Bloch entendant que nous parlions de Saint–Loup, et comprenant qu’il était à Paris, se mit à en dire un mal si épouvantable que tout le monde en fut révolté. Il commençait à avoir des haines, et on sentait que pour les assouvir il ne reculerait devant rien. Ayant posé en principe qu’il avait une haute valeur morale, et que l’espèce de gens qui fréquentait la Boulie (cercle sportif qui lui semblait élégant) méritait le bagne, tous les coups qu’il pouvait leur porter lui semblaient méritoires. Il alla une fois jusqu’à parler d’un procès qu’il voulait intenter à un de ses amis de la Boulie. Au cours de ce procès, il comptait déposer d’une façon mensongère et dont l’inculpé ne pourrait pas cependant prouver la fausseté. De cette façon, Bloch, qui ne mit du reste pas à exécution son projet, pensait le désespérer et l’affoler davantage. Quel mal y avait-il à cela, puisque celui qu’il voulait frapper ainsi était un homme qui ne pensait qu’au chic, un homme de la Boulie, et que contre de telles gens toutes les armes sont permises, surtout à un Saint, comme lui, Bloch ?
— Pourtant, voyez Swann, objecta M. d’Argencourt qui, venant enfin de comprendre le sens des paroles qu’avait prononcées sa cousine, était frappé de leur justesse et cherchait dans sa mémoire l’exemple de gens ayant aimé des personnes qui à lui ne lui eussent pas plu.
— Ah ! Swann ce n’est pas du tout le même cas, protesta la duchesse. C’était très étonnant tout de même parce que c’était une brave idiote, mais elle n’était pas ridicule et elle a été jolie.
— Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis.
— Ah ! vous ne la trouviez pas jolie ? si, elle avait des choses charmantes, de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle s’habillait et elle s’habille encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais qu’elle est immonde, mais elle a été une ravissante personne. Ça ne m’a fait pas moins de chagrin que Charles l’ait épousée, parce que c’était tellement inutile.
La duchesse ne croyait pas dire quelque chose de remarquable, mais, comme M. d’Argencourt se mit à rire, elle répéta la phrase, soit qu’elle la trouvât drôle, ou seulement qu’elle trouvât gentil le rieur qu’elle se mit à regarder d’un air câlin, pour ajouter l’enchantement de la douceur à celui de l’esprit. Elle continua :
— Oui, n’est-ce pas, ce n’était pas la peine, mais enfin elle n’était pas sans charme et je comprends parfaitement qu’on l’aimât, tandis que la demoiselle de Robert, je vous assure qu’elle est à mourir de rire. Je sais bien qu’on m’objectera cette vieille rengaine d’Augier : «Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse !» Eh bien, Robert a peut-être l’ivresse, mais il n’a vraiment pas fait preuve de goût dans le choix du flacon ! D’abord, imaginez-vous qu’elle avait la prétention que je fisse dresser un escalier au beau milieu de mon salon. C’est un rien, n’est-ce pas, et elle m’avait annoncé qu’elle resterait couchée à plat ventre sur les marches. D’ailleurs, si vous aviez entendu ce qu’elle disait ! je ne connais qu’une scène, mais je ne crois pas qu’on puisse imaginer quelque chose de pareil : cela s’appelle les Sept Princesses.
— Les Sept Princesses, oh ! oïl, oïl, quel snobisme ! s’écria M. d’Argencourt. Ah ! mais attendez, je connais toute la pièce. C’est d’un de mes compatriotes. Il l’a envoyée au Roi qui n’y a rien compris et m’a demandé de lui expliquer.
— Ce n’est pas par hasard du Sar Peladan ? demanda l’historien de la Fronde avec une intention de finesse et d’actualité, mais si bas que sa question passa inaperçue.
— Ah ! vous connaissez les Sept Princesses ? répondit la duchesse à M. d’Argencourt. Tous mes compliments ! Moi je n’en connais qu’une, mais cela m’a ôté la curiosité de faire la connaissance des six autres. Si elles sont toutes pareille à celle que j’ai vue !
«Quelle buse !» pensais-je, irrité de l’accueil glacial qu’elle m’avait fait. Je trouvais une sorte d’âpre satisfaction à constater sa complète incompréhension de Maeterlinck. «C’est pour une pareille femme que tous les matins je fais tant de kilomètres, vraiment j’ai de la bonté. Maintenant c’est moi qui ne voudrais pas d’elle». Tels étaient les mots que je me disais ; ils étaient le contraire de ma pensée ; c’étaient de purs mots de conversation, comme nous nous en disons dans ces moments où, trop agités pour rester seuls avec nous-même, nous éprouvons le besoin, à défaut d’autre interlocuteur, de causer avec nous, sans sincérité, comme avec un étranger.
— Je ne peux pas vous donner une idée, continua la duchesse, c’était à se tordre de rire. On ne s’en est pas fait faute, trop même, car la petite personne n’a pas aimé cela, et dans le fond Robert m’en a toujours voulu. Ce que je ne regrette pas du reste, car si cela avait bien tourné, là demoiselle serait peut-être revenue et je me demande jusqu’à quel point cela aurait charmé Marie–Aynard.
On appelait ainsi dans la famille la mère de Robert, Mme de Marsantes, veuve d’Aynard de Saint–Loup, pour la distinguer de sa cousine la princesse de Guermantes–Bavière, autre Marie, au prénom de qui ses neveux, cousins et beaux-frères ajoutaient, pour éviter la confusion, soit le prénom de son mari, soit un autre de ses prénoms à elle, ce qui donnait soit Marie–Gilbert, soit Marie–Hedwige.
— D’abord la veille il y eut une espèce de répétition qui était une bien belle chose ! poursuivit ironiquement Mme de Guermantes. Imaginez qu’elle disait une phrase, pas même, un quart de phrase, et puis elle s’arrêtait ; elle ne disait plus rien, mais je n’exagère pas, pendant cinq minutes.
— Oïl, oïl, oïl ! s’écria M. d’Argencourt.
— Avec toute la politesse du monde je me suis permis d’insinuer que cela étonnerait peut-être un peu. Et elle m’a répondu textuellement : «Il faut toujours dire une chose comme si on était en train de la composer soi-même». Si vous y réfléchissez c’est monumental, cette réponse !
— Mais je croyais qu’elle ne disait pas mal les vers, dit un des deux jeunes gens.
— Elle ne se doute pas de ce que c’est, répondit Mme de Guermantes. Du reste je n’ai pas eu besoin de l’entendre. Il m’a suffi de la voir arriver avec des lis ! J’ai tout de suite compris qu’elle n’avait pas de talent quand j’ai vu les lis !
Tout le monde rit.
— Ma tante, vous ne m’en avez pas voulu de ma plaisanterie de l’autre jour au sujet de la reine de Suède ? je viens vous demander l’aman.
— Non, je ne t’en veux pas ; je te donne même le droit de goûter si tu as faim.
— Allons, Monsieur Vallenères, faites la jeune fille, dit Mme de Villeparisis à l’archiviste, selon une plaisanterie consacrée.
M. de Guermantes se redressa dans le fauteuil où il s’était affalé, son chapeau à côté de lui sur le tapis, examina d’un air de satisfaction les assiettes de petits fours qui lui étaient présentées.
— Mais volontiers, maintenant que je commence à être familiarisé avec cette noble assistance, j’accepterai un baba, ils semblent excellents.
— Monsieur remplit à merveille son rôle de jeune fille, dit M. d’Argencourt qui, par esprit d’imitation, reprit la plaisanterie de Mme de Villeparisis.
L’archiviste présenta l’assiette de petits fours à l’historien de la Fronde.
— Vous vous acquittez à merveille de vos fonctions, dit celui-ci par timidité et pour tâcher de conquérir la sympathie générale.
Aussi jeta-t-il à la dérobée un regard de connivence sur ceux qui avaient déjà fait comme lui.
— Dites-moi, ma bonne tante, demanda M. de Guermantes à Mme de Villeparisis, qu’est-ce que ce monsieur assez bien de sa personne qui sortait comme j’entrais ? Je dois le connaître parce qu’il m’a fait un grand salut, mais je ne l’ai pas remis ; vous savez, je suis brouillé avec les noms, ce qui est bien désagréable, dit-il d’un air de satisfaction.
— M. Legrandin.
— Ah ! mais Oriane a une cousine dont la mère, sauf erreur, est née Grandin. Je sais très bien, ce sont des Grandin de l’Éprevier.
— Non, répondit Mme de Villeparisis, cela n’a aucun rapport. Ceux-ci Grandin tout simplement, Grandin de rien du tout. Mais ils ne demandent qu’à l’être de tout ce que tu voudras. La sœur de celui-ci s’appelle Mme de Cambremer.
— Mais voyons, Basin, vous savez bien de qui ma tante veut parler, s’écria la duchesse avec indignation, c’est le frère de cette énorme herbivore que vous avez eu l’étrange idée d’envoyer venir me voir l’autre jour. Elle est restée une heure, j’ai pensé que je deviendrais folle. Mais j’ai commencé par croire que c’était elle qui l’était en voyant entrer chez moi une personne que je ne connaissais pas et qui avait l’air d’une vache.
— Écoutez, Oriane, elle m’avait demandé votre jour ; je ne pouvais pourtant pas lui faire une grossièreté, et puis, voyons, vous exagérez, elle n’a pas l’air d’une vache, ajouta-t-il d’un air plaintif, mais non sans jeter à la dérobée un regard souriant sur l’assistance.
Il savait que la verve de sa femme avait besoin d’être stimulée par la contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c’est ainsi que Mme de Guermantes, enchérissant sur une première image, était souvent arrivée à produire ses plus jolis mots). Et le duc se présentait naïvement pour l’aider, sans en avoir l’air, à réussir son tour, comme, dans un wagon, le compère inavoué d’un joueur de bonneteau.
— Je reconnais qu’elle n’a pas l’air d’une vache, car elle a l’air de plusieurs, s’écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j’étais bien embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment j’allais. D’un côté j’avais envie de lui répondre : «Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas être en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches», et d’autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j’ai fini par croire que votre Cambremer était l’infante Dorothée qui avait dit qu’elle viendrait une fois et qui est assez bovine aussi, de sorte que j’ai failli dire Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de vaches. Elle a aussi le genre de gésier de la reine de Suède. Du reste cette attaque de vive force avait été préparée par un tir à distance, selon toutes les règles de l’art. Depuis je ne sais combien de temps j’étais bombardée de ses cartes, j’en trouvais partout, sur tous les meubles, comme des prospectus. J’ignorais le but de cette réclame. On ne voyait chez moi que «Marquis et Marquise de Cambremer» avec une adresse que je ne me rappelle pas et dont je suis d’ailleurs résolue à ne jamais me servir.
— Mais c’est très flatteur de ressembler à une reine, dit l’historien de la Fronde.
— Oh ! mon Dieu, monsieur, les rois et les reines, à notre époque ce n’est pas grand’chose ! dit M. de Guermantes parce qu’il avait la prétention d’être un esprit et moderne, et aussi pour n’avoir pas l’air de faire cas des relations royales, auxquelles il tenait beaucoup.
Bloch et M. de Norpois, qui s’étaient levés, se trouvèrent plus près de nous.
— Monsieur, dit Mme de Villeparisis, lui avez-vous parlé de l’affaire Dreyfus ?
