S'est fait connaître comme théologienne (protestante), écrivain et conférencière.
S'est attachée à faire dialoguer les textes bibliques et les défis de la situation présente, en priorité éthiques (conditions de la femme, du couple, de la famille, respect de l'altérité).
En 1983, est nommée membre du Comité national d'éthique.
Une grande dame, à contre-courant des modes d'aujourd'hui (sexualité autant choisie que débridée, PMA, etc.), et par voie de conséquence évidemment mise sous le boisseau.
Ci-après, en hommage respectueux, un extrait de l'un de ses derniers ouvrages

 

 

Les risques et l'angoisse

 

La promotion enfantine et adolescente ne donne en soi aucune matière à contestation. L'enfant est choyé (quand il l'est), compris, dirigé vers sa propre autonomie. Mais comme il est facile, là aussi, avec les meilleures intentions, de déséquilibrer ces rapports égalitaires ! Tous sont victimes, tous redeviennent oppresseurs. L'éducation libérale (mais on n'en parle peu) dilate les crises d'adolescence et censure la forte charge d'anxiété que supportent les familles. L'aigreur du ton, les rentrées tardives, le vacarme, une insolite désinvolture, une indépendance qui interprète le moindre conseil comme une injure, que de soupirs étouffés, chez la génération aînée, et de gémissements d'impuissance ! Tant de fois, il m'arrive d'entendre les mères : je n'ose plus rien dire, ou, ce qui revient au même : je n'ai aucun pouvoir. Non qu'elles y tiennent, au pouvoir. Mais elles voudraient empêcher le gâchis du temps perdu, des périls encourus, des relations douteuses, des projets insensés. Les manuels d'éducation ont changé d'airs et de paroles. À la stricte obéissance de naguère a succédé la libre disposition de soi, on l'a dit, mais c'est au point que la simple vigilance - ne parlons pas de blâmes et moins encore de sanctions - ou de timides questions sont interprétées comme un abus d'autorité chez des parents bientôt convaincus d'avoir tous les torts.

Leurs enfants leur reprochent tant d'alarmes. Eux n'y voient pas matière, et d'ailleurs ne dédaignent pas les risques. Notre époque chante la libération des femmes. Oui, mais lesquelles ? Pas les mères en tout cas. Outre les soucis dont nous venons de parler, il leur faut se plier à deux volontés contrastées. Élevées d'abord comme des nonnes, soumises à un régime d'obéissance rigide, elles doivent ensuite comme mères acquiescer à une liberté, dont elles ne touchent aucune part et qu'elles n'ont pas appris à aimer. Résistent-elles, on les dit esclaves de préjugés caducs. Des préjugés, elles en ont certes, mais au sens littéral de jugements anticipés. Elles redoutent notamment deux périls, immédiat et différé.

La présente libération des mœurs ne leur semble pas libérer spécialement leurs filles. Elle satisfait le désir masculin, lui donne droit à la gratuité et à une relative sécurité, tous avantages qui ne se rencontrent pas dans les amours vénales, et permettent au sentiment de se développer avec le désir. Leurs compagnes retirent-elles les mêmes gratifications ? Oui, celles d'un plaisir immédiat, mais ces unions préparent rarement à un mariage qui serait de toute façon bien trop précoce. Des tempéraments encore immatures, des unions délibérément stériles empêchent ces amours de se poursuivre. Qui dit adolescence, dit presque nécessairement aventures successives et par conséquent multiplication des échecs, que garçons et filles vivent différemment. Celles-ci s'alarment de la précarité des sentiments et ressentent ces foucades comme des projets interrompus. Ceux-là s'accommodent plus volontiers du changement.

Bref, notre époque exhume, sous couvert d'émancipation, la morale bourgeoise du siècle dernier, qui voulait que jeunesse s'amuse avant de se ranger. La différence est qu'au lieu d'autoriser aux seuls garçons cet art de vivre, elle ouvre sa tolérance aux deux sexes.

 

 

Le détriment des filles

 

Les filles sont donc astreintes à une contraception qui n'est pas innocente et remet ce souci à leur seule discrétion : triste éducation à l'égoïsme, du côté masculin. Depuis une vingtaine d'années, on leur apprend à éviter l'enfant. Mais on oubliait qu'elles s'exposaient à un ennemi plus petit, le microbe. Devant l'invasion des maladies vénériennes dénoncées avec un retard considérable - les microbes eussent mis quelques objections au grand élan libérateur des années 1970 -, on a fini par déployer une stratégie. Les filles pouvaient donc, moyennant quelques précautions, éviter ces intrus, parfois responsables d'obstruction des trompes, compromettant les maternités futures. Au bout de dix ans de prudences, la situation ne s'est guère améliorée. On est étourdi quand on est adolescent, et les maladies vénériennes se portaient bien, si j'ose dire, jusqu'à ce que la peur d'un danger pire, le sida, généralisât l'emploi des préservatifs. La diminution récente des pathologies (mais non leur suppression) sera-t-elle durable ? L'avenir nous le dira. Mais je crains qu'à seize ans les feux de l'amour n'aient raison des prudences recommandées. Le résultat est brutal. L'augmentation de la stérilité par lésion des trompes, la multiplicité d'affections dues aux partenaires multiples induisent à force d'infections des états précancéreux guéris par la chirurgie et conduisent eux aussi à des stérilités où les techniques de procréation assistée seront sans recours. C'est ainsi sacrifier l'avenir, c'est-à-dire la maternité, et ses joies essentielles, à la tyrannie de l'instant, sans autre visée que lui-même, et dont le principal caractère est de passer sans retour.

