... ou la sainte colère de l'abbé Martel

 

Pierre Martel (1923-2001), fondateur de l'association "Alpes de Lumière" était un défenseur tous azimuts de sa Haute-Provence (à l'époque des faits, il était curé de la paroisse de Simiane-la-Rotonde). En témoigne cette rude lettre ouverte adressée à Thyde Monnier, qui avait eu l'imprudence (l'impudence ?) de donner une courte préface au premier ouvrage "sorti" sur l'affaire de Lurs (préface qui ne nous a pas paru justifier une telle colère, mais bon...), savoir celui commis par le journaliste Jean-Paul Ollivier ("La tragédie de Lurs : qui est l'assassin ?" - ouvrage dont on pourra lire - dans la partie Bibliographie - la critique). Texte peut-être excessif, mais certainement inspiré : il mérite d'être lu.

 

"Le battage médiatique exercé notamment par les représentants de la presse écrite, l'effervescence qu'il produit dans le pays autour de Lurs, et les rumeurs qui en découlent tout naturellement amplifient le moindre propos et finissent par créer une ambiance pesante" (Commissaire divisionnaire J.-L. Vincent, Affaire Dominici : la contre-enquête, p. 146)

"S'il y a eu incontestablement un "mur" de silence, c'est parce qu'il y a eu d'abord un "mur du son", ce mur de la sottise humaine que la langue et la plume franchissent si aisément, avec les pétarades indispensables"
(P. Martel, 20 mars 1953).

 

 

 

Voilà donc que vous écrivez une préface à un livre sur le crime de Lurs. C'est votre droit. Mais c'est aussi mon droit de vous dire tout haut que vous avez manqué une belle occasion de pourfendre un mythe.

Je ne sais pas grand'chose de l'illustre inconnu qui a écrit ce livre, et je n'ai qu'un regret, c'est d'avoir à lui faire, en en parlant, un semblant de réclame.

Si vous avez la naïveté de croire et d'écrire que la Haute-Provence est un "pays terrible", peuplé d'hommes qui sont des mulets, des "muoûls" comme vous l'écrivez, vous souffrirez qu'un enfant de ce pays vienne vous dire que nous n'attendions pas ça, ou pas de vous.

 

LA HAUTE-PROVENCE

 

Vous connaissez la Haute-Provence, que vous avez parcourue, où vous nous avez fait rencontrer Nans le Berger et où vous avez écrit quelques-unes de vos plus belles pages. Je ne vais pas, pour éclairer votre lanterne, vous dire tout au long les mérites de ce coin de France, car il serait trop long de les énumérer. Pour moi qui, tout en le connaissant moins sans doute, ne cesse de le parcourir avec émerveillement, je sais trop que la nature et les hommes, par leur complicité, y ont fait en tous temps, de grandes choses, même s'ils y ont commis périodiquement les mêmes crimes qu'ailleurs.

Ce pays de Forcalquier a gardé partout des traces de ce travail des hommes. Si le moral des hommes d'aujourd'hui est buriné par les "gifles du mistral, les grêlons de l'orage, le jeu de la foudre", il doit aussi quelque chose au mérite, au labeur, voire à la "mystique" de leurs devanciers. Tout cela leur vaut peut-être des qualités et une solidité morale qui n'a rien de commun avec ce qu'en dit la littérature de femmes de chambre dont vous vous êtes fait la complice d'un jour.

Voilà ce à quoi je pense en parcourant ce pays, où l'on voit des ponts romains sur les ruisseaux, des palais dans les bois et des cathédrales au milieu des champs. Ce pays, qui a donné d'un seul coup quatre reines à l'Europe en la personne des quatre filles d'un de ses comtes, qui a donné à Colbert pour son port de Toulon "le bois le meilleur du royaume" ; qui a donné à l'Europe son plus ancien et son plus moderne observatoire, à l'Église, une pléiade de saints et à la France cinquante générations de défenseurs ; a eu sa floraison de troubadours et de cours d'amour, ses félibriges et ses athénées, ses groupes folkloriques, ses savants et ses inventeurs, ses poètes et ses écrivains et les derniers ne sont pas les moins grands. Il n'est pas jusqu'aux anciens évêques de Lurs qui, dans leur éternité, ne doivent sourire en voyant le flot de sottes gens qui viennent de se précipiter sur leur terroir pour une simple histoire de bandits.

