Je fus aux eaux. Terrorisé - ou consterné - par le QI de nombre de curistes, qui tutoyait celui du GJ moyen, je m'en fus me réfugier, en dehors des soins thermaux, à la bibliothèque municipale du lieu. Assez bien achalandée, elle offrait entre autres plusieurs centaines de "livres lus" (tendance des locaux à préférer écouter un texte, plutôt qu'à le découvrir en le lisant ?). Devant passer pas mal de temps sur les routes à la même période, j'empruntai, un peu au hasard, le Dora Bruder de Modiano, que je convertis en mp3. Modiano y raconte sa quête obsédante du destin d'une jeune adolescente juive vivant sous l'Occupation, fugueuse récidiviste - comme il fut lui-même un fugueur récidiviste ("la fugue - paraît-il - est un appel au secours et quelquefois une forme de suicide. Vous éprouvez quand même un bref sentiment d’éternité. Vous n’avez pas seulement tranché les liens avec le monde, mais aussi avec le temps"). Et tout en roulant, j'écoutai le texte (cependant incomplet - mais lu par un excellent Didier Sandre).
Ce fut pour moi un véritable bouleversement, qui ne m'a guère quitté, même après avoir décidé d'aller fouler la "Promenade Dora Bruder", récemment inaugurée. J'ai voulu faire partager mon émotion, et quelle meilleure occasion que cette présente Journée de la Déportation : ce sera en proposant un texte qui, précisément, ne figure pas dans le "livre lu" (et Modiano explique pourquoi : les contraintes de temps d'écoute d'un CD). Et ce texte, c'est Modiano racontant un épisode des Misérables, la fuite de Jean Valjean et de Cosette, en des lieux que connut aussi, plus tard, la jeune Dora : ainsi la fiction hugolienne rejoignait, sous la plume du récent Prix Nobel (Modiano, le jeune frère symbolique de Dora !), la sombre réalité de l'Occupation.
"Tendresse attristée" : la formule est empruntée à Jean Genet qui connut, comme Dora (mais lui, en tant que droit commun), et au même moment, la prison des Tourelles (boulevard Mortier).

 

"Il arrive que les enfants éprouvent des exigences plus grandes que celles de leurs parents et qu'ils adoptent devant l'adversité une attitude plus violente que la leur. Ils laissent loin, très loin, derrière eux, leurs parents. Et ceux-ci, désormais, ne peuvent plus les protéger"
(Dora Br., page 112)
"La topographie est un élément si omniprésent dans l’univers romanesque de Patrick Modiano qu'il semble difficile, voire impossible, de séparer son œuvre d’une certaine obsession du lieu qui le rattache à d’autres écrivains contemporains tels que Georges Perec"

(Cyril Grange & Elizabeth Molkou, "Sur les traces de Dora Bruder", in Être parisien, ouvrage collectif, 2004)

 

Il y a huit ans, dans un vieux journal, Paris-Soir, qui datait du 31 décembre 1941, je suis tombé à la page trois sur une rubrique 'D'hier à aujourd'hui'. Au bas de celle-ci, j'ai lu :

1941 on recherche

 

 

[...] J'ai écrit ces pages en novembre 1996. Les journées sont souvent pluvieuses. Demain nous entrerons dans le mois de décembre et cinquante-cinq ans auront passé depuis la fugue de Dora. La nuit tombe tôt et cela vaut mieux : elle efface la grisaille et la monotonie de ces jours de pluie où l'on se demande s'il fait vraiment jour et si l'on ne traverse pas un état intermédiaire, une sorte d'éclipse morne, qui se prolonge jusqu'à la fin de l'après-midi. Alors, les lampadaires, les vitrines, les cafés s'allument, l'air du soir est plus vif, le contour des choses plus net, il y a des embouteillages aux carrefours, les gens se pressent dans les rues. Et au milieu de toutes ces lumières et de cette agitation, j'ai peine à croire que je suis dans la même ville que celle où se trouvaient Dora Bruder et ses parents, et aussi mon père quand il avait vingt ans de moins que moi. J'ai l'impression d'être tout seul à faire le lien entre le Paris de ce temps-là et celui d'aujourd'hui, le seul à me souvenir de tous ces détails. Par moments, le lien s'amenuise et risque de se rompre, d'autres soirs la ville d'hier m'apparaît en reflets furtifs derrière celle d'aujourd'hui.