M. de Norpois leva les yeux au ciel, mais en souriant, comme pour attester l’énormité des caprices auxquels sa Dulcinée lui imposait le devoir d’obéir. Néanmoins il parla à Bloch, avec beaucoup d’affabilité, des années affreuses, peut-être mortelles, que traversait la France. Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois (à qui Bloch cependant avait dit croire à l’innocence de Dreyfus) était ardemment antidreyfusard, l’amabilité de l’Ambassadeur, l’air qu’il avait de donner raison à son interlocuteur, de ne pas douter qu’ils fussent du même avis, de se liguer en complicité avec lui pour accabler le gouvernement, nattaient la vanité de Bloch et excitaient sa curiosité. Quels étaient les points importants que M. de Norpois ne spécifiait point, mais sur lesquels il semblait implicitement admettre que Bloch et lui étaient d’accord, quelle opinion avait-il donc de l’affaire, qui pût les réunir ? Bloch était d’autant plus étonné de l’accord mystérieux qui semblait exister entre lui et M. de Norpois que cet accord ne portait pas que sur la politique, Mme de Villeparisis ayant assez longuement parlé à M. de Norpois des travaux littéraires de Bloch.
— Vous n’êtes pas de votre temps, dit à celui-ci l’ancien ambassadeur, et je vous en félicite, vous n’êtes pas de ce temps où les études désintéressées n’existent plus, où on ne vend plus au public que des obscénités ou des inepties. Des efforts tels que les vôtres devraient être encouragés si nous avions un gouvernement.
Bloch était flatté de surnager seul dans le naufrage universel. Mais là encore il aurait voulu des précisions, savoir de quelles inepties voulait parler M. de Norpois. Bloch avait le sentiment de travailler dans la même voie que beaucoup, il ne s’était pas cru si exceptionnel. Il revint à l’affaire Dreyfus, mais ne put arriver à démêler l’opinion de M. de Norpois. Il tâcha de le faire parler des officiers dont le nom revenait souvent dans les journaux à ce moment-là ; ils excitaient plus la curiosité que les hommes politiques mêlés à la même affaire, parce qu’ils n’étaient pas déjà connus comme ceux-ci et, dans un costume spécial, du fond d’une vie différente et d’un silence religieusement gardé, venaient seulement de surgir et de parler, comme Lohengrin descendant d’une nacelle conduite par un cygne. Bloch avait pu, grâce à un avocat nationaliste qu’il connaissait, entrer à plusieurs audiences du procès Zola. Il arrivait là le matin, pour n’en sortir que le soir, avec une provision de sandwiches et une bouteille de café, comme au concours général ou aux compositions de baccalauréat, et ce changement d’habitudes réveillant l’éréthisme nerveux que le café et les émotions du procès portaient à son comble, il sortait de là tellement amoureux de tout ce qui s’y était passé que, le soir, rentré chez lui, il voulait se replonger dans le beau songe et courait retrouver dans un restaurant fréquenté par les deux partis des camarades avec qui il reparlait sans fin de ce qui s’était passé dans la journée et réparait par un souper commandé sur un ton impérieux qui lui donnait l’illusion du pouvoir le jeûne et les fatigues d’une journée commencée si tôt et où on n’avait pas déjeuné. L’homme, jouant perpétuellement entre les deux plans de l’expérience et de l’imagination, voudrait approfondir la vie idéale des gens qu’il connaît et connaître les êtres dont il a eu à imaginer la vie. Aux questions de Bloch, M. de Norpois répondit :
— Il y a deux officiers mêlés à l’affaire en cours et dont j’ai entendu parler autrefois par un homme dont le jugement m’inspirait grande confiance et qui faisait d’eux le plus grand cas (M. de Miribel), c’est le lieutenant-colonel Henry et le lieutenant-colonel Picquart.
— Mais, s’écria Bloch, la divine Athénè, fille de Zeus, a mis dans l’esprit de chacun le contraire de ce qui est dans l’esprit de l’autre. Et ils luttent l’un contre l’autre, tels deux lions. Le colonel Picquart avait une grande situation dans l’armée, mais sa Moire l’a conduit du côté qui n’était pas le sien. L’épée des nationalistes tranchera son corps délicat et il servira de pâture aux animaux carnassiers et aux oiseaux qui se nourrissent de la graisse de morts.
M. de Norpois ne répondit pas.
— De quoi palabrent-ils là-bas dans un coin, demanda M. de Guermantes à Mme de Villeparisis en montrant M. de Norpois et Bloch.
— De l’affaire Dreyfus.
— Ah ! diable ! À propos, saviez-vous qui est partisan enragé de Dreyfus ? Je vous le donne en mille. Mon neveu Robert ! Je vous dirai même qu’au Jockey, quand on a appris ces prouesses, cela a été une levée de boucliers, un véritable tollé. Comme on le présente dans huit jours....
— Évidemment, interrompit la duchesse, s’ils sont tous comme Gilbert qui a toujours soutenu qu’il fallait renvoyer tous les Juifs à Jérusalem....
— Ah ! alors, le prince de Guermantes est tout à fait dans mes idées, interrompit M. d’Argencourt.
Le duc se parait de sa femme mais ne l’aimait pas. Très «suffisant», il détestait d’être interrompu, puis il avait dans son ménage l’habitude d’être brutal avec elle. Frémissant d’une double colère de mauvais mari à qui on parle et de beau parleur qu’on n’écoute pas, il s’arrêta net et lança sur la duchesse un regard qui embarrassa tout le monde.
— Qu’est-ce qu’il vous prend de nous parler de Gilbert et de Jérusalem ? dit-il enfin. Il ne s’agit pas de cela. Mais, ajouta-t-il d’un ton radouci, vous m’avouerez que si un des nôtres était refusé au Jockey, et surtout Robert dont le père y a été pendant dix ans président, ce serait un comble. Que voulez-vous, ma chère, ça les a fait tiquer, ces gens, ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort ; personnellement vous savez que je n’ai aucun préjugé de races, je trouve que ce n’est pas de notre époque et j’ai la prétention de marcher avec mon temps, mais enfin, que diable ! quand on s’appelle le marquis de Saint–Loup, on n’est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise !
M. de Guermantes prononça ces mots : «quand on s’appelle le marquis de Saint–Loup» avec emphase. Il savait pourtant bien que c’était une plus grande chose de s’appeler «le duc de Guermantes». Mais si son amour-propre avait des tendances à s’exagérer plutôt la supériorité du titre de duc de Guermantes, ce n’était peut-être pas tant les règles du bon goût que les lois de l’imagination qui le poussaient à le diminuer. Chacun voit en plus beau ce qu’il voit à distance, ce qu’il voit chez les autres. Car les lois générales qui règlent la perspective dans l’imagination s’appliquent aussi bien aux ducs qu’aux autres hommes. Non seulement les lois de l’imagination, mais celles du langage. Or, l’une ou l’autre de deux lois du langage pouvaient s’appliquer ici, l’une veut qu’on s’exprime comme les gens de sa classe mentale et non de sa caste d’origine. Par là M. de Guermantes pouvait être dans ses expressions, même quand il voulait parler de la noblesse, tributaire de très petits bourgeois qui auraient dit : «Quand on s’appelle le duc de Guermantes», tandis qu’un homme lettré, un Swann, un Legrandin, ne l’eussent pas dit. Un duc peut écrire des romans d’épicier, même sur les mœurs du grand monde, les parchemins n’étant là de nul secours, et l’épithète d’aristocratique être méritée par les écrits d’un plébéien. Quel était dans ce cas le bourgeois à qui M. de Guermantes avait entendu dire : «Quand on s’appelle», il n’en savait sans doute rien. Mais une autre loi du langage est que de temps en temps, comme font leur apparition et s’éloignent certaines maladies dont on n’entend plus parler ensuite, il naît on ne sait trop comment, soit spontanément, soit par un hasard comparable à celui qui fit germer en France une mauvaise herbe d’Amérique dont la graine prise après la peluche d’une couverture de voyage était tombée sur un talus de chemin de fer, des modes d’expressions qu’on entend dans la même décade dites par des gens qui ne se sont pas concertés pour cela. Or, de même qu’une certaine année j’entendis Bloch dire en parlant de lui-même : «Comme les gens les plus charmants, les plus brillants, les mieux posés, les plus difficiles, se sont aperçus qu’il n’y avait qu’un seul être qu’ils trouvaient intelligent, agréable, dont ils ne pouvaient se passer, c’était Bloch» et la même phrase dans la bouche de bien d’autres jeunes gens qui ne la connaissaient pas et qui remplaçaient seulement Bloch par leur propre nom, de même je devais entendre souvent le «quand on s’appelle».
— Que voulez-vous, continua le duc, avec l’esprit qui règne là, c’est assez compréhensible.
— C’est surtout comique, répondit la duchesse, étant donné les idées de sa mère qui nous rase avec la Patrie française du matin au soir.
— Oui, mais il n’y a pas que sa mère, il ne faut pas nous raconter de craques. Il y a une donzelle, une cascadeuse de la pire espèce, qui a plus d’influence sur lui et qui est précisément compatriote du sieur Dreyfus. Elle a passé à Robert son état d’esprit.
— Vous ne saviez peut-être pas, monsieur le duc, qu’il y a un mot nouveau pour exprimer un tel genre d’esprit, dit l’archiviste qui était secrétaire des comités antirevisionnistes. On dit «mentalité». Cela signifie exactement la même chose, mais au moins personne ne sait ce qu’on veut dire. C’est le fin du fin et, comme on dit, le «dernier cri».
Cependant, ayant entendu le nom de Bloch, il le voyait poser des questions à M. de Norpois avec une inquiétude qui en éveilla une différente mais aussi forte chez la marquise. Tremblant devant l’archiviste et faisant l’antidreyfusarde avec lui, elle craignait ses reproches s’il se rendait compte qu’elle avait reçu un Juif plus ou moins affilié au «syndicat».
— Ah ! mentalité, j’en prends note, je le resservirai, dit le duc. (Ce n’était pas une figure, le duc avait un petit carnet rempli de «citations» et qu’il relisait avant les grands dîners.) Mentalité me plaît. Il y a comme cela des mots nouveaux qu’on lance, mais ils ne durent pas. Dernièrement, j’ai lu comme cela qu’un écrivain était «talentueux». Comprenne qui pourra. Puis je ne l’ai plus jamais revu.
— Mais mentalité est plus employé que talentueux, dit l’historien de la Fronde pour se mêler à la conversation. Je suis membre d’une commission au ministère de l’Instruction publique où je l’ai entendu employer plusieurs fois, et aussi à mon cercle, le cercle Volney, et même à dîner chez M. Émile Ollivier.
— Moi qui n’ai pas l’honneur, de faire partie du ministère de l’Instruction publique, répondit le duc avec une feinte humilité, mais avec une vanité si profonde que sa bouche ne pouvait s’empêcher de sourire et ses yeux de jeter à l’assistance des regards pétillants de joie sous l’ironie desquels rougit le pauvre historien, moi qui n’ai pas l’honneur de faire partie du ministère de l’Instruction publique, reprit-il, s’écoutant parler, ni du cercle Volney (je ne suis que de l’Union et du Jockey) ... vous n’êtes pas du Jockey, monsieur ? demanda-t-il à l’historien qui, rougissant encore davantage, flairant une insolence et ne la comprenant pas, se mit à trembler de tous ses membres, moi qui ne dîne même pas chez M. Émile Ollivier, j’avoue que je ne connaissais pas mentalité. Je suis sûr que vous êtes dans mon cas, Argencourt... — Vous savez pourquoi on ne peut pas montrer les preuves de la trahison de Dreyfus. Il paraît que c’est parce qu’il est l’amant de la femme du ministre de la Guerre, cela se dit sous le manteau.
— Ah ! je croyais de la femme du président du Conseil, dit M. d’Argencourt.
