L'histoire du Monde - qui, par la volonté du général De Gaulle, a pris la succession du Temps, lequel ne s'était pas sabordé à temps, sans jeu de mots - est jalonnée de péripéties ayant gravement mis en péril son existence même. Est-ce pour cette raison que le célèbre quotidien du soir, prétendument "de référence", n'est plus aujourd'hui qu'une version un peu intellectualisée de Libé, à la remorque de toutes les idées post-soixante-huitardes qui se puissent imaginer ? Je ne sais, mais ce dont je suis assuré, c'est que Beuve-Méry vomirait (et De Gaulle avec lui), s'il pouvait découvrir ce qu'est devenue la modeste et bien sévère feuille que j'ai commencé à consulter dès 1951...
Une seule chose est demeurée pérenne : les crises, financières ou autres, qui paraissent consubstantielles à son parcours.
En voici deux exemples, pris à plus de six décennies de distance...

 

 

I. "Le Monde" et l'imbroglio Fenoglio

 

Le quotidien français Le Monde affronte une nouvelle crise de gouvernance, après la démission de son directeur et le bras de fer entre la rédaction et les actionnaires au lendemain du rejet du candidat choisi pour lui succéder.

Directeur par intérim depuis un an, Gilles van Kote a annoncé hier qu'il quittait ses fonctions, laissant le journal sans tête moins de 24 heures après le refus de la rédaction d'entériner la candidature à la direction de Jérôme Fenoglio. Ce dernier, soutenu par les actionnaires qui avaient écarté en avril les candidatures de Gilles van Kote et deux autres postulants, n'a recueilli mercredi que 55 % des voix de la rédaction (contre les 60 % requis).

"La décision" des actionnaires du journal "de ne pas retenir ma candidature au poste de directeur, puis le vote de la Société des rédacteurs du Monde mercredi qui a conduit au rejet de la candidature de Jérôme Fenoglio, que je soutenais, me conduisent […] à démissionner de ma fonction de directeur du journal, membre du directoire du groupe Le Monde", ajustifié Gilles van Kote.

Peu après, les trois hommes d'affaires propriétaires du Monde, Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse, ont maintenu la candidature de Jérôme Fenoglio à la direction, dans un communiqué aux allures de mise en garde. "Les actionnaires invitent la société des rédacteurs du Monde (SRM) à examiner les enjeux qui se posent aujourd'hui aux groupes de presse et à considérer à nouveau les qualités de Jérome Fenoglio, de son équipe et de son projet éditorial".

Le trio a rappelé au passage "qu'en application des statuts, le pouvoir de proposition du directeur du journal relève d'eux seuls, de même que le choix des modalités conduisant à cette proposition". Avant de voter mercredi sur la candidature de Jérôme Fenoglio, les journalistes du Monde avaient adopté à l'unanimité un texte marquant leur "désapprobation sur la rnanière dont les actionnaires se sont comportés".

En cinq ans depuis l'arrivée des trois actionnaires, Le Monde a déjà vu passer cinq directeurs. Gilles van Kote assurait l'intérim à sa tête depuis le départ de Natalie Nougayrède, première femme à la tête du joumal fondé en 1944, contrainte à la démission en mai 2014 au terme d'un conflit de plusieurs mois. Un an plus tôt, cette dernière avait pourtant été adoubée par la rédaction avec près de 80 % des suffrages.

[Jérôme Fenoglio, 48 ans, est entré au Monde en 1991, aux sports. Il a été grand reporter puis a dirigé le Monde.fr de 2011 à 2013].

 

 

© in La Provence du 15 mai 2015

 

 

II. "Le Monde" où l'on s'enferre

 

L'affaire du journal "Le Monde" a d'abord été connue parce qu'il est convenu d'appeler le grand public grâce à un certain nombre de courts articles épars à travers la presse ; M. Beuve-Méry, directeur, avait démissionné, n'ayant pas obtenu une majorité suffisante auprès de l'assemblée générale des porteurs de parts ; c'était M. Joannès Dupraz, député M.R.P., qui prenait la direction du journal à partir du 17 septembre.

