Commentaire d'un célèbre texte de Jean-Jacques, pouvant intéresser les Terminales.

 

 

I. Sujet


Précisant l'idée générale de son Discours sur l'Inégalité, Rousseau distingue dans l'Émile entre "l'homme naturel vivant dans l'état de nature" et "l'homme naturel vivant dans l'état de société". L'idée que se fait le philosophe du premier est tirée des récits de voyageurs qui ont observé les "sauvages" ; l'idée qu'il se fait du second est tirée de l'observation qu'il a faite de la société française du XVIIIe siècle.
L'observation de la société contemporaine vous semble-t-elle justifier la distinction établie par Rousseau ? Après avoir brièvement précisé ce que Rousseau entend par l'un et l'autre état, vous vous demanderez si la civilisation actuelle, en raison de sa complexité même, n'entraîne pas un retour partiel à l'état de nature.

 

 

I. Prolégomènes

 

Ce sujet a été proposé en 1969 au concours d'entrée d'une grande école scientifique. Le programme des "Préparatoires" comportait parmi les quatre auteurs le Discours sur l'origine de l'inégalité de Rousseau et comme thème d'étude : nature et société. Son énoncé assez complexe exigeait une connaissance précise de l'œuvre de Rousseau, puisqu'il invitait à décrire brièvement les caractères de l'état de Nature et de l'état de Société. Au-delà de ce rappel, il demandait de rechercher si la distinction célèbre de Rousseau était encore valable à notre époque. L'auteur avait utilisé pour les présenter les récits de voyages chez les "sauvages" et il s'appuyait sur l'observation de son temps. Aujourd'hui aurait-il maintenu cette distinction ? Cela était assez clair.
Mais l'énoncé comprenait deux éléments plus délicats à interpréter. Il rappelait que J.-J. Rousseau, revenant sur le second Discours dans l'Émile, distinguait l'homme naturel vivant dans l'état de nature de l'homme naturel vivant dans l'état de société. Quel était le sens de cette précision ? Les candidats qui n'avaient pas l'Émile au programme pouvaient cependant se rappeler que ce traité d'éducation cherchait à restaurer la nature dans l'individu et que l'auteur y définissait les caractères d'un homme naturel ne vivant plus à l'état de nature proprement dit, mais apte à tenir son rôle dans la vie sociale.
Enfin la dernière partie de l'énoncé comportait une question posée directement : notre civilisation ne comporte-t-elle pas un retour partiel à l'état de nature ? Elle a été parfois mal comprise des candidats qui ont cru qu'elle se plaçait sur le plan de l'idéal : faut-il revenir à l'état de nature ? Il fallait comprendre que la complexité de notre civilisation provoquait par un choc en retour un désir de retrouver certains éléments de l'état de nature et préciser sous quelles formes cette tendance se manifestait de nos jours.

 

 

II. Introduction

 

Voici qu'en 1753 l'Académie de Dijon, qui avait couronné en 1750 le Discours sur les Sciences et les Arts, offre à Jean-Jacques Rousseau une nouvelle occasion d'affirmer ses idées sur cette question : "Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ?" Sept jours durant Jean-Jacques médite dans la forêt de Saint-Germain, mais on sait que ce second Discours, publié en 1755, n'a pas été primé par l'Académie, à cause de sa hardiesse.

L'auteur y opposait l'état de nature et l'état de société. Si l'observation de son époque lui permettait aisément de décrire le second, il utilisait pour le premier les récits de voyages aux pays des sauvages ; mais surtout, "écartant tous les faits", il se fiait à son propre raisonnement ou plutôt à son sentiment intime pour reconstituer un état "qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, mais dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes, pour bien juger de notre état présent"(1).

Cette distinction célèbre nous est-elle aujourd'hui encore utile ou commode ? Après avoir rappelé les caractères des deux états, tels que l'auteur les avait décrits, nous nous demanderons si, écrivant aujourd'hui, il les recon­naîtrait dans notre société si fortement industrialisée. Et paradoxalement semble-t-il, il nous faudra aussi rechercher si n'apparaît pas, par contre­coup, quelque retour partiel à l'état de nature.

 

 

III. État de Nature, État de Société chez Rousseau

 

1. Dans l'homme "tel qu'il a dû sortir des mains de la nature", Jean-Jacques Rousseau voit un animal "organisé le plus avantageusement de tous"(2), n'ayant que des besoins simples, vite satisfaits, un tempérament robuste, ayant facilement l'avantage sur les autres animaux, sain, ne connaissant pas les maladies qu'apporte la civilisation, et dont les sens, comme ceux des Hottentots, ont été aiguisés par la vie sauvage(3).

Au point de vue moral, il se distingue des animaux par sa faculté de se perfectionner, mais ses désirs ne relèvent pas des passions ; ils "ne passent pas ses besoins physiques ; les seuls biens qu'ils [les hommes] connaissent dans l'univers sont la nourriture, une femelle et le repos"(4). Ce n'est que plus tard, de façon peu compréhensible, que se créera le langage. Au début en tout cas la nature a "peu préparé leur sociabilité".