— Je vous trouve tous aussi assommants, les uns que les autres avec cette affaire, dit la duchesse de Guermantes qui, au point de vue mondain, tenait toujours à montrer qu’elle ne se laissait mener par personne. Elle ne peut pas avoir de conséquence pour moi au point de vue des Juifs pour la bonne raison que je n’en ai pas dans mes relations et compte toujours rester dans cette bienheureuse ignorance. Mais, d’autre part, je trouve insupportable que, sous prétexte qu’elles sont bien pensantes, qu’elles n’achètent rien aux marchands juifs ou qu’elles ont «Mort aux Juifs» écrit sur leur ombrelle, une quantité de dames Durand ou Dubois, que nous n’aurions jamais connues, nous soient imposées par Marie–Aynard ou par Victurnienne. Je suis allée chez Marie–Aynard avant-hier. C’était charmant autrefois. Maintenant on y trouve toutes les personnes qu’on a passé sa vie à éviter, sous prétexte qu’elle sont contre Dreyfus, et d’autres dont on n’a pas idée qui c’est.
— Non, c’est la femme du ministre de la Guerre. C’est du moins un bruit qui court les ruelles, reprit le duc qui employait ainsi dans la conversation certaines expressions qu’il croyait ancien régime. Enfin en tout cas, personnellement, on sait que je pense tout le contraire de mon cousin Gilbert. Je ne suis pas un féodal comme lui, je me promènerais avec un nègre s’il était de mes amis, et je me soucierais de l’opinion du tiers et du quart comme de l’an quarante, mais enfin tout de même vous m’avouerez que, quand on s’appelle Saint–Loup, on ne s’amuse pas à prendre le contrepied des idées de tout le monde qui a plus d’esprit que Voltaire et même que mon neveu. Et surtout on ne se livre pas à ce que j’appellerai ces acrobaties de sensibilité, huit jours avant de se présenter au Cercle ! Elle est un peu roide ! Non, c’est probablement sa petite grue qui lui aura monté le bourrichon. Elle lui aura persuadé qu’il se classerait parmi les «intellectuels». Les intellectuels, c’est le «tarte à la crème» de ces messieurs. Du reste cela a fait faire un assez joli jeu de mots, mais très méchant.
Et le duc cita tout bas pour la duchesse et M. d’Argencourt : «Mater Semita» qui en effet se disait déjà au Jockey, car de toutes les graines voyageuses, celle à qui sont attachées les ailes les plus solides qui lui permettent d’être disséminée à une plus grande distance de son lieu d’éclosion, c’est encore une plaisanterie.
— Nous pourrions demander des explications à monsieur, qui a l’air d’une érudit, dit-il en montrant l’historien. Mais il est préférable de n’en pas parler, d’autant plus que le fait est parfaitement faux. Je ne suis pas si ambitieux que ma cousine Mirepoix qui prétend qu’elle peut suivre la filiation de sa maison avant Jésus-Christ jusqu’à la tribu de Lévi, et je me fais fort de démontrer qu’il n’y a jamais eu une goutte de sang juif dans notre famille. Mais enfin il ne faut tout de même pas nous la faire à l’oseille, il est bien certain que les charmantes opinions de monsieur mon neveu peuvent faire assez de bruit dans Landerneau. D’autant plus que Fezensac est malade, ce sera Duras qui mènera tout, et vous savez s’il aime à faire des embarras, dit le duc qui n’était jamais arrivé à connaître le sens précis de certains mots et qui croyait que faire des embarras voulait dire faire non pas de l’esbroufe, mais des complications.
— En tous cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il ne le prouve guère. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il écrit de son île ! Je ne sais pas si M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour eux qu’ils ne puissent pas changer d’innocent.
Tout le monde éclata de rire. «Vous avez entendu le mot d’Oriane ? demanda vivement le duc de Guermantes à Mme de Villeparisis. — Oui, je le trouve très drôle». Cela ne suffisait pas au duc : «Eh bien, moi, je ne le trouve pas drôle ; ou plutôt cela m’est tout à fait égal qu’il soit drôle ou non. Je ne fais aucun cas de l’esprit». M. d’Argencourt protestait. «Il ne pense pas un mot de ce qu’il dit», murmura la duchesse. «C’est sans doute parce que j’ai fait partie des Chambres où j’ai entendu des discours brillants qui ne signifiaient rien. J’ai appris à y apprécier surtout la logique. C’est sans doute à cela que je dois de n’avoir pas été réélu. Les choses drôles me sont indifférentes. — Basin, ne faites pas le Joseph Prudhomme, mon petit, vous savez bien que personne n’aime plus l’esprit que vous. — Laissez-moi finir. C’est justement parce que je suis insensible à un certain genre de facéties, que je prise souvent l’esprit de ma femme. Car il part généralement d’une observation juste. Elle raisonne comme un homme, elle formule comme un écrivain».
Bloch cherchait à pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart.
— Il est hors de conteste, répondit M. de Norpois, que sa déposition était nécessaire. Je sais qu’en soutenant cette opinion j’ai fait pousser à plus d’un de mes collègues des cris d’orfraie, mais, à mon sens, le gouvernement avait le devoir de laisser parler le colonel. On ne sort pas d’une pareille impasse par une simple pirouette, ou alors on risque de tomber dans un bourbier. Pour l’officier lui-même, cette déposition produisit à la première audience une impression des plus favorables. Quand on l’a vu, bien pris dans le joli uniforme des chasseurs, venir sur un ton parfaitement simple et franc raconter ce qu’il avait vu, ce qu’il avait cru, dire : «Sur mon honneur de soldat (et ici la voix de M. de Norpois vibra d’un léger trémolo patriotique) telle est ma conviction», il n’y a pas à nier que l’impression a été profonde.
«Voilà, il est dreyfusard, il n’y a plus l’ombre d’un doute», pensa Bloch.
— Mais ce qui lui a aliéné entièrement les sympathies qu’il avait pu rallier d’abord, cela a été sa confrontation avec l’archiviste Gribelin, quand on entendit ce vieux serviteur, cet homme qui n’a qu’une parole (et M. de Norpois accentua avec l’énergie des convictions sincères les mots qui suivirent), quand on l’entendit, quand on le vit regarder dans les yeux son supérieur, ne pas craindre de lui tenir la dragée haute et lui dire d’un ton qui n’admettait pas de réplique : «Voyons, mon colonel, vous savez bien que je n’ai jamais menti, vous savez bien qu’en ce moment, comme toujours, je dis la vérité», le vent tourna, M. Picquart eut beau remuer ciel et terre dans les audiences suivantes, il fit bel et bien fiasco.
«Non, décidément il est antidreyfusard, c’est couru, se dit Bloch. Mais s’il croit Picquart un traître qui ment, comment peut-il tenir compte de ses révélations et les évoquer comme s’il y trouvait du charme et les croyait sincères ? Et si au contraire il voit en lui un juste qui délivre sa conscience, comment peut-il le supposer mentant dans sa confrontation avec Gribelin ?»
Peut-être la raison pour laquelle M. de Norpois parlait ainsi à Bloch comme s’ils eussent été d’accord venait-elle de ce qu’il était tellement antidreyfusard que, trouvant que le gouvernement ne l’était pas assez, il en était l’ennemi tout autant qu’étaient les dreyfusards. Peut-être parce que l’objet auquel il s’attachait en politique était quelque chose de plus profond, situé dans un autre plan, et d’où le dreyfusisme apparaissait comme une modalité sans importance et qui ne mérite pas de retenir un patriote soucieux des grandes questions extérieures. Peut-être, plutôt, parce que les maximes de sa sagesse politique ne s’appliquant qu’à des questions de forme, de procédé, d’opportunité, elles étaient aussi impuissantes à résoudre les questions de fond qu’en philosophie la pure logique l’est à trancher les questions d’existence, ou que cette sagesse même lui fît trouver dangereux de traiter de ces sujets et que, par prudence, il ne voulût parler que de circonstances secondaires. Mais où Bloch se trompait, c’est quand il croyait que M. de Norpois, même moins prudent de caractère et d’esprit moins exclusivement formel, eût pu, s’il l’avait voulu, lui dire la vérité sur le rôle d’Henry, de Picquart, de du Paty de Clam, sur tous les points de l’affaire. La vérité, en effet, sur toutes ces choses, Bloch ne pouvait douter que M. de Norpois la connût. Comment l’aurait-il ignorée puisqu’il connaissait les ministres ? Certes, Bloch pensait que la vérité politique peut être approximativement reconstituée par les cerveaux les plus lucides, mais il s’imaginait, tout comme le gros du public, qu’elle habite toujours, indiscutable et matérielle, le dossier secret du président de la République et du président du Conseil, lesquels en donnent connaissance aux ministres. Or, même quand la vérité politique comporte des documents, il est rare que ceux-ci aient plus que la valeur d’un cliché radioscopique où le vulgaire croit, que la maladie du patient s’inscrit en toutes lettres, tandis qu’en fait, ce cliché fournit un simple élément d’appréciation qui se joindra à beaucoup d’autres sur lesquels s’appliquera le raisonnement du médecin et d’où il tirera son diagnostic. Aussi la vérité politique, quand on se rapproche des hommes renseignés et qu’on croit l’atteindre, se dérobe. Même plus tard, et pour en rester à l’affaire Dreyfus, quand se produisit un fait aussi éclatant que l’aveu d’Henry, suivi de son suicide, ce fait fut aussitôt interprété de façon opposée par des ministres dreyfusards et par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-mêmes fait la découverte du faux et conduit l’interrogatoire ; bien plus, parmi les ministres dreyfusards eux-mêmes, et de même nuance, jugeant non seulement sur les mêmes pièces mais dans le même esprit, le rôle d’Henry fut expliqué de façon entièrement opposée, les uns voyant en lui un complice d’Esterhazy, les autres assignant au contraire ce rôle à du Paty de Clam, se ralliant ainsi à une thèse de leur adversaire Cuignet et étant en complète opposition avec leur partisan Reinach. Tout ce que Bloch put tirer de M. de Norpois c’est que, s’il était vrai que le chef d’état-major, M. de Boisdeffre, eût fait faire une communication secrète à M. Rochefort, il y avait évidemment là quelque chose de singulièrement regrettable.
— Tenez pour assuré que le ministre de la Guerre a dû, in petto du moins, vouer son chef d’état-major aux dieux infernaux. Un désaveu officiel n’eût pas été à mon sens une superfétation. Mais le ministre de la Guerre s’exprime fort crûment là-dessus inter pocula. Il y a du reste certains sujets sur lesquels il est fort imprudent de créer une agitation dont on ne peut ensuite rester maître.
— Mais ces pièces sont manifestement fausses, dit Bloch.
M. de Norpois ne répondit pas, mais déclara qu’il n’approuvait pas les manifestations du Prince Henri d’Orléans :
— D’ailleurs elles ne peuvent que troubler la sérénité du prétoire et encourager des agitations qui dans un sens comme dans l’autre seraient à déplorer. Certes il faut mettre le holà aux menées antimilitaristes, mais nous n’avons non plus que faire d’un grabuge encouragé par ceux des éléments de droite qui, au lieu de servir l’idée patriotique, songent à s’en servir. La France, Dieu merci, n’est pas une république sud-américaine et le besoin ne se fait pas sentir d’un général de pronunciamento.
Bloch ne put arriver à le faire parler de la question de la culpabilité de Dreyfus ni donner un pronostic sur le jugement qui interviendrait dans l’affaire civile actuellement en cours. En revanche M. de Norpois parut prendre plaisir à donner des détails sur les suites de ce jugement.
