Seconde partie de l'étude de Jean-William Lapierre, consacrée à la psychologie du Pouvoir - à laquelle j'ajoute, in fine, une passionnante, éclairante (et beaucoup plus récente) intervention de cet auteur.

 

"Les Parlements sont généralement encombrés d'hommes que leur médiocrité professionnelle a empêché de réussir dans leur métier, notamment de mauvais avocats et de professeurs chahutés". (J.-W. Lapierre)

 

 

Ce refus du déterminisme et d'une sorte de prédestination psychologique vaut également pour la caractérologie. On n'est pas déterminé par les dispositions congénitales qui constituent le caractère, Les caractérologues eux-mêmes le reconnaissent : le caractère n'est pas la totalité de l'homme. Ainsi M. Le Senne distingue-t-il le caractère, biologiquement enraciné et inné, de la personnalité, qui se développe dans le temps sous l'influence des conditions naturelles et sociales, par l'assimilation des éléments acquis aux éléments donnés, et surtout par le libre jeu de ce qu'il appelle dans un vocabulaire excessivement technique la "psycho-dialectique du moi" et qui est le libre jeu de la personne qui résout concrètement les problèmes posés par les rapports du caractère et du milieu naturel et social, notamment en choisissant ses valeurs.

Par ailleurs, il faut tenir compte de la relativité et de la complexité de la notion de caractère, qui dans le concret comporte d'infinies nuances, simplifiées à l'excès et systématisées à l'excès par la typologie. En ce sens, chaque caractère est un caractère singulier. En outre, les types de caractère sont construits sur certains critères qui relèvent de l'observation du comportement (p. ex., l'attitude devant l'obstacle pour le facteur A ; les questionnaires caractérologiques sont des interrogatoires sur le comportement individuel).

Or il importe de tenir compte de la relativité des comportements, notamment de leur rapport aux divers rôles sociaux de chaque individu. Les remarques suivantes du sociologue Georges Gurvitch (Vocation actuelle de la sociologie, pp. 68-69) nous montreront qu'il ne faut pas surestimer les indications caractérologiques.

 

"Tout individu participe normalement de plusieurs groupes à la fois : famille, profession, syndicat, église, commune locale, État, société savante ou équipes sportives, etc. Dans chaque groupe, il joue un rôle social différent : d'une part il est père de famille, par exemple, ou fils ; il est ajusteur, vendeur, professeur ; il est militant de tel ou tel syndicat, ou n'est pas syndiqué, etc. ; d'autre part, il peut jouer dans ces groupes des rôles tantôt effacés, tantôt voyants, tantôt dominants. Il est bien connu que les rôles assumés ou joués par les mêmes individus ne se correspondent guère d'un groupe à l'autre. Ainsi un père ou un mari très autoritaire peut simultanément jouer le rôle d'un camarade, d'un collègue particulièrement prévenant et d'un militant très effacé. Un meneur (politique, syndical) peut jouer un rôle très effacé, sinon subordonné, dans sa propre famille. De ce point de vue, le concept de rôle social fait ressortir toute la vanité de la caractérologie, pour autant qu'elle néglige la variété des aspects qu'un individu peut revêtir en fonction des rôles qu'il joue dans ces groupes différents. Les "colériques", les "passionnés", les "flegmatiques", les "conformistes" et les "non-conformistes", changent de caractère en fonction des rôles qu'ils ont à assumer".

Appliquées à la psychologie du pouvoir, notamment à cette recherche d'un rôle social qu'est la conquête du pouvoir, ces idées ont pour conséquence qu'il se peut, dans certains cas, que l'homme-en-quête-du-pouvoir soit un individu qui, contre son caractère, cherche à se donner une personnalité, ou encore frustré dans la satisfaction des tendances de son caractère, cherche à se donner un rôle social qu'il n'a pas pu acquérir dans un autre groupe (dans sa famille, dans son métier), qui compense dans la carrière publique un sentiment d'infériorité né dans la vie privée, ou si ce sentiment n'est pas conscient, est refoulé, cherche à résoudre un complexe d'infériorité.

Le psychanalyste Alfred Adler a insisté sur ce fait que l'homme cherche à se faire une personnalité qui compense les lacunes et les infériorités de son caractère, tend à remédier aux impuissances qu'il découvre en lui-même au contact d'autrui et des groupes sociaux où il est situé ; ce sont les conduites de protestation ou de revendication.