"... Les hommes dans cet état, n'ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvaient être ni bons, ni méchants et n'avaient ni vices, ni vertus"(5). Ils ont le souci de leur conservation, mais quand celle-ci n'est pas en jeu, ils ont l'instinct de la pitié. Celle-ci est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, "concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce"(6). L'instinct sexuel n'a pas encore été développé artificiellement par la société. L'inégalité, physique surtout, ne joue qu'un faible rôle. L'homme naturel connaît donc Une sorte de bonheur, mais différents hasards "ont pu perfectionner la raison humaine en détériorant l'espèce, rendre un être méchant en le rendant sociable"(7).
2. On connaît le texte célèbre : "Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, etc..."(8). Mais après avoir ainsi dénoncé la propriété comme élément essentiel de l'inégalité et cause principale des malheurs des hommes, Rousseau reprend plus méthodiquement l'histoire de l'évolution. La vie d'animal heureux se heurte à des difficultés, l'assistance d'autrui devient plus nécessaire, surtout quand la vie s'amollit ; au sein des familles, on s'assemble et le plus habile ou le plus fort se distingue d'autrui et les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l'individu, et en effet vers la décrépitude de l'espèce(9). Métallurgie et agriculture, exigeant des bras plus nombreux et une spécialisation dans le travail, développent l'inégalité au profit d'un seul ou des plus forts. On partage les terres. Se développent les qualités qui entraînent la considération et avec elles la domination et la servitude. Alors les plus puissants proposent aux autres des règlements de justice et de paix, destinés en principe à tous les membres de l'association, mais en fait favorables aux riches. L'établissement d'une société en provoque d'autres semblables et le genre humain se divise : distinctions politiques, distinctions sociales qui reposent sur le paraître et non sur l'être. L'oppression s'accroît et le despotisme élève "par degrés sa tête hideuse"(10). C'est le dernier terme de l'inégalité. Et J.-J. Rousseau résume sa pensée en concluant que "l'inégalité, étant presque nulle dans l'état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l'esprit humain, et devient enfin stable et légitime par l'établissement de la propriété et des lois"(11).

 

 

IV. La distinction est-elle valable aujourd'hui ?

 

Rousseau ne se présentait pas comme un historien, mais il estimait que la distinction des deux états était indispensable "pour bien juger de notre état présent". Après deux siècles de transformations, de révolutions, qui se réclamèrent souvent de Jean-Jacques, pouvons-nous aujourd'hui encore nous servir de cette distinction pour mieux comprendre notre époque ? Il nous faut d'abord éliminer de faux problèmes qui nous conduiraient à des impasses et qui ne seraient pas conformes aux intentions essentielles de l'auteur. Ainsi on ne peut trouver aujourd'hui que difficilement des hommes à l'état de nature. Il en reste cependant quelques-uns. On pouvait songer à Rousseau en regardant à la Télévision, en mai, le reportage sur les sauvages de l'Amazonie qui ne paraissaient pas connaître la métallurgie. Bien que Lévi-Strauss ait rendu hommage à Jean-Jacques en le considérant comme le premier ethnologue parmi les philosophes, ce que les savants nous apprennent des tribus primitives, c'est plutôt que les effroyables difficultés d'existence ont exigé des contraintes sociales très fortes et étroitement lié l'individu aux lois de la tribu. Sans doute Jean-Jacques répliquerait-il qu'il ne s'agissait plus alors de l'homme naturel. Mais une telle discussion nous entraînerait dans des hypothèses trop invérifiables.

Il vaut mieux regarder notre société. L'inégalité y subsiste-t-elle, avec les caractères qu'elle avait au XVIIIe siècle ? Il n'y a plus aujourd'hui de privilèges de naissance. Nous appartenons à un état démocratique où les citoyens sont égaux et libres et notre société paraît se rapprocher du véritable "contrat social", plus que du "pacte inique" dénoncé par J.-J. Rousseau. Sans doute aussi, la propriété personnelle est-elle plus largement répandue aujourd'hui grâce au développement de la production industrielle et des biens de consommation. Mais même sans évoquer l'énorme déplacement du problème qu'entraîne la distinction entre pays développés et pays sous-développés et pour nous limiter aux sociétés industrielles fortement équipées, qui ne voit que sur bien des points, la concentration des richesses et de la puissance entre les mains de quelques-uns a tendance à s'accroître ? Qui ne voit que le luxe dénoncé par Rousseau, que l'opposition entre l'être et le paraître, jouent un rôle de plus en plus grand ? que les besoins sont de plus en plus accrus artificiellement par la publicité et les exigences de la vie industrielle créant un cycle infernal où production et consommation se développent mutuellement ? Comment nier que les lois ne contribuent à protéger le propriétaire plus que le prolétaire et que dans la nation, le gros actionnaire ne pèse plus que le citoyen pauvre ? Comme Jean-Jacques gagnant Paris à partir de Montmorency trouverait d'exemples d'inégalité sociale sur sa route ! Que de spectacles raviveraient en lui l'intuition de l'opposition entre nature et société !

