Zineb El Rhazoui, Jeannette Bougrab, Malika Sorel-Sutter et même Zohra Bitan, et bien d'autres, sont comme Lydia Guirous des femmes issues du monde arabo-musulman - parfois filles ou petites-filles de harkis -, et devenues des modèles de courage et d'esprit laïque, nous donnant souvent des leçons, à nous trop souvent englués dans le pasdamalgam. Je pense en particulier à la première de ces jeunes femmes, Zineb, qui n'hésite pas à déclarer, à la veille de l'ouverture du procès des attentats de janvier 2015 : "Où que le regard se pose dans l’espace public, on voit des manifestations de l’islamisation de la société", au moment même où, comme l'écrit un journaliste, "des politiciens continuent à dresser le tapis rouge aux islamistes de tout poil", et qu'un autre déplore "la déroute de l'esprit Charlie Hebdo : cinq ans de capitulation, en cinq actes".
Et ce que dit ici Lydia Guirous, une jeune femme d'origine kabyle qui ne mâche pas ses mots, et dont la réaction autorise à ne pas désespérer complètement du délicat problème de l'intégration, au sujet de la prétendue double-culture, mérite véritablement d'être médité.

 

"J'ai toujours estimé que je devais créer "ma" culture dans le respect de celle du pays dans lequel mes parents ont décidé de s'installer... Sans ce respect, il ne peut y avoir de cohésion nationale. Il ne faut pas oublier son héritage familial et culturel, mais ils doivent être préservés de manière discrète, sans heurter le modèle de la société dans laquelle nous vivons. Autrement dit, selon moi, c'est à celui qui arrive de s'adapter à la culture française et de faire un pas vers elle et non l'inverse"

L. Guirous

 

 

Les enfants issus de la troisième et de la quatrième génération sont parfois perdus entre deux cultures. Certains parlent de "double culture ». Je rejette ce concept. La "double culture" n'existe pas. La "double culture" n'amène qu'à être des demi-Français et des demi-autre chose... Revendiquer une double culture, c'est revendiquer une crise d'identité, c'est se placer en sous-citoyen, en "sous-culturé" des deux côtés de la Méditerranée. Étranger en France et Français "au bled". Ni tout à fait d'ici, ni tout à fait de là-bas. C'est prendre un aller sans retour pour le mal-être, les complexes et la nostalgie, pour un mode de vie que l'on ne connaîtra jamais.

Quand on est issu de l'immigration, on n'a pas de "double culture". On a sa culture. Ma culture c'est le mélange de mon éducation, de mes lectures, de mes rencontres et de mes choix. Je ne renie rien de ma culture kabyle, j'en connais les traditions, je parle la langue, je connais ses poètes et ses auteurs, son artisanat. Je suis descendante des Aïr Mansour et des Aït Makhlouf. Nous avons la chance de compter parmi nos ascendants ceux qui ont préservé la culture berbère de Kabylie et son histoire. Fatma Aït Mansour, son fils Jean el Mouhoub Amrouche et sa fille Marie-Louise Taos Amrouche. Cette partie de ma famille était chrétienne et francophone. Ils se sont engagés, militants antinazis auprès de De Gaulle, patriotes et ensuite militants pour l'indépendance de l'Algérie. Chrétiens mais solidaires de leurs frères musulmans en Algérie pendant la guerre d'indépendance. Pourtant, les autorités algériennes n'ont eu de cesse, depuis, de les ignorer et de mépriser l'apport de leur combat pour l'indépendance et leur concours au rayonnement culturel de l'Algérie. Jean el Mouhoub Amrouche fut journaliste, critique littéraire, écrivain et poète (1906-1962). Il a fondé la revue L'Arche en 1944 sous le patronage d'André Gide et de Charles de Gaulle. Il fut le médiateur entre le FLN et Charles de Gaulle qui disait de lui : "Jean Amrouche fut une valeur et un talent... Par-dessus tout il fut une âme. Il a été mon compagnon". Taos Amrouche (1913-1976) a été romancière et interprète de chants ancestraux de Kabylie hérités de sa mère et traduits en français par son frère Jean. Elle les a enregistrés, les préservant ainsi de l'oubli. Elle s'est produite au Théâtre de Paris et lors de nombreux festivals internationaux, elle obtint même un disque d'or. Taos était une militante de la préservation du patrimoine culturel berbère et kabyle, elle a excellé dans l'opéra en langue amazigh... ce qui explique pourquoi seule l'Algérie lui refusa l'invitation au Festival culturel panafricain d'Alger en 1969... Rebelle, elle s'y rendit tout de même, défiant les autorités algériennes pour chanter devant les étudiants d'Alger. Taos Amrouche a participé également à la fondation de l'Académie berbère de Paris en 1966 et fut la première femme originaire "des colonies" à assurer à la radio­diffusion française une chronique hebdomadaire en langue kabyle, consacrée au folklore oral et à la littérature nord-africaine. Néanmoins, malgré cet héritage, il n'y a pas une rue d'Algérie qui porte le nom de l'un des membres de cette famille. Un autre illustre personnage de mon village est Mouloud Féraoun (1913-1962), instituteur et romancier, ami d'Albert Camus, dont les romans furent publiés aux éditions du Seuil. Il raconte "l'âme kabyle" et les relations entre la France et l'Algérie pendant la colonisation et la guerre d'indépendance. Il décrit cette Algérie qui s'est affranchie de la France avant de rompre définitivement avec elle et la passion enivrante qui lia ces deux pays.