Il y aurait donc lieu, pour une psychologie du pouvoir, de rechercher si la volonté de puissance de l'homme-en-quête-du-pouvoir n'est pas une conduite de revendication, ou bien le désir de se donner un rôle qu'on n'a pu jouer autrement, donc la compensation d'une impuissance.

Les Parlements sont généralement encombrés d'hommes que leur médiocrité professionnelle a empêché de réussir dans leur métier, notamment de mauvais avocats et de professeurs chahutés. Ces hommes accèdent parfois aux fonctions gouvernementales. Il est rare qu'un homme qui réussit dans ses affaires, dans son travail et dont la vie privée est heureuse, qui réussit en amour, éprouve le besoin de "faire de la politique". La sagesse, le bonheur détournent de la conquête du pouvoir. Les gens heureux ne s'agitent pas (mais ils agissent). Ils "n'ont pas d'histoire" (mais ils font l'Histoire plus efficacement que les agités). Bien entendu, le bonheur dont il s'agit ici ne se confond pas avec le "bien-être", encore qu'un minimum, mais non un maximum de bien-être soit nécessaire pour faire son bonheur, comme pour être vertueux, selon St Thomas d'Aquin.

Le leader politique n'est généralement pas un homme heureux. Et pourtant, même lorsqu'il prétend au pouvoir au nom des déshérités, des hommes frustrés de ce minimum de bien-être nécessaire au bonheur, il est rare qu'il soit lui-même un déshérité. Mais il est comme le "porteur" des ressentiments et des angoisses de son groupe en même temps que de ses propres ressentiments et angoisses ; et il justifie les unes et les autres. Comme l'écrit Roger Bastide résumant l'œuvre du sociologue Erich Fromm, (in "The fear of freedom" - Sociologie et Psychanalyse, p. III) :

 

"Hitler apparut [à la classe allemande] comme le Messie qui promettait la destruction des magasins à succursales multiples, qui ouvrait à des centaines de milliers de bourgeois la possibilité de gagner de l'argent, d'acquérir du pouvoir en entrant dans la bureaucratie du parti. En même temps, il rationalisait le ressentiment de la classe moyenne en le canalisant vers la lutte contre le traité de Versailles ou contre les Juifs, alors qu'il n'était en réalité qu'une angoisse économique (un sentiment d'insécurité). Il profitait de la réanimation des tendances sadiques et masochistes réapparues à la faveur de la crise économique et financière, pour les faire servir à l'impérialisme allemand".

 

Le sociologue et psychanalyste Harold D. Lasswell a montré que les institutions politiques et les justifications et rationalisations des théories politiques sont bien loin d'expliquer toute la vie publique réelle, que les comportements des hommes au cours des révolutions, des crises politiques ou même des élections ne sont pas les fruits de décisions délibérées et rationnellement motivées, mais relèvent d'un transfert des affections et des haines privées sur des objets politiques, les passions refoulées dans la vie privée trouvant dans la vie publique l'occasion de se manifester et se satisfaire. C'est par l'intermédiaire du chef qui "représente" le groupe, de l'homme-en-quête-du-pouvoir que s'opère ce transfert, et c'est que lui-même plus intensément que tous trouve dans la vie publique les compensations et les satisfactions dont il est frustré dans la vie privée. C'est que l'homme a besoin de pouvoir, de puissance, d'être un Maître ; et s'il ne l'est pas dans sa famille ou dans son métier ou dans un sport, il faut qu'il le soit ailleurs.

Ici, il faut souligner l'admirable vérité psychologique de la dialectique du Maître et de l'Esclave dans la "Phénoménologie de l'Esprit" de Hegel. L'homme ne dépasse la vie purement animale pour devenir conscience de soi que s'il se fait reconnaître par une autre conscience de soi, si sa dignité d'homme est reconnue par un autre homme dont il reconnait la dignité :

 

"Les hommes n'ont pas, comme les animaux, le seul désir de persévérer dans leur être, d'être-là à la façon des choses, ils ont le désir impérieux de se faire reconnaître comme conscience de soi, comme élevés au-dessus de la vie purement animale, et cette passion pour se faire reconnaître exige à son tour la reconnaissance de l'autre conscience de soi" (Jean Hyppolite, Structure et genèse de la Phénoménologie de l'Esprit, p. 163).

