Tombant en arrêt, au cours d'une récente brocante landaise (salut, Bala !), sur un ouvrage à couverture passée, qui m'a irrésistiblement rappelé mes premières années de Lycée, je l'ai tout aussitôt acquis pour l'euro symbolique. Et puis, dans le calme du soir, je me suis mis à en lire, de près, la préface rédigée par l'auteur de ce recueil d'extraits (Poètes et Prosateurs du Moyen-Âge). Et là, tout soudain, j'ai éprouvé une immense honte - honte au sujet de ce qu'est devenue l'instruction dans ce pays.
Je sais bien que la préface de Gaston Paris, qu'on lira infra, est tout de même élitiste (je dirais plutôt : fort ambitieuse), et qu'à l'époque, au tout début du XXe, le "tout-venant" ne s'ennuyait pas (comme aujourd'hui) sur les bancs scolaires secondaires : mue par je ne sais quel ressort intérieur, l'infime fraction de la classe d'âge qui avait l'insigne chance d'accéder à l'enseignement long (et qui correspondait à peu près à l'élite sociale, j'en ai parfaitement conscience), savait en gros "qu'on ne retient bien que ce qui a été appris avec effort", phrase que j'ai entendue, jeune lycéen, dans la bouche de l'Inspecteur général Clarac (co-auteur, plus tard, de la première édition de La Recherche en Pléiade). Que, donc, l'instruction n'était pas un amuse-tablette, comme de nos jours.
Et je risque une incidente : je me demande comment des bacheliers ont eu en juin dernier l'aplomb de se plaindre d'un terme, ludique, qu'ils n'avaient soi-disant pas compris (terme présent dans l'énoncé d'une question qui leur était posée), alors même qu'on nous serine, depuis de trop nombreuses années, que tout apprentissage se doit d'être ludique...
Il convient maintenant d'ajouter que non seulement G. Paris nourrissait une très forte ambition à l'égard des chères têtes blondes, mais qu'à l'aune d'aujourd'hui, on a l'impression qu'il aggrave son cas s'agissant de l'état d'esprit de nos ados ("Je pense... que les enfants liront avec plaisir et profit tous les morceaux j'ai que j'ai traduits pour eux... Parmi les contes et les fables, plusieurs leur sont déjà familiers..."), et plus encore lorsqu'il invoque la fierté nationale ("L'inspiration de notre épopée proprement nationale, dans sa naïveté simple, forte et parfois sublime, ira droit au cœur de jeunes Français... Tout le livre leur apprendra, je l'espère, à mieux aimer la vieille patrie..."). Sic transit patria.
Bref, si mes souvenirs de Joinville (l'auteur dont on lira un extrait ci-après) étaient partis à tire-d'aile, je dois l'avouer, je me souviens encore que nous suions péniblement sur les textes "en vieux français" qui étaient à notre programme (dès la classe de sixième !) : La Chanson de Roland (texte que notre professeur avait opportunément rapproché de Aymerillot), bien entendu, Villon, Rutebeuf, Froissart, Chrétien de Troyes, Villehardouin, que sais-je encore. Tout cela, ringard depuis pas mal de temps, et passé aux oubliettes. Les adolescents d'aujourd'hui sont surtout conviés à lire du... Bradbury, et à tchatcher sur Tik-Tok. Pour la culture générale, c'est évidemment top, n'est-ce pas. Et combien le niveau monte, depuis un siècle !
Mais je me tais, vox clamantis in deserto, je suis un vieux grincheux. Ai-je seulement le droit de dire, avec ce cher Chateaubriand, "Que fais-je dans le monde ? Il n’est pas bon d’y demeurer lorsque les cheveux ne descendent plus assez bas pour essuyer les larmes qui tombent des yeux" ?

 

"Saint Louis en Égypte. - Saint Louis dirigea son expédition en Égypte, contre le sultan du Caire, qui s'était emparé de Jérusalem. Il partit d'Aigues-Mortes et débarqua à Damiette. Il s'empara de cette ville, et y séjourna six mois. Mais il fut vaincu à Mansourah par l'imprudence de son frère Robert d'Artois, et il fut fait prisonnier. Ce fut dans sa captivité que parut toute sa grandeur d'âme. Il consola ses soldats désespérés et il inspira à ses vainqueurs du respect et de I'admiration.
Saint Louis obtint sa liberté par la reddition de Damiette. Il alla visiter en pèlerin la Palestine, qu'il aurait voulu délivrer. La nouvelle de la mort de sa mère le rappela en France (1254)"

Désiré Blanchet, Histoire de France, Cours moyen, Librairie classique Eugène Belin, 1899, p. 57.

 

 

 


 

I. La préface de Gaston Paris

 

Je présente ici, conformément à la décision du Ministre de l'Instruction publique en date du 6 août 1895, un choix de morceaux narratifs extraits des poètes et prosateurs français du moyen âge, en vue des classes de grammaire de nos lycées et collèges.

Je me suis efforcé d'y réunir des spécimens des divers genres de notre ancienne littérature narrative. On y trouvera d'abord des échantillons de l'épopée nationale, puis quelques fables et contes, enfin des morceaux tirés des livres d'histoire écrits en langue vulgaire. Les extraits épiques vont du XIe siècle à la fin du XVe ; les fables et contes appartiennent aux XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles ; les morceaux historiques commencent au début du XIIIe siècle avec Villehardouin et s'arrêtent avec Froissart à la fin  du XIVe siècle, les historiens du XVe siècle, malgré le mérite de plusieurs d'entre eux, ne m'ayant pas offert de narrations qui me parussent à la fois assez claires et assez intéressantes pour pouvoir plaire à des enfants.