Auteurs, historiens, ils ont su préserver la mémoire de la culture kabyle par l'écriture. Ils ont été les enfants de mon village, ils sont de ma famille. Cette partie de moi, je la chéris et je la mélange à ma culture française. Je prends le meilleur des deux et j'en fais "ma" culture, avec mes valeurs, mes principes, mes références, mes devoirs de mémoire.

J'aime la retenue, le sens du travail, et le sens de la parole donnée chez les Kabyles. En revanche, je refuse la place à laquelle sont traditionnellement assignées les femmes. Je rejette le déterminisme sexuel, cette voie toute tracée pour les femmes : assistante maternelle et domestique, puis épouse dévouée et mère cumulant les responsabilités sans reconnaissance. En Kabylie, pendant longtemps les filles n'avaient pas le droit à l'héritage car cela sortait du giron familial (c'est-à-dire celui de ceux qui perpétuent le patronyme) les biens de la famille et enrichissait une autre famille (un autre patronyme). J'ai donc décidé de rejeter cette partie du modèle kabyle.

La culture est une forme d'identité. Nous héritons d'un bloc que nous faisons évoluer par nos choix. Pour ma part, j'ai fait une synthèse de ma culture kabyle et française. Un Breton, un Corse ou un Antillais aura également à faire ce travail de synthèse entre sa culture ancestrale et la culture républicaine. Quelle partie de nos coutumes et de nos traditions choisissons-nous de perpétuer et quelle partie choisissons-nous de laisser aux livres d'histoire ? Chacun à son échelle, tout Français, "canal historique" ou "issu de l'immigration", fait ses choix et invente "sa" culture.

J'ai toujours estimé que je devais créer "ma" culture dans le respect de celle du pays dans lequel mes parents ont décidé de s'installer... Sans ce respect, il ne peut y avoir de cohésion nationale. Il ne faut pas oublier son héritage familial et culturel, mais ils doivent être préservés de manière discrète, sans heurter le modèle de la société dans laquelle nous vivons. Autrement dit, selon moi, c'est à celui qui arrive de s'adapter à la culture française et de faire un pas vers elle et non l'inverse.

Le concept de "double culture" stigmatise et fait ce que l'on appelle "le jeu du Front national ». Il sous-entend que les enfants issus de l'immigration ne parviendront jamais à s'intégrer à la culture française, car ils ne font pas les efforts nécessaires et demeurent plus attachés à leur culture d'origine... Si c'est vrai pour un certain nombre d'entre eux, ce n'est pas le cas de la grande majorité. Il suffit d'observer des Français "issus de l'immigration" en vacances "au bled" pour voir à quel point ils sont déboussolés et ne sont pas à leur place !

