Tout en répondant aux questions que sa femme me posait sur Morel, je pensais à une conversation que j’avais eue avec ma mère dans l’après-midi. Comme, tout en ne me déconseillant pas d’aller chez les Verdurin si cela pouvait me distraire, elle me rappelait que c’était un milieu qui n’aurait pas plu à mon grand-père et lui eût fait crier : «À la garde», ma mère avait ajouté : «Écoute, le président Toureuil et sa femme m’ont dit qu’ils avaient déjeuné avec Mme Bontemps. On ne m’a rien demandé. Mais j’ai cru comprendre qu’un mariage entre Albertine et toi serait le rêve de sa tante. Je crois que la vraie raison est que tu leur es à tous très sympathique. Tout de même, le luxe qu’ils croient que tu pourrais lui donner, les relations qu’on sait plus ou moins que nous avons, je crois que tout cela n’y est pas étranger, quoique secondaire. Je ne t’en aurais pas parlé, parce que je n’y tiens pas, mais comme je me figure qu’on t’en parlera, j’ai mieux aimé prendre les devants. - Mais toi, comment la trouves-tu ? avais-je demandé à ma mère. - Mais moi, ce n’est pas moi qui l’épouserai. Tu peux certainement faire mille fois mieux comme mariage. Mais je crois que ta grand’mère n’aurait pas aimé qu’on t’influence. Actuellement je ne peux pas te dire comment je trouve Albertine, je ne la trouve pas. Je te dirai comme Mme de Sévigné : «Elle a de bonnes qualités, du moins je le crois. Mais, dans ce commencement, je ne sais la louer que par des négatives. Elle n’est point ceci, elle n’a point l’accent de Rennes. Avec le temps, je dirai peut-être : elle est cela. Et je la trouverai toujours bien si elle doit te rendre heureux». Mais par ces mots mêmes, qui remettaient entre mes mains de décider de mon bonheur, ma mère m’avait mis dans cet état de doute où j’avais déjà été quand, mon père m’ayant permis d’aller à Phèdre et surtout d’être homme de lettres, je m’étais senti tout à coup une responsabilité trop grande, la peur de le peiner, et cette mélancolie qu’il y a quand on cesse d’obéir à des ordres qui, au jour le jour, vous cachent l’avenir, de se rendre, compte qu’on a enfin commencé de vivre pour de bon, comme une grande personne, la vie, la seule vie qui soit à la disposition de chacun de nous.

Peut-être le mieux serait-il d’attendre un peu, de commencer par voir Albertine comme par le passé pour tâcher d’apprendre si je l’aimais vraiment. Je pourrais l’amener chez les Verdurin pour la distraire, et ceci me rappela que je n’y étais venu moi-même ce soir que pour savoir si Mme Putbus y habitait ou allait y venir. En tout cas, elle ne dînait pas. «À propos de votre ami Saint–Loup, me dit Mme de Cambremer, usant ainsi d’une expression qui marquait plus de suite dans les idées que ses phrases ne l’eussent laissé croire, car si elle me parlait de musique elle pensait aux Guermantes, vous savez que tout le monde parle de son mariage avec la nièce de la princesse de Guermantes. Je vous dirai que, pour ma part, de tous ces potins mondains je ne me préoccupe mie». Je fus pris de la crainte d’avoir parlé sans sympathie devant Robert de cette jeune fille faussement originale, et dont l’esprit était aussi médiocre que le caractère était violent. Il n’y a presque pas une nouvelle que nous apprenions qui ne nous fasse regretter un de nos propos. Je répondis à Mme de Cambremer, ce qui du reste était vrai, que je n’en savais rien, et que d’ailleurs la fiancée me paraissait encore bien jeune. «C’est peut-être pour cela que ce n’est pas encore officiel ; en tout cas on le dit beaucoup. - J’aime mieux vous prévenir, dit sèchement Mme Verdurin à Mme. de Cambremer, ayant entendu que celle-ci m’avait parlé de Morel, et, quand elle avait baissé la voix pour me parler des fiançailles de Saint–Loup, ayant cru qu’elle m’en parlait encore. Ce n’est pas de la musiquette qu’on fait ici. En art, vous savez, les fidèles de mes mercredis, mes enfants comme je les appelle, c’est effrayant ce qu’ils sont avancés, ajouta-t-elle avec un air d’orgueilleuse terreur. Je leur dis quelquefois : «Mes petites bonnes gens, vous marchez plus vite que votre patronne à qui les audaces ne passent pas pourtant pour avoir jamais fait peur». Tous les ans ça va un peu plus loin ; je vois bientôt le jour où ils ne marcheront plus pour Wagner et pour d’Indy. - Mais c’est très bien d’être avancé, on ne l’est jamais assez», dit Mme de Cambremer, tout en inspectant chaque coin de la salle à manger, en cherchant à reconnaître les choses qu’avait laissées sa belle-mère, celles qu’avait apportées Mme Verdurin, et à prendre celle-ci en flagrant délit de faute de goût. Cependant, elle cherchait à me parler du sujet qui l’intéressait le plus, M. de Charlus. Elle trouvait touchant qu’il protégeât un violoniste. «Il a l’air intelligent. - Même d’une verve extrême pour un homme déjà un peu âgé, dis-je. - Agé ? Mais il n’a pas l’air âgé, regardez, le cheveu est resté jeune». (Car depuis trois ou quatre ans le mot «cheveu» avait été employé au singulier par un de ces inconnus qui sont les lanceurs des modes littéraires, et toutes les personnes ayant la longueur de rayon de Mme de Cambremer disaient «le cheveu», non sans un sourire affecté. À l’heure actuelle on dit encore «le cheveu», mais de l’excès du singulier renaîtra le pluriel.) «Ce qui m’intéresse surtout chez M. de Charlus, ajouta-t-elle, c’est qu’on sent chez lui le don. Je vous dirai que je fais bon marché du savoir. Ce qui s’apprend ne m’intéresse pas». Ces paroles ne sont pas en contradiction avec la valeur particulière de Mme de Cambremer, qui était précisément imitée et acquise. Mais justement une des choses qu’on devait savoir à ce moment-là, c’est que le savoir n’est rien et ne pèse pas un fétu à côté de l’originalité. Mme de Cambremer avait appris, comme le reste, qu’il ne faut rien apprendre. «C’est pour cela, me dit-elle, que Brichot, qui a son côté curieux, car je ne fais pas fi d’une certaine érudition savoureuse, m’intéresse pourtant beaucoup moins». Mais Brichot, à ce moment-là, n’était occupé que d’une chose : entendant qu’on parlait musique, il tremblait que le sujet ne rappelât à Mme Verdurin la mort de Dechambre. Il voulait dire quelque chose pour écarter ce souvenir funeste. M. de Cambremer lui en fournit l’occasion par cette question : «Alors, les lieux boisés portent toujours des noms d’animaux ? - Que non pas, répondit Brichot, heureux de déployer son savoir devant tant de nouveaux, parmi lesquels je lui avais dit qu’il était sûr d’en intéresser au moins un. Il suffit de voir combien, dans les noms de personnes elles-mêmes, un arbre est conservé, comme une fougère dans de la houille. Un de nos pères conscrits s’appelle M. de Saulces de Freycinet, ce qui signifie, sauf erreur, lieu planté de saules et de frênes, salix et fraxinetum ; son neveu M. de Selves réunit plus d’arbres encore, puisqu’il se nomme de Selves, sylva». Saniette voyait avec joie la conversation prendre un tour si animé. Il pouvait, puisque Brichot parlait tout le temps, garder un silence qui lui éviterait d’être l’objet des brocards de M. et Mme Verdurin. Et devenu plus sensible encore dans sa joie d’être délivré, il avait été attendri d’entendre M. Verdurin, malgré la solennité d’un tel dîner, dire au maître d’hôtel de mettre une carafe d’eau près de M. Saniette qui ne buvait pas autre chose. (Les généraux qui font tuer le plus de soldats tiennent à ce qu’ils soient bien nourris.) Enfin Mme Verdurin avait une fois souri à Saniette. Décidément, c’étaient de bonnes gens. Il ne serait plus torturé. À ce moment le repas fut interrompu par un convive que j’ai oublié de citer, un illustre philosophe norvégien, qui parlait le français très bien mais très lentement, pour la double raison, d’abord que, l’ayant appris depuis peu et ne voulant pas faire de fautes (il en faisait pourtant quelques-unes), il se reportait pour chaque mot à une sorte de dictionnaire intérieur ; ensuite parce qu’en tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. C’était, du reste, un être délicieux, quoique pareil en apparence à beaucoup d’autres, sauf sur un point. Cet homme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque mot) devenait d’une rapidité vertigineuse pour s’échapper dès qu’il avait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la première fois qu’il avait la colique ou encore un besoin plus pressant.

— Mon cher — collègue, dit-il à Brichot, après avoir délibéré dans son esprit si «collègue» était le terme qui convenait, j’ai une sorte de — désir pour savoir s’il y a d’autres arbres dans la — nomenclature de votre belle langue — française — latine — normande. Madame (il voulait dire Mme Verdurin quoiqu’il n’osât la regarder) m’a dit que vous saviez toutes choses. N’est-ce pas précisément le moment ? - Non, c’est le moment de manger», interrompit Mme Verdurin qui voyait que le dîner n’en finissait pas. «Ah ! bien ; répondit le Scandinave, baissant la tête dans son assiette, avec un sourire triste et résigné. Mais je dois faire observer à Madame que, si je me suis permis ce questionnaire—pardon, ce questation—c’est que je dois retourner demain à Paris pour dîner chez la Tour d’Argent ou chez l’Hôtel Meurice. Mon confrère—français—M. Boutroux, doit nous y parler des séances de spiritisme—pardon, des évocations spiritueuses—qu’il a contrôlées. - Ce n’est pas si bon qu’on dit, la Tour d’Argent, dit Mme Verdurin agacée. J’y ai même fait des dîners détestables. - Mais est-ce que je me trompe, est-ce que la nourriture qu’on mange chez Madame n’est pas de la plus fine cuisine française ? - Mon Dieu, ce n’est pas positivement mauvais, répondit Mme Verdurin radoucie. Et si vous venez mercredi prochain ce sera meilleur. - Mais je pars lundi pour Alger, et de là je vais à Cap. Et quand je serai à Cap de Bonne–Espérance, je ne pourrai plus rencontrer mon illustre collègue—pardon, je ne pourrai plus rencontrer mon confrère». Et il se mit, par obéissance, après avoir fourni ces excuses rétrospectives, à manger avec une rapidité vertigineuse. Mais Brichot était trop heureux de pouvoir donner d’autres étymologies végétales et il répondit, intéressant tellement le Norvégien que celui-ci cessa de nouveau de manger, mais en faisant signe qu’on pouvait ôter son assiette pleine et passer au plat suivant : «Un des Quarante, dit Brichot, a nom Houssaye, ou lieu planté de houx ; dans celui d’un fin diplomate, d’Ormesson, vous retrouvez l’orme, l’ulmus cher à Virgile et qui a donné son nom à la ville d’Ulm ; dans celui de ses collègues, M. de La Boulaye, le bouleau ; M. d’Aunay, l’aune ; M. de Bussière, le buis ; M. Albaret, l’aubier (je me promis de le dire à Céleste) ; M. de Cholet, le chou, et le pommier dans le nom de M. de La Pommeraye, que nous entendîmes conférencier, Saniette, vous en souvient-il, du temps que le bon Porel avait été envoyé aux confins du monde, comme proconsul en Odéonie ? Au nom de Saniette prononcé par Brichot, M. Verdurin lança à sa femme et à Cottard un regard ironique qui démonta le timide. - Vous disiez que Cholet vient de chou, dis-je à Brichot. Est-ce qu’une station où j’ai passé avant d’arriver à Doncières, Saint–Frichoux, vient aussi de chou ? - Non, Saint–Frichoux, c’est Sanctus Fructuosus, comme Sanctus Ferreolus donna Saint–Fargeau, mais ce n’est pas normand du tout. - Il sait trop de choses, il nous ennuie, gloussa doucement la princesse. - Il y a tant d’autres noms qui m’intéressent, mais je ne peux pas tout vous demander en une fois». Et me tournant vers Cottard : «Est-ce que Mme Putbus est ici ?» lui demandai-je. «Non, Dieu merci, répondit Mme Verdurin qui avait entendu ma question. J’ai tâché de dériver ses villégiatures vers Venise, nous en sommes débarrassés pour cette année. - Je vais avoir moi-même droit à deux arbres, dit M. de Charlus, car j’ai à peu près retenu une petite maison entre Saint–Martin-du-Chêne et Saint–Pierre-des-Ifs. - Mais c’est très près d’ici, j’espère que vous viendrez souvent en compagnie de Charlie Morel. Vous n’aurez qu’à vous entendre avec notre petit groupe pour les trains, vous êtes à deux pas de Doncières», dit Mme Verdurin qui détestait qu’on ne vînt pas par le même train et aux heures où elle envoyait des voitures. Elle savait combien la montée à la Raspelière, même en faisant le tour par des lacis, derrière Féterne, ce qui retardait d’une demi-heure, était dure, elle craignait que ceux qui feraient bande à part ne trouvassent pas de voitures pour les conduire, ou même, étant en réalité restés chez eux, puissent prendre le prétexte de n’en avoir pas trouvé à Doville-Féterne et de ne pas s’être senti la force de faire une telle ascension à pied. À cette invitation M. de Charlus se contenta de répondre par une muette inclinaison. «Il ne doit pas être commode tous les jours, il a un air pincé, chuchota à Ski le docteur qui, étant resté très simple malgré une couche superficielle d’orgueil, ne cherchait pas à cacher que Charlus le snobait. Il ignore sans doute que dans toutes les villes d’eau, et même à Paris dans les cliniques, les médecins, pour qui je suis naturellement le «grand chef», tiennent à honneur de me présenter à tous les nobles qui sont là, et qui n’en mènent pas large. Cela rend même assez agréable pour moi le séjour des stations balnéaires, ajouta-t-il d’un air léger. Même à Doncières, le major du régiment, qui est le médecin traitant du colonel, m’a invité à déjeuner avec lui en me disant que j’étais en situation de dîner avec le général. Et ce général est un monsieur de quelque chose. Je ne sais pas si ses parchemins sont plus ou moins anciens que ceux de ce baron. - Ne vous montez pas le bourrichon, c’est une bien pauvre couronne», répondit Ski à mi-voix, et il ajouta quelque chose de confus avec un verbe, où je distinguai seulement les dernières syllabes «arder», occupé que j’étais d’écouter ce que Brichot disait à M. de Charlus. «Non probablement, j’ai le regret de vous le dire, vous n’avez qu’un seul arbre, car si Saint–Martin-du-Chêne est évidemment Sanctus Martinus juxta quercum, en revanche le mot if peut être simplement la racine, ave, eve, qui veut dire humide comme dans