 

Et c'est dans la lutte que la volonté de puissance est ainsi la satisfaction du besoin d'affirmation de soi-même comme conscience supérieure à la vie, la lutte où précisément la vie est mise en jeu, la lutte contre d'autres volontés de puissance qui cherchent aussi à se faire reconnaître. L'homme-à-la-conquête-du-pouvoir revendique donc une dignité humaine qui lui était contestée.

 

"Ces deux moi concrets qui s'affrontent, écrit encore Hyppolite, doivent se reconnaître l'un et l'autre comme n'étant pas seulement des choses vivantes, et cette reconnaissance ne doit pas être initialement une reconnaissance seulement formelle... La vocation spirituelle de l'homme se manifeste déjà dans cette lutte de tous contre tous, car cette lutte n'est pas seulement une lutte pour la vie, elle est une lutte pour être reconnu, une lutte pour prouver aux autres et se prouver à soi-même qu'on est une conscience de soi autonome, et l'on ne peut se le prouver à soi-même qu'en le prouvant aux autres et en apprenant cette preuve d'eux" (pp. 163-164).

 

Cette analyse est applicable à la lutte politique pour la conquête du pouvoir qu'entreprend un individu. La motivation psychologique de l'homme-en-quête-du-pouvoir ne se confond nullement avec les motifs rationnels qu'il se donne, avec les justifications théoriques de sa conduite, avec sa doctrine. Sa volonté de puissance est un mode d'affirmation de soi comme un homme, comme une personne. Mais ce n'en est en vérité qu'un des modes possibles. L'amour est une autre possibilité d'affirmation de soi comme personne, un autre moyen de se faire reconnaître comme conscience de soi (l'amour-générosité qui se donne). Hyppolite remarque avec justesse :

 

"La dualité des consciences de soi et leur unité dans l'élément de la vie pourraient se présenter comme la dialectique de l'amour. On sait toute l'importance qu'avec les Romantiques allemands, avec Schiller par exemple, Hegel attachait à l'amour dans ses travaux de jeunesse. L'amour est ce miracle par lequel cc qui est deux devient un, sans pourtant aboutir à la suppression complète de la dualité" (p. 158).

 

Mais l'homme-à-la-conquête-du-pouvoir est le plus souvent un homme sans amour. Reste à savoir si le projet de s'affirmer comme personne et de se faire reconnaître comme tel qui est impliqué par sa volonté de puissance abouti au succès ou à l'échec. On passe alors de la psychologie de l'homme-en-quête-du-pouvoir à celle de l'homme-au-pouvoir.

 

 

 

Ici encore, il faut se contenter de quelques brèves remarques. Déjà la suite de la dialectique du Maître et de l'Esclave de Hegel nous avertit de la tragédie du Maître. Car dans cette lutte à mort pour se faire reconnaître la dignité humaine exclusive, ce que l'homme recherche c'est la reconnaissance de soi comme personne par son égal, Or si l'adversaire est lui-même un Maître, le combat ne peut finir que par la mort de l'un des deux, et il n'y a plus de reconnaissance mutuelle. Et si l'adversaire se soumet au Maître par crainte de la mort, alors il devient esclave, il perd sa dignité, et sa reconnaissance n'est plus celle d'un égal, la reconnaissance n'est plus mutuelle, la reconnaissance de l'esclave est sans valeur pour le Maître. En outre, Hegel montre que le Maître qui ne travaille pas dépend en réalité de l'esclave qui travaille, et l'Esclave, par son travail, dans son œuvre, se libère et atteint ce qui précisément manque au Maître : la conscience de soi comme personne, l'affirmation de la dignité proprement humaine.

La reconnaissance du Maître comme Maître, le Pouvoir qui a été conquis est imposé à ceux qui sont soumis à ce Pouvoir. L'homme-au-pouvoir s'y maintient par la force ; mais il ne saurait se contenter de cette obéissance servile. Et la force dont il se sert, celle de la police et de l'armée, n'est pas sa propre force. Il lui faut donc l'autorité, c'est-à-dire l'obéissance libre et consentie de son groupe, de sa classe, de ses partisans. Et plus il est parvenu à étendre son autorité sur un grand nombre, à obtenir l'obéissance sans contrainte ni terreur, plus son pouvoir est assuré, plus il est lui-même rassuré. À la force se joignent donc les justifications idéologiques que l'homme-au-pouvoir se donne à lui-même en même temps qu'il les donne, ou plutôt les impose par cette autre force : la propagande.