— Si c’est une condamnation, dit-il, elle sera probablement cassée, car il est rare que, dans un procès où les dépositions de témoins sont aussi nombreuses, il n’y ait pas de vices de forme que les avocats puissent invoquer. Pour en finir sur l’algarade du prince Henri d’Orléans, je doute fort qu’elle ait été du goût de son père.
— Vous croyez que Chartres est pour Dreyfus ? demanda la duchesse en souriant, les yeux ronds, les joues roses, le nez dans son assiette de petits fours, l’air scandalisé.
— Nullement, je voulais seulement dire qu’il y a dans toute la famille, de ce côté-là, un sens politique dont on a pu voir, chez l’admirable princesse Clémentine, le nec plus ultra, et que son fils le prince Ferdinand a gardé comme un précieux héritage. Ce n’est pas le prince de Bulgarie qui eût serré le commandant Esterhazy dans ses bras.
— Il aurait préféré un simple soldat, murmura Mme de Guermantes, qui dînait souvent avec le Bulgare chez le prince de Joinville et qui lui avait répondu une fois, comme il lui demandait si elle n’était pas jalouse : «Si, Monseigneur, de vos bracelets».
— Vous n’allez pas ce soir au bal de Mme de Sagan ? dit M. de Norpois à Mme de Villeparisis pour couper court à l’entretien avec Bloch.
Celui-ci ne déplaisait pas à l’Ambassadeur qui nous dit plus tard, non sans naïveté et sans doute à cause des quelques traces qui subsistaient dans le langage de Bloch de la mode néo-homérique qu’il avait pourtant abandonnée : «Il est assez amusant, avec sa manière de parler un peu vieux jeu, un peu solennelle. Pour un peu il dirait : «les Doctes Sœurs» comme Lamartine ou Jean–Baptiste Rousseau. C’est devenu assez rare dans la jeunesse actuelle et cela l’était même dans celle qui l’avait précédée. Nous-mêmes nous étions un peu romantiques». Mais si singulier que lui parût l’interlocuteur, M. de Norpois trouvait que l’entretien n’avait que trop duré.
— Non, monsieur, je ne vais plus au bal, répondit-elle avec un joli sourire de vieille femme. Vous y allez, vous autres ? C’est de votre âge, ajouta-t-elle en englobant dans un même regard M. de Châtellerault, son ami, et Bloch. Moi aussi j’ai été invitée, dit-elle en affectant par plaisanterie d’en tirer vanité. On est même venu m’inviter. (On : c’était la princesse de Sagan.)
— Je n’ai pas de carte d’invitation, dit Bloch, pensant que Mme de Villeparisis allait lui en offrir une, et que Mme de Sagan serait heureuse de recevoir l’ami d’une femme qu’elle était venue inviter en personne.
La marquise ne répondit rien, et Bloch n’insista pas, car il avait une affaire plus sérieuse à traiter avec elle et pour laquelle il venait de lui demander un rendez-vous pour le surlendemain. Ayant entendu les deux jeunes gens dire qu’ils avaient donné leur démission du cercle de la rue Royale où on entrait comme dans un moulin, il voulait demander à Mme de Villeparisis de l’y faire recevoir.
— Est-ce que ce n’est pas assez faux chic, assez snob à côté, ces Sagan ? dit-il d’un air sarcastique.
— Mais pas du tout, c’est ce que nous faisons de mieux dans le genre, répondit M. d’Argencourt qui avait adopté toutes les plaisanteries parisiennes.
— Alors, dit Bloch à demi ironiquement, c’est ce qu’on appelle une des solennités, des grandes assises mondaines de la saison !
Mme de Villeparisis dit gaiement à Mme de Guermantes :
— Voyons, est-ce une grande solennité mondaine, le bal de Mme de Sagan ?
— Ce n’est pas à moi qu’il faut demander cela, lui répondit ironiquement la duchesse, je ne suis pas encore arrivée à savoir ce que c’était qu’une solennité mondaine. Du reste, les choses mondaines ne sont pas mon fort.
— Ah ! je croyais le contraire, dit Bloch qui se figurait que Mme de Guermantes avait parlé sincèrement.
Il continua, au grand désespoir de M. de Norpois, à lui poser nombre de questions sur les officiers dont le nom revenait le plus souvent à propos de l’affaire Dreyfus ; celui-ci déclara qu’à «vue de nez» le colonel du Paty de Clam lui faisait l’effet d’un cerveau un peu fumeux et qui n’avait peut-être pas été très heureusement choisi pour conduire cette chose délicate, qui exige tant de sang-froid et de discernement, une instruction.
— Je sais que le parti socialiste réclame sa tête à cor et à cri, ainsi que l’élargissement immédiat du prisonnier de l’île du Diable. Mais je pense que nous n’en sommes pas encore réduits à passer ainsi sous les fourches caudines de MM. Gérault-Richard et consorts. Cette affaire-là, jusqu’ici, c’est la bouteille à l’encre. Je ne dis pas que d’un côté comme de l’autre il n’y ait à cacher d’assez vilaines turpitudes. Que même certains protecteurs plus ou moins désintéressés de votre client puissent avoir de bonnes intentions, je ne prétends pas le contraire, mais vous savez que l’enfer en est pavé, ajouta-t-il avec un regard fin. Il est essentiel que le gouvernement donne l’impression qu’il n’est pas aux mains des factions de gauche et qu’il n’a pas à se rendre pieds et poings liés aux sommations de je ne sais quelle armée prétorienne qui, croyez-moi, n’est pas l’armée. Il va de soi que si un fait nouveau se produisait, une procédure de révision serait entamée. La conséquence saute aux yeux. Réclamer cela, c’est enfoncer une porte ouverte. Ce jour-là le gouvernement saura parler haut et clair ou il laisserait tomber en quenouille ce qui est sa prérogative essentielle. Les coqs-à-l’âne ne suffiront plus. Il faudra donner des juges à Dreyfus. Et ce sera chose facile car, quoique l’on ait pris l’habitude dans notre douce France, où l’on aime à se calomnier soi-même, de croire ou de laisser croire que pour faire entendre les mots de vérité et de justice il est indispensable de traverser la Manche, ce qui n’est bien souvent qu’un moyen détourné de rejoindre la Sprée, il n’y à pas de juges qu’à Berlin. Mais une fois l’action gouvernementale mise en mouvement, le gouvernement saurez-vous l’écouter ? Quand il vous conviera à remplir votre devoir civique, saurez-vous l’écouter, vous rangerez-vous autour de lui ? à son patriotique appel saurez-vous ne pas rester sourds et répondre : «Présent !» ?
M. de Norpois posait ces questions à Bloch avec une véhémence qui, tout en intimidant mon camarade, le flattait aussi ; car l’Ambassadeur avait l’air de s’adresser en lui à tout un parti, d’interroger Bloch comme s’il avait reçu les confidences de ce parti et pouvait assumer la responsabilité des décisions qui seraient prises. «Si vous ne désarmiez pas, continua M. de Norpois sans attendre la réponse collective de Bloch, si, avant même que fût séchée l’encre du décret qui instituerait la procédure de révision, obéissant à je ne sais quel insidieux mot d’ordre vous ne désarmiez pas, mais vous confiniez dans une opposition stérile qui semble pour certains l’ultima ratio de la politique, si vous vous retiriez sous votre tente et brûliez vos vaisseaux, ce serait à votre grand dam. Êtes-vous prisonniers des fauteurs de désordre ? Leur avez-vous donné des gages ?» Bloch était embarrassé pour répondre. M. de Norpois ne lui en laissa pas le temps. «Si la négative est vraie, comme je veux le croire, et si vous avez un peu de ce qui me semble malheureusement manquer à certains de vos chefs et de vos amis, quelque esprit politique, le jour même où la Chambre criminelle sera saisie, si vous ne vous laissez pas embrigader par les pêcheurs en eau trouble, vous aurez ville gagnée. Je ne réponds pas que tout l’état-major puisse tirer son épingle du jeu, mais c’est déjà bien beau si une partie tout au moins peut sauver la face sans mettre le feu aux poudres et amener du grabuge. Il va de soi d’ailleurs que c’est au gouvernement qu’il appartient de dire le droit et de clore la liste trop longue des crimes impunis, non, certes, en obéissant aux excitations socialistes ni de je ne sais quelle soldatesque, ajouta-t-il, en regardant Bloch dans les yeux et peut-être avec l’instinct qu’ont tous les conservateurs de se ménager des appuis dans le camp adverse. L’action gouvernementale doit s’exercer sans souci des surenchères, d’où qu’elles viennent. Le gouvernement n’est, Dieu merci, aux ordres ni du colonel Driant, ni, à l’autre pôle, de M. Clemenceau. Il faut mater les agitateurs de profession et les empêcher de relever la tête. La France dans son immense majorité désire le travail, dans l’ordre ! Là-dessus ma religion est faite. Mais il ne faut pas craindre d’éclairer l’opinion ; et si quelques moutons, de ceux qu’a si bien connus notre Rabelais, se jetaient à l’eau tête baissée, il conviendrait de leur montrer que cette eau est trouble, qu’elle a été troublée à dessein par une engeance qui n’est pas de chez nous, pour en dissimuler les dessous dangereux. Et il ne doit pas se donner l’air de sortir de sa passivité à son corps défendant quand il exercera le droit qui est essentiellement le sien, j’entends de mettre en mouvement Dame Justice. Le gouvernement acceptera toutes vos suggestions. S’il est avéré qu’il y ait eu erreur judiciaire, il sera assuré d’une majorité écrasante qui lui permettrait de se donner du champ.
— Vous, monsieur, dit Bloch, en se tournant vers M. d’Argencourt à qui on l’avait nommé en même temps que les autres personnes, vous êtes certainement dreyfusard : à l’étranger tout le monde l’est.
— C’est une affaire qui ne regarde que les Français entre eux, n’est-ce pas ? répondit M. d’Argencourt avec cette insolence particulière qui consiste à prêter à l’interlocuteur une opinion qu’on sait manifestement qu’il ne partage pas, puisqu’il vient d’en émettre une opposée.
Bloch rougit ; M. d’Argencourt sourit, en regardant autour de lui, et si ce sourire, pendant qu’il l’adressa aux autres visiteurs, fut malveillant pour Bloch, il se tempéra de cordialité en l’arrêtant finalement sur mon ami afin d’ôter à celui-ci le prétexte de se fâcher des mots qu’il venait d’entendre et qui n’en restaient pas moins cruels. Mme de Guermantes dit à l’oreille de M. d’Argencourt quelque chose que je n’entendis pas mais qui devait avoir trait à la religion de Bloch, car il passa à ce moment dans la figure de la duchesse cette expression à laquelle la peur qu’on a d’être remarqué par la personne dont on parle donne quelque chose d’hésitant et de faux et où se mêle la gaîté curieuse et malveillante qu’inspiré un groupement humain auquel nous nous sentons radicalement étrangers. Pour se rattraper Bloch se tourna vers le duc de Châtellerault : «Vous, monsieur, qui êtes français, vous savez certainement qu’on est dreyfusard à l’étranger, quoiqu’on prétende qu’en France on ne sait jamais ce qui se passe à l’étranger. Du reste je sais qu’on peut causer avec vous, Saint–Loup me l’a dit». Mais le jeune duc, qui sentait que tout le monde se mettait contre Bloch et qui était lâche comme on l’est souvent dans le monde, usant d’ailleurs d’un esprit précieux et mordant que, par atavisme, il semblait tenir de M. de Charlus : «Excusez-moi, Monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec vous, mais c’est une affaire dont j’ai pour principe de ne parler qu’entre Japhétiques». Tout le monde sourit, excepté Bloch, non qu’il n’eût l’habitude de prononcer des phrases ironiques sur ses origines juives, sur son côté qui tenait un peu au Sinaï. Mais au lieu d’une de ces phrases, lesquelles sans doute n’étaient pas prêtes, le déclic de la machine intérieure en fit monter une autre à la bouche de Bloch. Et on ne put recueillir que ceci : «Mais comment avez-vous pu savoir ? Qui vous a dit ?» comme s’il avait été le fils d’un forçat. D’autre part, étant donné son nom qui ne passe pas précisément pour chrétien, et son visage, son étonnement montrait quelque naïveté.