Aveyron, Lodève, Yvette, et que vous voyez subsister dans nos éviers de cuisine. C’est l’«eau», qui en breton se dit Ster, Stermaria, Sterlaer, Sterbouest, Ster-en-Dreuchen». Je n’entendis pas la fin, car, quelque plaisir que j’eusse eu à réentendre le nom de Stermaria, malgré moi j’entendais Cottard, près duquel j’étais, qui disait tout bas à Ski : «Ah ! mais je ne savais pas. Alors c’est un monsieur qui sait se retourner dans la vie. Comment ! il est de la confrérie ! Pourtant il n’a pas les yeux bordés de jambon. Il faudra que je fasse attention à mes pieds sous la table, il n’aurait qu’à en pincer pour moi. Du reste, cela ne m’étonne qu’à moitié. Je vois plusieurs nobles à la douche, dans le costume d’Adam, ce sont plus ou moins des dégénérés. Je ne leur parle pas parce qu’en somme je suis fonctionnaire et que cela pourrait me faire du tort. Mais ils savent parfaitement qui je suis». Saniette, que l’interpellation de Brichot avait effrayé, commençait à respirer, comme quelqu’un qui a peur de l’orage et qui voit que l’éclair n’a été suivi d’aucun bruit de tonnerre, quand il entendit M. Verdurin le questionner, tout en attachant sur lui un regard qui ne lâchait pas le malheureux tant qu’il parlait, de façon à le décontenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de reprendre ses esprits. «Mais vous nous aviez toujours caché que vous fréquentiez les matinées de l’Odéon, Saniette ?» Tremblant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, Saniette répondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimensions qu’il put afin qu’elle eût plus de chance d’échapper aux coups : «Une fois, à la Chercheuse. - Qu’est-ce qu’il dit», hurla M. Verdurin, d’un air à la fois écœuré et furieux, en fronçant les sourcils comme s’il n’avait pas assez de toute son attention pour comprendre quelque chose d’inintelligible. «D’abord on ne comprend pas ce que vous dites, qu’est-ce que vous avez dans la bouche ?» demanda M. Verdurin de plus en plus violent, et faisant allusion au défaut de prononciation de Saniette. «Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux», dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l’intention insolente de son mari». J’étais à la Ch..., Che... - Che, che, tâchez de parler clairement, dit M. Verdurin, je ne vous entends même pas». Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer, et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. «Voyons, ce n’est pas sa faute, dit Mme Verdurin. - Ce n’est pas la mienne non plus, on ne dîne pas en ville quand on ne peut plus articuler. - J’étais à la Chercheuse d’esprit de Favart. - Quoi ? c’est la Chercheuse d’esprit que vous appelez la Chercheuse ? Ah ! c’est magnifique, j’aurais pu chercher cent ans sans trouver», s’écria M. Verdurin qui pourtant aurait jugé du premier coup que quelqu’un n’était pas lettré, artiste, «n’en était pas», s’il l’avait entendu dire le titre complet de certaines œuvres. Par exemple il fallait dire le Malade, le Bourgeois ; et ceux qui auraient ajouté «imaginaire» ou «gentilhomme» eussent témoigné qu’ils n’étaient pas de la «boutique», de même que, dans un salon, quelqu’un prouve qu’il n’est pas du monde en disant : M. de Montesquiou–Fezensac pour M. de Montesquiou. «Mais ce n’est pas si extraordinaire», dit Saniette essoufflé par l’émotion mais souriant, quoiqu’il n’en eût pas envie. Mme Verdurin éclata : «Oh ! si, s’écria-t-elle en ricanant. Soyez convaincu que personne au monde n’aurait pu deviner qu’il s’agissait de la Chercheuse d’esprit». M. Verdurin reprit d’une voix douce et s’adressant à la fois à Saniette et à Brichot : «C’est une jolie pièce, d’ailleurs, la Chercheuse d’esprit». Prononcée sur un ton sérieux, cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace de méchanceté, fit à Saniette autant de bien et excita chez lui autant de gratitude qu’une amabilité. Il ne put proférer une seule parole et garda un silence heureux. Brichot fut plus loquace. «Il est vrai, répondit-il à M. Verdurin, et si on la faisait passer pour l’œuvre de quelque auteur sarmate ou scandinave, on pourrait poser la candidature de la Chercheuse d’esprit à la situation vacante de chef-d’œuvre. Mais, soit dit sans manquer de respect aux mânes du gentil Favart, il n’était pas de tempérament ibsénien. (Aussitôt il rougit jusqu’aux oreilles en pensant au philosophe norvégien, lequel avait un air malheureux parce qu’il cherchait en vain à identifier quel végétal pouvait être le buis que Brichot avait cité tout à l’heure à propos de Bussière.) D’ailleurs, la satrapie de Porel étant maintenant occupée par un fonctionnaire qui est un tolstoïsant de rigoureuse observance, il se pourrait que nous vissions Anna Karénine ou Résurrection sous l’architrave odéonienne. - Je sais le portrait de Favart dont vous voulez parler, dit M. de Charlus. J’en ai vu une très belle épreuve chez la comtesse Molé». Le nom de la comtesse Molé produisit une forte impression sur Mme Verdurin. «Ah ! vous allez chez Mme de Molé», s’écria-t-elle. Elle pensait qu’on disait la comtesse Molé, Madame Molé, simplement par abréviation, comme elle entendait dire les Rohan, ou, par dédain, comme elle-même disait : Madame La Trémoïlle. Elle n’avait aucun doute que la comtesse Molé, connaissant la reine de Grèce et la princesse de Caprarola, eût autant que personne droit à la particule, et pour une fois elle était décidée à la donner à une personne si brillante et qui s’était montrée fort aimable pour elle. Aussi, pour bien montrer qu’elle avait parlé ainsi à dessein et ne marchandait pas ce «de» à la comtesse, elle reprit : «Mais je ne savais pas du tout que vous connaissiez Madame de Molé !» comme si ç‘avait été doublement extraordinaire et que M. de Charlus connût cette dame et que Mme Verdurin ne sût pas qu’il la connaissait. Or le monde, ou du moins ce que M. de Charlus appelait ainsi, forme un tout relativement homogène et clos. Autant il est compréhensible que, dans l’immensité disparate de la bourgeoisie, un avocat dise à quelqu’un qui connaît un de ses camarades de collège : «Mais comment diable connaissez-vous un tel ?» en revanche, s’étonner qu’un Français connût, le sens du mot «temple» ou «forêt» ne serait guère plus extraordinaire que d’admirer les hasards qui avaient pu conjoindre M. de Charlus et la comtesse Molé. De plus, même si une telle connaissance n’eût pas tout naturellement découlé des lois mondaines, si elle eût été fortuite, comment eût-il été bizarre que Mme Verdurin l’ignorât puisqu’elle voyait M. de Charlus pour la première fois, et que ses relations avec Mme Molé étaient loin d’être la seule chose qu’elle ne sût pas relativement à lui, de qui, à vrai dire, elle ne savait rien. «Qu’est-ce qui jouait cette Chercheuse d’esprit, mon petit Saniette ?» demanda M. Verdurin. Bien que sentant l’orage passé, l’ancien archiviste hésitait à répondre : «Mais aussi, dit Mme Verdurin, tu l’intimides, tu te moques de tout ce qu’il dit, et puis tu veux qu’il réponde. Voyons, dites, qui jouait ça ? on vous donnera de la galantine à emporter», dit Mme Verdurin, faisant une méchante allusion à la ruine où Saniette s’était précipité lui-même en voulant en tirer un ménage de ses amis. «Je me rappelle seulement que c’était Mme Samary qui faisait la Zerbine, dit Saniette. - La Zerbine ? Qu’est-ce que c’est que ça ? cria M. Verdurin comme s’il y avait le feu. - C’est un emploi de vieux répertoire, voir le Capitaine Fracasse, comme qui dirait le Tranche Montagne, le Pédant. - Ah ! le pédant, c’est vous. La Zerbine ! Non, mais il est toqué», s’écria M. Verdurin. Mme Verdurin regarda ses convives en riant comme pour excuser Saniette. «La Zerbine, il s’imagine que tout le monde sait aussitôt ce que cela veut dire. Vous êtes comme M. de Longepierre, l’homme le plus bête que je connaisse, qui nous disait familièrement l’autre jour «le Banat». Personne n’a su de quoi il voulait parler. Finalement on a appris que c’était une province de Serbie». Pour mettre fin au supplice de Saniette, qui me faisait plus de mal qu’à lui, je demandai à Brichot s’il savait ce que signifiait Balbec. «Balbec est probablement une corruption de Dalbec, me dit-il. Il faudrait pouvoir consulter les chartes des rois d’Angleterre, suzerains de la Normandie, car Balbec dépendait de la baronnie de Douvres, à cause de quoi on disait souvent Balbec d’Outre–Mer, Balbec-en-Terre. Mais la baronnie de Douvres elle-même relevait de l’évêché de Bayeux, et malgré des droits qu’eurent momentanément les Templiers sur l’abbaye, à partir de Louis d’Harcourt, patriarche de Jérusalem et évêque de Bayeux, ce furent les évêques de ce diocèse qui furent collateurs aux biens de Balbec. C’est ce que m’a expliqué le doyen de Doville, homme chauve, éloquent, chimérique et gourmet, qui vit dans l’obédience de Brillat–Savarin, et m’a exposé avec des termes un tantinet sibyllins d’incertaines pédagogies, tout en me faisant manger d’admirables pommes de terre frites». Tandis que Brichot souriait, pour montrer ce qu’il y avait de spirituel à unir des choses aussi disparates et à employer pour des choses communes un langage ironiquement élevé, Saniette cherchait à placer quelque trait d’esprit qui pût le relever de son effondrement de tout à l’heure. Le trait d’esprit était ce qu’on appelait un «à peu près», mais qui avait changé de forme, car il y a une évolution pour les calembours comme pour les genres littéraires, les épidémies qui disparaissent remplacées par d’autres, etc. Jadis la forme de l’«à peu près» était le «comble». Mais elle était surannée, personne ne l’employait plus, il n’y avait plus que Cottard pour dire encore parfois, au milieu d’une partie de «piquet» : «Savez-vous quel est le comble de la distraction ? c’est de prendre l’édit de Nantes pour une Anglaise». Les combles avaient été remplacés par les surnoms. Au fond, c’était toujours le vieil «à peu près», mais, comme le surnom était à la mode, on ne s’en apercevait pas. Malheureusement pour Saniette, quand ces «à peu près» n’étaient pas de lui et d’habitude inconnus au petit noyau, il les débitait si timidement que, malgré le rire dont il les faisait suivre pour signaler leur caractère humoristique, personne ne les comprenait. Et si, au contraire, le mot était de lui, comme il l’avait généralement trouvé en causant avec un des fidèles, celui-ci l’avait répété en se l’appropriant, le mot était alors connu, mais non comme étant de Saniette. Aussi quand il glissait un de ceux-là on le reconnaissait, mais, parce qu’il en était l’auteur, on l’accusait de plagiat. «Or donc, continua Brichot, Bec en normand est ruisseau ; il y a l’abbaye du Bec ; Mobec, le ruisseau du marais (mor ou mer voulait dire marais, comme dans Morville, ou dans Bricquemar, Alvimare, Cambremer) ; Bricquebec, le ruisseau de la hauteur, venant de briga, lieu fortifié, comme dans Bricqueville, Bricquebosc, le Bric, Briand, ou bien brice, pont, qui est le même que bruck en allemand (Innsbruck) et qu’en anglais bridge qui termine tant de noms de lieux (Cambridge, etc.). Vous avez encore en Normandie bien d’autres bec : Caudebec, Bolbec, le Robec, le Bec–Hellouin, Becquerel. C’est la forme normande du germain bach, Offenbach, Anspach ; Varaguebec, du vieux mot varaigne, équivalent de garenne, bois, étangs réservés. Quant à dal, reprit Brichot, c’est une forme de thal, vallée : Darnetal, Rosendal, et même jusque près de Louviers, Becdal. La rivière qui a donné son nom à Dalbec est d’ailleurs charmante. Vue d’une falaise (fels en allemand, vous avez même non loin d’ici, sur une hauteur, la jolie ville de Falaise), elle voisine les flèches de l’église, située en réalité à une grande distance, et a l’air de les refléter. -Je crois bien, dis-je, c’est un effet qu’Elstir aime beaucoup. J’en ai vu plusieurs esquisses chez lui. -Elstir ! Vous connaissez Tiche ? s’écria Mme Verdurin. Mais vous savez que je l’ai connu dans la dernière intimité. Grâce au ciel je ne le vois plus. Non, mais demandez à Cottard, à Brichot, il avait son couvert mis chez moi, il venait tous les jours. En voilà un dont on peut dire que ça ne lui a pas réussi de quitter notre petit noyau. Je vous montrerai tout à l’heure des fleurs qu’il a peintes pour moi ; vous verrez quelle différence avec ce qu’il fait aujourd’hui et que je n’aime pas du tout, mais pas du tout ! Mais comment ! je lui avais fait faire un portrait de Cottard, sans compter tout ce qu’il a fait d’après moi. -Et il avait fait au professeur des cheveux mauves, dit Mme Cottard, oubliant qu’alors son mari n’était pas agrégé. Je ne sais, Monsieur, si vous trouvez que mon mari a des cheveux mauves. -Ça ne fait rien, dit Mme Verdurin en levant le menton d’un air de dédain pour Mme Cottard et d’admiration pour celui dont elle parlait, c’était d’un fier coloriste, d’un beau peintre. Tandis que, ajouta-t-elle en s’adressant de nouveau à moi, je ne sais pas si vous appelez cela de la peinture, toutes ces grandes diablesses de compositions, ces grandes machines qu’il expose depuis qu’il ne vient plus chez moi. Moi, j’appelle cela du barbouillé, c’est d’un poncif, et puis ça manque de relief, de personnalité. Il y a de tout le monde là dedans. -Il restitue la grâce du XVIIIe, mais moderne, dit précipitamment Saniette, tonifié et remis en selle par mon amabilité. Mais j’aime mieux Helleu. -Il n’y a aucun rapport avec Helleu, dit Mme Verdurin. -Si, c’est du XVIIIe siècle fébrile. C’est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire. - Oh ! connu, archiconnu, il y a des années qu’on me le ressert», dit M. Verdurin à qui, en effet, Ski l’avait raconté autrefois, mais comme fait par lui-même. «Ce n’est pas de chance que, pour une fois que vous prononcez intelligiblement quelque chose d’assez drôle, ce ne soit pas de vous. - Ça me fait de la peine, reprit Mme Verdurin, parce que c’était quelqu’un de doué, il a gâché un joli tempérament de peintre. Ah ! s’il était resté ici ! Mais il serait devenu le premier paysagiste de notre temps. Et c’est une femme qui l’a conduit si bas ! Ça ne m’étonne pas d’ailleurs, car l’homme était agréable, mais vulgaire. Au fond c’était un