Je pense au contraire que les enfants liront avec plaisir  et profit tous les morceaux j'ai que j'ai traduits pour eux, soit de nos vieux poètes épiques, soit de nos conteurs, soit de nos historiens. L'inspiration de notre épopée proprement nationale, dans sa naïveté simple, forte et parfois sublime, ira droit au cœur de jeunes Français : ils comprendront sans peine l'héroïsme de Roland et de Guillaume d'Orange, la grandeur tragique de la mort du duc Bégon, la, noble ingénuité d'Aïoul. Ils verront dans l'initiation de Perceval à la chevalerie, qu'on veut lui cacher, le symbole des vocations aventureuses qui peuvent déjà solliciter leur jeune imagination, et ils jouiront, comme les lecteurs d'autrefois, de la crânerie un peu fanfaronne de Jean de Paris et de l'émerveillement causé par son splendide cortège. Parmi les contes et les fables, plusieurs leur sont déjà familiers, et ils auront plaisir à les retrouver sous une autre forme, et à faire ainsi un premier essai de critique littéraire comparée ; d'autres - comme les histoires de Renard et Isengrin - les amuseront par leur malice et leur gaieté ; d'autres les toucheront par la profondeur simple et pénétrante du sentiment qui s'en dégage. Ils retrouveront dans les morceaux historiques, et cette fois appliquée à des personnages et à des événements réels, l'admiration que leur aura inspirée la poésie épique, et ils y verront les plus nobles exemples de patriotisme, de courage et de dévouement, à côté d'anecdotes simplement agréables comme la légende de Blondel ou d'aventures pathétiques comme la mort de l'infortuné Gaston de Foix. Tout le livre leur apprendra, je l'espère, à mieux aimer la vieille patrie qui depuis plus de mille ans a excité tant d'amour, mérité tant de sacrifices et animé tant d'âmes de son génie et de son cœur. En même temps ils apprendront à connaître bien des détails de la vie d'autrefois ; ils s'habitueront à se représenter leurs aïeux dans leurs coutumes, dans leur façon d'être, avec leurs vêtements, leurs armures, leurs habitudes quotidiennes. Ils trouveront, sans presque s'en douter, dans cette lecture une instruction qui leur restera plus tard en même temps qu'une récréation bienvenue à des études plus arides.

J'ai fait ce que j'ai pu pour que cette instruction et cette récréation leur fussent aisées. Je ne me suis pas astreint à traduire les vieux textes avec la fidélité littérale qu'auraient eu droit d'exiger d'autres lecteurs ; si dans les morceaux en prose j'ai essayé de suivre en général le mouvement de la phrase de l'auteur, de façon à ce qu'on sentît la différence de l'ancien style et de nos habitudes actuelles, dans les morceaux en vers je me suis plus librement comporté avec l'original, ne craignant ni de supprimer des redondances, des superfluités, des répétitions, ni même d'ajouter çà et là quelques mots d'explication ou de liaison qui rendissent le récit plus clair, plus suivi et plus facile.

J'ai laissé dans la traduction un certain nombre de mots aujourd'hui hors d'usage ou pris dans un sens qui a disparu. Ces mots sont marqués d'un astérisque, et tous sont expliqués dans le petit vocabulaire qui termine le volume. J'ai joint en outre au texte des notes, en petit nombre, contenant quelques explications d'anciens usages, quelques renseignements sur les lieux ou les personnages mentionnés, quelques remarques sur les idées ou les sentiments exprimés, quelques rapprochements tout à fait élémentaires. J'espère que, grâce à ce double secours, des enfants de dix à douze ans n'auront aucune peine à lire et à comprendre des récits qui en eux-mêmes sont tous à leur portée.

Le choix que j'ai fait est loin d'épuiser ce qui, dans notre littérature du moyen âge, pourrait être offert à de jeunes lecteurs en fait de morceaux narratifs. S'il paraît trop restreint, il me sera facile de l'augmenter, soit en donnant un second recueil, soit en élargissant celui-ci. C'est aux maîtres qui feront usage du présent volume, que je demande de m'indiquer les accroissements, ainsi que les améliorations de tout genre, qu'il leur semblerait utile d'y apporter.

Paris, le 29 juin 1896.

 

 Gaston Paris (1839-1903) était un célèbre médiéviste et philologue romaniste français.

 

 


 

 

Jean de Joinville (1225-1317) était sénéchal héréditaire de Champagne, c'est-à-dire chargé de la direction de l'hôtel du comte de Champagne, et de hautes fonctions judiciaires. Il accompagna Saint-Louis dans sa première croisade (1248-1254) et, vers 1272, écrivit ses souvenirs sur cette expédition, que plus tard il incorpora à son Livre de Saint-Louis, composé en 1305.
La bataille de Mansourah (8 février 1250) commença par un succès : les Croisés surprirent les Sarrazins dans leur camp, et ceux-ci l'évacuèrent en désordre ; mais l'imprudence du comte d'Artois, frère du roi, changea la victoire en désastre. Joinville ne raconte de cette journée que les épisodes qui le concernent personnellement.

 


 

II. La bataille de Mansourah (Jean de Joinville)

 

Mes chevaliers(1) et moi, nous nous résolûmes à attaquer des Turcs qui chargeaient leur bagage dans leur camp. Pendant que nous les poursuivions, j'aperçus un Sarrasin qui montait sur son cheval ; un sien chevalier lui tenait le frein. Comme il appuyait ses deux mains sur sa selle pour monter, je lui donnai de ma lance sous l'aisselle et le jetai mort. Quand son chevalier vit cela, il laissa là son seigneur et son cheval, et, comme je passais devant lui, il me porta sa lance entre les deux épaules et me coucha sur le cou de mon cheval, en pressant si fort que je ne pouvais tirer l'épée que j'avais au côté. Il me fallut tirer mon autre épée, qui était attachée à la selle de mon cheval ; quand il me vit dégainer, il retira sa lance à lui et me laissa.

Quand nous fûmes sortis du camp des Sarrasins, nous trouvâmes bien six mille Turcs, au juger, qui avaient pris la campagne. Ils se jetèrent sur nous : ils tuèrent monseigneur Huon de Til-Châtel, seigneur de Conflans, l'un de mes bannerets(2), et renversèrent monseigneur Raoul de Vanault, un autre de mes chevaliers, mais nous courûmes le tirer de leurs mains.

Comme je revenais, les Turcs m'appuyèrent leurs lances sur le dos : mon cheval s'agenouilla sous la pression et je glissai entre ses deux oreilles ; je me relevai dès que je le pus, l'écu au col et l'épée à la main, et me défendis contre les assaillants. Monseigneur Érard de Sivri (que Dieu absolve(3)), un de mes chevaliers, s'approcha de moi et nous conseilla de nous réfugier auprès d'une maison en ruine qui était là et d'y attendre le roi qui arrivait. Comme nous y allions, les uns à pied, les autres à cheval, une grande bande de Turcs fondit sur nous : ils me firent tomber par terre, et passèrent par-dessus moi, si bien que mon écu vola au loin. Quand ils furent passés, monseigneur Érard de Sivri revint à moi, me releva, et m'emmena jusqu'aux murs de cette maison ruinée ; nous y fûmes rejoints par monseigneur Hugues d'Écot, monseigneur Ferri de Louppi, et monseigneur Renaud de Ménoncourt.