Ce que lui avait dit M. de Norpois ne l’ayant pas complètement satisfait, il s’approcha de l’archiviste et lui demanda si on ne voyait pas quelquefois, chez Mme de Villeparisis M. du Paty de Clam ou M. Joseph Reinach. L’archiviste ne répondit rien ; il était nationaliste et ne cessait de prêcher à la marquise qu’il y aurait bientôt une guerre sociale et qu’elle devrait être plus prudente dans le choix de ses relations. Il se demanda si Bloch n’était pas un émissaire secret du syndicat venu pour le renseigner et alla immédiatement répéter à Mme de Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. Elle jugea qu’il était au moins mal élevé, peut-être dangereux pour la situation de M. de Norpois. Enfin elle voulait donner satisfaction à l’archiviste, la seule personne qui lui inspirât quelque crainte et par lequel elle était endoctrinée, sans grand succès (chaque matin il lui lisait l’article de M. Judet dans le Petit Journal). Elle voulut donc signifier à Bloch qu’il eût à ne pas revenir et elle trouva tout naturellement dans son répertoire mondain la scène par laquelle une grande dame met quelqu’un à la porte de chez elle, scène qui ne comporte nullement le doigt levé et les yeux flambants que l’on se figure. Comme Bloch s’approchait d’elle pour lui dire au revoir, enfoncée dans son grand fauteuil, elle parut à demi tirée d’une vague somnolence. Ses regards noyés n’eurent que la lueur faible et charmante d’une perle. Les adieux de Bloch, déplissant à peine dans la figure de la marquise un languissant sourire, ne lui arrachèrent pas une parole, et elle ne lui tendit pas la main. Cette scène mit Bloch au comble de l’étonnement, mais comme un cercle de personnes en était témoin alentour, il ne pensa pas qu’elle pût se prolonger sans inconvénient pour lui et, pour forcer la marquise, la main qu’on ne venait pas lui prendre, de lui-même il la tendit. Mme de Villeparisis fut choquée. Mais sans doute, tout en tenant à donner une satisfaction immédiate à l’archiviste et au clan antidreyfusard, voulait-elle pourtant ménager l’avenir, elle se contenta d’abaisser les paupières et de fermer à demi les yeux.
— Je crois qu’elle dort, dit Bloch à l’archiviste qui, se sentant soutenu par la marquise, prit un air indigné. Adieu, madame, cria-t-il.
La marquise fit le léger mouvement de lèvres d’une mourante qui voudrait ouvrir la bouche, mais dont le regard ne reconnaît plus. Puis elle se tourna, débordante d’une vie retrouvée, vers le marquis d’Argencourt tandis que Bloch s’éloignait persuadé qu’elle était «ramollie». Plein de curiosité et du dessein d’éclairer un incident si étrange, il revint la voir quelques jours après. Elle le reçut très bien parce qu’elle était bonne femme, que l’archiviste n’était pas là, qu’elle tenait à la saynète que Bloch devait faire jouer chez elle, et qu’enfin elle avait fait le jeu de grande dame qu’elle désirait, lequel fut universellement admiré et commenté le soir même dans divers salons, mais d’après une version qui n’avait déjà plus aucun rapport avec la vérité.
— Vous parliez des Sept Princesses, duchesse, vous savez (je n’en suis pas plus fier pour ça) que l’auteur de ce ... comment dirai-je, de ce factum, est un de mes compatriotes, dit M. d’Argencourt avec une ironie mêlée de la satisfaction de connaître mieux que les autres l’auteur d’une œuvre dont on venait de parler. Oui, il est belge de son état, ajouta-t-il.
— Vraiment ? Non, nous ne vous accusons pas d’être pour quoi que ce soit dans les Sept Princesses. Heureusement pour vous et pour vos compatriotes, vous ne ressemblez pas à l’auteur de cette ineptie. Je connais des Belges très aimables, vous, votre Roi qui est un peu timide mais plein d’esprit, mes cousins Ligne et bien d’autres, mais heureusement vous ne parlez pas le même langage que l’auteur des Sept Princesses. Du reste, si vous voulez que je vous dise, c’est trop d’en parler parce que surtout ce n’est rien. Ce sont des gens qui cherchent à avoir l’air obscur et au besoin qui s’arrangent d’être ridicules pour cacher qu’ils n’ont pas d’idées. S’il y avait quelque chose dessous, je vous dirais que je ne crains pas certaines audaces, ajouta-t-elle d’un ton sérieux, du moment qu’il y a de la pensée. Je ne sais pas si vous avez vu la pièce de Borelli. Il y a des gens que cela a choqués ; moi, quand je devrais me faire lapider, ajouta-t-elle sans se rendre compte qu’elle ne courait pas de grands risques, j’avoue que j’ai trouvé cela infiniment curieux. Mais les Sept Princesses ! L’une d’elle a beau avoir des bontés pour son neveu, je ne peux pas pousser les sentiments de famille....
La duchesse s’arrêta net, car une dame entrait qui était la vicomtesse de Marsantes, là mère de Robert. Mme de Marsantes était considérée dans le faubourg Saint–Germain comme un être supérieur, d’une bonté, d’une résignation angéliques. On me l’avait dit et je n’avais pas de raison particulière pour en être surpris, ne sachant pas à ce moment-là qu’elle était la propre sœur du duc de Guermantes. Plus tard j’ai toujours été étonné chaque fois que j’appris, dans cette société, que des femmes mélancoliques, pures, sacrifiées, vénérées comme d’idéales saintes de vitrail, avaient fleuri sur la même souche généalogique que des frères brutaux, débauchés et vils. Des frères et sœurs, quand ils sont tout à fait pareils du visage comme étaient le duc de Guermantes et Mme de Marsantes, me semblaient devoir avoir en commun une seule intelligence, un même cœur, comme aurait une personne qui peut avoir de bons ou de mauvais moments mais dont on ne peut attendre tout de même de vastes vues si elle est d’esprit borné, et une abnégation sublime si elle est de cœur dur.
Mme de Marsantes suivait les cours de Brunetière. Elle enthousiasmait le faubourg Saint–Germain et, par sa vie de sainte, l’édifiait aussi. Mais la connexité morphologique du joli nez et du regard pénétrant incitait pourtant à classer Mme de Marsantes dans la même famille intellectuelle et morale que son frère le duc. Je ne pouvais croire que le seul fait d’être une femme, et peut-être d’avoir été malheureuse et d’avoir l’opinion de tous pour soi, pouvait faire qu’on fût aussi différent des siens, comme dans les chansons de geste où toutes les vertus et les grâces sont réunies en la sœur de frères farouches. Il me semblait que la nature, moins libre que les vieux poètes, devait se servir à peu près exclusivement des éléments communs à la famille et je ne pouvais lui attribuer tel pouvoir d’innovation qu’elle fît, avec des matériaux analogues à ceux qui composaient un sot et un rustre, un grand esprit sans aucune tare de sottise, une sainte sans aucune souillure de brutalité. Mme de Marsantes avait une robe de surah blanc à grandes palmes, sur lesquelles se détachaient des fleurs en étoffe lesquelles étaient noires. C’est qu’elle avait perdu, il y a trois semaines, son cousin M. de Montmorency, ce qui ne l’empêchait pas de faire des visites, d’aller à de petits dîners, mais en deuil. C’était une grande dame. Par atavisme son âme était remplie par la frivolité des existences de cour, avec tout ce qu’elles ont de superficiel et de rigoureux. Mme de Marsantes n’avait pas eu la force de regretter longtemps son père et sa mère, mais pour rien au monde elle n’eût porté de couleurs dans le mois qui suivait la mort d’un cousin. Elle fut plus qu’aimable avec moi parce que j’étais l’ami de Robert et parce que je n’étais pas du même monde que Robert. Cette bonté s’accompagnait d’une feinte timidité, de l’espèce de mouvement de retrait intermittent de la voix, du regard, de la pensée qu’on ramène à soi comme une jupe indiscrète, pour ne pas prendre trop de place, pour rester bien droite, même dans la souplesse, comme le veut la bonne éducation. Bonne éducation qu’il ne faut pas prendre trop au pied de la lettre d’ailleurs, plusieurs de ces dames versant très vite dans le dévergondage des mœurs sans perdre jamais la correction presque enfantine des manières. Mme de Marsantes agaçait un peu dans la conversation parce que, chaque fois qu’il s’agissait d’un roturier, par exemple de Bergotte, d’Elstir, elle disait en détachant le mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons différents en une modulation qui était particulière aux Guermantes : «J’ai eu l’honneur, le grand hon-neur de rencontrer Monsieur Bergotte, de faire la connaissance de Monsieur Elstir», soit pour faire admirer son humilité, soit par le même goût qu’avait M. de Guermantes de revenir aux formes désuètes pour protester contre les usages de mauvaise éducation actuelle où on ne se dit pas assez «honoré». Quelle que fût celle de ces deux raisons qui fût la vraie, de toutes façons on sentait que, quand Mme de Marsantes disait : «J’ai eu l’honneur, le grand hon-neur», elle croyait remplir un grand rôle, et montrer qu’elle savait accueillir les noms des hommes de valeur comme elle les eût reçus eux-mêmes dans son château, s’ils s’étaient trouvés dans le voisinage. D’autre part, comme sa famille était nombreuse, qu’elle l’aimait beaucoup, que, lente de débit et amie des explications, elle voulait faire comprendre les parentés, elle se trouvait (sans aucun désir d’étonner et tout en n’aimant sincèrement parler que de paysans touchants et de gardes-chasse sublimes) citer à tout instant toutes les familles médiatisées d’Europe, ce que les personnes moins brillantes ne lui pardonnaient pas et, si elles étaient un peu intellectuelles, raillaient comme de la stupidité.
À la campagne, Mme de Marsantes était adorée pour le bien qu’elle faisait, mais surtout parce que la pureté d’un sang où depuis plusieurs générations on ne rencontrait que ce qu’il y a de plus grand dans l’histoire de France avait ôté à sa manière d’être tout ce que les gens du peuple appellent «des manières» et lui avait donné la parfaite simplicité. Elle ne craignait pas d’embrasser une pauvre femme qui était malheureuse et lui disait d’aller chercher un char de bois au château. C’était, disait-on, la parfaite chrétienne. Elle tenait à faire faire un mariage colossalement riche à Robert. Être grande dame, c’est jouer à la grande dame, c’est-à-dire, pour une part, jouer la simplicité. C’est un jeu qui coûte extrêmement cher, d’autant plus que la simplicité ne ravit qu’à la condition que les autres sachent que vous pourriez ne pas être simples, c’est-à-dire que vous êtes très riches. On me dit plus tard, quand je racontai que je l’avais vue : «Vous avez dû vous rendre compte qu’elle a été ravissante». Mais la vraie beauté est si particulière, si nouvelle, qu’on ne la reconnaît pas pour la beauté. Je me dis seulement ce jour-là qu’elle avait un nez tout petit, des yeux très bleus, le cou long et l’air triste.