médiocre. Je vous dirai que je l’ai senti tout de suite. Dans le fond, il ne m’a jamais intéressée. Je l’aimais bien, c’était tout. D’abord, il était d’un sale. Vous aimez beaucoup ça, vous, les gens qui ne se lavent jamais ? - Qu’est-ce que c’est que cette chose si jolie de ton que nous mangeons ? demanda Ski. - Cela s’appelle de la mousse à la fraise, dit Mme Verdurin. - Mais c’est ra-vis-sant. Il faudrait faire déboucher des bouteilles de Château-Margaux, de Château-Lafite, de Porto. - Je ne peux pas vous dire comme il m’amuse, il ne boit que de l’eau, dit Mme Verdurin pour dissimuler sous l’agrément qu’elle trouvait à cette fantaisie l’effroi que lui causait cette prodigalité. - Mais ce n’est pas pour boire, reprit Ski, vous en remplirez tous nos verres, on apportera de merveilleuses pêches, d’énormes brugnons, là, en face du soleil couché ; ça sera luxuriant comme un beau Véronèse. - Ça coûtera presque aussi cher, murmura M. Verdurin. - Mais enlevez ces fromages si vilains de ton, dit-il en essayant de retirer l’assiette du Patron, qui défendit son gruyère de toutes ses forces. - Vous comprenez que je ne regrette pas Elstir, me dit Mme Verdurin, celui-ci est autrement doué. Elstir, c’est le travail, l’homme qui ne sait pas lâcher sa peinture quand il en a envie. C’est le bon élève, la bête à concours. Ski, lui, ne connaît que sa fantaisie. Vous le verrez allumer sa cigarette au milieu du dîner. - Au fait, je ne sais pas pourquoi vous n’avez pas voulu recevoir sa femme, dit Cottard, il serait ici comme autrefois. - Dites donc, voulez-vous être poli, vous ? Je ne reçois pas de gourgandines, Monsieur le Professeur», dit Mme Verdurin, qui avait, au contraire, fait tout ce qu’elle avait pu pour faire revenir Elstir, même avec sa femme. Mais avant qu’ils fussent mariés elle avait cherché à les brouiller, elle avait dit à Elstir que la femme qu’il aimait était bête, sale, légère, avait volé. Pour une fois elle n’avait pas réussi la rupture. C’est avec le salon Verdurin qu’Elstir avait rompu ; et il s’en félicitait comme les convertis bénissent la maladie ou le revers qui les a jetés dans la retraite et leur a fait connaître la voie du salut. «Il est magnifique, le Professeur, dit-elle. Déclarez plutôt que mon salon est une maison de rendez-vous. Mais on dirait que vous ne savez pas ce que c’est que Mme Elstir. J’aimerais mieux recevoir la dernière des filles ! Ah ! non, je ne mange pas de ce pain-là. D’ailleurs je vous dirai que j’aurais été d’autant plus bête de passer sur la femme que le mari ne m’intéresse plus, c’est démodé, ce n’est même plus dessiné. - C’est extraordinaire pour un homme d’une pareille intelligence, dit Cottard. - Oh ! non, répondit Mme Verdurin, même à l’époque où il avait du talent, car il en a eu, le gredin, et à revendre, ce qui agaçait chez lui c’est qu’il n’était aucunement intelligent». Mme Verdurin, pour porter ce jugement sur Elstir, n’avait pas attendu leur brouille et qu’elle n’aimât plus sa peinture. C’est que, même au temps où il faisait partie du petit groupe, il arrivait qu’Elstir passait des journées entières avec telle femme qu’à tort ou à raison Mme Verdurin trouvait «bécasse», ce qui, à son avis, n’était pas le fait d’un homme intelligent. «Non, dit-elle d’un air d’équité, je crois que sa femme et lui sont très bien faits pour aller ensemble. Dieu sait que je ne connais pas de créature plus ennuyeuse sur la terre et que je deviendrais enragée s’il me fallait passer deux heures avec elle. Mais on dit qu’il la trouve très intelligente. C’est qu’il faut bien l’avouer, notre Tiche était surtout excessivement bête ! Je l’ai vu épaté par des personnes que vous n’imaginez pas, par de braves idiotes dont on n’aurait jamais voulu dans notre petit clan. Hé bien ! il leur écrivait, il discutait avec elles, lui, Elstir ! Ça n’empêche pas des côtés charmants, ah ! charmants, charmants et délicieusement absurdes, naturellement». Car Mme Verdurin était persuadée que les hommes vraiment remarquables font mille folies. Idée fausse où il y a pourtant quelque vérité. Certes les «folies» des gens sont insupportables. Mais un déséquilibre qu’on ne découvre qu’à la longue est la conséquence de l’entrée dans un cerveau humain de délicatesses pour lesquelles il n’est pas habituellement fait. En sorte que les étrangetés des gens charmants exaspèrent, mais qu’il n’y a guère de gens charmants qui ne soient, par ailleurs, étranges. «Tenez, je vais pouvoir vous montrer tout de suite ses fleurs», me dit-elle en voyant que son mari lui faisait signe qu’on pouvait se lever de table. Et elle reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin voulut s’en excuser auprès de M. de Charlus, dès qu’il eut quitté Mme de Cambremer, et lui donner ses raisons, surtout pour le plaisir de causer de ces nuances mondaines avec un homme titré, momentanément l’inférieur de ceux qui lui assignaient la place à laquelle ils jugeaient qu’il avait droit. Mais d’abord il tint à montrer à M. de Charlus qu’intellectuellement il l’estimait trop pour penser qu’il pût faire attention à ces bagatelles : «Excusez-moi de vous parler de ces riens, commença-t-il, car je suppose bien le peu de cas que vous en faites. Les esprits bourgeois y font attention, mais les autres, les artistes, les gens qui en sont vraiment, s’en fichent. Or dès les premiers mots que nous avons échangés, j’ai compris que vous en étiez ! M. de Charlus, qui donnait à cette locution un sens fort différent, eut un haut-le-corps. Après les œillades du docteur, l’injurieuse franchise du Patron le suffoquait. «Ne protestez pas, cher Monsieur, vous en êtes, c’est clair comme le jour, reprit M. Verdurin. Remarquez que je ne sais pas si vous exercez un art quelconque, mais ce n’est pas nécessaire. Ce n’est pas toujours suffisant. Degrange, qui vient de mourir, jouait parfaitement avec le plus robuste mécanisme, mais n’en était pas, on sentait tout de suite qu’il n’en était pas. Brichot n’en est pas. Morel en est, ma femme en est, je sens que vous en êtes... - Qu’alliez-vous me dire ?» interrompit M. de Charlus, qui commençait à être rassuré sur ce que voulait signifier M. Verdurin, mais qui préférait qu’il criât moins haut ces paroles à double sens. «Nous vous avons mis seulement à gauche», répondit M. Verdurin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répondit : «Mais voyons ! Cela n’a aucune importance, ici !» Et il eut un petit rire qui lui était spécial — un rire qui lui venait probablement de quelque grand’mère bavaroise ou lorraine, qui le tenait elle-même, tout identique, d’une aïeule, de sorte qu’il sonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles, dans de vieilles petites cours de l’Europe, et qu’on goûtait sa qualité précieuse comme celle de certains instruments anciens devenus rarissimes. Il y a des moments où, pour peindre complètement quelqu’un, il faudrait que l’imitation phonétique se joignît à la description, et celle du personnage que faisait M. de Charlus risque d’être incomplète par le manque de ce petit rire si fin, si léger, comme certaines œuvres de Bach ne sont jamais rendues exactement parce que les orchestres manquent de ces «petites trompettes» au son si particulier, pour lesquelles l’auteur a écrit telle ou telle partie. «Mais, expliqua M. Verdurin, blessé, c’est à dessein. Je n’attache aucune importance aux titres de noblesse, ajouta-t-il, avec ce sourire dédaigneux que j’ai vu tant de personnes que j’ai connues, à l’encontre de ma grand’mère et de ma mère, avoir pour toutes les choses qu’elles ne possèdent pas, devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas se faire, à l’aide d’elles, une supériorité sur eux. Mais enfin puisqu’il y avait justement M. de Cambremer et qu’il est marquis, comme vous n’êtes que baron... - Permettez, répondit M. de Charlus, avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes. D’ailleurs, cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas, ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s’épanouit sur ces derniers mots : J’ai tout de suite vu que vous n’aviez pas l’habitude».

Mme Verdurin vint à moi pour me montrer les fleurs d’Elstir. Si cet acte, devenu depuis longtemps si indifférent pour moi, aller dîner en ville, m’avait au contraire, sous la forme, qui le renouvelait entièrement, d’un voyage le long de la côte, suivi d’une montée en voiture jusqu’à deux cents mètres au-dessus de la mer, procuré une sorte d’ivresse, celle-ci ne s’était pas dissipée à la Raspelière. «Tenez, regardez-moi ça, me dit la Patronne, en me montrant de grosses et magnifiques roses d’Elstir, mais dont l’onctueux écarlate et la blancheur fouettée s’enlevaient avec un relief un peu trop crémeux sur la jardinière où elles étaient posées. Croyez-vous qu’il aurait encore assez de patte pour attraper ça ? Est-ce assez fort ! Et puis, c’est beau comme matière, ça serait amusant à tripoter. Je ne peux pas vous dire comme c’était amusant de les lui voir peindre. On sentait que ça l’intéressait de chercher cet effet-là». Et le regard de la Patronne s’arrêta rêveusement sur ce présent de l’artiste où se trouvaient résumés, non seulement son grand talent, mais leur longue amitié qui ne survivait plus qu’en ces souvenirs qu’il lui en avait laissés ; derrière les fleurs autrefois cueillies par lui pour elle-même, elle croyait revoir la belle main qui les avait peintes, en une matinée, dans leur fraîcheur, si bien que, les unes sur la table, l’autre adossé à un fauteuil de la salle à manger, avaient pu figurer en tête à tête, pour le déjeuner de la Patronne, les roses encore vivantes et leur portrait à demi ressemblant. À demi seulement, Elstir ne pouvant regarder une fleur qu’en la transplantant d’abord dans ce jardin intérieur où nous sommes forcés de rester toujours. Il avait montré dans cette aquarelle l’apparition des roses qu’il avait vues et que sans lui on n’eût connues jamais ; de sorte qu’on peut dire que c’était une variété nouvelle dont ce peintre, comme un ingénieux horticulteur, avait enrichi la famille des Roses. «Du jour où il a quitté le petit noyau, ça a été un homme fini. Il paraît que mes dîners lui faisaient perdre du temps, que je nuisais au développement de son génie, dit-elle sur un ton d’ironie. Comme si la fréquentation d’une femme comme moi pouvait ne pas être salutaire à un artiste», s’écria-t-elle dans un mouvement d’orgueil. Tout près de nous, M. de Cambremer, qui était déjà assis, esquissa, en voyant M. de Charlus debout, le mouvement de se lever et de lui donner sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-être, dans la pensée du marquis, qu’à une intention de vague politesse. M. de Charlus préféra y attacher la signification d’un devoir que le simple gentilhomme savait qu’il avait à rendre à un prince, et ne crut pas pouvoir mieux établir son droit à cette préséance qu’en la déclinant. Aussi s’écria-t-il : «Mais comment donc ! Je vous en prie ! Par exemple !» Le ton astucieusement véhément de cette protestation avait déjà quelque chose de fort «Guermantes», qui s’accusa davantage dans le geste impératif, inutile et familier avec lequel M. de Charlus pesa de ses deux mains, et comme pour le forcer à se rasseoir, sur les épaules de M. de Cambremer, qui ne s’était pas levé : «Ah ! voyons, mon cher, insista le baron, il ne manquerait plus que ça ! Il n’y a pas de raison ! de notre temps on réserve ça aux princes du sang». Je ne touchai pas plus les Cambremer que Mme Verdurin par mon enthousiasme pour leur maison. Car j’étais froid devant des beautés qu’ils me signalaient et m’exaltais de réminiscences confuses ; quelquefois même je leur avouais ma déception, ne trouvant pas quelque chose conforme à ce que son nom m’avait fait imaginer. J’indignai Mme de Cambremer en lui disant que j’avais cru que c’était plus campagne. En revanche, je m’arrêtai avec extase à renifler l’odeur d’un vent coulis qui passait par la porte. «Je vois que vous aimez les courants d’air», me dirent-ils. Mon éloge du morceau de lustrine verte bouchant un carreau cassé n’eut pas plus de succès : «Mais quelle horreur !» s’écria la marquise. Le comble fut quand je dis : «Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand j’ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pas dans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte du canton, je me crus entré». Cette fois Mme de Cambremer me tourna résolument le dos. «Vous n’avez pas trouvé tout cela trop mal arrangé ? lui demanda son mari avec la même sollicitude apitoyée que s’il se fût informé comment sa femme avait supporté une triste cérémonie. Il y a de belles choses». Mais comme la malveillance, quand les règles fixes d’un goût sûr ne lui imposent pas de bornes inévitables, trouve tout à critiquer, de leur personne ou de leur maison, chez les gens qui vous ont supplantés : «Oui, mais elles ne sont pas à leur place. Et voire, sont-elles si belles que ça ? - Vous avez remarqué, dit M. de Cambremer avec une tristesse que contenait quelque fermeté, il y a des toiles de Jouy qui montrent la corde, des choses tout usées dans ce salon ! - Et cette pièce d’étoffe avec ses grosses roses, comme un couvre-pied de paysanne», dit Mme de Cambremer, dont la culture toute postiche s’appliquait exclusivement à la philosophie idéaliste, à la peinture impressionniste et à la musique de Debussy. Et pour ne pas requérir uniquement au nom du luxe mais aussi du goût : «Et ils ont mis des brise-bise ! Quelle faute de style ! Que voulez-vous, ces gens, ils ne savent pas, où auraient-ils appris ? ça doit être de gros commerçants retirés. C’est déjà pas mal pour eux. - Les chandeliers m’ont paru beaux», dit le marquis, sans qu’on sût pourquoi il exceptait les chandeliers, de même qu’inévitablement, chaque fois qu’on parlait d’une église, que ce fût la cathédrale de Chartres, de Reims, d’Amiens, ou l’église de Balbec, ce qu’il s’empressait toujours de citer comme admirable c’était : «le buffet d’orgue, la chaire et les œuvres de miséricorde». «Quant au jardin, n’en parlons pas, dit Mme de Cambremer. C’est un massacre. Ces allées qui s’en vont tout de guingois !»