Les Turcs nous assaillaient de toutes parts ; quelques-uns entrèrent dans la maison ruinée à laquelle nous étions adossés, et, par-dessus les murs, ils nous piquaient  de leurs lances. Nos chevaux se seraient enfuis, mais, à la prière de mes chevaliers, moi, qui avais perdu le mien, je les pris tous par les freins et les retins. Mes chevaliers se défendaient si vigoureusement qu'ils furent loués de tous les prud’hommes de l'ost, et de ceux qui virent le fait et de ceux qui l'entendirent raconter. Monseigneur Hugues d'Écot reçut trois coups de lance au visage ; monseigneur Ferri de Louppi en reçut un entre les épaules, et la plaie était aussi large que le bondon d'un tonneau ; monseigneur Érard de Sivri fut frappé d'une épée en plein visage, si bien que son nez pendait sur sa bouche.

Je pensai alors à monseigneur saint Jacques, dont j'avais fait le pèlerinage(4), et je l'implorai : "Monseigneur saint Jacques, aidez-moi et secourez-moi : j'en ai grand besoin !"

Je venais de faire ma prière quand monseigneur Érard de Sivri me dit : "Sire, si vous pensiez que ni moi ni mes hoirs nous ne dussions en avoir reproche, j'irais demander des secours pour vous au Comte d'Anjou(5), que je vois là dans la plaine".

Je lui dis : "Monseigneur Érard, vous feriez une chose qui vous ferait grand honneur si vous alliez chercher du secours pour sauver notre vie, car la vôtre est en bien grande aventure". Et je disais bien vrai, car il mourut de la blessure qu'il avait.

Il demanda conseil à tous les chevaliers qui étaient là, et tous lui donnèrent le même conseil que moi. Alors(6) il me demanda de laisser aller son cheval, que je tenais par le frein avec les autres, et je le fis. Il put arriver au comte d'Anjou et lui demanda de venir nous secourir. Un riche homme(7) qui était avec le comte d'Anjou l'en dissuada, mais le comte lui dit qu'il ferait ce que demandait mon chevalier : il tourna bride pour venir vers nous, et plusieurs de ses sergents poussèrent leurs chevaux. Quand les Sarrasins les virent approcher, ils nous laissèrent.

Comme j'étais ainsi à pied avec mes chevaliers, blessé comme je l'ai dit, le roi vint à la tête de son corps d'armée, avec grand bruit et grand éclat de trompettes et de timbales. Je n'ai jamais vu si bel armé, car il dominait tous ses gens depuis les épaules,  un heaume doré en tête, une épée d'Allemagne en main.

Quand il fut arrivé, les bons chevaliers qui étaient en sa compagnie se lancèrent au milieu des Turcs ; et sachez que ce fut un très beau fait d'armes, car on n'y tirait pas de l'arc ou de l'arbalète(8), mais les Turcs et nos gens, qui étaient tout mêlés les uns parmi les autres, se frappaient d'épées et de masses d'armes. Un écuyer à moi, qui s'était enfui avec ma bannière et qui était revenu, m'amena un cheval, sur lequel je montai, et je m'approchai du roi si bien que nous étions côte à côte.

[On conseille au roi de se rapprocher du camp, afin de s'appuyer sur sa réserve ; mais il reçoit de son frère, le comte Alphonse de Poitiers, et d'autres, qui étaient en avant en grand péril, des messagers qui le supplient de ne pas rétrograder. Le connétable Humbert de Beaujeu vient lui dire que le comte d'Artois se défend désespérément à Mansourah et qu'il vienne le secourir. Le roi se résout à le faire, et dit au connétable de prendre les devants, et qu'il le suivra.]

Je dis au connétable que je l'accompagnerais, et il m'en remercia beaucoup. Comme nous étions en chemin, arriva un sergent du connétable, tout bouleversé, qui lui dit que le roi était arrêté dans sa marche et que les Turcs s'étaient mis entre lui et nous. Nous nous retournâmes, et nous vîmes qu'en effet il y en avait bien mille entre nous et lui, et nous n'étions que six.

Alors je dis au connétable : "Sire, nous ne pouvons rejoindre le roi au travers de ces gens ; avançons, et mettons entre eux et nous ce fossé que vous voyez ; peut-être ainsi pourrons-nous revenir au roi".

Le connétable approuva mon avis. Sachez que si les Turcs avaient fait attention à nous, ils nous auraient tous tués ; mais ils étaient trop occupés du roi et des autres corps d'armée, si bien qu'ils croyaient que nous étions des leurs.

[Le roi et toute l'armée chrétienne sont refoulés vers le fleuve, où beaucoup d'hommes se noient. Joinville et le connétable essayent de se rapprocher du roi en suivant un cours d'eau qui se jetait dans le fleuve.]

Nous arrivâmes à un ponceau était sur ce ruisseau, et je dis au connétable que nous ferions bien de rester là pour le garder : "car si nous l'abandonnons, ils traverseront le ruisseau et attaqueront le roi par ici, et si nos gens sont assaillis de deux côtés, ils sont en grand danger". C'est ce que nous fîmes.

On dit que nous aurions tous été perdus dès cette journée, si ce n'eût été le roi. Le sire de Chacenai et monseigneur Jean de Seignelai m'ont raconté que six Turcs avaient saisi la bride du cheval du roi et l'emmenaient, et qu'il s'en débarrassa tout seul par les grands coups d'épée qu'il leur donna. Et quand ses gens virent qu'il se défendait si bien, ils reprirent cœur, et plusieurs d'entre eux renoncèrent à passer le fleuve et se rapprochèrent du roi pour l'aider.

Nous qui gardions toujours le ponceau, nous vîmes venir à nous le comte Pierre de Bretagne(9), qui venait tout droit de Mansourah ; il avait reçu un coup d'épée au milieu du visage, si bien que le sang lui tombait dans la bouche ; il était sur un beau cheval bien fourni ; il avait jeté ses rênes sur l'arçon de sa selle, et il tenait l'arçon à deux mains pour que ses gens, qui venaient derrière lui et qui le pressaient beaucoup, ne le fissent pas aller plus vite que le pas. Il montrait bien qu'il ne craignait guère les Sarrasins, car quand il crachait le sang de sa bouche et pouvait parler, il disait souvent : "Bah ! par le chef Dieu(10) ! avez-vous vu ces ribauds ?"