— Écoute, dit Mme de Villeparisis à la duchesse de Guermantes, je crois que j’aurai tout à l’heure la visite d’une femme que tu ne veux pas connaître, j’aime mieux te prévenir pour que cela ne t’ennuie pas. D’ailleurs, tu peux être tranquille, je ne l’aurai jamais chez moi plus tard, mais elle doit venir pour une seule fois aujourd’hui. C’est la femme de Swann.
Mme Swann, voyant les proportions que prenait l’affaire Dreyfus et craignant que les origines de son mari ne se tournassent contre elle, l’avait supplié de ne plus jamais parler de l’innocence du condamné. Quand il n’était pas là, elle allait plus loin et faisait profession du nationalisme le plus ardent ; elle ne faisait que suivre en cela d’ailleurs Mme Verdurin chez qui un antisémitisme bourgeois et latent s’était réveillé et avait atteint une véritable exaspération. Mme Swann avait gagné à cette attitude d’entrer dans quelques-unes des ligues de femmes du monde antisémite qui commençaient à se former et avait noué des relations avec plusieurs personnes de l’aristocratie. Il peut paraître étrange que, loin de les imiter, la duchesse de Guermantes, si amie de Swann, eût, au contraire, toujours résisté au désir qu’il ne lui avait pas caché de lui présenter sa femme. Mais on verra plus tard que c’était un effet du caractère particulier de la duchesse qui jugeait qu’elle «n’avait pas» à faire telle ou telle chose, et imposait avec despotisme ce qu’avait décidé son «libre arbitre» mondain, fort arbitraire.
— Je vous remercie de me prévenir, répondit la duchesse. Cela me serait en effet très désagréable. Mais comme je la connais de vue je me lèverai à temps.
— Je t’assure, Oriane, elle est très agréable, c’est une excellente femme, dit Mme de Marsantes.
— Je n’en doute pas, mais je n’éprouve aucun besoin de m’en assurer par moi-même.
— Est-ce que tu es invitée chez Lady Israël ? demanda Mme de Villeparisis à la duchesse, pour changer la conversation.
— Mais, Dieu merci, je ne la connais pas, répondit Mme de Guermantes. C’est à Marie–Aynard qu’il faut demander cela. Elle la connaît et je me suis toujours demandé pourquoi.
— Je l’ai en effet connue, répondit Mme de Marsantes, je confesse mes erreurs. Mais je suis décidée à ne plus la connaître. Il paraît que c’est une des pires et qu’elle ne s’en cache pas. Du reste, nous avons tous été trop confiants, trop hospitaliers. Je ne fréquenterai plus personne de cette nation. Pendant qu’on avait de vieux cousins de province du même sang, à qui on fermait sa, porte, on l’ouvrait aux Juifs. Nous voyons maintenant leur remerciement. Hélas ! je n’ai rien à dire, j’ai un fils adorable et qui débite, en jeune fou qu’il est, toutes les insanités possibles, ajouta-t-elle en entendant que M. d’Argencourt avait fait allusion à Robert. Mais, à propos de Robert, est-ce que vous ne l’avez pas vu ? demanda-t-elle à Mme de Villeparisis ; comme c’est samedi, je pensais qu’il aurait pu passer vingt-quatre heures à Paris, et dans ce cas il serait sûrement venu vous voir.
En réalité Mme de Marsantes pensait que son fils n’aurait pas de permission ; mais comme, en tout cas, elle savait que s’il en avait eu une il ne serait pas venu chez Mme de Villeparisis, elle espérait, en ayant l’air de croire qu’elle l’eût trouvé ici, lui faire pardonner, par sa tante susceptible, toutes les visites qu’il ne lui avait pas faites.
— Robert ici ! Mais je n’ai pas même eu un mot de lui ; je crois que je ne l’ai pas vu depuis Balbec.
— Il est si occupé, il a tant à faire, dit Mme de Marsantes.
Un imperceptible sourire fit onduler les cils de Mme de Guermantes qui regarda le cercle qu’avec la pointe de son ombrelle elle traçait sur le tapis. Chaque fois que le duc avait délaissé trop ouvertement sa femme, Mme de Marsantes avait pris avec éclat contre son propre frère le parti de sa belle-sœur. Celle-ci gardait de cette protection un souvenir reconnaissant et rancunier, et elle n’était qu’à demi fâchée des fredaines de Robert. À ce moment, la porte s’étant ouverte de nouveau, celui-ci entra.
— Tiens, quand on parle du Saint–Loup ... dit Mme de Guermantes.
Mme de Marsantes, qui tournait le dos à la porte, n’avait pas vu entrer son fils. Quand elle l’aperçut, en cette mère la joie battit véritablement comme un coup d’aile, le corps de Mme de Marsantes se souleva à demi, son visage palpita et elle attachait sur Robert des yeux émerveillés :
— Comment, tu es venu ! quel bonheur ! quelle surprise !
— Ah ! quand on parle du Saint–Loup ... je comprends, dit le diplomate belge riant aux éclats.
— C’est délicieux, répliqua sèchement Mme de Guermantes qui détestait les calembours et n’avait hasardé celui-là qu’en ayant l’air de se moquer d’elle-même.
— Bonjour, Robert, dit-elle ; eh bien ! voilà comme on oublie sa tante.
Ils causèrent un instant ensemble et sans doute de moi, car tandis que Saint–Loup se rapprochait de sa mère, Mme de Guermantes se tourna vers moi.
— Bonjour, comme allez-vous ? me dit-elle.
Elle laissa pleuvoir sur moi la lumière de son regard bleu, hésita un instant, déplia et tendit la tige de son bras, pencha en avant son corps, qui se redressa rapidement en arrière comme un arbuste qu’on a couché et qui, laissé libre, revient à sa position naturelle. Ainsi agissait-elle sous le feu des regards de Saint–Loup qui l’observait et faisait à distance des efforts désespérés pour obtenir un peu plus encore de sa tante. Craignant que la conversation ne tombât, il vint l’alimenter et répondit pour moi :
— Il ne va pas très bien, il est un peu fatigué ; du reste, il irait peut-être mieux s’il te voyait plus souvent, car je ne te cache pas qu’il aime beaucoup te voir.
— Ah ! mais, c’est très aimable, dit Mme de Guermantes d’un ton volontairement banal, comme si je lui eusse apporté son manteau. Je suis très flattée.
— Tiens, je vais un peu près de ma mère, je te donne ma chaise, me dit Saint–Loup en me forçant ainsi à m’asseoir à côté de sa tante.
Nous nous tûmes tous deux.
— Je vous aperçois quelquefois le matin, me dit-elle comme si ce fût une nouvelle qu’elle m’eût apprise, et comme si moi je ne la voyais pas. Ça fait beaucoup de bien à la santé.
— Oriane, dit à mi-voix Mme de Marsantes, vous disiez que vous alliez voir Mme de Saint–Ferréol, est-ce que vous auriez été assez gentille pour lui dire qu’elle ne m’attende pas à dîner ? Je resterai chez moi puisque j’ai Robert. Si même j’avais osé vous demander de dire en passant qu’on achète tout de suite de ces cigares que Robert aime, ça s’appelle des «Corona», il n’y en a plus.
Robert se rapprocha ; il avait seulement entendu le nom de Mme de Saint–Ferréol.
— Qu’est-ce que c’est encore que ça, Mme de Saint–Ferréol ? demanda-t-il sur un ton d’étonnement et de décision, car il affectait d’ignorer tout ce qui concernait le monde.
— Mais voyons, mon chéri, tu sais bien, dit sa mère, c’est la sœur de Vermandois ; c’est elle qui t’avait donné ce beau jeu de billard que tu aimais tant.
— Comment, c’est la sœur de Vermandois, je n’en avais pas la moindre idée. Ah ! ma famille est épatante, dit-il en se tournant à demi vers moi et en prenant sans s’en rendre compte les intonations de Bloch comme il empruntait ses idées, elle connaît des gens inouïs, des gens qui s’appellent plus ou moins Saint–Ferréol (et détachant la dernière consonne de chaque mot), elle va au bal, elle se promène en Victoria, elle mène une existence fabuleuse. C’est prodigieux.
Mme de Guermantes fit avec la gorge ce bruit léger, bref et fort comme d’un sourire forcé qu’on ravale, et qui était destiné à montrer qu’elle prenait part, dans la mesure où la parenté l’y obligeait, à l’esprit de son neveu. On vint annoncer que le prince de Faffenheim–Munsterburg-Weinigen faisait dire à M. de Norpois qu’il était là.
— Allez le chercher, monsieur, dit Mme de Villeparisis à l’ancien ambassadeur qui se porta au-devant du premier ministre allemand.
Mais la marquise le rappela :
— Attendez, monsieur ; faudra-t-il que je lui montre la miniature de l’Impératrice Charlotte ?
— Ah ! je crois qu’il sera ravi, dit l’Ambassadeur d’un ton pénétré et comme s’il enviait ce fortuné ministre de la faveur qui l’attendait.
— Ah ! je sais qu’il est très bien pensant, dit Mme de Marsantes, et c’est si rare parmi les étrangers. Mais je suis renseignée. C’est l’antisémitisme en personne.
Le nom du prince gardait, dans la franchise avec, laquelle ses premières syllabes étaient — comme on dit en musique — attaquées, et dans la bégayante répétition qui les scandait, l’élan, la naïveté maniérée, les lourdes «délicatesses» germaniques projetées comme des branchages verdâtres sur le «Heim» d’émail bleu sombre qui déployait la mysticité d’un vitrail rhénan, derrière les dorures pâles et finement ciselées du XVIIIe siècle allemand. Ce nom contenait, parmi les noms divers dont il était formé, celui d’une petite ville d’eaux allemande, où tout enfant j’avais été avec ma grand’mère, au pied d’une montagne honorée par les promenades de Goethe, et des vignobles de laquelle nous buvions au Kurhof les crus illustres à l’appellation composée et retentissante comme les épithètes qu’Homère donne à ses héros. Aussi à peine eus-je entendu prononcer le nom du prince, qu’avant de m’être rappelé la station thermale il me parut diminuer, s’imprégner d’humanité, trouver assez grande pour lui une petite place dans ma mémoire, à laquelle il adhéra, familier, terre à terre, pittoresque, savoureux, léger, avec quelque chose d’autorisé, de prescrit. Bien plus, M. de Guermantes, en expliquant qui était le prince, cita plusieurs de ses titres, et je reconnus le nom d’un village traversé par la rivière où chaque soir, la cure finie, j’allais en barque, à travers les moustiques ; et celui d’une forêt assez éloignée pour que le médecin ne m’eût pas permis d’y aller en promenade. Et en effet, il était compréhensible que la suzeraineté du seigneur s’étendît aux lieux circonvoisins et associât à nouveau dans l’énumération de ses titres les noms qu’on pouvait lire à côté les uns des autres sur une carte. Ainsi, sous la visière du prince du Saint–Empire et de l’écuyer de Franconie, ce fut le visage d’une terre aimée où s’étaient souvent arrêtés pour moi les rayons du soleil de six heures que je vis, du moins avant que le prince, rhingrave et électeur palatin, fût entré. Car j’appris en quelques instants que les revenus qu’il tirait de la forêt et de la rivière peuplées de gnomes et d’ondines, de la montagne enchantée où s’élève le vieux Burg qui garde le souvenir de Luther et de Louis le Germanique, il en usait pour avoir cinq automobiles Charron, un hôtel à Paris et un à Londres, une loge le lundi à l’Opéra et une aux «mardis» des «Français». Il ne me semblait pas — et il ne semblait pas lui-même le croire — qu’il différât des hommes de même fortune et de même âge qui avaient une moins poétique origine. Il avait leur culture, leur idéal, se réjouissant de son rang mais seulement à cause des avantages qu’il lui conférait, et n’avait plus qu’une ambition dans la vie, celle d’être élu membre correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques, raison pour laquelle il était venu chez Mme de Villeparisis.