La deuxième crainte est déjà nommée : à ce désordre corporel qui abîme l'avenir biologique de la femme et donc de sa famille, il faut ajouter le désordre psychique. Si le désir est suivi d'une satisfaction immédiate, cela signifie que la capture et la pulsion coïncident. Qu'advient-il des rites d'attente destinés à faire croître et affiner les sentiments de l'amour ? Quel gage de durée trouve ce passager exaucement qui épuise ses joies dans le brasier d'une nuit mais ne songe nullement à scruter plus patiemment le mystère d'un autre d'emblée conquis, l'accord des sensibilités, l'éducation de la finesse, de la courtoisie et des égards mutuels ? Ce sont ces traits fondamentaux qui font durer l'amour, et non l'effervescence sexuelle dont on peut être sûr qu'elle sera toujours meilleure avec un nouveau venu et qu'elle ne suffit pas, à elle seule, à fonder l'entente du couple. Enfin, la fidélité conjugale ne se façonne pas dans les jeux de l'adolescence, forcément successifs. Cette instabilité persuade, quoi qu'on en ait, de l'insignifiance de ces simples épisodes, si passionnés aient-ils été sur le moment. L'avenir se dilapide dans le culte de l'instant.

 

 

© France Quéré, L'amour, le couple, Centurion, La Croix, 1992, pp. 32-36

 

 

Note du 9 avril 2015

 

La dernière livraison de l'hebdomadaire "Réforme" (n° 3604, 9 avril 2015 - www.reforme.net) contient (outre un travail très documenté sur les récents saccages islamistes en Irak et en Syrie) un hommage appuyé (textes de et sur elle) à France Quéré : "France Quéré, cette voix protestante qui nous manque toujours".
J'en extrais un texte dû à la plume d'Olivier Abel, philosophe, et professeur d’éthique [propos recueillis par N. Leenhardt]

 

 

En 1985, Jacques Maury, alors président de la Fédération protestante de France, m’a demandé de créer un groupe de réflexion autour des questions éthiques. Il s’agissait d’accompagner France Quéré qui a été nommée au CCNE, le Comité consultatif national d’éthique, voulu par François Mitterrand et mis en place en octobre 1983. Elle y représentait le courant de pensée protestant. Je suis alors professeur de philosophie et de morale à l’Institut protestant de théologie et la petite équipe va réfléchir avec elle sur les nombreuses questions qui se posent alors autour des FIV, du statut de l’embryon, du sujet face à l’émergence des neurosciences. J’ai donc côtoyé très régulièrement France Quéré pendant quelques années. Ce qui était frappant chez elle était sa grande capacité d’écouter les uns et les autres, quelles que soient les divergences. Elle faisait preuve d’un grand respect de la position de l’autre et ne se plaçait jamais en surplomb. Elle était attachée à la dimension consultative du CCNE, envisageant la fonction de l’éthique comme proposant des orientations mais en aucun cas comme imposant la loi. Au sein du groupe, il existait entre elle et André Dumas, mon prédécesseur boulevard Arago, un écart de sensibilités, qui a été très instructif pour moi, dans mon propre cheminement de pensée, à cette époque et encore aujourd’hui. André Dumas était du côté de la confiance, il pensait que les "petites parenthèses techniques" n’auraient pas de conséquences graves pour la vie humaine, si on les mesurait à leurs intentions. France Quéré se posait du côté de la vulnérabilité humaine, envisageait les effets pervers des sciences et des techniques. Ainsi, dans le cas des FIV, qui démarraient à l’époque, s’inquiétait-elle des questions de filiation avec les dons de sperme, d’ovules. Pour André, tant qu’il y avait de l’amour et de la parole, tout irait bien. France était réticente face à l’idée de "projet parental", considérant qu’un enfant ne pouvait jamais être un projet. Elle n’était pas pour autant conservatrice mais elle restait vigilante. Face aux nouvelles libertés, disait-elle, il faut inventer d’autres règles pour protéger les plus faibles. Quant André pensait qu’il peut y avoir des fins d’existences tellement rongées par la douleur qu’on peut comprendre la supplication d’y mettre fin, France se méfiait des déviances possibles et sans doute n’aurait-elle pas aimé les évolutions actuelles et les débats autour de l’euthanasie. Dans la société française, dans le monde protestant, France Quéré était porteuse d’une voix rare, chaleureuse, sensible, d’une immense culture. Une voix de femme, qui savait exprimer à la fois la sagesse et la protestation. Une voix de violoncelle, profonde et méditative, qui n’a jamais été remplacée.

 

 


 

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