En queue de la troupe où il se trouvait venaient le comte de Soissons et monseigneur Pierre de Neuville, qui avait reçu plus d'un coup dans cette journée. Quand ils furent passés, les Turcs qui les poursuivaient virent que nous étions là à garder le ponceau et que nous leur faisions face : ils les laissèrent et se tournèrent vers nous.

Je courus au comte de Soissons, dont j'avais épousé la cousine germaine, et je lui dis : "Sire, je crois que vous ferez bien si vous restez à garder ce ponceau ; car si nous l'abandonnons, ces Turcs que vous voyez devant nous le passeront, et ainsi le roi sera attaqué par derrière et par devant".

Il me demanda si je resterais avec lui, et je lui répondis : "Oui, très volontiers". Alors le connétable nous dit de ne pas bouger de là jusqu'à ce qu'il revînt et nous amenât du secours.

Je restai donc là, sur mon cheval, le comte de Soissons à ma droite et monseigneur Pierre de Neuville à ma gauche. Voilà qu'un Turc, quittant le corps d'armée du roi qui était derrière nous, vint frapper dans le dos par derrière monseigneur Pierre de Neuville d'une masse d'armes, et du coup le coucha sur le col de son cheval, puis se lança au milieu du ponceau et retrouva les siens....

Devant nous il y avait deux sergents du roi, dont l'un s'appelait Guillaume de Bohon et l'autre Jean de Gamaches : les Turcs leur amenèrent tout plein de vilains à pied, qui leur jetaient des mottes de terre ; jamais ils ne purent les faire reculer sur nous. Enfin, ils amenèrent un vilain qui leur jeta trois fois le feu grégeois : à l'une des fois Guillaume de Bohon attrapa le pot de feu grégeois avec son écu, et si le feu s'était pris à quoi que ce soit sur lui, il aurait été entièrement brûlé.

Nous étions tout couverts des traits qu'on lançait aux sergents et qui les manquaient. Par aventure je trouvai un gamboison d'étoupes à un Sarrasin ; je tournai la fente vers moi et je m'en fis un écu, qui me rendit grand service, car je ne fus blessé par leurs traits qu'en cinq endroits, et mon cheval en quinze.

Toutes les fois que nous voyions qu'ils pressaient trop les sergents, nous les chargions, et ils s'enfuyaient. Le bon comte de Soissons, dans la situation où nous étions, riait avec moi et me disait : "Sénéchal, laissons hurler cette chiennaille ; car, par la coiffe Dieu (c'est ainsi qu'il jurait) ! nous parlerons encore de cette journée, vous et moi, dans les chambres des dames(11) !"

Au soleil couchant, le connétable nous amena les arbalétriers du roi à pied, qui se mirent en rang derrière nous. Et quand les Sarrasins les virent mettre le pied dans l'étrier des arbalètes(12), ils s'enfuirent et nous laissèrent.

Alors le connétable me dit : "Sénéchal, voilà qui est bien. Allez maintenant vers le roi, et ne le quittez pas d'aujourd'hui jusqu'à ce qu'il soit dans sa tente".

Comme j'arrivais, monseigneur Jean de Valeri vint à lui et lui dit : "Sire, monseigneur Gaucher de Châtillon vous prie de lui confier le soin de l'arrière-garde". Le roi le fit volontiers et se mit en chemin pour revenir à notre camp. Comme nous cheminions, je lui fis ôter son heaume et lui donnai mon chapeau de fer pour qu'il pût mieux respirer.

À ce moment vint à lui frère Henri de Rosnai, prévôt de l'Hôpital(13), qui avait passé le fleuve ; il lui baisa la main tout armé, et lui demanda s'il avait des nouvelles du comte d'Artois son frère, et le roi lui dit qu'il en avait assurément, car il était certain que son frère le comte d'Artois était en paradis. "Eh bien sire, dit le prévôt, vous devez avoir grand réconfort en ce malheur ; car jamais roi de France n'eut un honneur aussi grand que celui qui vous est échu aujourd'hui : vous avez passé un fleuve à la nage pour combattre vos ennemis, vous les avez défaits et mis en fuite, et vous avez conquis leurs machines et leur camp, où vous coucherez cette nuit même".

Et le roi répondit "que Dieu fût adoré pour tout ce qu'il lui donnait", et les larmes lui tombaient des yeux bien grosses.

 

Notes

(1) Joinville, qui était un grand seigneur, avait neuf chevaliers à sa solde, dont chacun à son tour commandait une troupe plus ou moins forte.
(2) Un chevalier banneret, c'est-à-dire ayant le droit de faire porter une bannière à ses armes, avait lui-même d'autres chevaliers sous ses ordres.
(3) Cette formule, employée en parlant de quelqu'un, signifie toujours, naturellement, qu'il est mort.
(4) Il s'agit du fameux pèlerinage Saint-Jacques de Compostelle, en Galice, que Joinville paraît avoir fait très jeune, en 1242. Les pèlerinages plus ou moins lointains étaient très souvent ordonnés comme pénitence.
(5) Charles d'Anjou, frère de saint Louis, plus tard roi de Sicile.
(6) Érard de Sivri, par un point d'honneur dont les chansons de geste et l'histoire offrent de nombreux exemples, craignait le blâme s'il abandonnait ses compagnons en danger pour chercher du secours. Il ne s'y décide que parce que tous l'y engagent et que d'ailleurs il se sent blessé à mort.
(7) C'est-à-dire un grand seigneur, comme rico hombre en espagnol.
(8) On trouve ici la trace du mépris qu'avaient les chevaliers pour les armes de jet et ceux qui les employaient. Ce mépris s'exprime clairement dans les vers souvent cités de Girard de Vienne :
Honte à celui qui premier fut archer !
C'était un lâche : il n'osait approcher
.
(9) Pierre, dit Mauclere, qui jadis avait combattu le roi de France ; il avait résigné son duché en 1237. Il mourut en mer en retournant d'Égypte en France.
(10) Il jure par la mort de Dieu, par les plaies de Dieu, formules fréquentes de jurons. D'où morbleu, et de même corbleu, ventrebleu, palsambleu, pour corps Dieu, ventre Dieu, par le sang Dieu
(11) Nous dirions aujourd'hui : "dans les salons".
(12) Les grandes arbalètes se bandaient au moyen d'un étrier sur lequel on appuyait fortement le pied.
(13) "L'Hôpital", c'est-à-dire l'ordre militaire de Saint-Jean ou des Hospitaliers de Jérusalem, devenus plus tard les chevaliers de Rhodes, puis les chevaliers de Malte.

