l'épaule.

- Écoute, fais au moins semblant.

Par l'entrebâillement de la porte, un souffle frais glissait jusqu'à nous. Il me semble que je le sens encore. C'était l'unique douceur de la soirée, mais si pure et si bienfaisante que soudain nous ne comprenions plus notre querelle.

Quand enfin dans la chambre voisine les sanglots s'étaient apaisés :

- Tu y vas ? demandait mon frère.

- Oui.

Et pénétrant à mon tour dans la chambre obscure, je devinais ma mère penchée sur son lit, le visage dans l'oreiller.

- Maman ?... Maman, tu viens ? D'une voix brisée :

- Qu'est-ce que c'est ? Ah ! c'est toi.

- Viens, maman, le dîner refroidit.

- Oh ! il peut refroidir. J'ai le cœur retourné.

Non, laisse-moi, va retrouver ton frère. Mangez, vous. Moi, je ne demande qu'une chose, c'est de mourir. Oh ! cela ne tardera plus maintenant.

Ces paroles, cette menace me déchiraient. Elles aussi pourtant, je les avais maintes fois entendues. Elles m'emplissaient toujours d'effroi. Souvent, au plus fort d'une querelle, ma mère me saisissait la main, l'appuyait sur son cœur.

- Sens comme il bat.

II battait si fort qu'il me semblait près de se rompre.

D'autres fois, nous la voyions assise, courbée, pressant des deux mains sur son ventre un fer de repasseuse. De ses dents serrées s'échappait une plainte. Elle levait au ciel des yeux rougis.

- Mon cancer, murmurait-elle. Je n'en ai plus pour longtemps. Vous verrez, quand je serai morte. Vous regretterez de m'avoir mise dans la tombe. Mais il sera trop tard.

Figé d'épouvante : "Mon Dieu, implorais-je, faites qu'elle ne meure pas. Prenez moitié de ma vie pour elle". Mais une voix en moi : "Ce n'est pas assez. Tout ou rien. C'est toute ta vie qu'il faut offrir". Je l'entendais gémir encore. Alors, les yeux fermés : "Toute ma vie, oui, mais qu'elle ne meure pas, qu'elle ne meure pas !" La douleur semblait-elle s'apaiser, je me disais que ma demande avait été acceptée. Et quelques instants j'attendais, prêt à tout, sans conscience, dépossédé.

- Viens, maman, je t'en prie. Il a mangé sa pomme de terre.

Elle se mouchait, s'essuyait les yeux, semblait encore hésiter, puis, soupirant, elle regagnait la cuisine. Et le dîner reprenait, silencieux, mais allégé. Plus de scène, sans doute, jusqu'au lendemain ; il n'était que de se tenir un peu grave, un peu absent.

Feinte absence ; c'est dans ces instants-là surtout que nous sentions notre foyer. Le damier de la table abritait des moulins, des barques, des sentiers de montagne, les plus belles images du monde, cachées, jaunies, brûlées par les casseroles, mais prisonnières entre nos murs, apprivoisées, adaptées à nos mains qui d'une case à l'autre poussaient une miette ou simplement se laissaient pénétrer par la fraîcheur de la toile cirée. Noire,très large, plus haute encore, la cheminée nous protège de sa hotte ; sur le rebord, entre deux boîtes de plantes médicinales, se dresse la lampe qu'on n'allumera qu'à la nuit pleine. Le soufflet pend au mur, près du placard où l'on range les chiffons, la bouteille d'essence et les outils. Contre le mur opposé trône le buffet de cerisier clair. On voit luire, dans l'ombre de l'évier, la bassine de cuivre au-dessus du seau bleu. Et toutes ces choses semblent là, semblent telles depuis toujours. Je ne les distingue pas de ma vie.

- Ce n'est donc pas bon, mes pauvres enfants, d'être en paix, chez soi, quand le monde est si dur ?

Et prenant dans le buffet un biscuit, reste d'une fête déjà lointaine, ma mère le partage en deux.

- Mangez, mangez-le. Puisque je vous le dis. Moi, je n'aime pas beaucoup les sucreries.

Elle se coupe un morceau de pain et mange lentement. On y voit à peine, à présent. Mais dans l'ombre la moindre miette du gâteau prend une saveur plus exquise. À la dérobée, nous regardons notre mère ; nous devinons sur ses joues la trace des larmes. Ses yeux se sont adoucis, mais restent fixes. Grand visage, palpitant encore dans la détente. Soudain sa gorge se noue ; elle entrouvre les lèvres ; ses mains se recroquevillent. Un effort.

- Mangez, mes enfants.

 

 

Au-dehors aussi, c'était la nuit, une nuit d'enfance, quand chaque instant semble tombé tout frais du ciel. Mon frère et moi nous asseyions sur le banc, contre la maison. D'autres groupes s'étaient formés au seuil des maisons voisines. Longs chuchotements, voix grave d'un homme, silence où l'on perçoit seul le chuintement de la fontaine : après une journée de fenaison, brûlé ; harassé, le village semblait se détendre et soupirer d'aise dans la fraîcheur.