La "double culture" a des effets catastrophiques sur les jeunes. Elle crée une forme d'instabilité identitaire. Elle les place dans une quête permanente du passé alors qu'il faut se mobiliser pour se créer un avenir dans un pays à la situation économique désastreuse et dont le taux de chômage pour les jeunes ne cesse de grimper. Elle rend plus difficile l'intégration, car la peur de rompre avec une partie de soi rend sensible aux discours des extrémistes religieux et autres radicaux politiques. Ainsi, dès qu'un coup dur se présente, la tendance est de se dire que, finalement, ces fous de Dieu ont peut-être raison. La "double culture" est une assignation à résidence, une résidence on ne connaît pas vraiment l'adresse, une forme de nomadisme de l'identité.

Le rapport sur l'intégration illustre cette instrumentalisation de la notion de "double culture". Le français n'est pas ma langue maternelle et c'est grâce aux efforts que j'ai fournis pour maîtriser la langue de Molière que mon intégration s'est parfaitement déroulée. Je considère que l'intégration passe d'abord par une bonne maîtrise de la langue du pays d'accueil, et j'en sais quelque chose... J'ai fait le choix d'éviter de parler le kabyle, à part en vacances ou dans des circonstances qui m'y obligent, et je me suis concentrée sur le français. Cette langue était si complexe et si éloignée des sonorités de ma langue de naissance... Quand j'étais en primaire, j'apprenais scrupuleusement mes listes de vocabulaire, j'ouvrais le dictionnaire pour découvrir de nouveaux mots, c'était comme une chasse au trésor, et les pièces d'or étaient les mots.

En janvier 2013, un rapport ahurissant préconisait d'ajouter comme langues vivantes l'étude de langues africaines, de l'arabe ou de l'hindou et cela pour... garantir "une meilleure intégration des élèves d'origine étrangère". Je me pince. Et pourtant c'est bien ça... Je ne peux pas y croire, cela doit certainement être une stratégie de communication élaborée par les services de Matignon pour créer un écran de fumée, et faire oublier la mauvaise note attribuée par l'OCDE à la France dans le cadre de son Programme international pour le suivi des acquis des élèves de quinze ans (PISA). Pourtant, ce rapport, ce n'était pas le premier à présenter l'école française comme une école à deux vitesses, où le fossé entre les "bons" élèves et les "mauvais" ne cesse de se creuser. Le plus scandaleux dans cette mauvaise note, c'est le déterminisme social qu'il met en évidence. Les "bons" élèves sont "issus de milieux favorisés" et les "mauvais" élèves sont "issus de milieux défavorisés". La France est classée 13 sur 34 lorsqu'il s'agit des enfants de milieux favorisés. Par contre, la chute est vertigineuse pour les enfants issus de milieux défavorisés ... On dégringole à l'avant-dernière place: 33 sur 34 !... Une humiliation pour la France du mérite et de l'égalité des chances. Vingt rangs d'écart entre le niveau de la France des élèves "d'en haut" et la France des élèves "d'en bas"...

La France est donc le pays où l'école bat des records d'injustice. J'en ai fait l'expérience. Comme beaucoup d'enfants issus de l'immigration, je devais toujours, systématiquement, inlassablement, travailler et prouver plus que les autres, me battre pour obtenir ce que je pouvais légitimement espérer. Pour moi, c'était toujours «non». Non à la filière générale... Pourtant, j'ai eu mon bac ES sans difficulté. Non à la prépa... J'ai été acceptée. Non au concours. J'ai été admise. "Non ce n'est pas pour toi». Aujourd'hui, les "non" je ne les entends plus. Je suis vaccinée contre les "non". Un "non", c'est un défi. Pour moi, c'est toujours possible, d'une manière ou d'une autre. Aucun "NON !"n'a pu m'empêcher de poursuivre mes objectifs et mes engagements.

L'école de la République reste notre bien le plus précieux. Le meilleur moyen de favoriser l'adhésion des jeunes esprits à nos valeurs. Comment pourrait-on poursuivre cette œuvre "de vivre ensemble" si l'on entame la déconstruction de l'école de la République en introduisant des dif­férences d'apprentissage ?