 

 


 

 

Vocabulaire explicatif (notes de G. Paris)

 

Chapeau de fer : casque léger qui ne couvrait que le haut de la tête.

Connétable : commandant en chef des armées du roi de France.

Feu grégeois : (= feu grec). Composition chimique dont on n'a pas tout à fait retrouvé le secret. Il brûlait, sans qu'on pût l'éteindre, tout ce à quoi il se prenait. On le lançait d'ordinaire à la main dans des pots ou des fioles.

Gamboison : comme le hoqueton, sorte de vêtement de coton plus ou moins rembourré qu'on portait sous le haubert (ou cotte de mailles)

Heaume : casque.

Monseigneur : ce titre était affecté aux chevaliers, et en les nommant à la troisième personne, non faisait précéder leur nom de ce titre (messire en est une autre forme).

Ost : Ce mot signifie une armée en expédition, qu'elle soit campée ou en marche ; il se dit aussi quelquefois d'une flotte de guerre.

Prévôt : officier civil d'un seigneur féodal, chargé de rendre la justice entre les vassaux non nobles. Le prévôt de l'ordre de l'Hôpital était un dignitaire investi de fonctions judiciaires.

Prud'homme : ce mot désigne, au moyen âge, un homme pourvu de toutes les vertus purement laïques, surtout de sagesse, de prudence et d'intégrité. Il se prend souvent dans un sens assez vague pour désigner en général un homme honorable, considéré.

Ribaud : homme de rien, de conduite peu estimable, adonné aux plus bas offices sociaux ; se prend comme terme général de mépris.

Sénéchal : le sénéchal avait, dans une cour féodale, à la fois des fonctions judiciaires et la surveillance de tout ce qui concernait la tenue de la maison seigneuriale.

Sergent : combattant non nobles ; il y avait les sergents à pied et à cheval.

Vilain : proprement "paysan", et surtout "paysan de condition servile". Ce mot avait pris le sens général "d'homme de basse condition, sans éducation, grossier", par opposition à courtois, "qui fréquente la cour, bien élevé, de manières distinguées"

 

© G. Paris, in Récits extraits des poètes et prosateurs du Moyen Âge, Librairie Hachette, 1896, pp. 195-205

 

La "décision du Ministre de l'Instruction publique en date du 6 août 1895", à laquelle G. Paris fait allusion, est en réalité l'Arrêté du 6 août 1895 qui propose une liste indicative d'auteurs à étudier en classe de français (s'agissant des horaires, 13 heures sont dévolues en classe de 6e à cet enseignement, plus les heures de latin : à rapprocher de l'horaire aujourd'hui consacré à l'étude de notre langue !). Si je laisse de côté ce qui concerne le Programme d'enseignement de la langue latine, je note qu'il s'agit de Morceaux choisis de prose et de vers des classiques français : La Fontaine. — Fables (les six premiers livres) , Fénelon. — Télémaque, Buffon. — Extraits descriptifs, Récits extraits des prosateurs et poètes du moyen âge et mis en français moderne - livre de lecture ou d'explication cursive - (ce qui est très précisément l'objet de l'opuscule de Gaston Paris).

 


 

 

===>Expériences et témoignages : l'étude de la littérature médiévale en classe de 3e (et en 1958...)

 

 


 

III. Le texte original de Jean de Joinville

[Histoire de Saint-Louis, Credo et Lettre à Louis X / Jean sire de Joinville]

 

XLVI

[Joinville, blessé et bloqué par les Sarrazins, est délivré par le comte d'Anjou]

220 Je et mi chevalier acordames que nous iriens sus courre à plusours Turs qui chargeoient lour harnois à main senestre en lour ost, et lour courumes sus. Endementres que nous les chaciens parmi l'ost, je resgardai un Sarrazin qui montoit sur son cheval : uns siens chevaliers li tenoit le frain.
221. Là où il tenoit ses dous main à sa selle pour monter, je li donnai de mon glaive par desous les esselles et le getai mort ; et quand ses chevaliers vit ce, il laissa son signour et son cheval, et m'apoia, au passer que je fis, de son glaive entre les dous espaules, et me coucha sur le col de mon cheval, et me tint si pressei que je ne pouoie traire m'espée que j'avoie ceinte. Si me couvint traire l'espée qui estoit à mon cheval ; et quand il vit que j'oz m'espée traite, si tira son glaive à li et me lessa.
222. Quand je et mi chevalier venimes hors de l'ost aus Sarrazins, nous trouvames bien six mille Turs, par esme, qui avoient lessies lour herberges et se estoient trait aus chans. Quand il nous virent, il nous vindrent sus courre, et occistrent monsignour Huon de Trichastel, signour de Conflans, qui estoit avec moy à baniere. Je et mi chevalier ferimes des esperons, et alames rescourre monsignour Raoul de Wanou, qui estoit avec moy, que il avoient tirié à terre.
223. Endementieres que je en revenoie, li Turc n'apuierent de lour glaives ; mes chevaus s'agenoilla pour le fais que il senti, et je en alai outre parmi les oreilles dou cheval. Et me resdreçai, au plus tost que je peu, mon escu à mon col et m'espée en ma main ; et messires Erars de Severy (que Dieux absoille !), qui estoit entour moy, vint à moy et nous dist que nous treissiens emprès une maison deffaite, et illec atenderiens le roy qui venoit. Ainsi comme nous en aliens à pié et à cheval, une grans route de Turs vint hurter à nous, et me porterent à terre, et alerent par dessus moy, et firent voler mon escu de mon col.
224. Et quant ils furent outre passei, messires Erars de Syverey revint vers moy et m'emmena, et en alames jusques aus murs de la maison deffaite ; et illec revindrent à nous messires Hugues d'Escoz, messires Ferris de Loupey, messires Renaus de Menoncourt. Illec li Turc nous assailloient de toutes pars ; une partie d'aus entrerent en la maison deffaite, et nous piquoient de lour glaives par desus. Lors me dirent mi chevalier que je les preisse par les frains ; et je si fis pour que li cheval ne s'enfouissent. Et il se deffendoient des Turs si viguerousement ; car il furent loei de touz les preudomes de l'ost, et de ceus qui virent le fait et de ceus qui l'oïrent dire.
225. Là fu navrez messires Hugues d'Escoz de trois glaives ou visaige, et messires Raous, et messires Ferris de Loupey d'un glaive parmi les espaules ; et fu la plaie si large que li sans li venoit dou cors aussi comme li bondons d'un tonnel. Messire Erars de Syverey fu ferus d'une espée parmi le visaige, si que li nez chéoit sus le levre. Et lors il me souvint de monsignour saint Jacque, que je requis : "Biaus sire sains Jacques, aidiés-moy et secourez à ce "besoing".
226. Maintenant que j'oi faite ma priere, messires Erars de Syverey me dist : "Sire, se vous cuidiès que je ne mi hoir n'eussiens reprouvier, je vous iroie querre secours au conte d'Anjou, que je voi là en mi les chans". Et je li dis : "Messire Erars, il me semble que vous feriés vostre grant honour, se vous nous aliés querre aide pour nos vies sauver ; car la vostre est bien an avanture". Et je disoie bien voir ; car il fu mors de cette bleceure. Il demanda consoil à touz nos chevaliers qui là estoient, et tuit li louerent ce que je li avoie loei ; et quant il oye ce, il me pria que je li lessasse aler son cheval, que je li tenoie par le frain avec les autres ; et je si fiz.
227. Au conte d'Anjou vint, et li requist que il me venist secourre moy et mes chevaliers. Uns riches hom qui estoit avec li, li desloa ; et li cuens d'Anjou li dist que il feroit ce que mes chevaliers li requeroit : son frain tourna pour nous venir aidier, et plusour de ses serjans ferirent des esperons. Quant li Sarrazin les virent, si nous lessierent. Devant ces sergans vint messires Pierres de Alberive, l'espée ou poing ; et quant il vit que li Sarrazin nous orent lessié, il courut sur tout plein de Sarrazins qui tenoient monsignour Raoul de Vaunou, et le rescoy moult blecié.