J'ai relu les livres cinquième et sixième des Misérables. Victor Hugo y décrit la traversée nocturne de Paris que font Cosette et Jean Valjean, traqués par Javert, depuis le quartier de la barrière Saint-Jacques jusqu'au Petit Picpus. On peut suivre sur un plan une partie de leur itinéraire. Ils approchent de la Seine. Cosette commence à se fatiguer. Jean Valjean la porte dans ses bras. Ils longent le Jardin des Plantes par les rues basses, ils arrivent sur le quai. Ils traversent le pont d'Austerlitz. À peine Jean Valjean a-t-il mis le pied sur la rive droite qu'il croit que des ombres s'engagent sur le pont. La seule manière de leur échapper - pense-t-il - c'est de suivre la petite rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine.

Et soudain, on éprouve une sensation de vertige, comme si Cosette et Jean Valjean, pour échapper à Javert et à ses policiers, basculaient dans le vide : jusque-là, ils traversaient les vraies rues du Paris réel, et brusquement ils sont projetés dans le quartier d'un Paris imaginaire que Victor Hugo nomme le Petit Picpus. Cette sensation d'étrangeté est la même que celle qui vous prend lorsque vous marchez en rêve dans un quartier inconnu. Au réveil, vous réalisez peu à peu que les rues de ce quartier étaient décalquées sur celles qui vous sont familières le jour.

Et voici ce qui me trouble : au terme de leur fuite, à travers ce quartier dont Hugo a inventé la topographie et les noms de rues, Cosette et Jean Valjean échappent de justesse à une patrouille de police en se laissant glisser derrière un mur. Ils se retrouvent dans un "jardin fort vaste et d'un aspect singulier : un de ces jardins tristes qui semblent faits pour être regardés l'hiver et la nuit". C'est le jardin d'un couvent où ils se cacheront tous les deux et que Victor Hugo situe exactement au 62 de la rue du Petit-Picpus, la même adresse que le pensionnat du Saint­Cœur-de-Marie où était Dora Bruder.

"À l'époque où se passe cette histoire - écrit Hugo - un pensionnat était joint au couvent [...]. Ces jeunes filles [...] étaient vêtues de bleu avec un bonnet blanc [...]. Il y avait dans cette enceinte du Petit Picpus trois bâtiments parfaitement distincts, le grand couvent qui abritait les religieuses, le pensionnat où logeaient les élèves, et enfin ce qu'on appelait le petit couvent".

Et, après avoir fait une description minutieuse des lieux, il écrit encore : "Nous n'avons pu passer devant cette maison extraordinaire, inconnue, obscure, sans y entrer et sans y faire entrer les esprits qui nous accompagnent et qui nous écoutent raconter, pour l'utilité de quelques-uns peut-être, l'histoire mélancolique de Jean Valjean".

Comme beaucoup d'autres avant moi, je crois aux coïncidences et quelquefois à un don de voyance chez les romanciers - le mot "don" n'étant pas le terme exact, parce qu'il suggère une sorte de supériorité. Non, cela fait simplement partie du métier : les efforts d'imagination, nécessaires à ce métier, le besoin de fixer son esprit sur des points de détail - et cela de manière obsessionnelle - pour ne pas perdre le fil et se laisser à aller à sa paresse -, toute cette tension, cette gymnastique cérébrale peut sans doute provoquer à la longue de brèves intuitions "concernant des événements passés ou futurs", comme l'écrit le dictionnaire Larousse à la rubrique "Voyance".