Devant nous, par-delà la rue s'étendait un jardin, bordé de peupliers qui tremblaient au moindre souffle avec un bruit de rivière. Deux maisons l'encadraient, une masure où je retrouvais chaque jour un de mes amis d'école, et de l'autre côté une sorte de château, pansu, flanqué d'une tourelle, le château de la Grande. On me défendait d'y aller : "Ton père s'est disputé avec elle. Surtout, ne va pas saluer la Grande". Grande, oui, et plus grosse encore, vêtue de noir, de petits yeux de porc dans un visage boursouflé où tremblaient des bouquets de poils, elle me happa un soir au retour de l'école : "Viens donc, petit, je ne te mangerai pas, tu auras des bonbons et je te montrerai de belles choses". Hostile, mais tenté, je me laissai conduire jusqu'au salon, puis jusqu'au pigeonnier : "Tiens, jette-leur du grain. Entends- tu comme ils font : Rou-hou, rou-hou... Tu entends ?" Ma main se rétractait dans la sienne. "Là, là, tu n'as pas peur, petit. Et, raconte-moi un peu, qu'est-ce que ta mère te dit de moi ? Elle te dit du mal. Elle ne m'aime pas. Et toi non plus, tu ne m'aimes pas ? Mais pourquoi ? Réponds donc, je te donnerai un bonbon. Tiens, le vois-tu, le beau bonbon ? Dis-moi que tu m'aimes un peu et c'est pour toi ... Non, tu ne veux pas ?" Elle soupira. "Prends-le tout de même". Puis elle se pencha sur moi et je sentis contre mon front des lèvres piquantes. Je la repoussai violemment et dégringolai l'escalier. Mais j'entendais encore sa voix pointue : "Eh bien, eh bien, le petit sauvage ! Comme son père ; il est tout comme son père".

La vaisselle lavée (ce n'était pas long), maman nous rejoignait.

- Une minute seulement ; il fera jour demain.

Mais souvent quelque voisine s'approchait aussi.

- Ne vous dérangez pas ; je pars.

Elle restait debout quelques instants, puis s'asseyait à son tour. Alors commençait vraiment la veillée.

- Quelle journée, mon Dieu !

- Oui, c'est beaucoup trimer pour deux liards.

- Deux liards qu'on n'aura peut-être pas.

- Oui comme vous dites, deux liards qu'on n'aura peut-être pas et qui iront dans la poche des riches.

Les femmes hochaient la tête.

- Vous étiez à la Corne aux Chats, Justine ?

Et ma mère :

- Mon Dieu, mais pensez-vous ! L'herbe n'est même pas fauchée. Quand il n'y a pas d'homme dans la maison, on est à la merci de tout le monde, ma pauvre Octavie.

- Oui, vous avez eu un grand malheur, on peut le dire.

Mais en vain Octavie prenait-elle une voix émue ; l'instant d'après, pour un rien, un chat qui bâillait, le frôlement d'une chauve-souris, elle se mettait à rire. C'est bien pourquoi je bénissais sa venue ; j'étais sûr que la pire humeur de ma mère y trouverait une détente. Octavie habitait, tout contre nous, une maison identique à la nôtre : "Trois pièces, pensez donc; autrefois nous n'en avions qu'une". Et elle riait. Elle riait quand son mari, un maçon, rentrait du travail. Dieu sait pourtant qu'elle le vénérait, un si bel homme, un homme si grave. Elle riait de le voir étaler sur son pain une tranche de lard.

- Es-tu folle !

- Mange donc, Césaire. Je peux bien te regarder.

Jeune encore, elle était énorme, le visage luisant, le cou en sueur, les larges seins portés par un ventre adipeux.

- Vous riez donc toujours, Octavie.

- Oh ! disait-elle, je ris pour me faire rire.

Les deux femmes parlaient ; je ne les écoutais plus, mais il était bon de les entendre. Aux nuits propices, la lune semblait naître du jardin ; nous savions qu'elle allait apparaître, parce que la nuit était devenue plus sombre, et plus pâles, les étoiles. Puis le faîte des arbres s'éclairait ; la lune était soudain devant nous, entre deux troncs, rouge, jaune ou bleuté métallique. La tourelle de la Grande projetait sur la rue une ombre sans mesure ; mais les plus humbles maisons elles-mêmes paraissaient transformées ; plus vieilles encore, on eût dit des églises d'un autre âge, à peine dégagées de terre, mais à la fois accueillantes et secrètes .

- Tiens, voilà la Clémence .

Clémence était venue s'installer dans notre village, deux ans avant, avec sa fille, boiteuse et bossue, et son mari paralysé. Elle parlait peu , elle ne se plaignait pas, elle semblait toujours confuse que l'on voulût bien l'accueillir.

- Comment se trouve-t-il ce soir, Clémence ?

- Pas très bien. Il a ses étouffements. Il réclamait un peu de limonade. Je lui en ai donné ; il en restait encore un verre dans le siphon.

C'était un siphon que mon père avait acheté jadis ; on nous l'empruntait pour les malades ; mais nous fixions nous-mêmes et tournions la capsule de gaz, de peur qu'une main imprudente ne le fît exploser.