"Oderint dum metuant", disait un tyran de l'Antiquité. Mais le vrai tyran sait qu'il faut qu'il soit aimé, ou au moins admiré. D'où les mystifications de la propagande. S'il est quelque peu mythomaniaque, il finira par y croire lui-même. L'homme-au-pouvoir est toujours plus ou moins cet homme qui prétend faire le bonheur des autres hommes malgré eux, un bonheur imposé, échangé contre la servitude ou au moins l'obéissance, comme l'a si bien vu Dostoïevski dans les "Mémoires écrits au fond d'un souterrain", et dans "La légende du Grand Inquisiteur".

Mais le plus souvent, l'homme-au-pouvoir est un homme malheureux, aux prises avec des difficultés et des contradictions continuelles. Il s'appuie sur la force et sur la propagande. Or, la force s'use contre les autres forces. Et il est bien rare que l'expérience, les faits, les évènements, ne viennent pas tôt ou tard démentir les mystifications de la propagande. On sait bien que sous n'importe quel régime, les réalisations ne tiennent presque jamais les promesses du programme, que la pratique du Pouvoir n'est presque jamais conforme à ses principes officiels (Justice, Liberté, etc.). Ainsi s'use aussi l'attachement au régime, et il faut y suppléer par la force, qui s'use encore plus vite contre les résistances intérieures et les forces extérieures, qui succombe tôt ou tard à une épreuve de force.

L'homme-au-pouvoir apprend par expérience ce que Hegel appelait les ruses de l'Histoire, et que si les hommes, lui notamment, font leur histoire, ils ne font pas celle qu'ils veulent. Il faudrait entreprendre une analyse des contradictions du Pouvoir et des conséquences psychologiques de cette situation de l'homme-au-pouvoir.

Les raisons de la contradiction entre les intentions et les faits, entre les projets ou les programmes et les réalisations sont multiples. Nous savons déjà, par la caractérologie, que les individus les plus aptes à prendre le pouvoir ne sont pas les mieux doués pour l'exercer, les colériques et les passionnés, notamment, les orateurs (professeurs ou avocats) et les militaires qui devraient être écartés du pouvoir et y accèdent le plus souvent, surtout les "hommes de génie" qui se recrutent généralement parmi les passionnés. Le génie n'est pas nécessaire à l'exercice du pouvoir, il est même dangereux (pour les sujets).

Il conviendrait d'étudier de près aussi le rapport de la fin et des moyens : sans cesse accaparé, préoccupé par des tâches immédiates et des problèmes urgents, l'homme-au-pouvoir a recours à des expédients qui compromettent à longue échéance les buts poursuivis. Les arbres lui cachent la forêt. Mais il arrive aussi que la contradiction des moyens et des fins soit assumée cyniquement selon la maxime : la fin justifie les moyens (alors que les moyens corrompent la fin). Un roman de Robert Penn Warren (1905 -), "Les Fous du Roi", dont le cinéma a tiré un excellent film (All the King's Men, 1949), montre d'une manière saisissante comment un homme parti à la conquête du pouvoir avec les meilleures intentions devient un tyran brutal et corrompu pour avoir voulu "jouer le jeu", c'est-à-dire avoir prétendu se servir du mal pour faire le bien.

Enfin peut-être faudrait-il faire la part de l'insuffisance théorique et technique de l'homme-au-pouvoir. La fonction du Pouvoir étant de maintenir et défendre l'unité fonctionnelle de la société civile d'une part, de la réformer et transformer selon les conjonctures d'autre part, donc une double fonction de tradition et de progrès, il faudrait à l'homme-au-pouvoir, pour l'exercer convenablement, une connaissance exacte et complète de cette réalité sociale qu'il prétend gouverner. Or il est d'une part théoriquement mal préparé à cette connaissance, ne serait-ce que par l'inévitable fait de son appartenance à un groupe social, à une classe, à un parti et son adhésion à l'idéologie de cette classe, à la doctrine de ce parti qui lui impose un système d'idées toutes faites, une vue partielle et déformée, non objective et totale, de la réalité sociale. La réalité se venge dans l'expérience et ne se plie pas à la doctrine. Elle réserve toujours des surprises aux plans et aux projets.