En décembre 1988, après avoir lu l'avis de recherche de Dora Bruder, dans le Paris-Soir de décembre 1941, je n'ai cessé d'y penser durant des mois et des mois. L'extrême précision de quelques détails me hantait : 41 boulevard Ornano, 1 m 55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Et la nuit, l'inconnu, l'oubli, le néant tout autour. Il me semblait que je ne parviendrais jamais à retrouver la moindre trace de Dora Bruder. Alors le manque que j'éprouvais m'a poussé à l'écriture d'un roman, Voyage de noces, un moyen comme un autre pour continuer à concentrer mon attention sur Dora Bruder, et peut-être, me disais-je, pour élucider ou deviner quelque chose d'elle, un lieu où elle était passée, un détail de sa vie. J'ignorais tout de ses parents et des circonstances de sa fugue. La seule chose que je savais, c'était ceci : j'avais lu son nom, BRUDER DORA - sans autre mention, ni date ni lieu de naissance - au-dessus de celui de son père BRUDER ERNEST, 21.5.99. Vienne. Apatride, dans la liste de ceux qui faisaient partie du convoi du 18 septembre 1942 pour Auschwitz.

Je pensais, en écrivant ce roman, à certaines femmes que j'avais connues dans les années soixante : Anne B., Bella D. - du même âge que Dora, l'une d'elles née à un mois d'intervalle -, et qui avaient été, pendant l'Occupation, dans la même situation qu'elle, et auraient pu partager le même sort, et qui lui ressemblaient, sans doute. Je me rends compte aujourd'hui qu'il m'a fallu écrire deux cents pages pour capter, inconsciemment, un vague reflet de la réalité.

Cela tient en quelques mots : "La rame s'arrêta à Nation. Rigaud et Ingrid avaient laissé passer la station Bastille où ils auraient dû prendre la correspondance pour la Porte Dorée. À la sortie du métro, ils débouchèrent sur un grand champ de neige [...]. Le traîneau coupe par de petites rues pour rejoindre le boulevard Soult".

Ces petites rues sont voisines de la rue de Picpus et du pensionnat du Saint-Cœur-de-Marie, d'où Dora Bruder devait faire une fugue, un soir de décembre au cours duquel la neige était peut­-être tombée sur Paris.

Voilà le seul moment du livre où, sans le savoir, je me suis rapproché d'elle, dans l'espace et le temps.

 

© Patrick Modiano, in Dora Bruder, 1997.

 

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

"[...] Une photo de forme ovale où Dora est un peu plus âgée - treize, quatorze ans, les cheveux plus longs - et où ils sont tous les trois comme en file indienne, mais le visage face à l'objectif : d'abord Dora et sa mère, toutes deux en chemisier blanc, et Ernest Bruder, en veste et cravate".

Bruder famille

 

"J'ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d’hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s’est échappée à nouveau. C'est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps – tout ce qui vous souille et vous détruit – n'auront pas pu lui voler".

 

Le 18 septembre 1942, Dora (qui allait sur ses dix-sept ans) et son père firent partie du 34e convoi de déportation des Juifs de France, du camp de Drancy vers Auschwitz.
Leur épouse et mère, Cécile Bruder, arrêtée le 17 janvier 43 et internée à Drancy fit partie, elle, du convoi du 11 février 1943. Cyria Szulewicz, mère de Georges Perec, appartenait au même convoi.

 

 

 

Une promenade Dora Bruder

 

 

Paris, 18e, 8‎ ‎mars‎ ‎2019 17:24. La Promenade Dora Bruder, pas facile à trouver quelque part entre la Porte de Saint-Ouen et celle de Clignancourt (Petite, Dora a dû jouer dans le square de Clignancourt, devenu square Maurice-Kriegel-Valrimont).
La dénommée Anne Hidalgo, Mairesse si contestée de la capitale, semble adepte de la création et de l'inauguration de "promenades" : ainsi de la promenade Dora Bruder qui fut inaugurée le 1er juin 2015 ; Patrick Modiano y prit la parole, c'était bien le moins ("C'est la première fois qu'une adolescente anonyme est inscrite pour toujours dans la géographie parisienne... Dora Bruder devient un symbole. Elle représente désormais dans la mémoire de la ville les milliers d'enfants et d'adolescents partis de France pour être assassinés à Auschwitz"). Depuis, nous avons eu au moins, en septembre 2018, l'allée Nicole Girard-Mangin (pour la journée des droits des femmes)...

 

 

 

 1973 PMod