- Ma pauvre Clémence , vous non plus vous n'avez p as de chance.

- Oh ! à chacun sa peine. Le monde est comme ça. Il faut s'y résigner.

Une voix lente et égale ; un regard très doux, très pur, sous un grand front ridé qu'encadraient des mèches blanches.

Certains soirs, j'entendais de loin un pas bien connu, ni traînant, ni trop vif, celui d'un homme que raidit peut-être la fatigue, mais qui va parce qu'il faut aller et qui rougirait d'attirer l'attention. Mon grand-père s'arrêtait au bord de la rue.

- Tu ne t'assieds pas ? disait maman.

Elle avait en lui parlant je ne sais quel rauque gonflement de la voix, où le respect et la tendresse se mêlaient si bizarrement que j'en restai s troublé.

- Non, ta mère m'attend. J 'étais venu voir s'il fallait faucher demain .

Il se tenait immobile, un peu détourné, les mains pendantes, mais contractées comme s'il serrait encore sa faux. J'aimais ses traits, rudes et fins, son regard clair qui se fixait sur vous dans l'embarras, tandis que son front se hâlait, et cette bouche simple et droite sous la moustache grisonnante. Sa voix était un peu brusque, trop nue et honteuse de l'être. Toute parole que le travail n'impose pas semblait un luxe pour lui ; un luxe aussi, cet instant de repos : or comme je l'en sentais à la fois heureux et gêné !

Certains travaux , une femme ne peut les faire , ma mère surtout , qui n'était pas robuste ; et comment payer un homme de journée ? Mon grand-père courait donc de ses prés aux nôtres, fauchait, ramenait le foin dans son chariot, défrichait nos chènevières si la terre en était trop dure , nettoyait chaque semaine notre étable. Nous dînions chez lui le dimanche, le plus beau repas de la semaine ; puis on nous donnait à emporter le reste du lapin ou du pot-au-feu.

Loin de lui, je souhaitais sa présence ; elle ne m'apportait pourtant qu'une sorte de crainte. C'est que, timide et gauche lui-même, il ne savait comment prendre un enfant ; c'est aussi que, l'année précédente, il avait perdu son fils. Il ne s'emporta jamais contre nous ; à peine parfois hasardait-il une remarque. Mais ce silence, cette gorge serrée, ces yeux graves... Saurions-nous un jour nous rejoindre ? II me fallut longtemps attendre avant de voir son visage s'éclairer ; il était devenu un vieillard, il se risquait à sourire et ses traits semblaient touchés d'une telle douceur et d'une si craintive bonté que j'y reconnus enfin son véritable élément.

- Assieds-toi donc.

- Mais non, je te dis, ta mère m'attend.

La porte d'une écurie voisine s'ouvrait ; un cheval allait à la fontaine d'un pas tranquille, qui résonnait dans les granges ; nous l'entendions flairer l'eau, boire à larges traits et s'ébrouer.

Ou c'était une chanson, des rires, le bruit d'une bousculade qui partaient au détour de la rue.

Bras dessus, bras dessous, une bande de filles et de garçons passaient devant nous, qui baissions la voix.

- Qui est-ce ! Qui est-ce donc ? Ce ne serait pas l'Élise ?

- Pensez-vous ! Son père est bien trop fier pour la laisser courir les rues. Ce sont les enfants de M. Gaucher ; le fils est en vacances ; il paraît qu'il apprend bien.

- Et ça doit être la Madeleine Maréchal avec son fiancé.

- La Madeleine, oui. Dire que je l'ai vue haute comme ça ! (C'est Octavie qui parlait). Un jour, tenez, je l'arrête dans la rue et je lui dis, manière de rire : "Tu ne passeras pas". Et elle, la petite futée, savez-vous ce qu'elle m'a dit ? Elle a dit : "Oh ! vous ne resterez pas toujours là". Et maintenant fiancée ! Mon Dieu ! Comme le temps passe !

Et Clémence, d'une voix lointaine :

- Chacun à son tour ; les jeunes nous poussent. C'est la vie.

Si je restais quelques instants les yeux fermés, les rouvrant il semblait que la lune eût fait un bond ; déjà elle quittait les arbres, entrait en plein ciel et sur un large cercle autour d'elle noyait les étoiles dans sa propre lumière. Immobile, je me sentais fixé à ce village que je connaissais encore mal, mais qui était mon village. Étiré au long de sa grande rue, avec ses deux cents maisons, son église et sa mairie, solidement campé sur son éperon au-dessus des vallées et des forêts, c'était un sûr refuge au milieu de cette nuit.

Les voix baissaient encore. Un bâillement. L'instant était venu de gagner les alcôves. Souvent alors l'une des femmes, levant la tête vers le ciel, sa lumière et sa vie secrète, disait :

- Quelle nuit !

Et si amère qu'elle fût, elle le disait avec une sorte d'orgueil, comme si la belle nuit nous eût un peu appartenu ; pourtant aussi sur un ton plaintif : il ne faut pas tenter les dieux.

 

 

© Marcel Arland, in Terre natale, 1938, Première partie, premier chapitre.

 

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