Quand on va dans les quartiers populaires, on se rend vite compte qu'une bonne partie de cette France est issue de l'immigration (maghrébine, africaine, asiatique... ). Ces enfants-là sont des enfants qui doivent se construire avec deux fardeaux. Celui d'être "défavorisés", et celui d'être "de l'immigration", donc différents... Apprendre dans ces conditions est plus difficile, demande plus de temps, de courage. La société est plus exigeante, pour ne pas dire intransigeante avec ces enfants. Ils se doivent d'être bons, très bons. Alors quand j'ai entendu l'ancien Premier ministre parler de ces propositions d'apprentissage des langues maternelles pour faciliter l'intégration, mon sang n'a fait qu'un tour. J'étais meurtrie pour tous ces enfants qui se retrouveraient cantonnés à la langue de leurs origines, alors que leur avenir est ici, avec nous. Pourquoi ne pas consacrer ce temps d'apprentissage aux fondamentaux, essayer de combler les lacunes, perfectionner l'acquisition des connaissances ? Les enfants issus de l'immigration sont "au moins deux fois plus susceptibles de compter parmi les élèves en difficulté", dit le rapport PISA. Au-delà de la fracture sociale, c'est bien d'une fracture du savoir et du partage des connaissances qu'il s'agit. Il faut les combattre afin de favoriser l'intégration des enfants issus de l'immigration. L'effort doit donc être concentré sur l'apprentissage du français tant à l'oral qu'à l'écrit. Cette maîtrise de la langue est l'élément déterminant de l'intégration et de l'évolution sociale. L'apprentissage des langues comme l'arabe ou l'hindou doit venir bien après l'acquisition des fondamentaux.

L'école française décroche et ses victimes sont les enfants de milieux défavorisés et ceux issus de l'immigration. Il ne faut pas céder à la facilité en mettant en place une école à la carte. Une école où la République recule et rompt avec l'égalité dans l'enseignement. Une école pour les Français "d'en bas"ou ceux venus d'ailleurs, auxquels on proposera d'apprendre leur langue maternelle... Plutôt que de leur enseigner l'anglais, on leur proposera de prendre l'arabe ou l'hindou... et forcément la paresse naturelle de certains adolescents, couplée au manque de vigilance et d'information de certains parents, feront qu'ils opteront pour l'enseignement de la langue qui leur demande le moins d'efforts, car il s'agira de la langue parlée à la maison. Encore une fois, sous des airs d'ouverture et de générosité, avec cette proposition, on laisse ces élèves sur le quai, en leur retirant toute possibilité de se raccrocher au wagon de la réussite. Plus pervers, cela sera aussi l'occasion de les regrouper par origines ethniques dans la même classe et d'inviter au repli par communauté au sein de l'école... Pourtant nous leur devons une école exigeante, d'autorité et d'effort car c'est ainsi que l'on tire vers le "haut"ces enfants qui seront "les forces vives de la Nation".

 

© Lydia Guirous, in Allah est grand, la République aussi, JC Lattès, éditeur, 2014, pp. 35-45.

 


 

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Lydia
Guirous
"Du voile de Creil au djihad en Syrie, nous avons perdu une bataille, oublié de descendre à la station République". Enfant de l'immigration, Lydia Guirous n'a pas eu de difficulté à s'intégrer. La France, elle l'aime. Trop peut-être ? Au point de déranger ceux qui voudraient qu'elle la rejette ? À mi-chemin entre le manifeste et le témoignage, elle pointe la dangereuse dérive d'une France qui a honte de ses valeurs, de son histoire et qui abdique face à la montée du communauta­risme et de l'islam radical. Dans cet essai courageux, au travers d'anec­dotes acérées, elle dénonce les atteintes portées aux droits des femmes, la radicalisation d'une partie de la jeunesse des quartiers populaires, le piège de la double culture et de la «diversité», le jeu trouble des politiques et leurs difficultés à faire respecter ce principe qui protège tous les enfants de la République : la laïcité. Lydia Guirous a vingt-neuf ans, elle est diplômée de l'université Paris-Dauphine et de l'ESCP Féministe, elle est la fondatrice de l'association Future au Féminin et a créé la cellule SOS Harcèlement sexuel".

[Quatrième de couverture de l'ouvrage]