Un tel pays ne se laisse pas aisément calomnier et il est quelques petites perfidies qui, en cherchant à l'atteindre, n'atteignent peut-être que leurs auteurs. On se souviendra encore de ce passé enrichi par nos ancêtres et nos descendants y feront encore de grandes choses, qu'on aura oublié depuis longtemps les baguenaudes ou les chipotages de quelques beaux esprits aux phrases retentissantes et aux pensées rares.

 

LE PASSÉ

 

Employant une partie de mon temps à l'archéologie, je puis avoir un avis sur le passé même le plus lointain de ce pays et cet avis en vaut d'autres. Quand j'ai fouillé des cabanes carolingiennes entre Forcalquier et Lurs, ou quand j'ai trouvé des villas romaines sous des oliviers, ou même quand je suis allé interviewer l'homme des cavernes dans ses grottes de nos vallées, j'ai rencontré des hommes semblables à ceux d'aujourd'hui, et qui ne ressemblaient, pas plus que vos ancêtres sans doute, à l'anthropopithèque ou à quelque autre brute humaine au nom pittoresque.

Une préface de trente-quatre lignes est vite écrite ; on a vite fait de parler d'un "mur du silence" derrière lequel on arrive à voir cent têtes de criminels possibles, constituant le vrai visage de ce "pays terrible". "Pour essayer de comprendre", il ne suffit pas de faire de la littérature avec les mimosas ou de l'histoire avec la capricieuse Durance ; pour essayer de comprendre quoi que ce soit, il faut d'abord beaucoup d'amour. Et c'est là ce qui a manqué le plus souvent aux centaines de marchands de papier qui pendant des mois, ont joué aux détectives et aux littérateurs avec le sans-gêne et l'incongruité, dont chacun de nos paysans pourra vous citer maints exemples.

 

LE MUR DE SILENCE

 

S'il y a eu incontestablement un "mur" de silence, c'est parce qu'il y a eu d'abord un "mur du son", ce mur de la sottise humaine que la langue et la plume franchissent si aisément, avec les pétarades indispensables. Je pense à ces titres sensationnels de la grande presse qui étaient destinés à couvrir un néant incontestable de pensée ; à ces déclarations retentissantes des reporters et même, hélas ! parfois des policiers, ce qui n'a pas augmenté leur gloire ; aux vrombissements des "tractions-avant", aux conférences de presse dans les cafés, aux conciliabules des places publiques et à toutes les autres manifestations de ce besoin morbide de la photo ou de la copie sensationnelle qui permettrait aux diverses éditions de s'arracher à Paris, à Londres, comme à Cavaillon ou à Saint-Pé-de-Bigorre.

On ne peut évidemment pas parler pour ces gens-là de "mur du silence". Mais ce sont eux qui se sont couverts de ridicule et qui ont donné au monde le spectacle d'une France imbécile et lubrique. Pendant ce temps, je sais tel de mes amis de Lurs ou de Peyruis qui regardait tranquillement passer les "touristes", les photographes ou les policiers. Mais, derrière sa pipe et son silence, il n'en pensait pas moins. Pour ce philosophe, un tel spectacle représentait un des visages de l'ignominie collective, une de ces "inondations de chameaux", qui, d'après les livres vénérables, envahissent sans cesse les braves gens.

Quand un certain nombre de ces étrangers se sont rendu compte de la véritable tête qu'ils faisaient, tant vis-à-vis des hommes sensés du pays que des lecteurs vite lassés de leur prose, ils ont cherché à détourner le sentiment réprobateur qu'ils sentaient naître à leur égard, sur la tête de ceux-là même qui, derrière leurs pipes, les jugeaient. On a alors vu naître et grandir le mythe de ce "mur du silence", le mythe de ce "pays terrible", le mythe de ces "mulets" ou de ces "témoins-muets" dont parle le livre que vous préfacez, de ces "complices du silence" pour lesquels J.P. Ollivier attend que la police prouve qu'ils ne sont "pas tous des assassins" ! (sic).

Ce mythe a pris des proportions telles qu'on en est arrivé à interpeller le gouvernement pour mettre un frein à cette campagne de calomnies.

