Ce sujet de composition française me paraît, certes, bien éloigné, je le crains, des "préoccupations" (et des capacités) de nos élèves de Seconde d'aujourd'hui... Et cependant, sa mise en ligne veut célébrer une découverte archéologique capitale : sur le site d’Olympie (Péloponnèse), au début de ce mois de juillet 2018, des archéologues grecs et allemands ont exhumé une tablette en argile sur laquelle sont gravés treize vers appartenant au quatorzième chant de l'Odyssée, qui rapportent le dialogue d’Ulysse, enfin de retour chez lui, avec son porcher Eumaios. On pense pour l'instant qu'il s'agit de la plus ancienne trace écrite de l'Odyssée, d'où le caractère véritablement sensationnel de cette découverte.
Et maintenant, penchons-nous sur les raisons de croire (ou de ne pas croire) que ce bon La Fontaine fut notre Homère !

 

 

Sujet : On a dit que La Fontaine était notre Homère. Après avoir montré ce que l'œuvre d'Homère signifiait pour les Grecs, vous rechercherez des ressemblances et des différences entre notre fabuliste et le poète épique ancien,

 

 

Introduction

 

Chaque littérature peut être sommairement représentée par un géant qui lui donne sa forme et en résume l'originalité. L'Angleterre a Shakespeare, l'Italie Dante comme la Grèce avait Homère. Mais peut-on attribuer un rôle analogue à La Fontaine ? À l'époque où la critique était encore dogmatique ou esthétique, Joubert, puis Sainte-Beuve, ont appelé La Fontaine notre Homère. Cet éloge est-il justifié ou ne constitue-t-il pas une simplification abusive ?

 

 

1. Définition d'Homère

 

Pour voir si l'œuvre de La Fontaine présente des caractères communs avec celle d'Homère, il importe de définir ces derniers. Ensuite seulement la confrontation sera possible.

L'œuvre de celui, quel qu'il soit, que l'on a nommé Homère contient en substance le tableau d'une civilisation complète, en temps de guerre, dans l'Iliade, de paix dans l'Odyssée. Nous y voyons les combats, l'emploi de la force et de la ruse, les individualités qui s'opposent. Ces épopées contiennent aussi toute une philosophie et une religion, très simples d'ailleurs : elles furent pour les Grecs un manuel d'éducation, de sagesse. Même les Grecs de l'époque classique ressemblent dans une certaine mesure à Ulysse.

La valeur universelle de l'œuvre est due à la variété des personnages, des genres, des tons (due peut-être aux interpolateurs). Dans l'Iliade et l'Odyssée la tragédie et l'épopée se côtoient ; mais parfois le dialogue est familier, simple et le comique fin n'en est pas toujours exclu. Fénelon admirait surtout le bonhomme Eumée, et la poésie sans prétention de l'Odyssée. En fait, on trouve tous les tons chez Homère et, dans les meilleurs passages, le naturel à l'état pur. L'apparente naïveté y est le produit d'une civilisation nullement barbare mais courtoise, cultivant les arts, sachant les règles de l'art de vivre.

 

 

II. Différences entre La Fontaine et Homère

 

Il est évident que La Fontaine diffère considérablement d'Homère. La littérature du XVIIe siècle est une littérature raffinée, épurée, réglée, et surtout une littérature d'imitation qui bride les tendances "romantiques" du XVIe siècle et retrouve le naturel surtout par imitation des Anciens, et souvent plus de Virgile (imitateur lui-même) que d'Homère que beaucoup ne savent pas lire dans le texte. Le naturel de La Fontaine est un naturel savamment retrouvé : sa nonchalance est le produit de l'artifice.

Vivant dans un monde de châteaux somptueux et de salons, La Fontaine ne peut retrouver la force épique d'un Homère ; dans le premier poème du Livre II des Fables il montre bien, après avoir imité Homère, par jeu, qu'il n'a pas choisi l'épopée homérique, mais seulement la narration des "mensonges d'Ésope".

Les Fables contiennent donc beaucoup moins d'héroïsme que l'Iliade ; leurs aventures plus prosaïques se rapprochent parfois de l'Odyssée. Cet aspect terre à terre nous frappe surtout lorsque La Fontaine parle des dieux, de la religion et de ses ministres. Jamais chez Homère nous ne trouvons cet irrespect, ce persiflage qui caractérise La Fontaine mettant en scène prêtres et devins.