Par ailleurs l'homme-au-pouvoir est techniquement mal informé sur la conjoncture, même dans une civilisation comme la nôtre, dont les techniques de communication et d'information sont très perfectionnées. L'homme-au-pouvoir ne peut pas s'informer sur tout par lui-même. Il est informé par ses collaborateurs, son entourage. Ces hommes sont généralement choisis parmi ceux qui partagent les idées préconçues de la doctrine officielle. En outre il est aisé de comprendre qu'ils ont intérêt à présenter les informations sélectionnées et conformes à l'attente de l'homme-au-pouvoir, à lui faire croire qu'il ne se trompe jamais. La flatterie ne peut disparaître des mœurs politiques.

C'est ainsi que l'homme-au-pouvoir, persuadé de son génie, en vient à prendre ses désirs pour des réalités jusqu'au jour où les réalités viennent brutalement démentir ses désirs. On ne soupçonne guère, par exemple, combien de choses qui relèvent de leur autorité sont inconnues ou méconnues par nos Ministres.

Il n'est donc pas étonnant que les faits déjouent les prévisions et fassent échouer les décisions de l'homme-au-pouvoir. Il y a toujours quelque chose dont on n'a pas tenu compte. Les idées de l'homme-au-pouvoir ne sont qu'exceptionnellement adéquates à la réalité sociale. Pour peu qu'il soit de constitution paranoïaque, et c'est le cas des "hommes de génie", la fameuse boutade d'Alain commence alors à se vérifier : "Le pouvoir rend fou".

Pour la conquête du pouvoir, point n'était besoin de dominer intellectuellement la réalité sociale ; la simplification des choses est nécessaire à la lutte politique, où nul n'est aussi fort que celui qui croit avec passion à deux ou trois idées aussi abstraites que possible. Voir clair n'est pas indispensable : il suffit de "foncer". Cromwell disait fort bien : "Nul ne s'élève si haut que celui qui ne sait où il va".

Il n'en est pas de même pour l'homme-au-pouvoir. Ses erreurs et ses fautes sont lourdes de conséquences. Elles dressent contre lui obstacles et adversaires, même parmi ses partisans, en raison de l'ambivalence des sentiments dont l'homme-au-pouvoir est l'objet, analogues aux sentiments. décrits par la psychanalyse chez les fils à l'égard du père dans la famille : l'amour et la haine y sont conjoints. On a vu en France au début du XIXème siècle les mêmes gens adorer Napoléon comme un dieu et l'exorciser comme un démon.

Il est indispensable à l'autorité et à la force de l'homme-au-pouvoir (sa force dépend de son autorité sur les siens) qu'il ne se trompe jamais, et bien souvent sa conscience mystifiée l'empêche de savoir qu'il se trompe. Dans ces conditions, ses échecs ne peuvent pas, ne doivent pas être attribués à ses erreurs et à ses fautes. On voit comment nait le délire du persécuté-persécuteur chez l'homme-au-pouvoir. C'est la folie de Caligula dans le drame d'Albert Camus.

Voici comment le docteur Rogues de Fursac décrit l'apparition du délire d'interprétation :

 

"Sur le terrain spécial réalisé par la constitution paranoïaque, le délire apparait tantôt d'une façon brusque, à la suite d'un chagrin, d'un mécompte, parfois d'un préjudice réel, tantôt d'une façon lente et par une progression insensible : la méfiance et l''orgueil s'accentuent, les erreurs de jugement se multiplient, s'aggravent et deviennent des interprétations délirantes, peu à peu l'idée fixe se dessine et s'installe... Le plus petit fait a une signification, le hasard n'existe plus, le malade ne voit autour de lui qu'allusions, avertissements et machinations. La réalité s'altère dans la conscience, toujours déformée dans le sens des préoccupations morbides... Il n'est pas rare que les interprétations délirantes aient un caractère rétrospectif, le malade attribuant à des évènements du passé une signification en rapport avec son délire. L'idée fixe est soit une idée de persécution, soit une idée de grandeur, soit encore une idée mystique" (Manuel de Psychiatrie, pp. 506-507).