XLVII

228. Là où je estoie à pié et mi chevalier, aussi bleciez comme il est devant dit, vint li roys à toute sa bataille, à grant noyse et à grant bruit de trompes et de nacaires, et se aresta sur un chemin levei. Mais onques si bel armei ne vi ; car il paroit desur toute sa gent dès les espaules en amont, un haume dorei en son chief, une épée d'Alemaingne en sa main.
229. Quant il fut là arrestez, sui bon chevalier que il avoit en sa bataille, que je vous ai avant nommez, se lancierent entre les Turs, et plusour des vaillans chevaliers qui estoient en la bataille le roy. Et sachiés que ce fut un très-biaus fais d'armes ; car nulz n'i traioit ne d'arc ne d'arbalestre, ainçois estoit li fereis de maces et d'espées, des Turs et de nostre gent, qui tuit estoient mellei. Uns miens escuiers, qui s'en estoit fuis atout ma baniere et estoit revenus à moy, me bailla un mien roncin flament sur quoy je montai, et me trais vers le roy touz coste à coste.

[On conseille au roi...]

........................................

233. [...] Et je dis au connestable que je seroie ses chevaliers, et il m'en mercia mout. Nous nous meismes à la voie pour aler à la Massoure.
234. Lors vint uns serjans à mace au connestable, touz effraez, et li dist que li roys estoit arestez, et li Turc s'estoient mis entre li et nous. Nous nous tornames, et veimes que il en y avoit bien mil et plus entre li et nous ; et nous n'estiens que six. Lors dis-je au connestable : "Sire, nous n'avons pooir d'aler au roy parmi ceste gent ; maiz alons amont, et metons cest fossei que vous véez devant vous, entre nous et aus, et ainsi pourrons revenir au roy". Ainsi comme je le louai, li connestables le fist. Et sachiez que se il se fussent pris garde de nous, il nous eussent touz morts ; mais il entendoient au roy et aus autres grosses batailles : par quoy il cuidoient que nous fussiens des lour.


[Le roi et toute l'armée...]


235. Tandis que nous reveniens aval pardesus le flum, entre le ru et le flum, nous veimes que li roys estoit venus sur le flum, et que li Turc en amenoient les autres batailles le roy, ferant et batant de maces et d'espées ; et firent flatir toutes les autres batailles avec les batailles le roy sur le flum. Là fu la desconfiture si grans que plusour de nos gens recuidierent passer à nou par devers le duc de Bourgoingne : ce que ne porent faire ; car li cheval estoient lassei et li jours estoit eschaufez ; si que nous voiens, endementieres que nous veniens aval, que li fluns estoit couvers de lances et de escus, et de chevaus et de gens qui se noioient et perissoient.
236. Nous venimes à un poncel qui estoit parmi le ru, et je dis au connestable que nous demourissiens pour garder ce poncel ; "car si nous le lessons, il ferront sus le roy par deçà ; et ce nostre gent sont assailli de dous pars, il pourront bien perdre". Et nous le feismes ainsinc. Et dist l'on que nous estiens trestuit perdu dès cette journée, se li cors le roy ne fust. Car li sires de Courtenay et messires Jehans de Saillenay me conterent que sis Turc estoient venu au frain le roy et lemmenoient pris ; et il tous seuz s'en delivra, aus grans cos que il lour donna de s'espée. Et quant sa gent virent que li roy metoit deffense en li, il pristrent cuer, et lessierent le passaige dou flum plusour d'aus, et se trestrent vers le roy pour li aidier.
237. A nous tout droit qui gardiens le poncel vint li cuens Pierre de Bretaingne, qui venoit tout droit de vers la Massoure, et estoit navrez d'une espée parmi le visaige, si que li sans li chéoit en la bouche. Sus un bas cheval bien fourni séoit ; ses renes avoit getées sur l'arçon de sa selle et le tenoit à ses dous mains, pour que sa gent qui estoient darieres, qui mout le pressoient, ne le getassent dou pas. Bien sembloit que il les prisast pou ; car quant il crachoit le sanc de sa bouche, il disoit mout souvent : "Voi ! par le Chief Dieu ! avez veu de ces ribaus ?" En la fin de sa bataille, venoit li cuens de Soissons et messires Pierre de Noville, que l'on appeloit Caier, qui assez avoient souffert de cos celle journée.
238. Quant il furent passei, et li Turc virent que nous gardiens le pont, il les lessierent, et quant il virent que nous aviens tournez les visaiges vers aus. Je ving au conte de Soissons, cui cousine germainne j'avoie espousée, et li dis : "Sire, je crois que vous feriés bien, se vous demouriés à ce poncel garder ; car se nous lessons le poncel, cist Turc que vous véez ci devant vous, se ferront jà parmi ; et ainsi iert li roys assaillis par deriere et par devant". Et il demanda, se il demouroit, se je demouroie ; et je li respondi : "Oïl, mout volentiers". Quant li connestables oy ce, il me dist que je ne partisse de là tant que il revenist, et il nous iroit querre secours.