 

Je profitai de ce que Mme Verdurin servait le café pour aller jeter un coup d’œil sur la lettre que M. de Cambremer m’avait remise, et où sa mère m’invitait à dîner. Avec ce rien d’encre, l’écriture traduisait une individualité désormais pour moi reconnaissable entre toutes, sans qu’il y eût plus besoin de recourir à l’hypothèse de plumes spéciales que des couleurs rares et mystérieusement fabriquées ne sont nécessaires au peintre pour exprimer sa vision originale. Même un paralysé, atteint d’agraphie après une attaque et réduit à regarder les caractères comme un dessin, sans savoir les lire, aurait compris que Mme de Cambremer appartenait à une vieille famille où la culture enthousiaste des lettres et des arts avait donné un peu d’air aux traditions aristocratiques. Il aurait deviné aussi vers quelles années la marquise avait appris simultanément à écrire et à jouer Chopin. C’était l’époque où les gens bien élevés observaient la règle d’être aimables et celle dite des trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinait toutes les deux. Un adjectif louangeux ne lui suffisait pas, elle le faisait suivre (après un petit tiret) d’un second, puis (après un deuxième tiret) d’un troisième. Mais ce qui lui était particulier, c’est que, contrairement au but social et littéraire qu’elle se proposait, la succession des trois épithètes revêtait, dans les billets de Mme de Cambremer, l’aspect non d’une progression, mais d’un diminuendo. Mme de Cambremer me dit, dans cette première lettre, qu’elle avait vu Saint–Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités «uniques — rares — réelles», et qu’il devait revenir avec un de ses amis (précisément celui qui aimait la belle-fille), et que, si je voulais venir, avec ou sans eux, dîner à Féterne, elle en serait «ravie — heureuse — contente». Peut-être était-ce parce que le désir d’amabilité n’était pas égalé chez elle par la fertilité de l’imagination et la richesse du vocabulaire que cette dame tenait à pousser trois exclamations, n’avait la force de donner dans la deuxième et la troisième qu’un écho affaibli de la première. Qu’il y eût eu seulement un quatrième adjectif, et de l’amabilité initiale il ne serait rien resté. Enfin, par une certaine simplicité raffinée qui n’avait pas dû être sans produire une impression considérable dans la famille et même le cercle des relations, Mme de Cambremer avait pris l’habitude de substituer au mot, qui pouvait finir par avoir l’air mensonger, de «sincère», celui de «vrai». Et pour bien montrer qu’il s’agissait en effet de quelque chose de sincère, elle rompait l’alliance conventionnelle qui eût mis «vrai» avant le substantif, et le plantait bravement après. Ses lettres finissaient par : «Croyez à mon amitié vraie». «Croyez à ma sympathie vraie». Malheureusement c’était tellement devenu une formule que cette affectation de franchise donnait plus l’impression de la politesse menteuse que les antiques formules au sens desquelles on ne songe plus. J’étais d’ailleurs gêné pour lire par le bruit confus des conversations que dominait la voix plus haute de M. de Charlus n’ayant pas lâché son sujet et disant à M. de Cambremer : «Vous me faisiez penser, en voulant que je prisse votre place, à un Monsieur qui m’a envoyé ce matin une lettre en mettant comme adresse : «À son Altesse, le Baron de Charlus», et qui la commençait par : «Monseigneur». - En effet, votre correspondant exagérait un peu», répondit M. de Cambremer en se livrant à une discrète hilarité. M. de Charlus l’avait provoquée ; il ne la partagea pas. «Mais dans le fond, mon cher, dit-il, remarquez que, héraldiquement parlant, c’est lui qui est dans le vrai ; je n’en fais pas une question de personne, vous pensez bien. J’en parle comme s’il s’agissait d’un autre. Mais que voulez-vous, l’histoire est l’histoire, nous n’y pouvons rien et il ne dépend pas de nous de la refaire. Je ne vous citerai pas l’empereur Guillaume qui, à Kiel, n’a jamais cessé de me donner du Monseigneur. J’ai ouï dire qu’il appelait ainsi tous les ducs français, ce qui est abusif, et ce qui est peut-être simplement une délicate attention qui, par-dessus notre tête, vise la France. - Délicate et plus ou moins sincère, dit M. de Cambremer. Ah ! je ne suis pas de votre avis. Remarquez que, personnellement, un seigneur de dernier ordre comme ce Hohenzollern, de plus protestant, et qui a dépossédé mon cousin le roi de Hanovre, n’est pas pour me plaire, ajouta M. de Charlus, auquel le Hanovre semblait tenir plus à cœur que l’Alsace–Lorraine. Mais je crois le penchant qui porte l’Empereur vers nous profondément sincère. Les imbéciles vous diront que c’est un Empereur de théâtre. Il est au contraire merveilleusement intelligent, il ne s’y connaît pas en peinture, et il a forcé M. Tschudi de retirer les Elstir des musées nationaux. Mais Louis XIV n’aimait pas les maîtres hollandais, avait aussi le goût de l’apparat, et a été, somme toute, un grand souverain. Encore Guillaume Il a-t-il armé son pays, au point de vue militaire et naval, comme Louis XIV n’avait pas fait, et j’espère que son règne ne connaîtra jamais les revers qui ont assombri, sur la fin, le règne de celui qu’on appelle banalement le Roi Soleil. La République a commis une grande faute, à mon avis, en repoussant les amabilités du Hohenzollern ou en ne les lui rendant qu’au compte-gouttes. Il s’en rend lui-même très bien compte et dit, avec ce don d’expression qu’il a : «Ce que je veux, c’est une poignée de mains, ce n’est pas un coup de chapeau». Comme homme, il est vil ; il a abandonné, livré, renié ses meilleurs amis dans des circonstances où son silence a été aussi misérable que le leur a été grand, continua M. de Charlus qui, emporté toujours sur sa pente, glissait vers l’affaire Eulenbourg et se rappelait le mot que lui avait dit l’un des inculpés les plus haut placés : «Faut-il que l’Empereur ait confiance en notre délicatesse pour avoir osé permettre un pareil procès. Mais, d’ailleurs, il ne s’est pas trompé en ayant eu foi dans notre discrétion. Jusque sur l’échafaud nous aurions fermé la bouche». Du reste, tout cela n’a rien à voir avec ce que je voulais dire, à savoir qu’en Allemagne, princes médiatisés, nous sommes Durchlaucht, et qu’en France notre rang d’Altesse était publiquement reconnu. Saint–Simon prétend que nous l’avions pris par abus, ce en quoi il se trompe parfaitement. La raison qu’il en donne, à savoir que Louis XIV nous fit faire défense de l’appeler le Roi très chrétien, et nous ordonna de l’appeler le Roi tout court, prouve simplement que nous relevions de lui et nullement que nous n’avions pas la qualité de prince. Sans quoi, il aurait fallu le dénier au duc de Lorraine et à combien d’autres. D’ailleurs, plusieurs de nos titres viennent de la Maison de Lorraine par Thérèse d’Espinoy, ma bisaïeule, qui était la fille du damoiseau de Commercy». S’étant aperçu que Morel l’écoutait, M. de Charlus développa plus amplement les raisons de sa prétention. «J’ai fait observer à mon frère que ce n’est pas dans la troisième partie du Gotha, mais dans la deuxième, pour ne pas dire dans la première, que la notice sur notre famille devrait se trouver, dit-il sans se rendre compte que Morel ne savait pas ce qu’était le Gotha. Mais c’est lui que ça regarde, il est mon chef d’armes, et du moment qu’il le trouve bon ainsi et qu’il laisse passer la chose, je n’ai qu’à fermer les yeux. - M. Brichot m’a beaucoup intéressé, dis-je à Mme Verdurin qui venait à moi, et tout en mettant la lettre de Mme de Cambremer dans ma poche. - C’est un esprit cultivé et un brave homme, me répondit-elle froidement. Il manque évidemment d’originalité et de goût, il a une terrible mémoire. On disait des «aïeux» des gens que nous avons ce soir, les émigrés, qu’ils n’avaient rien oublié. Mais ils avaient du moins l’excuse, dit-elle en prenant à son compte un mot de Swann, qu’ils n’avaient rien appris. Tandis que Brichot sait tout, et nous jette à la tête, pendant le dîner, des piles de dictionnaires. Je crois que vous n’ignorez plus rien de ce que veut dire le nom de telle ville, de tel village». Pendant que Mme Verdurin parlait, je pensais que je m’étais promis de lui demander quelque chose, mais je ne pouvais me rappeler ce que c’était. «Je suis sûr que vous parlez de Brichot. Hein, Chantepie, et Freycinet, il ne vous a fait grâce de rien. Je vous ai regardée, ma petite Patronne. - Je vous ai bien vu, j’ai failli éclater». Je ne saurais dire aujourd’hui comment Mme Verdurin était habillée ce soir-là. Peut-être, au moment, ne le savais-je pas davantage, car je n’ai pas l’esprit d’observation. Mais, sentant que sa toilette n’était pas sans prétention, je lui dis quelque chose d’aimable et même d’admiratif. Elle était comme presque toutes les femmes, lesquelles s’imaginent qu’un compliment qu’on leur fait est la stricte expression de la vérité, et que c’est un jugement qu’on porte impartialement, irrésistiblement, comme s’il s’agissait d’un objet d’art ne se rattachant pas à une personne. Aussi fut-ce avec un sérieux qui me fit rougir de mon hypocrisie qu’elle me posa cette orgueilleuse et naïve question, habituelle en pareilles circonstances : «Cela vous plaît ? - Vous parlez de Chantepie, je suis sûr», dit M. Verdurin s’approchant de nous. J’avais été seul, pensant à ma lustrine verte et à une odeur de bois, à ne pas remarquer qu’en énumérant ces étymologies, Brichot avait fait rire de lui. Et comme les impressions qui donnaient pour moi leur valeur aux choses étaient de celles que les autres personnes ou n’éprouvent pas, ou refoulent sans y penser, comme insignifiantes, et que, par conséquent, si j’avais pu les communiquer elles fussent restées incomprises ou auraient été dédaignées, elles étaient entièrement inutilisables pour moi et avaient de plus l’inconvénient de me faire passer pour stupide aux yeux de Mme Verdurin, qui voyait que j’avais «gobé» Brichot, comme je l’avais déjà paru à Mme de Guermantes parce que je me plaisais chez Mme d’Arpajon. Pour Brichot pourtant il y avait une autre raison. Je n’étais pas du petit clan. Et dans tout clan, qu’il soit mondain, politique, littéraire, on contracte une facilité perverse à découvrir dans une conversation, dans un discours officiel, dans une nouvelle, dans un sonnet, tout ce que l’honnête lecteur n’aurait jamais songé à y voir. Que de fois il m’est arrivé, lisant avec une certaine émotion un conte habilement filé par un académicien disert et un peu vieillot, d’être sur le point de dire à Bloch ou à Mme de Guermantes : «Comme c’est joli !» quand, avant que j’eusse ouvert la bouche, ils s’écriaient, chacun dans un langage différent : «Si vous voulez passer un bon moment, lisez un conte de un tel. La stupidité humaine n’a jamais été aussi loin». Le mépris de Bloch provenait surtout de ce que certains effets de style, agréables du reste, étaient un peu fanés ; celui de Mme de Guermantes de ce que le conte semblait prouver justement le contraire de ce que voulait dire l’auteur, pour des raisons de fait qu’elle avait l’ingéniosité de déduire mais auxquelles je n’eusse jamais pensé. Je fus aussi surpris de voir l’ironie que cachait l’amabilité apparente des Verdurin pour Brichot que d’entendre, quelques jours plus tard, à Féterne, les Cambremer me dire, devant l’éloge enthousiaste que je faisais de la Raspelière : «Ce n’est pas possible que vous soyez sincère, après ce qu’ils en ont fait». Il est vrai qu’ils avouèrent que la vaisselle était belle. Pas plus que les choquants brise-bise, je ne l’avais vue. «Enfin, maintenant, quand vous retournerez à Balbec, vous saurez ce que Balbec signifie», dit ironiquement M. Verdurin. C’était justement les choses que m’apprenait Brichot qui m’intéressaient. Quant à ce qu’on appelait son esprit, il était exactement le même qui avait été si goûté autrefois dans le petit clan. Il parlait avec la même irritante facilité, mais ses paroles ne portaient plus, avaient à vaincre un silence hostile ou de désagréables échos ; ce qui avait changé était, non ce qu’il débitait, mais l’acoustique du salon et les dispositions du public. «Gare», dit à mi-voix Mme Verdurin en montrant Brichot. Celui-ci, ayant gardé l’ouïe plus perçante que la vue, jeta sur la Patronne un regard, vite détourné, de myope et de philosophe. Si ses yeux étaient moins bons, ceux de son esprit jetaient en revanche sur les choses un plus large regard. Il voyait le peu qu’on pouvait attendre des affections humaines, il s’y était résigné. Certes il en souffrait. Il arrive que, même celui qui un seul soir, dans un milieu où il a l’habitude de plaire, devine qu’on l’a trouvé ou trop frivole, ou trop pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier, etc., rentre chez lui malheureux. Souvent c’est à cause d’une question d’opinions, de système, qu’il a paru à d’autres absurde ou vieux-jeu. Souvent il sait à merveille que ces autres ne le valent pas. Il pourrait aisément disséquer les sophismes à l’aide desquels on l’a condamné tacitement, il veut aller faire une visite, écrire une lettre : plus sage, il ne fait rien, attend l’invitation de la semaine suivante. Parfois aussi ces disgrâces, au lieu de finir en une soirée, durent des mois. Dues à l’instabilité des jugements mondains, elles l’augmentent encore. Car celui qui sait que Mme X... le méprise, sentant qu’on l’estime chez Mme Y..., la déclare bien supérieure et émigre dans son salon. Au reste, ce n’est pas le lieu de peindre ici ces hommes, supérieurs à la vie mondaine mais n’ayant pas su se réaliser en dehors d’elle, heureux d’être reçus, aigris d’être méconnus, découvrant chaque année les tares de la maîtresse de maison qu’ils encensaient, et le génie de celle qu’ils n’avaient pas appréciée à sa valeur, quitte à revenir à leurs premières amours quand ils auront souffert des inconvénients qu’avaient aussi les secondes, et que ceux des premières seront un peu oubliés. On peut juger, par ces courtes disgrâces, du chagrin que causait à Brichot celle qu’il savait définitive. Il n’ignorait pas que Mme Verdurin riait parfois publiquement de lui, même de ses infirmités, et sachant le peu qu’il faut attendre des affections humaines, s’y étant soumis, il ne considérait pas moins la Patronne comme sa meilleure amie. Mais à la rougeur qui couvrit le visage de l’universitaire, Mme Verdurin comprit qu’il l’avait entendue et se promit d’être aimable pour lui pendant la soirée. Je ne pus m’empêcher de lui dire qu’elle l’était bien peu pour Saniette. «Comment, pas gentille ! Mais il nous adore, vous ne savez pas ce que nous sommes pour lui ! Mon mari est quelquefois un peu agacé de sa stupidité, et il faut avouer qu’il y a de quoi, mais dans ces moments-là, pourquoi ne se rebiffe-t-il pas davantage, au lieu de prendre ces airs de chien couchant ? Ce n’est pas franc. Je n’aime pas cela. Ça n’empêche pas que je tâche toujours de calmer mon mari parce que, s’il allait trop loin, Saniette n’aurait qu’à ne pas revenir ; et cela je ne le voudrais pas parce que je vous dirai qu’il n’a plus un sou, il a besoin de ses dîners. Et puis, après tout, si il se froisse, qu’il ne revienne pas, moi ce n’est pas mon affaire, quand on a besoin des autres on tâche de ne pas être aussi idiot. - Le duché d’Aumale a été longtemps dans notre famille avant d’entrer dans la Maison de France, expliquait M. de Charlus à M. de Cambremer, devant Morel ébahi et auquel, à vrai dire, toute cette dissertation était sinon adressée du moins destinée. Nous avions le pas sur tous les princes étrangers ; je pourrais vous en donner cent exemples. La princesse de Croy ayant voulu, à l’enterrement de Monsieur, se mettre à genoux après ma trisaïeule, celle-ci lui fit vertement remarquer qu’elle n’avait pas droit au carreau, le fit retirer par l’officier de service et porta la chose au Roi, qui ordonna à Mme de Croy d’aller faire des excuses à Mme de Guermantes chez elle. Le duc de Bourgogne étant venu chez nous avec les huissiers, la baguette levée, nous obtînmes du Roi de la faire abaisser. Je sais qu’il y a mauvaise grâce à parler des vertus des siens. Mais il est bien connu que les nôtres ont toujours été de l’avant à l’heure du danger. Notre cri d’armes, quand nous avons quitté celui des ducs de Brabant, a été «Passavant». De sorte qu’il est, en somme, assez légitime que ce droit d’être partout les premiers, que nous avions revendiqué pendant tant de siècles à la guerre, nous l’ayons obtenu ensuite à la Cour. Et dame, il nous y a toujours été reconnu. Je vous citerai encore comme preuve la princesse de Baden. Comme elle s’était oubliée jusqu’à vouloir disputer son rang à cette même duchesse de Guermantes de laquelle je vous parlais tout à l’heure, et avait voulu entrer la première chez le Roi en profitant d’un mouvement d’hésitation qu’avait peut-être eu ma parente (bien qu’il n’y en eût pas à avoir), le Roi cria vivement : «Entrez, entrez, ma cousine, Madame de Baden sait trop ce qu’elle vous doit». Et c’est comme duchesse de Guermantes qu’elle avait ce rang, bien que par elle-même elle fût d’assez grande naissance puisqu’elle était par sa mère nièce de la Reine de Pologne, de la Reine d’Hongrie, de l’Électeur Palatin, du prince de Savoie–Carignan et du prince d’Hanovre, ensuite Roi d’Angleterre. - Maecenas atavis edite regibus ! dit Brichot en s’adressant à M. de Charlus, qui répondit par une légère inclinaison de tête à cette politesse. - Qu’est-ce que vous dites ? demanda Mme Verdurin à Brichot, envers qui elle aurait voulu tâcher de réparer ses paroles de tout à l’heure. Je parlais, Dieu m’en pardonne, d’un dandy qui était la fleur du gratin (Mme Verdurin fronça les sourcils), environ le siècle d’Auguste (Mme Verdurin, rassurée par l’éloignement de ce gratin, prit une expression plus sereine), d’un ami de Virgile et d’Horace qui poussaient la flagornerie jusqu’à lui envoyer en pleine figure ses ascendances plus qu’aristocratiques, royales, en un mot je parlais de Mécène, d’un rat de bibliothèque qui était ami d’Horace, de Virgile, d’Auguste. Je suis sûr que M. de Charlus sait très bien à tous égards qui était Mécène». Regardant gracieusement Mme Verdurin du coin de l’œil, parce qu’il l’avait entendue donner rendez-vous à Morel pour le surlendemain et qu’il craignait de ne pas être invité : «Je crois, dit M. de Charlus, que Mécène, c’était quelque chose comme le Verdurin de l’antiquité». Mme Verdurin ne put réprimer qu’à moitié un sourire de satisfaction. Elle alla vers Morel. «Il est agréable l’ami de vos parents, lui dit-elle. On voit que c’est un homme instruit, bien élevé. Il fera bien dans notre petit noyau. Où donc demeure-t-il à Paris ?» Morel garda un silence hautain et demanda seulement à faire une partie de cartes. Mme Verdurin exigea d’abord un peu de violon. À l’étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait jamais des grands dons qu’il avait, accompagna, avec le style le plus pur, le dernier morceau (inquiet, tourmenté, schumanesque, mais enfin antérieur à la Sonate de Franck) de la Sonate pour piano et violon de Fauré. Je sentis qu’il donnerait à Morel, merveilleusement doué pour le son et la virtuosité, précisément ce qui lui manquait, la culture et le style. Mais je songeai avec curiosité à ce qui unit chez un même homme une tare physique et un don spirituel. M. de Charlus n’était pas très différent de son frère, le duc de Guermantes. Même, tout à l’heure (et cela était rare), il avait parlé un aussi mauvais français que lui. Me reprochant (sans doute pour que je parlasse en termes chaleureux de Morel à Mme Verdurin) de n’aller jamais le voir, et moi invoquant la discrétion, il m’avait répondu : «Mais puisque c’est moi qui vous le demande, il n’y a que moi qui pourrais m’en formaliser». Cela aurait pu être dit par le duc de Guermantes. M. de Charlus n’était, en somme, qu’un Guermantes. Mais il avait suffi que la nature déséquilibrât suffisamment en lui le système nerveux pour qu’au lieu d’une femme, comme eût fait son frère le duc, il préférât un berger de Virgile ou un élève de Platon, et aussitôt des qualités inconnues au duc de Guermantes, et souvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de Charlus un pianiste délicieux, un peintre amateur qui n’était pas sans goût, un éloquent discoureur. Le style rapide, anxieux, charmant avec lequel M. de Charlus jouait le morceau schumanesque de la Sonate de Fauré, qui aurait pu discerner que ce style avait son correspondant—on n’ose dire sa cause—dans des parties toutes physiques, dans les défectuosités de M. de Charlus ? Nous expliquerons plus tard ce mot de défectuosités nerveuses et pour quelles raisons un Grec du temps de Socrate, un Romain du temps d’Auguste, pouvaient être ce qu’on sait tout en restant des hommes absolument normaux, et non des hommes-femmes comme on en voit aujourd’hui. De même qu’il avait de réelles dispositions artistiques, non venues à terme, M. de Charlus avait, bien plus que le duc, aimé leur mère, aimé sa femme, et même des années après, quand on lui en parlait, il avait des larmes, mais superficielles, comme la transpiration d’un homme trop gros, dont le front pour un rien s’humecte de sueur. Avec la différence qu’à ceux-ci on dit : «Comme vous avez chaud», tandis qu’on fait semblant de ne pas voir les pleurs des autres. On, c’est-à-dire le monde ; car le peuple s’inquiète de voir pleurer, comme si un sanglot était plus grave qu’une hémorragie. La tristesse qui suivit la mort de sa femme, grâce à l’habitude de mentir, n’excluait pas chez M. de Charlus une vie qui n’y était pas conforme. Plus tard même, il eut l’ignominie de laisser entendre que, pendant la cérémonie funèbre, il avait trouvé le moyen de demander son nom et son adresse à l’enfant de chœur. Et c’était peut-être vrai.

