Jean Guéhenno ! L'orange de Noël ! L'incroyable volonté d'arriver d'un enfant pauvre ! Il est arrivé, en effet. Jusqu'à l'Académie française et l'Inspection générale. Il a fait honneur à tous les corps dans lesquels il est passé. Et je suis sûr qu'il a dû se retourner dans sa tombe, à plusieurs reprises, en apprenant le nom de certains de ses successeurs (à l'IGEN), comme par exemple le repris de justice Alain Geismar, nommé par des gens qui se disaient, eux aussi, socialistes - mais voilà : qui avaient appris le socialisme dans les livres... ou parmi les foutus trotskistes...

 

 

 

Le passage au pluriel

 

L'instituteur avait écrit l'exercice au tableau : "'L'homme posa son chapeau. L'homme est un animal... " Il se retourna, et "Maintenant, dit-il, nous passons au pluriel". Cela ne nous semblait pas difficile. Nous étions prévenus contre les pièges. "Toi, la première phrase ! On dira au pluriel ?... "

Moi (triomphalement) : "Les hommes posèrent leurs chapeaux, e, a , u, x !"

Ce fut un grand éclat de rire.

- Combien portes-tu donc de chapeaux ? dit le maître. Écrivez : leur chapeau, leur sans s et e, a, u. La seconde phrase. Au pluriel, on dira ?

- Les hommes sont des animaux !

Nouvel éclat de rire. Mais il fallut du temps à notre maître pour nous expliquer comment un mot, au singulier et au pluriel, peut prendre une valeur différente, et j'aurai passé toute ma vie avant de bien saisir l'importance, parfois, de ces distinctions. Le langage est plein de subtilités. On le calomnie beaucoup depuis quelque temps. Ce n'est pas lui qui ment, mais les menteurs ou les maladroits qui l'emploient. Quant à lui, il parvient le plus souvent à très bien dire ce qu'il veut dire. Cela suppose seulement de la part de celui qui le parle ou l'écrit quelque exercice, évidemment, quelques tours de langue dans la bouche, mais surtout de la droiture et l'amour de la vérité.

Au temps de ma jeunesse, quand on voulait évoquer l'espèce, la condition, la nature humaine, on disait et on écrivait l'Homme avec un grand H, et non, Dieu me pardonne, sans une sorte de fierté ! Il est bien remarquable qu'on ne dise et n'écrive plus : les hommes, qu'avec un petit h. Cela fait une immense différence. Pas d'autre ressource que d'enfler un peu la voix pour le dire. Mais il faut dans l'écriture l'âge de Mathusalem pour oser encore la majuscule. Nous tendons tous ensemble vers la fourmi. Nous avons tout perdu à passer au pluriel. Toutes les "logies"; toutes les "graphies" nouvelles ne nous considèrent jamais qu'au pluriel. Toute l'éducation tendait jadis à faire de chacun vraiment un individu, une personne un esprit, lui-même enfin, tout lui-même, autant qu'il se pouvait. Lisez les sociologues, les ethnographes : que nous naissions, que nous mourions, et quoi que nous fassions, nous devenons, dans toutes les statistiques, "l'échantillon". C'est ainsi qu'on nous appelle et tout ce que, de plus en plus, nous serons.

C'est notre faute peut-être. Nous devenons vraiment trop nombreux. La cause du pluriel, c'est le pullulement. La pilule, peut-être, nous rendra quelque dignité et nous revaudra quelque respect. Je n'ai pas appris sans surprise par Time que les éléphants nous avaient devancés dans la lutte contre le pluriel. Dans un parc du Zambèze, à Tsavo, ils ont à ce point pullulé qu'ils ont craint de mourir de faim. Alors, telle est leur sagesse, les dames éléphantes n'enfantent plus que tous les sept ans.

Et certes on voit bien ce que la considération du pluriel "les hommes" ajoutera à notre connaissance de l'Homme. Le sens de l'antique adage delphique "Connais-toi toi-même" en sera sûrement enrichi. On ne doit pas seulement s'appliquer à descendre en soi-même comme dans un puits : on risque de s'y noyer. On peut gagner beaucoup à regarder autour de soi : les autres nous révèlent à nous-mêmes. Nous nous découvrons d'étranges semblables, et de telles explorations nous remplissent d'humilité. Ainsi ai-je lu ces jours-ci, avec plaisir, un petit livre d'un professeur de sociologie à la Sorbonne, M. Cazeneuve : Bonheur et Civilisation. C'est une description de la chasse au bonheur en tous pays. J'y ai appris que l'homme, quand il a dépassé certain point de misère, et ce "seuil de l'espérance" au-delà duquel on commence à penser, ne manque jamais de se construire un paradis. Nos paradis sont si nombreux que cela fait douter qu'il y en ait un seul. Je ne sais si l'Homme est mort, comme certains commencent à dire, mais je suis très sûr qu'il y aura toujours un homme, qui pense et qui rêve selon lui-même, et qui se compose, selon son désir, un monde et un bonheur qui seront sa conquête. Parce que toute vie parmi les autres est fatalement imitation, son bonheur risque de n'être que conformisme misérable. C'est le pluriel. Mais toute vie est aussi émulation, et son paradis pourra n'être aussi que le sien. Mettons que j'aie vraiment la nostalgie du singulier !