XLIX

 

239. Là où je demourai ainsi sus mon roncin, me demoura li cuens de Soissons à destre, et messires Pierres de Noville à senestre. A tant es vous un Turc qui vint de vers la bataille le roy, qui dariere nous estoit ; et feri par darieres monsignour Pierre de Noville d'une mace, et le coucha sus le col de son cheval dou cop que il li donna, et puis se feri outre le pont et se lança entre sa gent. [...]

240. Devant nous, avoit dous serjans le roy, dont li uns avoit non Guillaume de Boon et li autres Jehan de Gamaches, à cui li Turc qui s'estoient mis entre le flum et le ru, amenerent tout plein de vileins à pié, qui lour getoient motes de terres : onques ne les porent mettre sur nous. Au darrien, il amenerent un vilain à pié, qui lour geta trois foiz le feu gregois. L'une des foiz, requeilli Guillaumes de Boon le pot de gregoiz à sa roelle ; car se il se fust pris à riens sur li, il eust estei touz ars.
241. Nous estiens tuit couvert de pylés qui eschapoient des sergens. Or avint ainsi que je trouvai un gamboison d'estoupes à un Sarrazin ; je tournai le fendu devers moy, et fis escu dou gamboison, qui m'ot grant mestier ; car je ne fu pas bleciez de lour pylés que en cinc lieus, et mes roncins en quinze lieus. Or avint encore ainsi que uns miens bourjois de Joinville m'aporta une baniere de mes armes, à un fer de glaive ; et toutes les foiz que nous voiens que il pressoient les serjans, nous lour couriens sus,et il s'enfuioient.
242. Li bons cuens de Soissons, en ce point là où nous estiens, se moquoit à moy et me disoit : "Senechaus, lessons huer ceste chiennaille ; que par la Quoife Dieu ! (ainsi comme il juroit) encore en parlerons-nous, entre vous et moi, de ceste journée es chambres des dames".

L

243. Le soir, au soleil couchant, nous amena li connestables les arbalestriers le roy à pié, st s'arangierent devant nous ; et quant li Sarrazin nous virent mettre pié en l'estrier des arbalestes, il s'enfuirent et nous laissierent. Et lors me dist li connestable : "Senechaus, c'est bien fait ; or vous en alez vers le roy, si ne le lessiés huimais jusques à tant que il iert descendus en son paveillon". Sitost comme je ving au roy, messires Jehans de Waleri vint à li et li dist : "Sire, messires de Chasteillon vous prie que vous li donnez l'ariere-garde". Et li roy si fist mout volentiers, et puis si se mist en chemin. Endementieres que nous en veniens, je li fis oster son hyaume, et li baillai mon chapel de fer pour avoir le vent.
244. Et lors vint freres Henris de Ronnay, prevoz de l'Ospital, à li qui avoi passei la riviere, et li besa la main toute armée. Et il li demanda se il savoit nulles nouvelles dou conte d'Artois, son frere ; et il li dist que il en savoit bien nouvelles, car estoit certeins que ses freres li cuens d'Artois estoit en paradis : "Hé, sire, dist li prevoz, vous en ayés bon reconfort ; car si grans honnours n'avint onques à roy de France comme il vous est avenu. Car pour combattre à vos ennemis avez passei une riviere à nou, et les avez desconfiz et chaciez dou champ, et gaaingniés lour engins et lour heberges, là où vous gerrés encore ennuit". Et li roys respondit que Diex en fust aourez de tout ce que il li donnoit ; et lors li chéoient les lermes des yex mout grosses. [page 134]

 

© G. Paris, in Récits extraits des poètes et prosateurs du Moyen Âge, Librairie Hachette, 1896, pp. 195-205

 

 


 

IV. En guise de provisoire conclusion...

 

 

D'ailleurs, puisque je me suis "dévoilé" au tout début de ce texte, pourquoi ne pas continuer à filer la métaphore, si je puis m'exprimer ainsi, tout en demeurant à Dax, et plus précisément au formidable espace culturel de Leclerc - du moins formidable par l'emprise au sol.

Se promène-t-on dans cet immense espace soi-disant dévolu à la culture (mais nous allons voir ce qu'est la culture, aujourd'hui), alors on se rend compte que ce qu'il est habituellement convenu de nommer littérature, même de seconde zone, n'occupe que le dixième de la salle, relégué à main droite (il y a tout de même le dernier Compagnon sur Proust du côté juif, et des tas de "policiers" d’ailleurs impossibles à feuilleter, car littéralement au ras du sol).

Tout le reste, qui est donc magnifié, c'est d'une part une "formidable" collection de mangas, je dirai même, car elle occupe un secteur entier, impressionnante, pour reprendre le qualificatif favori d'un ami très cher. Vous me direz, les jeunes "roulent" japonais (ah, elles sont passées où les Terrot et autres Magnat-Debon de mon adolescence ?) et donc ils "lisent" (mais est-ce véritablement de la lecture ?) aussi japonais ; ou, plus exactement, l'écrit les rebutant sans doute (ils le kiffent guère, n’est-ce pas), ils "lisent" des livres d'images, farcis du minimum syndical de texte.

Et c'est d’autre part une "impressionnante" collection de bandes dessinées, qui doit  occuper pas loin de la moitié de la salle. Ah, j'oubliais : en marge, mais vraiment à la marge de cet "impressionnant" ensemble, on trouve quand même quelques livres "normaux" ; pour les ados : Donjons et Dramas, La vie compliquée de Léa, Mille baisers pour un garçon, Vanja et le loup, Confessions d'un garçon anxieux, intello et légèrement amoureux, Katsuro le titan... ; et pour "la jeunesse" : La vie compliquée de Léa (encore elle ! Un must !), Le chevalier Sir Louis et l'odieuse donzelle (rien à voir, je présume, avec le frère du comte d'Artois), Le journal de Dylane, Miss Parfaite, Le journal de Luna, Ma vie de gâteau sec (sans doute sponsorisé par Le Petit Ecolier, Lefèvre-Utile ou La mère Poulard)...

Comme on le voit, rien que des classiques confirmés. Et dire que certains, il n'y a pas si longtemps, perdaient leur temps à lire Colomba, Le capitaine Fracasse, François le Champi et autres romans champêtres de George Sand ! Ceci dit, je ne méconnais nullement que le fils du petit épicier de Landerneau n’est précisément pas un philanthrope : il vend ce qui s’achète, point (il est vrai qu’on pourrait retourner la proposition : les gens achètent ce qu’on leur propose à la vente).