Le l7 septembre, une note publiée en première page apprenait aux lecteurs que M. Beuve-Méry restait, finalement directeur-gérant, jusqu'au 17 décembre, qu'un M. Catrice devenait gérant, "plus particulièrement chargé des questions administratives" et que la rédaction du journal revendiquait de nouveaux statuts.

Au bas de la page, une nouvelle signature apparaissait : celle de M. Jules Moch(1) , dont la prose "socialiste" s'étalait sur trois colonnes à la Une.

Le lecteur moyen n'aime guère les rébus ; au rendez-vous du 17 décembre, il sera présent, puisqu'on lui affirme qu'à cette date les choses seront plus claires. D'ici là, il continuera à acheter Le Monde sans s'inquiéter outre mesure de toute cette affaire.

Après tout, la petite histoire n'est jamais qu'une chronique : elle court le long des faits sans les atteindre. Si l'histoire du Monde n'était qu'une succession de petites manœuvres, il n'y aurait rien à en dire : elle appartiendrait tout entière à l'univers des politiciens et, à ce titre, nous n'aurions aucune raison de nous tourmenter à son sujet ; mais "l'indigeste" du soir avait, bon gré mal gré pris une place unique : il était financièrement libre au milieu d'une presse, solidement édifiée sur le principe de "l'enveloppe" ; il n'hésitait pas à s'opposer au gouvernement, mais ne le faisait qu'en proposant d'autres solutions politiques possibles ; il se livrait à d'importantes enquêtes sur les problèmes mal défrichés. Bref, ce qui distinguait Le Monde des autres quotidiens français, c'est qu'il osait ressembler à l'idée que l'homme simple se fait d'un journal, alors que l'ensemble de ses confrères avaient depuis longtemps choisi une autre route, probablement plus rentable.

Ce quotidien sérieux, ennuyeux, parfois agaçant, toujours honnête, possédait un public ; et c'est ici, il faut bien le dire que commence le miracle : un miracle probablement explicable mais réel, puisque les comptes du Monde étaient équilibrés et que de ce fait les assauts contre son directeur n'aboutissaient qu'à donner à celui-ci un prestige qui allait croissant : M. Beuve-Mery jouait l'homme libre dans un pays qui l'est chaque jour un peu moins.

Il y avait beau temps que cette situation scandaleuse gênait un nombre chaque jour plus grand de personnalités diverses de l'État français. Rivarol, qui n'y va pas par quatre chemins, avait lancé il y a quelques mois le cri de guerre : attaque du Monde de l'intérieur et de l'extérieur. De l'extérieur les choses n'allaient pas fort. L'opération Univers (qui devait être financée par le patronat du Nord) ne vit pas le jour ; la tentative Paris-Presse dirigée par le jeune Servan-Schreiber n'eut pas plus de résultat : inébranlables, le fonctionnaire moyen, l'industriel, le professeur et le militant de quelque parti que ce soit, continuaient chaque soir à acheter le journal de M. Beuve-Méry.

L'assaut intérieur n'avait pas été réussi lui non plus : MM. Courtin et Brentano étaient bien sortis du Comité de Direction, puis avaient posé des conditions et érigé une espèce de comité de surveillance chargé de tenir à l'œil les esprits dangereux du Monde. Celui-ci n'en poursuivait pas moins sa ligne que l'on qualifiait de "neutraliste" - ce qui était vraiment un bien gros mot.

Les choses menaçaient de rester éternellement dans cette position illogique ; c'était alors que vint M. Joannès Dupraz.

Il est difficile de sonder les rêves et les angoisses d'un directeur de journal ; on peut toutefois se demander si M. Beuve-Méry, esprit cartésien, n'était pas secrètement inquiet de sa victoire. Après tout, logiquement, il y avait beau temps que sa présence à la tête du plus grand journal français revêtait un caractère insolite ; s'il se maintenait, cela ne pouvait vouloir dire que trois choses : ou bien il n'était pas vraiment dangereux, ou bien ses adversaires pensaient secrètement comme lui, ou bien lesdits adversaires n'étaient que des imbéciles, puisqu'incapables de s'assurer la mainmise sur un quotidien, manœuvre qui, comme chacun le sait, est devenue le jeu le plus innocent du siècle.