 

 

V. Retour à l'état de Nature ?

 

Et s'il avait appris aux Champs-Élysées (où les gravures du XVIIIe siècle le montrent réconcilié avec Voltaire) que les hommes ont cherché à suivre ses conseils et à restaurer parfois l'homme naturel, même dans l'état de société, trouverait-il aujourd'hui des signes de ce retour vers l'état de nature ?

Sans doute apprécierait-il les efforts des états démocratiques pour instaurer l'égalité civile, mais il ne serait pas dupe de l'apparence de l'égalité et dénoncerait l'importance de l'inégalité sociale. Il apprécierait beaucoup plus un fait social important : le départ hebdomadaire des citadins vers la résidence secondaire et la verdure. Il y venait un signe irrécusable de la justesse de sa distinction. L'homme qui conserve en lui le souvenir confus du bonheur à l'état de nature sent bien qu'il ne peut trouver, dans une civilisation où l'industrie, fille de la métallurgie, s'est prodigieusement développée, qu'oppression, inégalité et malheur. Il s'enfuit vers "la maison blanche aux contrevents verts". Mais si Jean-Jacques Rousseau y regardait de plus près, il y verrait la même inégalité entre luxe et simplicité et il constaterait que là encore les citadins ne songent pas du tout à se passer des apports de la civilisation, auto, frigidaire et télévision et peut-être même verrait-il là l'invasion des campagnes par la ville.
S'il suivait les campeurs, il remarquerait le luxe des caravanes et la place de plus en plus réduite du camping libre. Il louerait rependant avec flamme les piétons, les sportifs (hors des stades) et les alpinistes. Il remarquerait le développement du vol à voile, à une époque où les moteurs sont si faciles à acquérir et il apprendrait avec joie les exploits des navigateurs solitaires, surtout de celui qui, renonçant à la compétition, continue sa randonnée autour du monde, loin de toute société, aux prises avec le vent, la mer et le soleil. Il serait facile de montrer que la publicité même en faveur de tel lieu ou de telle organisation de vacances insiste sur ses aspects sauvages ou naturels. Comme aussi le nudisme.

Un regard plus attentif décèlerait encore d'autres signes plus subtils de ce retour à l'état de nature. D'abord dans l'éducation. Tout ce qui, dans les méthodes actives ou les procédés audio-visuels, peut apparaître comme répondant au renouveau pédagogique marqué par l'Émile, tout ce qui diminue le rôle du raisonnement, du cours magistral au profit de la spontanéité et de la liberté de l'enfant, du développement de ses sens (qu'il faille l'en féliciter ou non) va dans le sens d'un certain retour à la nature.

Le succès de la psychanalyse de même prouve l'effort de notre société pour éviter refoulement et complexe engendrés par la vie familiale ou sociale. Et malgré son opposition fréquente à l'idée philosophique de nature, on apercevrait en filigrane dans bien des doctrines modernes la volonté de retrouver un homme plus naturel, plus près de l'instinct.

Si aujourd'hui les liens de famille ont tendance à s'affaiblir, si l'amour libre et passager tend à prendre une importance de plus en plus grande, ne serait-ce pas en vertu d'un besoin analogue ?

Qui plus est, toutes les formes de la contestation de notre société de consommation ne relèvent-elles pas en partie de la même tendance ? Ne sont-elles pas provoquées en partie et d'une manière bien confuse par le désir de revenir à une vie plus naturelle ? Un phénomène comme celui des "hippies"(12) qui, revêtus de fleurs et vêtus d'étoffes artisanales, condamnent notre mode de vie est significatif à cet égard.

Il va de soi que ce retour à la nature n'est que partiel, non seulement parce que l'homme ne peut se passer de la société et que le navigateur doit bien emporter quelques conserves mises en boîte industriellement, mais aussi parce qu'il ne veut pas renoncer aux bienfaits de la civilisation.

Il faut enfin ajouter que, contrairement à ce que pouvait croire Jean-Jacques (qui d'ailleurs s'est toujours montré réticent ou sceptique à l'égard de certaines formes du retour à la nature), ce qui se passe de nos jours soulève de graves objections. N'assistons-nous pas trop souvent à un retour à la loi de la jungle (au sens moderne du terme) plutôt qu'à l'état de l'homme, libre, sain, bon et heureux, de l'hypothèse de Rousseau ? Et dans ce retour à l'état de nature, notre société n'est-elle pas trop profondément corrompue pour ne pas mêler vice et vertu, comme se mêlent sens de la nature et tentation des paradis artificiels chez ceux qui condamnent notre civilisation ?

 

 

 

Notes

(1) J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l'origine de l'Inégalité parmi les hommes. Présentation de H. Guillemin, Ed. 10-18 (p. 246).
(2) Page 256.
(3) Page 267.
(4) Page 278.
(5) Page 283.
(6) Page 291.
(7) Page 291.
(8) Page 292.
(9) Page 301.
(10) Page 326.
(11) Page 330.
(12) Je parle des purs, qui ne se droguent pas.

 

© Rambert-Jean George (1911-2004), Agrégé de l'Université (1934), Maître de conférence à la Faculté des lettres de l'Université Lyon-II, in Les Humanités Hatier, septembre 1967

 

 


 

 

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