Le morceau fini, je me permis de réclamer du Franck, ce qui eut l’air de faire tellement souffrir Mme de Cambremer que je n’insistai pas. «Vous ne pouvez pas aimer cela», me dit-elle. Elle demanda à la place Fêtes de Debussy, ce qui fit crier : «Ah ! c’est sublime !» dès la première note. Mais Morel s’aperçut qu’il ne savait que les premières mesures et, par gaminerie, sans aucune intention de mystifier, il commença une marche de Meyerbeer. Malheureusement, comme il laissa peu de transitions et ne fit pas d’annonce, tout le monde crut que c’était encore du Debussy, et on continua à crier : «Sublime !» Morel, en révélant que l’auteur n’était pas celui de Pelléas, mais de Robert le Diable, jeta un certain froid. Mme de Cambremer n’eut guère le temps de le ressentir pour elle-même, car elle venait de découvrir un cahier de Scarlatti et elle s’était jetée dessus avec une impulsion d’hystérique. «Oh ! jouez ça, tenez, ça, c’est divin», criait-elle. Et pourtant de cet auteur longtemps dédaigné, promu depuis peu aux plus grands honneurs, ce qu’elle élisait, dans son impatience fébrile, c’était un de ces morceaux maudits qui vous ont si souvent empêché de dormir et qu’une élève sans pitié recommence indéfiniment à l’étage contigu au vôtre. Mais Morel avait assez de musique, et comme il tenait à jouer aux cartes, M. de Charlus, pour participer à la partie, aurait voulu un whist. «Il a dit tout à l’heure au Patron qu’il était prince, dit Ski à Mme Verdurin, mais ce n’est pas vrai, il est d’une simple bourgeoisie de petits architectes. - Je veux savoir ce que vous disiez de Mécène. Ça m’amuse, moi, na !» redit Mme Verdurin à Brichot, par une amabilité qui grisa celui-ci. Aussi pour briller aux yeux de la Patronne et peut-être aux miens : «Mais à vrai dire, Madame, Mécène m’intéresse surtout parce qu’il est le premier apôtre de marque de ce Dieu chinois qui compte aujourd’hui en France plus de sectateurs que Brahma, que le Christ lui-même, le très puissant Dieu Jemenfou». Mme Verdurin ne se contentait plus, dans ces cas-là, de plonger sa tête dans sa main. Elle s’abattait, avec la brusquerie des insectes appelés éphémères, sur la princesse Sherbatoff ; si celle-ci était à peu de distance, la Patronne s’accrochait à l’aisselle de la princesse, y enfonçait ses ongles, et cachait pendant quelques instants sa tête comme un enfant qui joue à cache-cache. Dissimulée par cet écran protecteur, elle était censée rire aux larmes et pouvait aussi bien ne penser à rien du tout que les gens qui, pendant qu’ils font une prière un peu longue, ont la sage précaution d’ensevelir leur visage dans leurs mains. Mme Verdurin les imitait en écoutant les quatuors de Beethoven pour montrer à la fois qu’elle les considérait comme une prière et pour ne pas laisser voir qu’elle dormait. «Je parle fort sérieusement, Madame, dit Brichot. Je crois que trop grand est aujourd’hui le nombre des gens qui passent leur temps à considérer leur nombril comme s’il était le centre du monde. En bonne doctrine, je n’ai rien à objecter à je ne sais quel nirvana qui tend à nous dissoudre dans le grand Tout (lequel, comme Munich et Oxford, est beaucoup plus près de Paris qu’Asnières ou Bois–Colombes), mais il n’est ni d’un bon Français, ni même d’un bon Européen, quand les Japonais sont peut-être aux portes de notre Byzance, que des antimilitaristes socialisés discutent gravement sur les vertus cardinales du vers libre». Mme Verdurin crut pouvoir lâcher l’épaule meurtrie de la princesse et elle laissa réapparaître sa figure, non sans feindre de s’essuyer les yeux et sans reprendre deux ou trois fois haleine. Mais Brichot voulait que j’eusse ma part de festin, et ayant retenu des soutenances de thèses, qu’il présidait comme personne, qu’on ne flatte jamais tant la jeunesse qu’en la morigénant, en lui donnant de l’importance, en se faisant traiter par elle de réactionnaire : «Je ne voudrais pas blasphémer les Dieux de la Jeunesse, dit-il en jetant sur moi ce regard furtif qu’un orateur accorde à la dérobée à quelqu’un présent dans l’assistance et dont il cite le nom. Je ne voudrais pas être damné comme hérétique et relaps dans la chapelle mallarméenne, où notre nouvel ami, comme tous ceux de son âge, a dû servir la messe ésotérique, au moins comme enfant de chœur, et se montrer déliquescent ou Rose–Croix. Mais vraiment, nous en avons trop vu de ces intellectuels adorant l’Art, avec un grand A, et qui, quand il ne leur suffit plus de s’alcooliser avec du Zola, se font des piqûres de Verlaine. Devenus éthéromanes par dévotion baudelairienne, ils ne seraient plus capables de l’effort viril que la patrie peut un jour ou l’autre leur demander, anesthésiés qu’ils sont par la grande névrose littéraire, dans l’atmosphère chaude, énervante, lourde de relents malsains, d’un symbolisme de fumerie d’opium». Incapable de feindre l’ombre d’admiration pour le couplet inepte et bigarré de Brichot, je me détournai vers Ski et lui assurai qu’il se trompait absolument sur la famille à laquelle appartenait M. de Charlus ; il me répondit qu’il était sûr de son fait et ajouta que je lui avais même dit que son vrai nom était Gandin, Le Gandin. «Je vous ai dit, lui répondis-je, que Mme de Cambremer était la sœur d’un ingénieur, M. Legrandin. Je ne vous ai jamais parlé de M. de Charlus. Il y a autant de rapport de naissance entre lui et Mme de Cambremer qu’entre le Grand Condé et Racine. - Ah ! je croyais», dit Ski légèrement sans plus s’excuser de son erreur que, quelques heures avant, de celle qui avait failli nous faire manquer le train. «Est-ce que vous comptez rester longtemps sur la côte ? demanda Mme Verdurin à M. de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle et qu’elle tremblait de voir rentrer trop tôt à Paris. - Mon Dieu, on ne sait jamais, répondit d’un ton nasillard et traînant M. de Charlus. J’aimerais rester jusqu’à la fin de septembre. - Vous avez raison, dit Mme Verdurin ; c’est le moment des belles tempêtes. - À bien vrai dire ce n’est pas ce qui me déterminerait. J’ai trop négligé depuis quelque temps l’Archange saint Michel, mon patron, et je voudrais le dédommager en restant jusqu’à sa fête, le 29 septembre, à l’Abbaye du Mont. - Ça vous intéresse beaucoup, ces affaires-là ?» demanda Mme Verdurin, qui eût peut-être réussi à faire taire son anticléricalisme blessé si elle n’avait craint qu’une excursion aussi longue ne fit «lâcher» pendant quarante-huit heures le violoniste et le baron. «Vous êtes peut-être affligée de surdité intermittente, répondit insolemment M. de Charlus. Je vous ai dit que saint Michel était un de mes glorieux patrons». Puis, souriant avec une bienveillante extase, les yeux fixés au loin, la voix accrue par une exaltation qui me sembla plus qu’esthétique, religieuse : «C’est si beau à l’offertoire, quand Michel se tient debout près de l’autel, en robe blanche, balançant un encensoir d’or, et avec un tel amas de parfums que l’odeur en monte jusqu’à Dieu. - On pourrait y aller en bande, suggéra Mme Verdurin, malgré son horreur de la calotte. - À ce moment-là, dès l’offertoire, reprit M. de Charlus qui, pour d’autres raisons mais de la même manière que les bons orateurs à la Chambre, ne répondait jamais à une interruption et feignait de ne pas l’avoir entendue, ce serait ravissant de voir notre jeune ami palestrinisant et exécutant même une Aria de Bach. Il serait fou de joie, le bon Abbé aussi, et c’est le plus grand hommage, du moins le plus grand hommage public, que je puisse rendre à mon Saint Patron. Quelle édification pour les fidèles ! Nous en parlerons tout à l’heure au jeune Angelico musical, militaire comme saint Michel».

Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu’il ne savait pas jouer au whist. Et Cottard, voyant qu’il n’y avait plus grand temps avant l’heure du train, se mit tout de suite à faire une partie d’écarté avec Morel. M. Verdurin, furieux, marcha d’un air terrible sur Saniette : «Vous ne savez donc jouer à rien !» cria-t-il, furieux d’avoir perdu l’occasion de faire un whist, et ravi d’en avoir trouvé une d’injurier l’ancien archiviste. Celui-ci, terrorisé, prit un air spirituel : «Si, je sais jouer du piano», dit-il. Cottard et Morel s’étaient assis face à face. «À vous l’honneur, dit Cottard. - Si nous nous approchions un peu de la table de jeu, dit à M. de Cambremer M. de Charlus, inquiet de voir le violoniste avec Cottard. C’est aussi intéressant que ces questions d’étiquette qui, à notre époque, ne signifient plus grand’chose. Les seuls rois qui nous restent, en France du moins, sont les rois des Jeux de Cartes, et il me semble qu’ils viennent à foison dans la main du jeune virtuose», ajouta-t-il bientôt, par une admiration pour Morel qui s’étendait jusqu’à sa manière de jouer, pour le flatter aussi, et enfin pour expliquer le mouvement qu’il faisait de se pencher sur l’épaule du violoniste. «Ié coupe», dit, en contrefaisant l’accent rastaquouère, Cottard, dont les enfants s’esclaffèrent comme faisaient ses élèves et le chef de clinique, quand le maître, même au lit d’un malade gravement atteint, lançait, avec un masque impassible d’épileptique, une de ses coutumières facéties. «Je ne sais pas trop ce que je dois jouer, dit Morel en consultant M. de Cambremer. - Comme vous voudrez, vous serez battu de toutes façons, ceci ou ça, c’est égal. - Égal... Ingalli ? dit le docteur en coulant vers M. de Cambremer un regard insinuant et bénévole. C’était ce que nous appelons la véritable diva, c’était le rêve, une Carmen comme on n’en reverra pas. C’était la femme du rôle. J’aimais aussi y entendre Ingalli—marié». Le marquis se leva avec cette vulgarité méprisante des gens bien nés qui ne comprennent pas qu’ils insultent le maître de maison en ayant l’air de ne pas être certains qu’on puisse fréquenter ses invités et qui s’excusent sur l’habitude anglaise pour employer une expression dédaigneuse : «Quel est ce Monsieur qui joue aux cartes ? qu’est-ce qu’il fait dans la vie ? qu’est-ce qu’il vend ? J’aime assez à savoir avec qui je me trouve, pour ne pas me lier avec n’importe qui. Or je n’ai pas entendu son nom quand vous m’avez fait l’honneur de me présenter à lui». Si M. Verdurin, s’autorisant de ces derniers mots, avait, en effet, présenté à ses convives M. de Cambremer, celui-ci l’eût trouvé fort mauvais. Mais sachant que c’était le contraire qui avait lieu, il trouvait gracieux d’avoir l’air bon enfant et modeste sans péril. La fierté qu’avait M. Verdurin de son intimité avec Cottard n’avait fait que grandir depuis que le docteur était devenu un professeur illustre. Mais elle ne s’exprimait plus sous la forme naïve d’autrefois. Alors, quand Cottard était à peine connu, si on parlait à M. Verdurin des névralgies faciales de sa femme : «Il n’y a rien à faire, disait-il, avec l’amour-propre naïf des gens qui croient que ce qu’ils connaissent est illustre et que tout le monde connaît le nom du professeur de chant de leur famille. Si elle avait un médecin de second ordre on pourrait chercher un autre traitement, mais quand ce médecin s’appelle Cottard (nom qu’il prononçait comme si c’eût été Bouchard ou Charcot), il n’y a qu’à tirer l’échelle». Usant d’un procédé inverse, sachant que M. de Cambremer avait certainement entendu parler du fameux professeur Cottard, M. Verdurin prit un air simplet. «C’est notre médecin de famille, un brave cœur que nous adorons et qui se ferait couper en quatre pour nous ; ce n’est pas un médecin, c’est un ami ; je ne pense pas que vous le connaissiez ni que son nom vous dirait quelque chose ; en tout cas, pour nous c’est le nom d’un bien bon homme, d’un bien cher ami, Cottard». Ce nom, murmuré d’un air modeste, trompa M. de Cambremer qui crut qu’il s’agissait d’un autre. «Cottard ? vous ne parlez pas du professeur Cottard ?» On entendait précisément la voix dudit professeur qui, embarrassé par un coup, disait en tenant ses cartes : «C’est ici que les Athéniens s’atteignirent. - Ah ! si, justement, il est professeur, dit M. Verdurin. - Quoi ! le professeur Cottard ! Vous ne vous trompez pas ! Vous êtes bien sûr que c’est le même ! celui qui demeure rue du Bac ! - Oui, il demeure rue du Bac, 43. Vous le connaissez ? - Mais tout le monde connaît le professeur Cottard. C’est une sommité ! C’est comme si vous me demandiez si je connais Bouffe de Saint–Blaise ou Courtois–Suffit. J’avais bien vu, en l’écoutant parler, que ce n’était pas un homme ordinaire, c’est pourquoi je me suis permis de vous demander. - Voyons, qu’est-ce qu’il faut jouer ? atout ?» demandait Cottard. Puis brusquement, avec une vulgarité qui eût été agaçante même dans une circonstance héroïque, où un soldat veut prêter une expression familière au mépris de la mort, mais qui devenait doublement stupide dans le passe-temps sans danger des cartes, Cottard, se décidant à jouer atout, prit un air sombre, «cerveau brûlé», et, par allusion à ceux qui risquent leur peau, joua sa carte comme si c’eût été sa vie, en s’écriant : «Après tout, je m’en fiche !» Ce n’était pas ce qu’il fallait jouer, mais il eut une consolation. Au milieu du salon, dans un large fauteuil, Mme Cottard, cédant à l’effet, irrésistible chez elle, de l’après-dîner, s’était soumise, après de vains efforts, au sommeil vaste et léger qui s’emparait d’elle. Elle avait beau se redresser à des instants, pour sourire, soit par moquerie de soi-même, soit par peur de laisser sans réponse quelque parole aimable qu’on lui eût adressée, elle retombait malgré elle, en proie au mal implacable et délicieux. Plutôt que le bruit, ce qui l’éveillait ainsi, pour une seconde seulement, c’était le regard (que par tendresse elle voyait même les yeux fermés, et prévoyait, car la même scène se produisait tous les soirs et hantait son sommeil comme l’heure où on aura à se lever), le regard par lequel le professeur signalait le sommeil de son épouse aux personnes présentes. Il se contentait, pour commencer, de la regarder et de sourire, car si, comme médecin, il blâmait ce sommeil d’après le dîner (du moins donnait-il cette raison scientifique pour se fâcher vers la fin, mais il n’est pas sûr qu’elle fût déterminante, tant il avait là-dessus de vues variées), comme mari tout-puissant et taquin, il était enchanté de se moquer de sa femme, de ne l’éveiller d’abord qu’à moitié, afin qu’elle se rendormît et qu’il eût le plaisir de la réveiller de nouveau.