Nous reviendrons plus loin sur ces trois possibilités qui contiennent toutes une part de vérité. Toujours est-il que M. Beuve-Méry devait attendre silencieusement le coup inévitable qui le rejetterait aux enfers ; M. Joannès Dupraz, dans cette affaire, joua donc un rôle logique : il fut le traître de la tragédie antique qui permet à chacun des protagonistes de se découvrir enfin tel qu'il est et ne se connaissait pas.

Au cours des luttes intestines entre M. Beuve-Méry d'une part, Courtin et Brentano d'autre part, il avait joué un rôle anodin, votant régulièrement pour le directeur du Monde. Les mauvaises langues chuchotent que ses rapports avec la direction suprême des États associés étaient pour le moins amicaux et que lors de cette affaire le député ne fut finalement qu'un pion. Mais ce sont là ragots de couloir qu'il importe d'ignorer. Bref, le traître de la tragédie antique (à moins que ce ne soit celui de la Comédie italienne) est là et attend son heure. La voici : Courtin et Brentano démissionnent à nouveau et accusent M. Beuve-Méry, dans une lettre qu'ils rendent publique, de démoraliser la nation. Devant cette attaque, M. Beuve-Mery cherche appui auprès de l'assemblée générale qui, fortement travaillée par des politiciens du M.R.P., ne lui accorde pas plus de 55 % des voix. De plus, la hausse constante du papier mène à d'inévitables augmentations. C'est alors que se présente Joannès en sauveur : il est capable, lui; de tout concilier, il subviendra à tout ... Beuve-Méry, refusant d'être vassalisé et n'ayant pas le soutien suffisant pour faire face aux circonstances, démissionne.

Le premier acte est donc joué ; gageons que nos protagonistes s'observent étonnés ; eux-mêmes imaginaient difficilement une pareille victoire de la logique ; notre directeur, démissionnaire, prend sa valise et disparaît de Paris : l'été est orageux, mais, après tout, la montagne est belle.

Joannès, à ce moment, a, comme l'on dit, "le vent en poupe". Avoir renversé le prophète du Monde, laisse le public dans l'admiration ; le public songe que Joannès a dû bien souvent parler avec les braves gens du conseil d'administration, pour avoir été suivi si allègrement. Que va donc faire Joannès ? Tout d'abord, il introduit Catrice, homme de l'Aube (la famille spirituelle quoi !) dans l'enceinte du journal. Puis il crée un comité de direction, invention d'une légalité douteuse ; enfin il observe le journal dont il a va devenir le maître tout-puissant.

Sur ce point, il semble que devant les rouages complexes du quotidien, l'âme vaillante du député M.R.P. ait hésité ; en quarante-huit heures, Lazareff eût occupé toutes les places - ou n'eût pas attaqué - ; quinze jours après la victoire, Dupraz continuait à acheter le Monde au coin de sa rue sans réussir à se convaincre que "cette chose" était sienne. Cette attente le perdit.

Le marais, en effet, s'agitait. Les ministres M.R.P., qui avaient fait mine d'ignorer l'événement, commençaient à toussoter, l'air gêné ; le nouveau gouvernement plaçait M. Buron à l'Information : dès son installation, celui-ci déclarait tout net qu'on ne lui ferait pas endosser la responsabilité de la liquidation de M. Beuve-Méry. M. Duverger avait de fréquents conciliabules avec M. Monnet qui, méthodiquement, cherchait le moyen de remettre Beuve-Méry en selle. Il proposait que le papier fût vendu un prix spécial aux journaux qui accepteraient de publier leur bilan. L'idée fit quelque bruit. Bref, un anti-cyclone semblait se préparer. M. Bidault, dont le nez est fin, huma le vent et le sentit fraîchir : il était temps de faire le coup de la pureté.