 

L'idée fixe de l'homme-au-pouvoir a souvent les trois aspects. Avec le délire de persécution, les tendances sadomasochistes normalement refoulées par la censure psychique ne le sont plus et redeviennent des motivations de conduite. Le masochisme se manifeste, par exemple, dans cet autre mot de Cromwell triomphant et acclamé par le peuple de Londres : "Il y aurait encore davantage de monde pour me voir pendre". Et le sadisme se traduit concrètement par des moyens de gouvernement tels que les .camps de concentration. C'est alors, en effet, qu'apparait cette "mentalité du bouc-émissaire" que le psychiatre H. Baruk a si finement analysée dans son ouvrage "Psychiatrie morale expérimentale individuelle et sociale". L'homme-au-pouvoir voit l'échec de ses entreprises et les catastrophes qui en sont les conséquences ; s'il est intellectuellement et moralement lucide, il se sait responsable et coupable par ses erreurs et ses fautes. S'il a une conscience mystifiée, le sentiment de culpabilité est refoulé, mais n'en existe pas moins. Moralement, pour s'en délivrer, il n'est qu'une solution : reconnaitre ses erreurs et ses fautes, corriger sa conduite, réparer les préjudices causés.

Mais cette solution morale n'est pas politique : l'homme-au-pouvoir y perdrait son autorité et sa force, donc son pouvoir ; il aurait contre lui tous les profiteurs de ses erreurs et de ses fautes, sans se rallier pour autant les mécontents. Il est bien plus facile de se libérer par le délire de persécution, qui attribuera à une certaine catégorie d'adversaires toutes les mauvaises conséquences des erreurs et des fautes de l'homme-au-pouvoir, et détournera ainsi sur eux la haine et le mécontentement. Comme l'écrit Baruk :

 

"Que ce soit le coupable qui devienne l'accusateur d'innocents, l'incapable celui qui critique le plus les autres, le privilégié celui qui réclame le plus et se plaint avec le plus d'acrimonie, tout cela est, hélas ! parfaitement contraire apparemment à la raison, ou plutôt il existe dans tous ces paradoxes humains une logique, mais une logique faussée : le coupable accuse les autres avec violence, parce qu'il cherche à faire diversion et à cacher sa culpabilité, celui qui bénéficie de privilèges irréguliers a toujours peur d'être découvert, et accusé il crie plus fort que tout le monde contre les privilèges et les abus qu'il cherche à dissimuler, les avantages illicites dont il jouit, et à se faire passer pour défavorisé. En somme, tous ces paradoxes résultent d'une tendance à paraître ce qu'on n'est pas, à dissimuler une vérité désagréable, à donner le change et à tromper".(p. 265).

 

Paraitre ce qu'on n'est pas, c'est le secret de l'homme-au-pouvoir. D'où la nécessité du bouc-émissaire qui sera, par exemple, les juifs pour uns, les communistes pour les autres, les trotskistes ou les agents de l'impérialisme pour les troisièmes. Tous les malheurs publics leur sont attribués. Reste savoir si cotte mentalité du bouc-émissaire libère vraiment du sentiment de culpabilité. Baruk ne le pense pas. L'homme-au-pouvoir est malheureux, mais il le fait payer cher.

 

"Cette injustice profite-t-elle même à ceux qui- en sont les bénéficiaires ? Les privilégiés qui se déchargent sur les autres du poids de leur conduite sont-ils plus heureux ? L'expérience montre qu'ils sont en général les plus mécontents, les plus aigris et les plus agressifs. Sentant vaguement au fond d'eux-mêmes la souffrance de la conscience morale violée, ils n'aspirent qu'à étouffer cette souffrance en renforçant leurs iniquités et en créant de nouveaux bouc-émissaires par le mécanisme de la dérivation du sentiment de culpabilité que nous avons étudié à l'origine des haines. Par ce mécanisme, le bouc-émissaire a pris un développement de plus en plus formidable et devient une menace monstrueuse qui risque d'étouffer toute l'humanité et de l'écraser dans une "catastrophe sans précédent" (p. 273).