Maintenant Mme Cottard dormait tout à fait. «Hé bien ! Léontine, tu pionces, lui cria le professeur. - J’écoute ce que dit Mme Swann, mon ami, répondit faiblement Mme Cottard, qui retomba dans sa léthargie. - C’est insensé, s’écria Cottard, tout à l’heure elle nous affirmera qu’elle n’a pas dormi. C’est comme les patients qui se rendent à une consultation et qui prétendent qu’ils ne dorment jamais. - Ils se le figurent peut-être», dit en riant M. de Cambremer. Mais le docteur aimait autant à contredire qu’à taquiner, et surtout n’admettait pas qu’un profane osât lui parler médecine. «On ne se figure pas qu’on ne dort pas, promulgua-t-il d’un ton dogmatique. - Ah ! répondit en s’inclinant respectueusement le marquis, comme eût fait Cottard jadis. - On voit bien, reprit Cottard, que vous n’avez pas comme moi administré jusqu’à deux grammes de trional sans arriver à provoquer la somnescence. - En effet, en effet, répondit le marquis en riant d’un air avantageux, je n’ai jamais pris de trional, ni aucune de ces drogues qui bientôt ne font plus d’effet mais vous détraquent l’estomac. Quand on a chassé toute la nuit comme moi, dans la forêt de Chantepie, je vous assure qu’on n’a pas besoin de trional pour dormir. - Ce sont les ignorants qui disent cela, répondit le professeur. Le trional relève parfois d’une façon remarquable le tonus nerveux. Vous parlez de trional, savez-vous seulement ce que c’est ? - Mais... j’ai entendu dire que c’était un médicament pour dormir. - Vous ne répondez pas à ma question, reprit doctoralement le professeur qui, trois fois par semaine, à la Faculté, était d’«examen». Je ne vous demande pas si ça fait dormir ou non, mais ce que c’est. Pouvez-vous me dire ce qu’il contient de parties d’amyle et d’éthyle ? - Non, répondit M. de Cambremer embarrassé. Je préfère un bon verre de fine ou même de porto 345. - Qui sont dix fois plus toxiques, interrompit le professeur. - Pour le trional, hasarda M. de Cambremer, ma femme est abonnée à tout cela, vous feriez mieux d’en parler avec elle. - Qui doit en savoir à peu près autant que vous. En tout cas, si votre femme prend du trional pour dormir, vous voyez que ma femme n’en a pas besoin. Voyons, Léontine, bouge-toi, tu t’ankyloses, est-ce que je dors après dîner, moi ? qu’est-ce que tu feras à soixante ans si tu dors maintenant comme une vieille ? Tu vas prendre de l’embonpoint, tu t’arrêtes la circulation... Elle ne m’entend même plus. - C’est mauvais pour la santé, ces petits sommes après dîner, n’est-ce pas, docteur ? dit M. de Cambremer pour se réhabiliter auprès de Cottard. Après avoir bien mangé il faudrait faire de l’exercice. - Des histoires ! répondit le docteur. On a prélevé une même quantité de nourriture dans l’estomac d’un chien qui était resté tranquille, et dans l’estomac d’un chien qui avait couru, et c’est chez le premier que la digestion était la plus avancée. - Alors c’est le sommeil qui coupe la digestion ? - Cela dépend s’il s’agit de la digestion oesophagique, stomacale, intestinale ; inutile de vous donner des explications que vous ne comprendriez pas, puisque vous n’avez pas fait vos études de médecine. Allons, Léontine, en avant... harche, il est temps de partir». Ce n’était pas vrai, car le docteur allait seulement continuer sa partie de cartes, mais il espérait contrarier ainsi, de façon plus brusque, le sommeil de la muette à laquelle il adressait, sans plus recevoir de réponse, les plus savantes exhortations. Soit qu’une volonté de résistance à dormir persistât chez Mme Cottard, même dans l’état de sommeil, soit que le fauteuil ne prêtât pas d’appui à sa tête, cette dernière fut rejetée mécaniquement de gauche à droite et de bas en haut, dans le vide, comme un objet inerte, et Mme Cottard, balancée quant au chef, avait tantôt l’air d’écouter de la musique, tantôt d’être entrée dans la dernière phase de l’agonie. Là où les admonestations de plus en plus véhémentes de son mari échouaient, le sentiment de sa propre sottise réussit : «Mon bain est bien comme chaleur, murmura-t-elle, mais les plumes du dictionnaire... s’écria-t-elle en se redressant. Oh ! mon Dieu, que je suis sotte ! Qu’est-ce que je dis ? je pensais à mon chapeau, j’ai dû dire une bêtise, un peu plus j’allais m’assoupir, c’est ce maudit feu». Tout le monde se mit à rire car il n’y avait pas de feu.

«Vous vous moquez de moi, dit en riant elle-même Mme Cottard, qui effaça de la main sur son front, avec une légèreté de magnétiseur et une adresse de femme qui se recoiffe, les dernières traces du sommeil, je veux présenter mes humbles excuses à la chère Madame Verdurin et savoir d’elle la vérité». Mais son sourire devint vite triste, car le professeur, qui savait que sa femme cherchait à lui plaire et tremblait de n’y pas réussir, venait de lui crier : «Regarde-toi dans la glace, tu es rouge comme si tu avais une éruption d’acné, tu as l’air d’une vieille paysanne.

 

- Vous savez, il est charmant, dit Mme Verdurin, il a un joli côté de bonhomie narquoise. Et puis il a ramené mon mari des portes du tombeau quand toute la Faculté l’avait condamné. Il a passé trois nuits près de lui, sans se coucher. Aussi Cottard pour moi, vous savez, ajouta-t-elle d’un ton grave et presque menaçant, en levant la main vers les deux sphères aux mèches blanches de ses tempes musicales et comme si nous avions voulu toucher au docteur, c’est sacré ! Il pourrait demander tout ce qu’il voudrait. Du reste, je ne l’appelle pas le Docteur Cottard, je l’appelle le Docteur Dieu ! Et encore en disant cela je le calomnie, car ce Dieu répare dans la mesure du possible une partie des malheurs dont l’autre est responsable. - Jouez atout, dit à Morel M. de Charlus d’un air heureux. - Atout, pour voir, dit le violoniste. - Il fallait annoncer d’abord votre roi, dit M. de Charlus, vous êtes distrait, mais comme vous jouez bien ! - J’ai le roi, dit Morel. - C’est un bel homme, répondit le professeur. - Qu’est-ce que c’est que cette affaire-là avec ces piquets ? demanda Mme Verdurin en montrant à M. de Cambremer un superbe écusson sculpté au-dessus de la cheminée. Ce sont vos armes ? ajouta-t-elle avec un dédain ironique. - Non, ce ne sont pas les nôtres, répondit M. de Cambremer. Nous portons d’or à trois fasces bretèchées et contre-bretèchées de gueules à cinq pièces chacune chargée d’un trèfle d’or. Non, celles-là ce sont celles des d’Arrachepel, qui n’étaient pas de notre estoc, mais de qui nous avons hérité la maison, et jamais ceux de notre lignage n’ont rien voulu y changer. Les Arrachepel (jadis Pelvilain, dit-on) portaient d’or à cinq pieux épointés de gueules. Quand ils s’allièrent aux Féterne, leur écu changea mais resta cantonné de vingt croisettes recroisettées au pieu péri fiché d’or avec à droite un vol d’hermine. - Attrape, dit tout bas Mme de Cambremer. - Mon arrière-grand’mère était une d’Arrachepel ou de Rachepel, comme vous voudrez, car on trouve les deux noms dans les vieilles chartes, continua M. de Cambremer, qui rougit vivement, car il eut, seulement alors, l’idée dont sa femme lui avait fait honneur et il craignit que Mme Verdurin ne se fût appliqué des paroles qui ne la visaient nullement. L’histoire veut qu’au onzième siècle, le premier Arrachepel, Macé, dit Pelvilain, ait montré une habileté particulière dans les sièges pour arracher les pieux. D’où le surnom d’Arrachepel sous lequel il fut anobli, et les pieux que vous voyez à travers les siècles persister dans leurs armes. Il s’agit des pieux que, pour rendre plus inabordables les fortifications, on plantait, on fichait, passez-moi l’expression, en terre devant elles, et qu’on reliait entre eux. Ce sont eux que vous appeliez très bien des piquets et qui n’avaient rien des bâtons flottants du bon La Fontaine. Car ils passaient pour rendre une place inexpugnable. Évidemment, cela fait sourire avec l’artillerie moderne. Mais il faut se rappeler qu’il s’agit du onzième siècle. - Cela manque d’actualité, dit Mme Verdurin, mais le petit campanile a du caractère. - Vous avez, dit Cottard, une veine de... turlututu, mot qu’il répétait volontiers pour esquiver celui de Molière. Savez-vous pourquoi le roi de carreau est réformé ? - Je voudrais bien être à sa place, dit Morel que son service militaire ennuyait. - Ah ! le mauvais patriote, s’écria M. de Charlus, qui ne put se retenir de pincer l’oreille au violoniste. - Non, vous ne savez pas pourquoi le roi de carreau est réformé ? reprit Cottard, qui tenait à ses plaisanteries, c’est parce qu’il n’a qu’un œil. - Vous avez affaire à forte partie, docteur, dit M. de Cambremer pour montrer à Cottard qu’il savait qui il était. - Ce jeune homme est étonnant, interrompit naïvement M. de Charlus, en montrant Morel. Il joue comme un dieu». Cette réflexion ne plut pas beaucoup au docteur qui répondit : «Qui vivra verra. À roublard, roublard et demi. - La dame, l’as,» annonça triomphalement Morel, que le sort favorisait. Le docteur courba la tête comme ne pouvant nier cette fortune et avoua, fasciné : «C’est beau. - Nous avons été très contents de dîner avec M. de Charlus, dit Mme de Cambremer à Mme Verdurin. - Vous ne le connaissiez pas ? Il est assez agréable, il est particulier, il est d’une époque (elle eût été bien embarrassée de dire laquelle), répondit Mme Verdurin avec le sourire satisfait d’une dilettante, d’un juge et d’une maîtresse de maison. Mme de Cambremer me demanda si je viendrais à Féterne avec Saint–Loup. Je ne pus retenir un cri d’admiration en voyant la lune suspendue comme un lampion orangé à la voûte des chênes qui partait du château. «Ce n’est encore rien ; tout à l’heure, quand la lune sera plus haute et que la vallée sera éclairée, ce sera mille fois plus beau. Voilà ce que vous n’avez pas à Féterne ! dit-elle d’un ton dédaigneux à Mme de Cambremer, laquelle ne savait que répondre, ne voulant pas déprécier sa propriété, surtout devant les locataires. - Vous restez encore quelque temps dans la région, Madame, demanda M. de Cambremer à Mme Cottard, ce qui pouvait passer pour une vague intention de l’inviter et ce qui dispensait actuellement de rendez-vous plus précis. - Oh ! certainement, Monsieur, je tiens beaucoup pour les enfants à cet exode annuel. On a beau dire, il leur faut le grand air. La Faculté voulait m’envoyer à Vichy ; mais c’est trop étouffé, et je m’occuperai de mon estomac quand ces grands garçons-là auront encore un peu poussé. Et puis le Professeur, avec les examens qu’il fait passer, a toujours un fort coup de collier à donner, et les chaleurs le fatiguent beaucoup. Je trouve qu’on a besoin d’une franche détente quand on a été comme lui toute l’année sur la brèche. De toutes façons nous resterons encore un bon mois. - Ah ! alors nous sommes gens de revue. - D’ailleurs, je suis d’autant plus obligée de rester que mon mari doit aller faire un tour en Savoie, et ce n’est que dans une quinzaine qu’il sera ici en poste fixe. - J’aime encore mieux le côté de la vallée que celui de la mer, reprit Mme Verdurin. - Vous allez avoir un temps splendide pour revenir. - Il faudrait même voir si les voitures sont attelées, dans le cas où vous tiendriez absolument à rentrer ce soir à Balbec, me dit M. Verdurin, car moi je n’en vois pas la nécessité. On vous ferait ramener demain matin en voiture. Il fera sûrement beau. Les routes sont admirables». Je dis que c’était impossible. «Mais en tout cas il n’est pas l’heure, objecta la Patronne. Laisse-les tranquilles, ils ont bien le temps. Ça les avancera bien d’arriver une heure d’avance à la gare. Ils sont mieux ici. Et vous, mon petit Mozart, dit-elle à Morel, n’osant pas s’adresser directement à M. de Charlus, vous ne voulez pas rester ? Nous avons de belles chambres sur la mer. - Mais il ne peut pas, répondit M. de Charlus pour le joueur attentif, qui n’avait pas entendu. Il n’a que la permission de minuit. Il faut qu’il rentre se coucher, comme un enfant bien obéissant, bien sage», ajouta-t-il d’une voix complaisante, maniérée, insistante, comme s’il trouvait quelque sadique volupté à employer cette chaste comparaison et aussi à appuyer au passage sa voix sur ce qui concernait Morel, à le toucher, à défaut de la main, avec des paroles qui semblaient le palper.