 

RÉFLEXE

 

S'il y a eu un incontestable réflexe de silence de la part de cette population, à qui l'on disait sans cesse : "Le criminel est là qui nous regarde", c'est qu'elle n'avait pour sa défense ni la parole toujours facile des gens qui ne risquent rien, ni la plume frénétique des journalistes en mal de copie. Le sort étrange que l'on a fait subir aux premiers témoins, qui étaient en principe présumés innocents, même s'ils s'étaient montrés capables parfois d'être des goujats, n'aurait pas décidé les autres témoins éventuels à dire les deux ou trois parcelles, peut-être infinitésimales, de vérité qu'ils pouvaient savoir. Il faut aussi signaler le traitement de faveur qu'on a semblé réserver au personnage multi-décoré qui est venu sur le tard à dire qu'il avait tout vu. Dans cette affaire, la population avait l'impression qu'on tapait sur le lampiste, et comme le lampiste c'était elle, je ne puis lui en vouloir souverainement d'avoir peut-être quelquefois éteint son fanal. Et, dans cette affaire, qui ressemble à une affaire de contrebandier, pourquoi chacun aurait-il eu quelque chose à déclarer, alors que cent policiers, officiels ou pas, ont fini après des mois d'enquête par ne rien savoir ?

Je suis sensible autant que la plupart des hommes de ce pays, et j'ai été bouleversé par les détails de cette abominable tuerie. Autant que quiconque, j'ai compati au sort de ces infortunés Anglais qui avaient compté sur l'hospitalité de la Provence et qui y ont trouvé une mort atroce. Mais je n'en conclus pas que tous les Provençaux sont des criminels ; j'en conclus qu'il y a un criminel. Et je souhaite qu'on le découvre pour que justice soit faite et la paix rendue aux hommes de bonne volonté.

Tout le reste, les suppositions gratuites et les calomnies, tout cela n'est que fantaisie de journalistes, et la boue, la mélasse, non seulement n'ont rien fait avancer, mais représentent à mes yeux un crime collectif qui a porté à notre prestige un coup plus néfaste que le crime proprement dit dont ils se sont servis. Le plus regrettable, c'est qu'ils aient fait cette besogne avec une bonne conscience constante.

 

LA DÉFENSE D'UN PAYS

 

D'autres événements plus récents ont été saisis avec la même avidité et le même cynisme par la grande presse. S'il existe une liberté de la presse, c'est tant mieux. Mais il existe aussi une liberté de la sottise : certains n'ont jamais laissé passer l'occasion de montrer qu'ils savaient en prélever leur bonne part.

J'avais le devoir de dire tout cela pour défendre à la fois un pays que l'on avait trop sali et pour dire l'énorme responsabilité qu'a dans cette affaire la presse à sensation, et cela même si, en se moquant de moi, elle doit demain avoir une fois de plus le dernier mot et l'apparence de la victoire.

Si c'est à vous que j'adresse ma protestation, alors que tant d'autres ont écrit des phrases plus dures que les vôtres, c'est parce que je vous crois du talent et que j'en suis d'autant plus déçu de vous trouver au nombre des victimes de ce besoin d'un bavardage injuste et inutile. S'il est facile d'écrire une préface de trente lignes, on attendrait au moins de vous que la moitié ne contribue pas à dénigrer la Provence. Vous l'avez trop bien chantée ailleurs.

Je me permets aussi de vous dire que, si vous avez la chance d'avoir votre opinion faite "depuis le premier jour", c'est certainement parce que vous vous basez sur quelque chose de solide. Vous auriez mieux fait de nous le dire dans ces quelques lignes. Vous auriez ainsi crevé partiellement, pour ce qui dépendait de vous, le "mur du silence" et votre prose aurait servi à quelque chose, ce qui vous aurait fait excuser de chapeauter un livre insignifiant.

Si l'ermite que je suis est descendu pour un jour dans le forum, c'était pour vous dire qu'avant de décrier le "pays terrible" qu'est mon pays, vous auriez dû l'approcher de plus près par le cœur et essayer de comprendre que les hommes d'ici valent ceux d'ailleurs. Comme ceux de chez vous, ils sont capables du meilleur et du pire une fois en passant. Mais, dans l'ensemble, ils ont surtout le droit, comme sans doute vous et moi, d'être quelconques.



Je vous dis, Madame, l'immensité de mes regrets et que je reste votre humble serviteur.

 

 

© Pierre Martel, in Le Méridional des 20-21 mars 1953

 

 


 

 

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