Si lui, dont la femme était à la tête de la coterie la plus fermée de Berlin, avait sollicité d’être présenté chez la marquise, ce n’était pas qu’il en eût éprouvé d’abord le désir. Rongé depuis des années par cette ambition d’entrer à l’Institut, il n’avait malheureusement jamais pu voir monter au-dessus de cinq le nombre des Académiciens qui semblaient prêts à voter pour lui. Il savait que M. de Norpois disposait à lui seul d’au moins une dizaine de voix auxquelles il était capable, grâce à d’habiles transactions, d’en ajouter d’autres. Aussi le prince, qui l’avait connu en Russie quand ils y étaient tous deux ambassadeurs, était-il allé le voir et avait-il fait tout ce qu’il avait pu pour se le concilier. Mais il avait eu beau multiplier les amabilités, faire avoir au marquis des décorations russes, le citer dans des articles de politique étrangère, il avait eu devant lui un ingrat, un homme pour qui toutes ces prévenances avaient l’air de ne pas compter, qui n’avait pas fait avancer sa candidature d’un pas, ne lui avait même pas promis sa voix ! Sans doute M. de Norpois le recevait avec une extrême politesse, même ne voulait pas qu’il se dérangeât et «prît la peine de venir jusqu’à sa porte», se rendait lui-même à l’hôtel du prince et, quand le chevalier teutonique avait lancé : «Je voudrais bien être votre collègue», répondait d’un ton pénétré : «Ah ! je serais très heureux !» Et sans doute un naïf, un docteur Cottard, se fût dit : «Voyons, il est là chez moi, c’est lui qui a tenu à venir parce qu’il me considère comme un personnage plus important que lui, il me dit qu’il serait heureux que je sois de l’Académie, les mots ont tout de même un sens, que diable ! sans doute s’il ne me propose pas de voter pour moi, c’est qu’il n’y pense pas. Il parle trop de mon grand pouvoir, il doit croire que les alouettes me tombent toutes rôties, que j’ai autant de voix que j’en veux, et c’est pour cela qu’il ne m’offre pas la sienne, mais je n’ai qu’à le mettre au pied du mur, là, entre nous deux, et à lui dire : «Eh bien ! votez pour moi», et il sera obligé de le faire. Mais le prince de Faffenheim n’était pas un naïf ; il était ce que le docteur Cottard eût appelé «un fin diplomate» et il savait que M. de Norpois n’en était pas un moins fin, ni un homme qui ne se fût pas avisé de lui-même qu’il pourrait être agréable à un candidat en votant pour lui. Le prince, dans ses ambassades et comme ministre des Affaires Étrangères, avait tenu, pour son pays au lieu que ce fût comme maintenant pour lui-même, de ces conversations où on sait d’avance jusqu’où on veut aller et ce qu’on ne vous fera pas dire. Il n’ignorait pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et c’est pour cela qu’il avait fait avoir à M. de Norpois le cordon de Saint–André. Mais s’il eût dû rendre compte à son gouvernement de l’entretien qu’il avait eu après cela avec M. de Norpois, il eût pu énoncer dans sa dépêche : «J’ai compris que j’avais fait fausse route». Car dès qu’il avait recommencé à parler Institut, M. de Norpois lui avait redit :
— J’aimerais cela beaucoup, beaucoup pour mes collègues. Ils doivent, je pense, se sentir vraiment honorés que vous ayez pensé à eux. C’est une candidature tout à fait intéressante, un peu en dehors de nos habitudes. Vous savez, l’Académie est très routinière, elle s’effraye de tout ce qui rend un son un peu nouveau. Personnellement je l’en blâme. Que de fois il m’est arrivé de le laisser entendre à mes collègues. Je ne sais même pas, Dieu me pardonne, si le mot d’encroûtés n’est pas sorti une fois de mes lèvres, avait-il ajouté avec un sourire scandalisé, à mi-voix, presque a parte, comme dans un effet de théâtre et en jetant sur le prince un coup d’œil rapide et oblique de son œil bleu, comme un vieil acteur qui veut juger de son effet. Vous comprenez, prince, que je ne voudrais pas laisser une personnalité aussi éminente que la vôtre s’embarquer dans une partie perdue d’avance. Tant que les idées de mes collègues resteront aussi arriérées, j’estime que la sagesse est de s’abstenir. Croyez bien d’ailleurs que si je voyais jamais un esprit un peu plus nouveau, un peu plus vivant, se dessiner dans ce collège qui tend à devenir une nécropole, si j’escomptais une chance possible pour vous, je serais le premier à vous en avertir.
«Le cordon de Saint–André est une erreur, pensa le prince ; les négociations n’ont pas fait un pas ; ce n’est pas cela qu’il voulait. Je n’ai pas mis la main sur la bonne clef».
C’était un genre de raisonnement dont M. de Norpois, formé à la même école que le prince, eût été capable. On peut railler la pédantesque niaiserie avec laquelle les diplomates à la Norpois s’extasient devant une parole officielle à peu près insignifiante. Mais leur enfantillage a sa contre-partie : les diplomates savent que, dans la balance qui assure cet équilibre, européen ou autre, qu’on appelle la paix, les bons sentiments, les beaux discours, les supplications pèsent fort peu ; et que le poids lourd, le vrai, les déterminations, consiste en autre chose, en la possibilité que l’adversaire a, s’il est assez fort, ou n’a pas, de contenter, par moyen d’échange, un désir. Cet ordre de vérités, qu’une personne entièrement désintéressée comme ma grand’mère, par exemple, n’eût pas compris, M. de Norpois, le prince von *** avaient souvent été aux prises avec lui. Chargé d’affaires dans les pays avec lesquels nous avions été à deux doigts d’avoir la guerre, M. de Norpois, anxieux de la tournure que les événements allaient prendre, savait très bien que ce n’était pas par le mot «Paix», ou par le mot «Guerre», qu’ils lui seraient signifiés, mais par un autre, banal en apparence, terrible ou béni, et que le diplomate, à l’aide de son chiffre, saurait immédiatement lire, et auquel, pour sauvegarder la dignité de la France, il répondrait par un autre mot tout aussi banal mais sous lequel le ministre de la nation ennemie verrait aussitôt : Guerre. Et même, selon une coutume ancienne, analogue à celle qui donnait au premier rapprochement de deux êtres promis l’un à l’autre la forme d’une entrevue fortuite à une représentation du théâtre du Gymnase, le dialogue où le destin dicterait le mot «Guerre» ou le mot «Paix» n’avait généralement pas eu lieu dans le cabinet du ministre, mais sur le banc d’un «Kurgarten» où le ministre et M. de Norpois allaient l’un et l’autre à des fontaines thermales boire à la source de petits verres d’une eau curative. Par une sorte de convention tacite, ils se rencontraient à l’heure de la cure, faisaient d’abord ensemble quelques pas d’une promenade que, sous son apparence bénigne, les deux interlocuteurs savaient aussi tragique qu’un ordre de mobilisation. Or, dans une affaire privée comme cette présentation à l’Institut, le prince avait usé du même système d’induction qu’il avait fait dans sa carrière, de la même méthode de lecture à travers les symboles superposés.
Et certes on ne peut prétendre que ma grand’mère et ses rares pareils eussent été seuls à ignorer ce genre de calculs. En partie la moyenne de l’humanité, exerçant des professions tracées d’avance, rejoint par son manque d’intuition l’ignorance que ma grand’mère devait à son haut désintéressement. Il faut souvent descendre jusqu’aux êtres entretenus, hommes ou femmes, pour avoir à chercher le mobile de l’action ou des paroles en apparence les plus innocentes dans l’intérêt, dans la nécessité de vivre. Quel homme ne sait que, quand une femme qu’il va payer lui dit : «Ne parlons pas d’argent», cette parole doit être comptée, ainsi qu’on dit en musique, comme «une mesure pour rien», et que si plus tard elle lui déclare : «Tu m’as fait trop de peine, tu m’as souvent caché la vérité, je suis à bout», il doit interpréter : «un autre protecteur lui offre davantage» ? Encore n’est-ce là que le langage d’une cocotte assez rapprochée des femmes du monde. Les apaches fournissent des exemples plus frappants. Mais M. de Norpois et le prince allemand, si les apaches leur étaient inconnus, avaient accoutumé de vivre sur le même plan que les nations, lesquelles sont aussi, malgré leur grandeur, des êtres d’égoïsme et de ruse, qu’on ne dompte que par la force, par la considération de leur intérêt, qui peut les pousser jusqu’au meurtre, un meurtre symbolique souvent lui aussi, la simple hésitation à se battre ou le refus de se battre pouvant signifier pour une nation : «périr». Mais comme tout cela n’est pas dit dans les Livres Jaunes et autres, le peuple est volontiers pacifiste ; s’il est guerrier, c’est instinctivement, par haine, par rancune, non par les raisons qui ont décidé les chefs d’État avertis par les Norpois.
L’hiver suivant, le prince fut très malade, il guérit, mais son cœur resta irrémédiablement atteint. «Diable ! se dit-il, il ne faudrait pas perdre de temps pour l’Institut car, si je suis trop long, je risque de mourir avant d’être nommé. Ce serait vraiment désagréable».
Il fit sur la politique de ces vingt dernières années une étude pour la Revue des Deux Mondes et s’y exprima à plusieurs reprises dans les termes les plus flatteurs sur M. de Norpois. Celui-ci alla le voir et le remercia. Il ajouta qu’il ne savait comment exprimer sa gratitude. Le prince se dit, comme quelqu’un qui vient d’essayer d’une autre clef pour une serrure : «Ce n’est pas encore celle-ci», et se sentant un peu essoufflé en reconduisant M. de Norpois, pensa : «Sapristi, ces gaillards-là me laisseront crever avant de me faire entrer. Dépêchons».
Le même soir, il rencontra M. de Norpois à l’Opéra :
— Mon cher ambassadeur, lui dit-il, vous me disiez ce matin que vous ne saviez pas comment me prouver votre reconnaissance ; c’est fort exagéré, car vous ne m’en devez aucune, mais je vais avoir l’indélicatesse de vous prendre au mot.
M. de Norpois n’estimait pas moins le tact du prince que le prince le sien. Il comprit immédiatement que ce n’était pas une demande qu’allait lui faire le prince de Faffenheim, mais une offre, et avec une affabilité souriante il se mit en devoir de l’écouter.
— Voilà, vous allez me trouver très indiscret. Il y a deux personnes auxquelles je suis très attaché et tout à fait diversement comme vous allez, le comprendre, et qui se sont fixées depuis peu à Paris où elles comptent vivre désormais : ma femme et la grande-duchesse Jean. Elles vont donner quelques dîners, notamment en l’honneur du roi et de la reine d’Angleterre, et leur rêve aurait été de pouvoir offrir à leurs convives une personne pour laquelle, sans la connaître, elle éprouvent toutes deux une grande admiration. J’avoue que je ne savais comment faire pour contenter leur désir quand j’ai appris tout à l’heure, par le plus grand des hasards, que vous connaissiez cette personne ; je sais qu’elle vit très retirée, ne veut voir que peu de monde, happy few ; mais si vous me donniez votre appui, avec la bienveillance que vous me témoignez, je suis sûr qu’elle permettrait que vous me présentiez chez elle et que je lui transmette le désir de la grande-duchesse et de la princesse. Peut-être consentirait-elle à venir dîner avec la reine d’Angleterre et, qui sait, si nous ne l’ennuyons pas trop, passer les vacances de Pâques avec nous à Beaulieu chez la grande-duchesse Jean. Cette personne s’appelle la marquise de Villeparisis. J’avoue que l’espoir de devenir l’un des habitués d’un pareil bureau d’esprit me consolerait, me ferait envisager sans ennui de renoncer à me présenter à l’Institut. Chez elle aussi on tient commerce d’intelligence et de fines causeries.