Du sermon que m’avait adressé Brichot, M. de Cambremer avait conclu que j’étais dreyfusard. Comme il était aussi antidreyfusard que possible, par courtoisie pour un ennemi il se mit à me faire l’éloge d’un colonel juif, qui avait toujours été très juste pour un cousin des Chevrigny et lui avait fait donner l’avancement qu’il méritait. «Et mon cousin était dans des idées absolument opposées», dit M. de Cambremer, glissant sur ce qu’étaient ces idées, mais que je sentis aussi anciennes et mal formées que son visage, des idées que quelques familles de certaines petites villes devaient avoir depuis bien longtemps. «Eh bien ! vous savez, je trouve ça très beau !» conclut M. de Cambremer. Il est vrai qu’il n’employait guère le mot «beau» dans le sens esthétique où il eût désigné, pour sa mère ou sa femme, des œuvres différentes, mais des œuvres d’art. M. de Cambremer se servait plutôt de ce qualificatif en félicitant, par exemple, une personne délicate qui avait un peu engraissé. «Comment, vous avez repris trois kilos en deux mois ? Savez-vous que c’est très beau !» Des rafraîchissements étaient servis sur une table. Mme Verdurin invita les messieurs à aller eux-mêmes choisir la boisson qui leur convenait. M. de Charlus alla boire son verre et vite revint s’asseoir près de la table de jeu et ne bougea plus. Mme Verdurin lui demanda : «Avez-vous pris de mon orangeade ?» Alors M. de Charlus, avec un sourire gracieux, sur un ton cristallin qu’il avait rarement et avec mille moues de la bouche et déhanchements de la taille, répondit : «Non, j’ai préféré la voisine, c’est de la fraisette, je crois, c’est délicieux». Il est singulier qu’un certain ordre d’actes secrets ait pour conséquence extérieure une manière de parler ou de gesticuler qui les révèle. Si un monsieur croit ou non à l’Immaculée Conception, ou à l’innocence de Dreyfus, ou à la pluralité des mondes, et veuille s’en taire, on ne trouvera, dans sa voix ni dans sa démarche, rien qui laisse apercevoir sa pensée. Mais en entendant M. de Charlus dire, de cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras : «Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette», on pouvait dire : «Tiens, il aime le sexe fort», avec la même certitude, pour un juge, que celle qui permet de condamner un criminel qui n’a pas avoué ; pour un médecin, un paralytique général qui ne sait peut-être pas lui-même son mal, mais qui a fait telle faute de prononciation d’où on peut déduire qu’il sera mort dans trois ans. Peut-être les gens qui concluent de la manière de dire : «Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette» à un amour dit antiphysique, n’ont-ils pas besoin de tant de science. Mais c’est qu’ici il y a rapport plus direct entre le signe révélateur et le secret. Sans se le dire précisément, on sent que c’est une douce et souriante dame qui vous répond, et qui paraît maniérée parce qu’elle se donne pour un homme et qu’on n’est pas habitué à voir les hommes faire tant de manières. Et il est peut-être plus gracieux de penser que depuis longtemps un certain nombre de femmes angéliques ont été comprises par erreur dans le sexe masculin où, exilées, tout en battant vainement des ailes vers les hommes à qui elles inspirent une répulsion physique, elles savent arranger un salon, composer des «intérieurs». M. de Charlus ne s’inquiétait pas que Mme Verdurin fût debout et restait installé dans son fauteuil pour être plus près de Morel. «Croyez-vous, dit Mme Verdurin au baron, que ce n’est pas un crime que cet être-là, qui pourrait nous enchanter avec son violon, soit là à une table d’écarté. Quand on joue du violon comme lui ! - Il joue bien aux cartes, il fait tout bien, il est si intelligent», dit M. de Charlus, tout en regardant les jeux, afin de conseiller Morel. Ce n’était pas, du reste, sa seule raison de ne pas se soulever de son fauteuil devant Mme Verdurin. Avec le singulier amalgame qu’il avait fait de ses conceptions sociales, à la fois de grand seigneur et d’amateur d’art, au lieu d’être poli de la même manière qu’un homme de son monde l’eût été, il se faisait, d’après Saint–Simon, des espèces de tableaux vivants ; et, en ce moment, s’amusait à figurer le maréchal d’Uxelles, lequel l’intéressait par d’autres côtés encore et dont il est dit qu’il était glorieux jusqu’à ne pas se lever de son siège, par un air de paresse, devant ce qu’il y avait de plus distingué à la Cour. «Dites donc, Charlus, dit Mme Verdurin, qui commençait à se familiariser, vous n’auriez pas dans votre faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait me servir de concierge ? - Mais si... mais si..., répondit M. de Charlus en souriant d’un air bonhomme, mais je ne vous le conseille pas. - Pourquoi ? - Je craindrais pour vous que les visiteurs élégants n’allassent pas plus loin que la loge». Ce fut entre eux la première escarmouche. Mme Verdurin y prit à peine garde. Il devait malheureusement y en avoir d’autres à Paris. M. de Charlus continua à ne pas quitter sa chaise. Il ne pouvait, d’ailleurs, s’empêcher de sourire imperceptiblement en voyant combien confirmait ses maximes favorites sur le prestige de l’aristocratie et la lâcheté des bourgeois la soumission si aisément obtenue de Mme Verdurin. La Patronne n’avait l’air nullement étonnée par la posture du baron, et si elle le quitta, ce fut seulement parce qu’elle avait été inquiète de me voir relancé par M. de Cambremer. Mais avant cela, elle voulait éclaircir la question des relations de M. de Charlus avec la comtesse Molé. «Vous m’avez dit que vous connaissiez Mme de Molé. Est-ce que vous allez chez elle ?» demanda-t-elle en donnant aux mots : «aller chez elle» le sens d’être reçu chez elle, d’avoir reçu d’elle l’autorisation d’aller la voir. M. de Charlus répondit, avec une inflexion de dédain, une affectation de précision et un ton de psalmodie : «Mais quelquefois». Ce «quelquefois» donna des doutes à Mme Verdurin, qui demanda : «Est-ce que vous y avez rencontré le duc de Guermantes ? - Ah ! je ne me rappelle pas. - Ah ! dit Mme Verdurin, vous ne connaissez pas le duc de Guermantes ? - Mais comment est-ce que je ne le connaîtrais pas», répondit M. de Charlus, dont un sourire fit onduler la bouche. Ce sourire était ironique ; mais comme le baron craignait de laisser voir une dent en or, il le brisa sous un reflux de ses lèvres, de sorte que la sinuosité qui en résulta fut celle d’un sourire de bienveillance : «Pourquoi dites-vous : Comment est-ce que je ne le connaîtrais pas ? - Mais puisque c’est mon frère», dit négligemment M. de Charlus en laissant Mme Verdurin plongée dans la stupéfaction et l’incertitude de savoir si son invité se moquait d’elle, était un enfant naturel, ou le fils d’un autre lit. L’idée que le frère du duc de Guermantes s’appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit. Elle se dirigea vers moi : «J’ai entendu tout à l’heure que M. de Cambremer vous invitait à dîner. Moi, vous comprenez, cela m’est égal. Mais, dans votre intérêt, j’espère bien que vous n’irez pas. D’abord c’est infesté d’ennuyeux. Ah ! si vous aimez à dîner avec des comtes et des marquis de province que personne ne connaît, vous serez servi à souhait. - Je crois que je serai obligé d’y aller une fois ou deux. Je ne suis, du reste, pas très libre car j’ai une jeune cousine que je ne peux pas laisser seule (je trouvais que cette prétendue parenté simplifiait les choses pour sortir avec Albertine). Mais pour les Cambremer, comme je la leur ai déjà présentée... - Vous ferez ce que vous voudrez. Ce que je peux vous dire : c’est excessivement malsain ; quand vous aurez pincé une fluxion de poitrine, ou les bons petits rhumatismes des familles, vous serez bien avancé ? - Mais est-ce que l’endroit n’est pas très joli ? - Mmmmouiii... Si on veut. Moi j’avoue franchement que j’aime cent fois mieux la vue d’ici sur cette vallée. D’abord, on nous aurait payés que je n’aurais pas pris l’autre maison, parce que l’air de la mer est fatal à M. Verdurin. Pour peu que votre cousine soit nerveuse... Mais, du reste, vous êtes nerveux, je crois... vous avez des étouffements. Hé bien ! vous verrez. Allez-y une fois, vous ne dormirez pas de huit jours, mais ce n’est pas notre affaire». Et sans penser à ce que sa nouvelle phrase allait avoir de contradictoire avec les précédentes : «Si cela vous amuse de voir la maison, qui n’est pas mal, jolie est trop dire, mais enfin amusante, avec le vieux fossé, le vieux pont-levis, comme il faudra que je m’exécute et que j’y dîne une fois, hé bien ! venez-y ce jour-là, je tâcherai d’amener tout mon petit cercle, alors ce sera gentil. Après-demain nous irons à Harambouville en voiture. La route est magnifique, il y a du cidre délicieux. Venez donc. Vous, Brichot, vous viendrez aussi. Et vous aussi, Ski. Ça fera une partie que, du reste, mon mari a dû arranger d’avance. Je ne sais trop qui il a invité. Monsieur de Charlus, est-ce que vous en êtes ?» Le baron, qui n’entendit pas cette phrase et ne savait pas qu’on parlait d’une excursion à Harambouville, sursauta : «Étrange question», murmura-t-il d’un ton narquois par lequel Mme Verdurin se sentit piquée. «D’ailleurs, me dit-elle, en attendant le dîner Cambremer, pourquoi ne l’amèneriez-vous pas ici, votre cousine ? Aime-t-elle la conversation, les gens intelligents ? Est-elle agréable ? Oui, eh bien alors, très bien. Venez avec elle. Il n’y a pas que les Cambremer au monde. Je comprends qu’ils soient heureux de l’inviter, ils ne peuvent arriver à avoir personne. Ici elle aura un bon air, toujours des hommes intelligents. En tout cas je compte que vous ne me lâchez pas pour mercredi prochain. J’ai entendu que vous aviez un goûter à Rivebelle avec votre cousine, M. de Charlus, je ne sais plus encore qui. Vous devriez arranger de transporter tout ça ici, ça serait gentil, un petit arrivage en masse. Les communications sont on ne peut plus faciles, les chemins sont ravissants ; au besoin je vous ferai chercher. Je ne sais pas, du reste, ce qui peut vous attirer à Rivebelle, c’est infesté de moustiques. Vous croyez peut-être à la réputation de la galette. Mon cuisinier les fait autrement bien. Je vous en ferai manger, moi, de la galette normande, de la vraie, et des sablés, je ne vous dis que ça. Ah ! si vous tenez à la cochonnerie qu’on sert à Rivebelle, ça je ne veux pas, je n’assassine pas mes invités, Monsieur, et, même si je voulais, mon cuisinier ne voudrait pas faire cette chose innommable et changerait de maison. Ces galettes de là-bas, on ne sait pas avec quoi c’est fait. Je connais une pauvre fille à qui cela a donné une péritonite qui l’a enlevée en trois jours. Elle n’avait que 17 ans. C’est triste pour sa pauvre mère, ajouta Mme Verdurin, d’un air mélancolique sous les sphères de ses tempes chargées d’expérience et de douleur. Mais enfin, allez goûter à Rivebelle si cela vous amuse d’être écorché et de jeter l’argent par les fenêtres. Seulement, je vous en prie, c’est une mission de confiance que je vous donne : sur le coup de six heures, amenez-moi tout votre monde ici, n’allez pas laisser les gens rentrer chacun chez soi, à la débandade. Vous pouvez amener qui vous voulez. Je ne dirais pas cela à tout le monde. Mais je suis sûre que vos amis sont gentils, je vois tout de suite que nous nous comprenons. En dehors du petit noyau, il vient justement des gens très agréables mercredi. Vous ne connaissez pas la petite Madame de Longpont ? Elle est ravissante et pleine d’esprit, pas snob du tout, vous verrez qu’elle vous plaira beaucoup. Et elle aussi doit amener toute une bande d’amis, ajouta Mme Verdurin, pour me montrer que c’était bon genre et m’encourager par l’exemple. On verra qu’est-ce qui aura le plus d’influence et qui amènera le plus de monde, de Barbe de Longpont ou de vous. Et puis je crois qu’on doit aussi amener Bergotte, ajouta-t-elle d’un air vague, ce concours d’une célébrité étant rendu trop improbable par une note parue le matin dans les journaux et qui annonçait que la santé du grand écrivain inspirait les plus vives inquiétudes. Enfin vous verrez que ce sera un de mes mercredis les plus réussis, je ne veux pas avoir de femmes embêtantes. Du reste, ne jugez pas par celui de ce soir, il était tout à fait raté. Ne protestez pas, vous n’avez pas pu vous ennuyer plus que moi, moi-même je trouvais que c’était assommant. Ce ne sera pas toujours comme ce soir, vous savez ! Du reste, je ne parle pas des Cambremer, qui sont impossibles, mais j’ai connu des gens du monde qui passaient pour être agréables, hé bien ! à côté de mon petit noyau cela n’existait pas. Je vous ai entendu dire que vous trouviez Swann intelligent. D’abord, mon avis est que c’était très exagéré, mais sans même parler du caractère de l’homme, que j’ai toujours trouvé foncièrement antipathique, sournois, en dessous, je l’ai eu souvent à dîner le mercredi. Hé bien, vous pouvez demander aux autres, même à côté de Brichot, qui est loin d’être un aigle, qui est un bon professeur de seconde que j’ai fait entrer à l’Institut tout de même, Swann n’était plus rien. Il était d’un terne !» Et comme j’émettais un avis contraire : «C’est ainsi. Je ne veux rien vous dire contre lui, puisque c’était votre ami ; du reste, il vous aimait beaucoup, il m’a parlé de vous d’une façon délicieuse, mais demandez à ceux-ci s’il a jamais dit quelque chose d’intéressant, à nos dîners. C’est tout de même la pierre de touche. Hé bien ! je ne sais pas pourquoi, mais Swann, chez moi, ça ne donnait pas, ça ne rendait rien. Et encore le peu qu’il valait il l’a pris ici». J’assurai qu’il était très intelligent. «Non, vous croyiez seulement cela parce que vous le connaissiez depuis moins longtemps que moi. Au fond on en avait très vite fait le tour. Moi, il m’assommait. (Traduction : il allait chez les La Trémoïlle et les Guermantes et savait que je n’y allais pas.) Et je peux tout supporter, excepté l’ennui. Ah ! ça, non !» L’horreur de l’ennui était maintenant chez Mme Verdurin la raison qui était chargée d’expliquer la composition du petit milieu. Elle ne recevait pas encore de duchesses parce qu’elle était incapable de s’ennuyer, comme de faire une croisière, à cause du mal de mer. Je me disais que ce que Mme Verdurin disait n’était pas absolument faux, et alors que les Guermantes eussent déclaré Brichot l’homme le plus bête qu’ils eussent jamais rencontré, je restais incertain s’il n’était pas au fond supérieur, sinon à Swann même, au moins aux gens ayant l’esprit des Guermantes et qui eussent eu le bon goût d’éviter ses pédantesques facéties, et la pudeur d’en rougir ; je me le demandais comme si la nature de l’intelligence pouvait être en quelque mesure éclaircie par la réponse que je me ferais et avec le sérieux d’un chrétien influencé par Port–Royal qui se pose le problème de la Grâce. «Vous verrez, continua Mme Verdurin, quand on a des gens du monde avec des gens vraiment intelligents, des gens de notre milieu, c’est là qu’il faut les voir, l’homme du monde le plus spirituel dans le royaume des aveugles n’est plus qu’un borgne ici. Et puis les autres, qui ne se sentent plus en confiance. C’est au point que je me demande si, au lieu d’essayer des fusions qui gâtent tout, je n’aurai pas des séries rien que pour les ennuyeux, de façon à bien jouir de mon petit noyau. Concluons : vous viendrez avec votre cousine. C’est convenu. Bien. Au moins, ici, vous aurez tous les deux à manger. À Féterne c’est la faim et la soif. Ah ! par exemple, si vous aimez les rats, allez-y tout de suite, vous serez servi à souhait. Et on vous gardera tant que vous voudrez. Par exemple, vous mourrez de faim. Du reste, quand j’irai, je dînerai avant de partir. Et pour que ce soit plus gai, vous devriez venir me chercher. Nous goûterions ferme et nous souperions en rentrant. Aimez-vous les tartes aux pommes ? Oui, eh bien ! notre chef les fait comme personne. Vous voyez que j’avais raison de dire que vous étiez fait pour vivre ici. Venez donc y habiter. Vous savez qu’il y a beaucoup plus de place chez moi que ça n’en a l’air. Je ne le dis pas, pour ne pas attirer d’ennuyeux. Vous pourriez amener à demeure votre cousine. Elle aurait un autre air qu’à Balbec. Avec l’air d’ici, je prétends que je guéris les incurables. Ma parole, j’en ai guéri, et pas d’aujourd’hui. Car j’ai habité autrefois tout près d’ici, quelque chose que j’avais déniché, que j’avais eu pour un morceau de pain et qui avait autrement de caractère que leur Raspelière. Je vous montrerai cela si nous nous promenons. Mais je reconnais que, même ici, l’air est vraiment vivifiant. Encore je ne veux pas trop en parler, les Parisiens n’auraient qu’à se mettre à aimer mon petit coin. Ça a toujours été ma chance. Enfin, dites-le à votre cousine. On vous donnera deux jolies chambres sur la vallée, vous verrez ça, le matin, le soleil dans la brume ! Et qu’est-ce que c’est que ce Robert de Saint–Loup dont vous parliez ? dit-elle d’un air inquiet, parce qu’elle avait entendu que je devais aller le voir à Doncières et qu’elle craignit qu’il me fît lâcher. Vous pourriez plutôt l’amener ici si ce n’est pas un ennuyeux. J’ai entendu parler de lui par Morel ; il me semble que c’est un de ses grands amis», dit Mme Verdurin, mentant complètement, car Saint–Loup et Morel ne connaissaient même pas l’existence l’un de l’autre. Mais ayant entendu que Saint–Loup connaissait M. de Charlus, elle pensait que c’était par le violoniste et voulait avoir l’air au courant. «Il ne fait pas de médecine, par hasard, ou de littérature ? Vous savez que, si vous avez besoin de recommandations pour des examens, Cottard peut tout, et je fais de lui ce que je veux. Quant à l’Académie, pour plus tard, car je pense qu’il n’a pas l’âge, je dispose de plusieurs voix. Votre ami serait ici en pays de connaissance et ça l’amuserait peut-être de voir la maison. Ce n’est pas folichon, Doncières. Enfin, vous ferez comme vous voudrez, comme cela vous arrangera le mieux», conclut-elle sans insister, pour ne pas avoir l’air de chercher à connaître de la noblesse, et parce que sa prétention était que le régime sous lequel elle faisait vivre les fidèles, la tyrannie, fût appelé liberté. «Voyons, qu’est-ce que tu as», dit-elle, en voyant M. Verdurin qui, en faisant des gestes d’impatience, gagnait la terrasse en planches qui s’étendait, d’un côté du salon, au-dessus de la vallée, comme un homme qui étouffe de rage et a besoin de prendre l’air. «C’est encore Saniette qui t’a agacé ? Mais puisque tu sais qu’il est idiot, prends-en ton parti, ne te mets pas dans des états comme cela... Je n’aime pas cela, me dit-elle, parce que c’est mauvais pour lui, cela le congestionne. Mais aussi je dois dire qu’il faut parfois une patience d’ange pour supporter Saniette, et surtout se rappeler que c’est une charité de le recueillir. Pour ma part, j’avoue que la splendeur de sa bêtise fait plutôt ma joie. Je pense que vous avez entendu après le dîner son mot : «Je ne sais pas jouer au whist, mais je sais jouer du piano». Est-ce assez beau ! C’est grand comme le monde, et d’ailleurs un mensonge, car il ne sait pas plus l’un que l’autre. Mais mon mari, sous ses apparences rudes, est très sensible, très bon, et cette espèce d’égoïsme de Saniette, toujours préoccupé de l’effet qu’il va faire, le met hors de lui... Voyons, mon petit, calme-toi, tu sais bien que Cottard t’a dit que c’était mauvais pour ton foie. Et c’est sur moi que tout va retomber, dit Mme Verdurin. Demain Saniette va venir avoir sa petite crise de nerfs et de larmes. Pauvre homme ! il est très malade. Mais enfin ce n’est pas une raison pour qu’il tue les autres. Et puis, même dans les moments où il souffre trop, où on voudrait le plaindre, sa bêtise arrête net l’attendrissement. Il est par trop stupide. Tu n’as qu’à lui dire très gentiment que ces scènes vous rendent malades tous deux, qu’il ne revienne pas ; comme c’est ce qu’il redoute le plus, cela aura un effet calmant sur ses nerfs», souffla Mme Verdurin à son mari.