 

 

 

© Jean Guéhenno, in Le Figaro, Chronique du 16 décembre 1966

 

 

La dégradation de la culture

 

C'est une aventure bien significative que celle de ce jeune professeur de génie, Frédéric Nietzsche, que ses collègues émerveillés de l'université de Bâle invitèrent, il y a dans les cent ans, à parler de l'avenir des établissements d'enseignement. Il prononce cinq conférences dans une sorte de passion lyrique, paraît se livrer à toutes sortes de digressions, mais, dans la réalité, ne cesse de parler du plus profond de lui-même, et tout finit par une déclaration, c'est à savoir qu'il y avait certes à Bâle, comme ailleurs en Europe, des établissements d'enseignement, mais qu'il n'y avait nulle part encore d'établissements de culture. Les collègues ne furent pas contents.

Ces conférences, dont on vient de publier en France la traduction*, posent la question même avec laquelle nous sommes nous-mêmes aujourd'hui aux prises. Le jeune philosophe "intempestif" des années 1870 n'a plus cessé de devenir, comme le remarquait son premier traducteur et son introducteur en France, Henri Albert, "le plus actuel des écrivains". C'est que personne, dans la fin du XIXe siècle, n'a senti plus fort que lui ce que pouvait devenir la dégradation de la culture. Ses "Considérations inactuelles" étalent déjà des manifestes passionnés contre le confort intellectuel, la satisfaction vaniteuse qu'engendrent un petit savoir vulgarisé, un enseignement uniquement utilitaire, professionnel et technique, la parade bourgeoise, l'avilissement des vraies valeurs. Tout pouvait être perdu dans les hommes si on laissait se perdre dans tous les établissements d'enseignement l'idée d'un certain dépassement de soi nécessaire, et si cette idée n'était pas la grande inspiratrice.

Ce sont là réflexions de vacances, en marge de la crise universitaire que nous traversons, sur des livres de vacances d'une pauvre bibliothèque un peu hasardeuse sans doute et dépareillée, mais qu'on veille à pas laisser envahir par tous les "rossignols" dont on ne sait que faire à Paris, et il y a là quelques grands chefs-d'?uvre, des morceaux choisis, des mémoires, des correspondances, de quoi garder le ton vrai des choses vraies.

Il est très sûr que tout enseignement n'est pas nécessairement culture. La culture ne se mesure pas à ce qu'on sait, au nombre des livres qu'on a lus, des disques qu'on a fait tourner. Elle ne se mesure pas non plus, expliquait Nietzsche, à tout ce qu'on a dû apprendre simplement pour son métier et pour faire carrière, pour gagner mieux sa vie, aux titres, aux grades qu'on a acquis. Elle n'est pas un chemin sur lequel on marcherait de borne en borne, du bachot à l'agrégation. Financièrement elle ne rapporte rien. Son profit n'est jamais qu'intérieur. Mais c'est elle qui accroît la qualité d'une vie et les valeurs de civilisation.

À cet égard, il se pourrait que nous soyons dans une époque de basses eaux. Nous vivons dans un monde étonnamment savant, plein de gadgets et de surprises. Mais cultivé ? Cela fait question. Un lecteur m'écrivait à propos de ma dernière chronique, qu'il trouvait trop optimiste : "La vulgarité se pavane à tous les coins de rue". Cela est peut-être vrai. La modernité est éclatante, un peu voyante. Qu'en dirait Nietzsche revenu "auprès de nous, les hommes actuels, dans le pays de la civilisation" ? Il le trouvait déjà de son temps "bariolé" et sans style, et se demandait si ce n'était pas "le pays de tous les pots de couleurs". Les "philistins de la culture", les satisfaits orgueilleux lui paraissaient déjà pulluler.

* Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement, Gallimard, collection Idées. Traduit de l'allemand par Jean-Louis Backès, 154 p.

 

© Jean Guéhenno, in Le Figaro, Chronique de l'été 1974

 


 


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