100 agendasMais si le choix offert à nos jeunes, en matière de lecture (de lecture vraie, si je puis employer cette expression) est particulièrement étique, en revanche je me dois de signaler l’abondance "impressionnante" des cahiers de textes (enfin, peut-on nommer cahiers de textes ces choses outragement bariolées ? Bon, je me tais) : une bonne centaine, je les ai comptés, oui, je les ai comptés ! Si, avec ça, ils ne vont pas travailler de tout cœur à l’amélioration de leurs connaissances…

Quittant cet espace culturel, j'ai immédiatement revu les quatre tiers pagnolesques de César : d'abord à droite un tiers de littérature, mais attention, un tout petit tiers. Bon. Maintenant, un tiers de livres pour la jeunesse. Un peu plus gros. Bon. Ensuite, un BON tiers de mangas. Regarde les couvertures. Regarde comme c'est joli. Et à la fin, tout à gauche, un GRAND tiers de bandes dessinées. Voilà.

Bref, assez bavassé. Nous étions naguère une nation littéraire - c'est du moins ainsi que les autres nous percevaient. À force d'inculture et de conformisme, le temps faisant irrésistiblement son œuvre, nous ne serons bientôt plus qu'une nation d'illettrés : Pisa et Shanghai nous ont assez avertis. Comme disait l’autre (Ah ! L’infâme !) nous serons passés de l'ombre à la lumière...

 


 

V. Images d'un temps passé (révolu ?)

 

S'il convient de déplorer l'éloignement quasi-systématique des scolaires de nos grands auteurs consacrés - et l'étude de la préface de Gaston Paris en apporte une preuve indubitable, par l'absurde pourrait-on dire, on doit aussi se poser la question de l'enseignement de l'Histoire, tel qu'il est pratiqué de nos jours. Encore un exemple par l'absurde, ces "images" extraites d'un manuel des années soixante (bon sang ! Ce n'est tout de même pas la Préhistoire !) destiné aux enfants de CE1. Et dont les auteurs sont de très respectables hauts fonctionnaires de l'Education nationale, et non de dangereux agitateurs. Il s'agit de René Ozouf (1889-1959), ancien élève de l'École normale supérieure et Louis Leterrier (Directeur de l'École normale de Caen, en 1933, puis Inspecteur de l'enseignement primaire de la Seine en 1948), célèbre à cause des "Répartitions Leterrier" dont tout instituteur des années 50-80 faisait son livre de chevet ! J'ajoute que les "belles images" qui sont présentées dans ce livre embellissent sans doute les scènes qu'elles prétendent illustrer - on pourra les traiter d'Images d'Epinal -, mais que le texte qui les accompagne est parfaitement exact.
Quoi qu'il en soit, la préface de l'ouvrage donne le ton. Encore une démonstration par l'absurde ! C'est pourquoi la célèbre phrase du triste sieur Lang, "nous passons de l'ombre à la lumière" me paraît devoir être surtout une cynique antiphrase, que de distingués sociologues ont savamment illutrée avec leur fameux "Le niveau monte". Tu parles, Charles ! Jette donc un oeil sur les classements Pisa !
Mais une autre question vient immédiatement à l'esprit, et elle est lancinante : serait-il politiquement correct, aujourd'hui, d'enseigner ainsi nos chères têtes blondes, sans heurter celles qui le sont moins ? La France doit-elle systématiquement avoir honte de son Histoire ? Sommes-nous condamnés à choisir entre le profil bas, et l'horrible sort infligé à Samuel Paty ?

 

 

5.1.- Une Préface

 

On a souvent critiqué, non sans raison, l'enseignement de l'histoire aux petits enfants qui viennent tout juste d'apprendre à lire au cours préparatoire. Mais nul ne conteste leur goût pour les images. Pourquoi, dès lors, ne pas tenter de leur offrir une "histoire en images" ? Si le "jargon historique" les dépasse sans aucun doute, il est vrai par contre que l'image, impressionnant vivement leur regard, demeure, bien souvent d'une manière ineffaçable, dans leur mémoire et permet de fixer plus sûrement les connaissances qui y sont associées.

Il fallait toutefois concevoir une Illustration qui réunît à la fois exactitude documentaire et valeur artistique. Grâce au séduisant talent d'André Galland, cette conception est ici réalisée d'une manière qui, nous en sommes persuadés, plaira aux élèves et aux maîtres. Toutes les gravures sont inspirées de documents, certaines même en sont la reproduction fidèle, chaque fois que ceux-ci pouvaient être mis directement à la portée d'enfants de sept ans. On trouvera d'ailleurs, au bas des pages, l'indication de nos "sources".

Comment utiliser ce petit album d'images historiques ? Son inspiration est tout entière contenue dans ce passage des Instructions officielles de 1945 : "On devra saisir toutes les occasions de ménager une large part à l'observation". La leçon d'histoire sera donc, avant tout, un exercice d'observation, une lecture d'image. Le maître pourra s'inspirer tout d'abord du plan d'observation sommaire que nous lui offrons. Mais tout son effort sera de diriger l'attention des élèves, dans l'ordre suggéré par ce plan, sur les divers aspects de l'image, de leur en faire découvrir tous les détails pour les leur expliquer ensuite. Partant de là, il complétera l'observation par un récit très simple. Pour terminer, on fera lire le texte de quelques lignes qui accompagne les gravures et on donnera le résumé à apprendre par coeur.
Ainsi, de belles images permettront de retenir ces "belles histoires" auxquelles se borne sagement l'ambition des Instructions officielles pour les élèves du cours élémentaire.

[L'image de couverture représente l'embarquement de Saint Louis pour la Croisade à Aigues-Mortes]

 

 

5.2.- Quelques "images"

 

Charles Martel

 

ozouf leterrier

 

 

Les Croisades

 

ozouf leterrier

 

 

Saint Louis

 

ozouf leterrier

 

 

Médine
Apostasie
"Les meurtres de masse en islam sont vieux comme l’islam et ne sont pas près de disparaître. Le massacre des tribus juives de Médine et les guerres dites de l’apostasie ont été des monuments historiques dans la tuerie de masse. On en a des récits hallucinants. La chose s’est perpétuée et perdurera tant que l’islamisme n’aura pas réalisé son but, la domination mondiale".

[Boualem Sansal, in Le Figaro du 22 août 2022]