On distinguait à peine la mer par les fenêtres de droite. Mais celles de l’autre côté montraient la vallée sur qui était maintenant tombée la neige du clair de lune. On entendait de temps à autre la voix de Morel et celle de Cottard. «Vous avez de l’atout ? - Yes. - Ah ! vous en avez de bonnes, vous, dit à Morel, en réponse à sa question, M. de Cambremer, car il avait vu que le jeu du docteur était plein d’atout. - Voici la femme de carreau, dit le docteur. Ça est de l’atout, savez-vous ? Ié coupe, ié prends. - Mais il n’y a plus de Sorbonne, dit le docteur à M. de Cambremer ; il n’y a plus que l’Université de Paris». M. de Cambremer confessa qu’il ignorait pourquoi le docteur lui faisait cette observation. «Je croyais que vous parliez de la Sorbonne, reprit le docteur. J’avais entendu que vous disiez : tu nous la sors bonne, ajouta-t-il en clignant de l’œil, pour montrer que c’était un mot. Attendez, dit-il en montrant son adversaire, je lui prépare un coup de Trafalgar». Et le coup devait être excellent pour le docteur, car dans sa joie il se mit en riant à remuer voluptueusement les deux épaules, ce qui était dans la famille, dans le «genre» Cottard, un trait presque zoologique de la satisfaction. Dans la génération précédente, le mouvement de se frotter les mains comme si on se savonnait accompagnait le mouvement. Cottard lui-même avait d’abord usé simultanément de la double mimique, mais un beau jour, sans qu’on sût à quelle intervention, conjugale, magistrale peut-être, cela était dû, le frottement des mains avait disparu. Le docteur, même aux dominos, quand il forçait son partenaire à «piocher» et à prendre le double-six, ce qui était pour lui le plus vif des plaisirs, se contentait du mouvement des épaules. Et quand—le plus rarement possible—il allait dans son pays natal pour quelques jours, en retrouvant son cousin germain, qui, lui, en était encore au frottement des mains, il disait au retour à Mme Cottard : «J’ai trouvé ce pauvre René bien commun». «Avez-vous de la petite chaôse ? dit-il en se tournant vers Morel. Non ? Alors je joue ce vieux David. - Mais alors vous avez cinq, vous avez gagné ! - Voilà une belle victoire, docteur, dit le marquis. - Une victoire à la Pyrrhus, dit Cottard en se tournant vers le marquis et en regardant par-dessus son lorgnon pour juger de l’effet de son mot. Si nous avons encore le temps, dit-il à Morel, je vous donne votre revanche. C’est à moi de faire... Ah ! non, voici les voitures, ce sera pour vendredi, et je vous montrerai un tour qui n’est pas dans une musette». M. et Mme Verdurin nous conduisirent dehors. La Patronne fut particulièrement câline avec Saniette afin d’être certaine qu’il reviendrait le lendemain. «Mais vous ne m’avez pas l’air couvert, mon petit, me dit M. Verdurin, chez qui son grand âge autorisait cette appellation paternelle. On dirait que le temps a changé». Ces mots me remplirent de joie, comme si la vie profonde, le surgissement de combinaisons différentes qu’ils impliquaient dans la nature, devait annoncer d’autres changements, ceux-là se produisant dans ma vie, et y créer des possibilités nouvelles. Rien qu’en ouvrant la porte sur le parc, avant de partir, on sentait qu’un autre «temps» occupait depuis un instant la scène ; des souffles frais, volupté estivale, s’élevaient dans la sapinière (où jadis Mme de Cambremer rêvait de Chopin) et presque imperceptiblement, en méandres caressants, en remous capricieux, commençaient leurs légers nocturnes. Je refusai la couverture que, les soirs suivants, je devais accepter, quand Albertine serait là, plutôt pour le secret du plaisir que contre le danger du froid. On chercha en vain le philosophe norvégien. Une colique l’avait-elle saisi ? Avait-il eu peur de manquer le train ? Un aéroplane était-il venu le chercher ? Avait-il été emporté dans une Assomption ? Toujours est-il qu’il avait disparu sans qu’on eût eu le temps de s’en apercevoir, comme un dieu. «Vous avez tort, me dit M. de Cambremer, il fait un froid de canard. - Pourquoi de canard ? demanda le docteur. - Gare aux étouffements, reprit le marquis. Ma sœur ne sort jamais le soir. Du reste, elle est assez mal hypothéquée en ce moment. Ne restez pas en tout cas ainsi tête nue, mettez vite votre couvre-chef. - Ce ne sont pas des étouffements a frigore, dit sentencieusement Cottard. - Ah ! ah ! dit M. de Cambremer en s’inclinant, du moment que c’est votre avis... - Avis au lecteur !» dit le docteur en glissant ses regards hors de son lorgnon pour sourire. M. de Cambremer rit, mais, persuadé qu’il avait raison, il insista. «Cependant, dit-il, chaque fois que ma sœur sort le soir, elle a une crise. - Il est inutile d’ergoter, répondit le docteur, sans se rendre compte de son impolitesse. Du reste, je ne fais pas de médecine au bord de la mer, sauf si je suis appelé en consultation. Je suis ici en vacances». Il y était, du reste, plus encore peut-être qu’il n’eût voulu. M. de Cambremer lui ayant dit, en montant avec lui en voiture : «Nous avons la chance d’avoir aussi près de nous (pas de votre côté de la baie, de l’autre, mais elle est si resserrée à cet endroit-là) une autre célébrité médicale, le docteur du Boulbon». Cottard qui d’habitude, par déontologie, s’abstenait de critiquer ses confrères, ne put s’empêcher de s’écrier, comme il avait fait devant moi le jour funeste où nous étions allés dans le petit Casino : «Mais ce n’est pas un médecin. Il fait de la médecine littéraire, c’est de la thérapeutique fantaisiste, du charlatanisme. D’ailleurs, nous sommes en bons termes. Je prendrais le bateau pour aller le voir une fois si je n’étais obligé de m’absenter». Mais à l’air que prit Cottard pour parler de du Boulbon à M. de Cambremer, je sentis que le bateau avec lequel il fût allé volontiers le trouver eût beaucoup ressemblé à ce navire que, pour aller ruiner les eaux découvertes par un autre médecin littéraire, Virgile (lequel leur enlevait aussi toute leur clientèle), avaient frété les docteurs de Salerne, mais qui sombra avec eux pendant la traversée. «Adieu, mon petit Saniette, ne manquez pas de venir demain, vous savez que mon mari vous aime beaucoup. Il aime votre esprit, votre intelligence ; mais si, vous le savez bien, il aime prendre des airs brusques, mais il ne peut pas se passer de vous voir. C’est toujours la première question qu’il me pose : «Est-ce que Saniette vient ? j’aime tant le voir ! - Je n’ai jamais dit ça», dit M. Verdurin à Saniette avec une franchise simulée qui semblait concilier parfaitement ce que disait la Patronne avec la façon dont il traitait Saniette. Puis regardant sa montre, sans doute pour ne pas prolonger les adieux dans l’humidité du soir, il recommanda aux cochers de ne pas traîner, mais d’être prudents à la descente, et assura que nous arriverions avant le train. Celui-ci devait déposer les fidèles l’un à une gare, l’autre à une autre, en finissant par moi, aucun autre n’allant aussi loin que Balbec, et en commençant par les Cambremer. Ceux-ci, pour ne pas faire monter leurs chevaux dans la nuit jusqu’à la Raspelière, prirent le train avec nous à Donville-Féterne. La station la plus rapprochée de chez eux n’était pas, en effet, celle-ci, qui, déjà un peu distante du village, l’est encore plus du château, mais la Sogne. En arrivant à la gare de Donville-Féterne, M. de Cambremer tint à donner la «pièce», comme disait Françoise, au cocher des Verdurin (justement le gentil cocher sensible, à idées mélancoliques), car M. de Cambremer était généreux, et en cela était plutôt «du côté de sa maman». Mais, soit que «le côté de son papa» intervînt ici, tout en donnant il éprouvait le scrupule d’une erreur commise—soit par lui qui, voyant mal, donnerait, par exemple, un sou pour un franc, soit par le destinataire qui ne s’apercevrait pas de l’importance du don qu’il lui faisait. Aussi fit-il remarquer à celui-ci : «C’est bien un franc que je vous donne, n’est-ce pas ?» en faisant miroiter la pièce dans la lumière, et pour que les fidèles pussent le répéter à Mme Verdurin. «N’est-ce pas ? c’est bien vingt sous ? comme ce n’est qu’une petite course..». Lui et Mme de Cambremer nous quittèrent à la Sogne. «Je dirai à ma sœur, me répéta-t-il, que vous avez des étouffements, je suis sûr de l’intéresser». Je compris qu’il entendait : de lui faire plaisir. Quant à sa femme, elle employa, en prenant congé de moi, deux de ces abréviations qui, même écrites, me choquaient alors dans une lettre, bien qu’on s’y soit habitué depuis, mais qui, parlées, me semblent encore, même aujourd’hui, avoir, dans leur négligé voulu, dans leur familiarité apprise, quelque chose d’insupportablement pédant : «Contente d’avoir passé la soirée avec vous, me dit-elle ; amitiés à Saint–Loup, si vous le voyez». En me disant cette phrase, Mme de Cambremer prononça Saint–Loupe. Je n’ai jamais appris qui avait prononcé ainsi devant elle, ou ce qui lui avait donné à croire qu’il fallait prononcer ainsi. Toujours est-il que, pendant quelques semaines, elle prononça Saint–Loupe, et qu’un homme qui avait une grande admiration pour elle et ne faisait qu’un avec elle fit de même. Si d’autres personnes disaient Saint–Lou, ils insistaient, disaient avec force Saint–Loupe, soit pour donner indirectement une leçon aux autres, soit pour se distinguer d’eux. Mais sans doute, des femmes plus brillantes que Mme de Cambremer lui dirent, ou lui firent indirectement comprendre, qu’il ne fallait pas prononcer ainsi, et que ce qu’elle prenait pour de l’originalité était une erreur qui la ferait croire peu au courant des choses du monde, car peu de temps après Mme de Cambremer redisait Saint–Lou, et son admirateur cessait également toute résistance, soit qu’elle l’eût chapitré, soit qu’il eût remarqué qu’elle ne faisait plus sonner la finale, et s’était dit que, pour qu’une femme de cette valeur, de cette énergie et de cette ambition, eût cédé, il fallait que ce fût à bon escient. Le pire de ses admirateurs était son mari. Mme de Cambremer aimait à faire aux autres des taquineries, souvent fort impertinentes. Sitôt qu’elle s’attaquait de la sorte, soit à moi, soit à un autre, M. de Cambremer se mettait à regarder la victime en riant. Comme le marquis était louche—ce qui donne une intention d’esprit à la gaieté même des imbéciles—l’effet de ce rire était de ramener un peu de pupille sur le blanc, sans cela complet, de l’œil. Ainsi une éclaircie met un peu de bleu dans un ciel ouaté de nuages. Le monocle protégeait, du reste, comme un verre sur un tableau précieux, cette opération délicate. Quant à l’intention même du rire, on ne sait trop si elle était aimable : «Ah ! gredin ! vous pouvez dire que vous êtes à envier. Vous êtes dans les faveurs d’une femme d’un rude esprit» ; ou rosse : «Hé bien, monsieur, j’espère qu’on vous arrange, vous en avalez des couleuvres» ; ou serviable : «Vous savez, je suis là, je prends la chose en riant parce que c’est pure plaisanterie, mais je ne vous laisserais pas malmener» ; ou cruellement complice : «Je n’ai pas à mettre mon petit grain de sel, mais, vous voyez, je me tords de toutes les avanies qu’elle vous prodigue. Je rigole comme un bossu, donc j’approuve, moi le mari. Aussi, s’il vous prenait fantaisie de vous rebiffer, vous trouveriez à qui parler, mon petit monsieur. Je vous administrerais d’abord une paire de claques, et soignées, puis nous irions croiser le fer dans la forêt de Chantepie».

Quoi qu’il en fût de ces diverses interprétations de la gaîté du mari, les foucades de la femme prenaient vite fin. Alors M. de Cambremer cessait de rire, la prunelle momentanée disparaissait, et comme on avait perdu depuis quelques minutes l’habitude de l’œil tout blanc, il donnait à ce rouge Normand quelque chose à la fois d’exsangue et d’extatique, comme si le marquis venait d’être opéré ou s’il implorait du ciel, sous son monocle, les palmes du martyre.