 

 

 

Cette esquisse est trop rapide, trop sommaire et trop fragmentaire pour appeler d'autre conclusion qu'une invitation à entreprendre des études plus approfondies, et plus complètes en vue d'une psychologie du pouvoir, et mes excuses pour les imperfections d'un exposé dont la seule prétention était d'ouvrir la voie à ces recherches.

Peut-être me sera-t-il pourtant permis de souligner deux idées qui semblent s'en dégager :

La première est que les sociétés humaines pas plus que les personnes humaines ne sont des êtres de pure raison, et que par conséquent les théories politiques strictement rationnelles sont bien loin de rendre compte de tous les phénomènes dont l'ensemble constitue ce que nous appelons la vie publique. Il convient donc de se méfier un peu de toutes les explications trop claires, trop logiques, des événements politiques.

La seconde est tout simplement qu'il vaut sans doute mieux rechercher cette affirmation de soi et cette reconnaissance de soi comme personne dont parle Hegel dans l'amour plutôt que dans le pouvoir.

 

 

© Jean-William Lapierre, Esquisse d'une psychologie du Pouvoir, Office universitaire de polycopie, Aix-en-Provence, 1958.

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

Complément : une intervention (2002) de Jacques dit Jean-William Lapierre

 

Ma rencontre avec Emmanuel Mounier

 

Avant la guerre, je n'ai rencontré Mounier que dans ses écrits. Pendant l'année 1938-1939 (qui menait des accords de Munich à la déclaration de guerre), j'étais élève interne en hypokhâgne au Lycée Henri IV à Paris. Je sortais d'une famille provinciale dont les sympathies politiques allaient au colonel de la Roque et à ses Croix de Feu, où l'on se réjouissait des succès de Franco contre "les rouges" en Espagne, où on lisait la presse bien-pensante (Le Jour de Léon Bailby, L'Écho de Paris). Dans le collège de jésuites où j'avais terminé mes études secondaires, une bonne moitié des élèves portaient des noms à particule, et à la boutonnière, l'insigne tricolore des "nationaux" par opposition à la petite fleur rouge des sympathisants du Front Populaire.

Un camarade, sarthois comme moi, me fit connaître la revue Esprit. Mounier m'y fit comprendre que Franco n'était pas un défenseur de la "civilisation chrétienne" et que la guerre d'Espagne était une sorte de répétition générale de la guerre entre les régimes fascistes et les démocraties, que les accords signés à Munich avec Hitler et Mussolini par le Premier Ministre anglais Chamberlain et le Président du Conseil français Daladier n'assuraient pas la paix, mais renforçaient la volonté de puissance nazie. Si je n'eus pas l'occasion de rencontrer personnellement Mounier, j'eus la chance de rencontrer Stanislas Fumet, directeur de l'hebdomadaire Temps Présent, très proche de la ligne d'Esprit. Je le vendais le dimanche à la sortie des messes d'une église de banlieue en m'efforçant de crier au moins aussi fort que le vendeur de l'Action Française. Fumet fit de moi un responsable des jeunes de l'Association des Amis de Temps Présent (qui tint son congrès à Paris en mars 1939) et m'invita à participer au comité de rédaction où siégeait Pierre Henri-Simon (rédacteur aussi à Esprit), Joseph Folliet, Georges Hourdin, Alexandre Marc... heureusement, les horaires de ces réunions n'étaient pas toujours compatibles avec ceux de mes obligations d'un interne de Lycée.