Les événements d'ailleurs se précipitaient, la rédaction du Monde entendant elle aussi faire sa petite révolution. Les idées de M. Beuve-Méry n'étaient pas goûtées par tous ses collaborateurs ; son honnêteté, son désintéressement, sa connaissance du métier étaient unanimement loués. Lors de la victoire Joannès, un certain nombre de journalistes ne furent peut-être pas mécontents ; huit jours plus tard, la plupart d'entre eux déchantaient ; un journaliste de la taille de Beuve-Méry ne se remplace pas facilement et déjà les remplaçants se disputaient autour du gâteau. Bref, le climat était favorable, pour un nouveau miracle ; descendit alors, d'un coin poussiéreux, un ancien du Temps, que le peuple croyait endormi ; il prêcha la révolte ; en quelques jours, il avait fait l'unanimité et marchait sur Joannès.

Cependant, le démissionnaire était revenu à Paris, et érigé soudain en héros quasiment national, il était mis en demeure de reprendre place à son journal. Après tout, le peuple l'appelait ; l'assemblée, à nouveau réunie, se voyait menacée par un académicien, porte-parole de la rédaction, d'une grève générale, si Beuve-Méry ne gardait pas la direction. Les conspirateurs, trop tôt victorieux, s'effondraient. Joannès le comprit et s'en fut.

D'ici le 17 décembre, que va-t-il se passer ? La toile de fond du nouvel acte représente la rédaction cherchant à obtenir une part de la propriété du journal. Vieille histoire, songe d'autrefois, rêverie des jours meilleurs durant lesquels ce pays semblait avoir une âme, petit morceau du "statut de la presse" remis à l'ordre du jour par la tentative avortée du député M.R.P. ; si finalement tout ce bruit aboutissait à cette petite réforme, ce n'aurait pas été un tintamarre inutile. Qui vivra verra : attendons maintenant le 17 décembre ; l'unité de la rédaction est probablement le meilleur gage du maintien définitif de M. Beuve-Méry.

Il y eut dans toute cette affaire un élément prépondérant : c'est l'hésitation latente des protagonistes ; personne ne crut jamais réellement à son affaire si ce n'est, à la fin, la rédaction du journal : Dupraz crut-il à sa victoire et Beuve-Méry à sa défaite ? Les ministres qui trempèrent dans le complot, pensèrent-ils vraiment que Beuve-Mery était un danger pour la nation ? Obscurément, on a senti chez la plupart d'entre eux le phénomène que Domenach baptisait si justement "la double pensée" : atlantiques en paroles et en actes, résistant aux Américains entre la poire et le café ; incapables d'imaginer une autre politique que celle qu'ils se laissent imposer en proclamant qu'elle est la seule, et secrètement envieux de ceux qui osent dire tout fort qu'elle est inefficace ; osant proclamer, comme le fait Mauriac, qu'il faut avoir "le courage du conformisme" et sachant bien, par devers eux, qu'il n'y a qu'une audace, et c'est celle que requiert la recherche de la vérité.

Hostiles au Monde, bien sûr, mais trop habitués à être chatouillés par lui aux endroits qui les démangent pour oser le faire taire, ils continueront de contempler chaque soir les colonnes fatidiques avec les yeux de Prométhée voyant approcher son vautour.

Mais pendant ce temps, d'autres qui n'hésitent pas, eux, à serrer assez fort et longtemps pour étrangler, vont reprendre la besogne. On voit déjà se dessiner dans, la coulisse des coalitions et des manœuvres dont M. Mauriac, administrateur du Figaro, a oublié de parler à François, éditorialiste du même. Là ou l'attaque, même convergente (de l'extérieur et de l'intérieur) a échoué, le siège peut réussir.

Attendons et veillons.

 

Note

 

(1) On sut bientôt que Jules Moch, qui cueillait les fraises dans la campagne anglaise, confiant dans le succès d'une opération à laquelle il n'était peut-être pas étranger, avait tenu à inaugurer par sa collaboration la nouvelle formule du Monde. Mais ce fut l'ancien directeur qui publia l'article.

 

 

© Georges Suffert, in Revue Esprit, Journal à plusieurs voix, n° 11, novembre 1951, pp. 661-664

 

 


 

 

Textes soumis aux droits d'auteur - Réservés à un usage privé ou éducatif.

 

===> Suggestion de lecture : l'article de Michel Legris