Les différences entre La Fontaine et Homère sont donc tellement considérables que la formule "La Fontaine est notre Homère" ne saurait être prise au pied de la lettre.

 

 

III. Ressemblances

 

a). Imitation directe.

Il est indiscutable que La Fontaine est profondément influencé par Homère qu'il connaît très bien. Les luttes entre ses animaux font penser à cette Iliade burlesque qu'était la Batrachomyomachie longtemps attribuée à Homère. La première fable du douzième Livre, Les Compagnons d'Ulysse, est directement inspirée de l'Odyssée. À la manière des Grecs, La Fontaine tire une morale ou une philosophie d'un passage d'Homère. Il invoque aussi l'exemple d'Homère dans Philémon et Baucis. Dans l'Épître à Huet, il écrit :

Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse

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b). Valeur éducative.

Plus encore qu'Homère, La Fontaine a abordé les domaines les plus divers, traité toutes sortes de situations, dégagé l'attitude la plus sage. Comme leçons politiques nous apprenons entre autres l'inutilité de certaines assemblées délibérantes (II, 2), les conséquences fâcheuses des petits égoïsmes nationaux (IV, 4), les inconvénients des changements de régime (III, 4), l'art de la guerre (III, 5), la difficulté de contenter tout le monde (III, 1). Les leçons concernant la vie privée sont les plus nombreuses, car les Fables sont en partie le résultat de l'observation des paysans de la région de Château-Thierry. Nous y apprenons comment se comportent les individus, les familles. Même la chasse et la pêche nous sont enseignées.

Ce que les Grecs cherchaient dans Homère et en extrayaient non sans efforts et sans artifices, se trouve tout à fait à notre portée chez La Fontaine. Celui-ci évoque la vie française, comme Homère peignait la civilisation achéenne. 

c). Psychologie.

On peut dire des Fables qu'elles sont une enquête sur l'homme et l'humanité. L'Odyssée nous montrait l'image la plus typique du caractère grec. Dans les Fables nous voyons le caractère français chez le roi, les nobles, les manants et les croquants : un caractère peu mystique, bonhomme, s'adaptant à la vie, se débrouillant pour survivre, faisant le bien plutôt par intérêt, capable de sottise, ou de grande sagesse.

Les Fables sont l'épopée authentique du paysan français inspirée du Moyen âge et de Rabelais. Les luttes de l'Iliade et de l'Odyssée sont transposées en France à un niveau moins aristocratique, et en un ton plutôt "gaulois". Mais on peut dire que ces fables sont une épopée véritable en ce sens que l'auteur n'a pas imité servilement ce qui ne pouvait passer en français, mais qu'il a trouvé la matière et le style vraiment populaires.

d). Tons, variété.

La variété de tons est plus grande que chez Homère. On trouve dans les Fables beaucoup de comédie, puis de la tragédie et de l'épopée traitées en un style persifleur. La même variété se retrouve chez les personnages. Enfin le merveilleux, l'aspect légendaire ne manquent pas dans les Fables. Les dieux y interviennent, font des miracles. Seulement Homère traite les dieux avec dévotion, La Fontaine avec une désinvolture qui rappelle Ovide.

 

 

Conclusion

 

On pourrait corriger l'opinion de Joubert et Sainte-Beuve en disant que La Fontaine est plus que notre Homère, c'est-il-dire qu'il représente bien mieux le caractère, la philosophie, l'épopée de la France qu'Homère ne représente les Grecs. C'est qu'Homère ne disposait pas d'un genre aussi souple que la fable ni d'une langue aussi perfectionnée que celle du XVIIe siècle français. Enfin il a vécu plus d'un demi-millénaire avant l'âge classique grec.

Avant Homère, il n'y avait rien. Mais avant La Fontaine, il y avait tous les génies dont il déclare s'inspirer : Platon, Térence, Horace, Virgile, Quintilien, l'Arioste, le Tasse, Machiavel, Boccace (cf. Épître à Huet). Le mérite de La Fontaine est donc d'avoir réussi une parfaite synthèse de ses sources d'inspiration et d'en avoir fait, comme Homère, un chef-d'œuvre national et humain dont la première qualité est le naturel. G. MEYER Agrégé des Lettres 69  in Les Humanités Hatier n° 450, novembre 1969

 

 

© Gaston Meyer, Agrégé des Lettres (1946), in Les Humanités Hatier n° 450, novembre 1969.

 

 

 


 

 

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