Je n'ai rencontré personnellement Mounier qu'après la Libération de Paris, au début de 1945. J'étais alors un élève externe de l'École Normale Supérieure, après plus d'un an de clandestinité. Réfractaire au Service Travail Obligatoire en Allemagne, j'étais entré dans le mouvement de résistance Défense de la France, dont l'un des fondateurs était mon camarade d'école, Robert Salmon, puis dans l'état-major du commandant des Forces Françaises de l'Intérieur en Seine-et-Oise-Nord, et dont l'autre fondateur était Philippe Viannay [1917-1986]. En 1944-1945, j'étais aussi rédacteur à l'hebdomadaire Témoignage Chrétien sous la houlette d'André Mandouze et représentant des jeunes (avec un polytechnicien) dans le Comité Directeur du petit parti de la Jeune République. J'avais 23 ans. La revue Esprit avait fait une enquête auprès des étudiants sur leur attitude à l'égard du communisme. Le Parti Communiste, qui avait participé la résistance après l'invasion de l'U.R.S.S. par Hitler (bien que certains communistes aient commencé à résister plus tôt), était alors une force politique très importante ; le général de Gaulle avait pris dans son gouvernement provisoire des ministres communistes. Beaucoup de jeunes résistants, déçus par ce qui leur apparaissait comme une restauration de la IIIe République plutôt que la révolution attendue (le journal d'Albert Camus, Combat, continuait à porter comme dans la clandestinité la devise : "de la résistance à la révolution"), étaient tentés de se rallier à un Parti qui prétendait au privilège de représenter l'espoir révolutionnaire. J'avais eu, dans les F.F.I. de Seine-et-Oise-Nord, des camarades communistes très courageux dont deux, le père et le fils, étaient morts au combat.

Aux questions posées par l'enquête d'Esprit je rédigeais une réponse que cinq de mes camarades de l'école, après discussion et correction, acceptèrent de co­signer. Nous y expliquions pourquoi, tout en continuant d'accepter de mener des actions communes avec les communistes, nous refusions d'adhérer au Parti par manque de confiance envers ses dirigeants (qui avaient approuvé le pacte Hitler-Staline en 1939) et par opposition à un dogmatisme idéologique, à une discipline partisane contraires à la liberté de pensée et de conscience. Mounier m'invita à venir le voir à son bureau de directeur d'Esprit, au dernier étage de l'immeuble des éditions du Seuil, 27 rue Jacob. Il me fit comprendre les limites de l'action commune avec les communistes et me mit en garde contre le petit groupe des "chrétiens progressistes". Il me proposa d'entrer au Comité Directeur de la revue où, avec Jean-Marie Domenach, nous représentions la jeunesse issue de la Résistance. Je participais aux réunions dominicales aux Murs Blancs, à Chatenay-Malabry, et, bien entendu aux Congrès annuels à l'École du Montcel de Jouy-en-Josas. Mounier me chargea d'introduire le débat sur "marxisme ouvert et marxisme scolastique" publié dans le numéro de mai-juin 1948. J'ai continué à contribuer à la rédaction d'Esprit jusqu'en 1983.

La rencontre avec Mounier fut pour moi décisive en ce qu'elle m'empêcha de céder à la séduction idéologique du fascisme avant la guerre et du communisme stalinien après la guerre. C'est pourquoi je considère comme intellectuellement malhonnêtes ou incompétents d'une part les catholiques conservateurs ou intégristes qui dénoncèrent Mounier, dans leurs écrits et jusqu'au Vatican, comme "crypto-communiste", et d'autre part les auteurs qui, plus récemment (Bernard Henri-Lévy, Zeev Sternhell, Helman). l'ont présenté comme propagateur des idées fascistes en France.

Emmanuel Mounier était un homme simple, direct, fraternel, tout le contraire de l'intellectuel pontifiant et sentencieux. Contrairement à certains membres du Comité Directeur de la revue, comme François Goguel ou Paul Flamel, il ne faisait pas sentir aux jeunes la différence de génération. Même dans les discussions les plus vives, il ne nous traitait pas avec condescendance et paternalisme, comme des gamins inexpérimentés et turbulents à calmer, instruire, corriger. Le respect de la personne humaine en chacun n'était pas seulement pour lui un principe de doctrine, mais une pratique quotidienne. Il fut pour moi comme un frère aîné et je tiens ici à associer le souvenir que je garde de l'accueil de Paulette, sa femme.

Aujourd'hui, l'œuvre de Mounier a encore beaucoup à nous dire, puisqu'aujourd'hui, dans notre société, si le communisme stalinien est mort, le communisme sous ses formes trotskistes garde des partisans, les "pseudo-valeurs spirituelles fascistes" sont toujours proclamées par l'extrême droite et l'idéologie dominante du néo-libéralisme propage un individualisme qui est tout le contraire du personnalisme communautaire d'Emmanuel Mounier.

 

© J.W. Lapierre (1921-2007), Témoignage pour les Journées de rencontre autour d'Emmanuel Mounier à Grenoble, les 22 et 23 mars 2002.