Avec un sentiment de plaisir inexprimable le prince sentit que la serrure ne résistait pas et qu’enfin cette clef-là y entrait.
— Une telle option est bien inutile, mon cher prince, répondit M. de Norpois ; rien ne s’accorde mieux avec l’Institut que le salon dont vous parlez et qui est une véritable pépinière d’académiciens. Je transmettrai votre requête à Mme la marquise de Villeparisis : elle en sera certainement flattée. Quant à aller dîner chez vous, elle sort très peu et ce sera peut-être plus difficile. Mais je vous présenterai et vous plaiderez vous-même votre cause. Il ne faut surtout pas renoncer à l’Académie ; je déjeune précisément, de demain en quinze, pour aller ensuite avec lui à une séance importante, chez Leroy–Beaulieu sans lequel on ne peut faire une élection ; j’avais déjà laissé tomber devant lui votre nom qu’il connaît, naturellement, à merveille. Il avait émis certaines objections. Mais il se trouve qu’il a besoin de l’appui de mon groupe pour l’élection prochaine, et j’ai l’intention de revenir à la charge ; je lui dirai très franchement les liens tout à fait cordiaux qui nous unissent, je ne lui cacherai pas que, si vous vous présentiez, je demanderais à tous mes amis de voter pour vous (le prince eut un profond soupir de soulagement) et il sait que j’ai des amis. J’estime que, si je parvenais à m’assurer son concours, vos chances deviendraient fort sérieuses. Venez ce soir-là à six heures chez Mme de Villeparisis, je vous introduirai et je pourrai vous rendre compte de mon entretien du matin.
C’est ainsi que le prince de Faffenheim avait été amené à venir voir Mme de Villeparisis. Ma profonde désillusion eut lieu quand il parla. Je n’avais pas songé que, si une époque a des traits particuliers et généraux plus forts qu’une nationalité, de sorte que, dans un dictionnaire illustré où l’on donne jusqu’au portrait authentique de Minerve, Leibniz avec sa perruque et sa fraise diffère peu de Marivaux ou de Samuel Bernard, une nationalité a des traits particuliers plus forts qu’une caste. Or ils se traduisirent devant moi, non par un discours où je croyais d’avance que j’entendrais le frôlement des elfes et la danse des Kobolds, mais par une transposition qui ne certifiait pas moins cette poétique origine : le fait qu’en s’inclinant, petit, rouge et ventru, devant Mme de Villeparisis, le Rhingrave lui dit : «Ponchour, Matame la marquise» avec le même accent qu’un concierge alsacien.
— Vous ne voulez pas que je vous donne une tasse de thé ou un peu de tarte, elle est très bonne, me dit Mme de Guermantes, désireuse d’avoir été aussi aimable que possible. Je fais les honneurs de cette maison comme si c’était la mienne, ajouta-t-elle sur un ton ironique qui donnait quelque chose d’un peu guttural à sa voix, comme si elle avait étouffé un rire rauque.
— Monsieur, dit Mme de Villeparisis à M. de Norpois, vous penserez tout à l’heure que vous avez quelque chose à dire au prince au sujet de l’Académie ?
Mme de Guermantes baissa les yeux, fit faire un quart de cercle à son poignet pour regarder l’heure.
— Oh ! mon Dieu ; il est temps que je dise au revoir à ma tante, si je dois encore passer chez Mme de Saint–Ferréol, et je dîne chez Mme Leroi.
Et elle se leva sans me dire adieu. Elle venait d’apercevoir Mme Swann, qui parut assez gênée de me rencontrer. Elle se rappelait sans doute qu’avant personne elle m’avait dit être convaincue de l’innocence de Dreyfus.
— Je ne veux pas que ma mère me présente à Mme Swann, me dit Saint–Loup. C’est une ancienne grue. Son mari est juif et elle nous le fait au nationalisme. Tiens, voici mon oncle Palamède.
La présence de Mme Swann avait pour moi un intérêt particulier dû à un fait qui s’était produit quelques jours auparavant, et qu’il est nécessaire de relater à cause des conséquences qu’il devait avoir beaucoup plus tard, et qu’on suivra dans leur détail quand le moment sera venu. Donc, quelques jours avant cette visite, j’en avais reçu une à laquelle je ne m’attendais guère, celle de Charles Morel, le fils, inconnu de moi, de l’ancien valet de chambre de mon grand-oncle. Ce grand-oncle (celui chez lequel j’avais vu la dame en rose) était mort l’année précédente. Son valet de chambre avait manifesté à plusieurs reprises l’intention de venir me voir ; je ne savais pas le but de sa visite, mais je l’aurais vu volontiers car j’avais appris par Françoise qu’il avait gardé un vrai culte pour la mémoire de mon oncle et faisait, à chaque occasion, le pèlerinage du cimetière. Mais obligé d’aller se soigner dans son pays, et comptant y rester longtemps, il me déléguait son fils. Je fus surpris de voir entrer un beau garçon de dix-huit ans, habillé plutôt richement qu’avec goût, mais qui pourtant avait l’air de tout, excepté d’un valet de chambre. Il tint du reste, dès l’abord, à couper le câble avec la domesticité d’où il sortait, en m’apprenant avec un sourire satisfait qu’il était premier prix du Conservatoire. Le but de sa visite était celui-ci : son père avait, parmi les souvenirs de mon oncle Adolphe, mis de côté certains qu’il avait jugé inconvenant d’envoyer à mes parents, mais qui, pensait-il, étaient de nature à intéresser un jeune homme de mon âge. C’étaient les photographies des actrices célèbres, des grandes cocottes que mon oncle avait connues, les dernières images de cette vie de vieux viveur qu’il séparait, par une cloison étanche, de sa vie de famille. Tandis que le jeune Morel me les montrait, je me rendis compte qu’il affectait de me parler comme à un égal. Il avait à dire «vous», et le moins souvent possible «Monsieur», le plaisir de quelqu’un dont le père n’avait jamais employé, en s’adressant à mes parents, que la «troisième personne». Presque toutes les photographies portaient une dédicace telle que : «À mon meilleur ami». Une actrice plus ingrate et plus avisée avait écrit : «Au meilleur des amis», ce qui lui permettait, m’a-t-on assuré, de dire que mon oncle n’était nullement, et à beaucoup près, son meilleur ami, mais l’ami qui lui avait rendu le plus de petits services, l’ami dont elle se servait, un excellent homme, presque une vieille bête. Le jeune Morel avait beau chercher à s’évader de ses origines, on sentait que l’ombre de mon oncle Adolphe, vénérable et démesurée aux yeux du vieux valet de chambre, n’avait cessé de planer, presque sacrée, sur l’enfance et la jeunesse du fils. Pendant que je regardais les photographies, Charles Morel examinait ma chambre. Et comme je cherchais où je pourrais les serrer : «Mais comment se fait-il, me dit-il (d’un ton où le reproche n’avait pas besoin de s’exprimer tant il était dans les paroles mêmes), que je n’en voie pas une seule de votre oncle dans votre chambre ?» Je sentis le rouge me monter au visage, et balbutiai : «Mais je crois que je n’en ai pas. — Comment, vous n’avez pas une seule photographie de votre oncle Adolphe qui vous aimait tant ! Je vous en enverrai une que je prendrai dans les quantités qu’a mon paternel, et j’espère que vous l’installerez à la place d’honneur, au-dessus de cette commode qui vous vient justement de votre oncle». Il est vrai que, comme je n’avais même pas une photographie de mon père ou de ma mère dans ma chambre, il n’y avait rien de si choquant à ce qu’il ne s’en trouvât pas de mon oncle Adolphe. Mais il n’était pas difficile de deviner que pour Morel, lequel avait enseigné cette manière de voir à son fils, mon oncle était le personnage important de la famille, duquel mes parents tiraient seulement un éclat amoindri. J’étais plus en faveur parce que mon oncle disait tous les jours que je serais une espèce de Racine, de Vaulabelle, et Morel me considérait à peu près comme un fils adoptif, comme un enfant d’élection de mon oncle. Je me rendis vite compte que le fils de Morel était très «arriviste». Ainsi, ce jour-là, il me demanda, étant un peu compositeur aussi, et capable de mettre quelques vers en musique, si je ne connaissais pas de poète ayant une situation importante dans le monde «aristo». Je lui en citai un. Il ne connaissait pas les œuvres de ce poète et n’avait jamais entendu son nom, qu’il prit en note. Or je sus que peu après il avait écrit à ce poète pour lui dire qu’admirateur fanatique de ses œuvres, il avait fait de la musique sur un sonnet de lui et serait heureux que le librettiste en fît donner une audition chez la Comtesse — — . C’était aller un peu vite et démasquer son plan. Le poète, blessé, ne répondit pas.
Au reste, Charles Morel semblait avoir, à côté de l’ambition, un vif penchant vers des réalités plus concrètes. Il avait remarqué dans la cour la nièce de Jupien en train de faire un gilet et, bien qu’il me dît seulement avoir justement besoin d’un gilet «de fantaisie», je sentis que la jeune fille avait produit une vive impression sur lui. Il n’hésita pas à me demander de descendre et de la présenter, «mais par rapport à votre famille, vous m’entendez, je compte sur votre discrétion quant à mon père, dites seulement un grand artiste de vos amis, vous comprenez, il faut faire bonne impression aux commerçants». Bien qu’il m’eût insinué que, ne le connaissant pas assez pour l’appeler, il le comprenait, «cher ami», je pourrais lui dire devant la jeune fille quelque chose comme «pas Cher Maître évidemment ... quoique, mais, si cela vous plaît : cher grand artiste», j’évitai dans la boutique de le «qualifier» comme eût dit Saint–Simon, et me contentai de répondre à ses «vous» par des «vous». Il avisa, parmi quelques pièces de velours, une du rouge le plus vif et si criard que, malgré le mauvais goût qu’il avait, il ne put jamais, par la suite, porter ce gilet. La jeune fille se remit à travailler avec ses deux «apprenties», mais il me sembla que l’impression avait été réciproque et que Charles Morel, qu’elle crut «de son monde» (plus élégant seulement et plus riche), lui avait plu singulièrement. Comme j’avais été très étonné de trouver parmi les photographies que m’envoyait son père une du portrait de miss Sacripant (c’est-à-dire Odette) par Elstir, je dis à Charles Morel, en l’accompagnant jusqu’à la porte cochère : «Je crains que vous ne puissiez me renseigner. Est-ce que mon oncle connaissait beaucoup cette dame ? Je ne vois pas à quelle époque de la vie de mon oncle je puis la situer ; et cela m’intéresse à cause de M. Swann.... — Justement j’oubliais de vous dire que mon père m’avait recommandé d’attirer votre attention sur cette dame. En effet, cette demi-mondaine déjeunait chez votre oncle le dernier jour que vous l’avez vu. Mon père ne savait pas trop s’il pouvait vous faire entrer. Il paraît que vous aviez plu beaucoup à cette femme légère, et elle espérait vous revoir. Mais justement à ce moment-là il y a eu de la fâche dans la famille, à ce que m’a dit mon père, et vous n’avez jamais revu votre oncle». Il sourit à ce moment, pour lui dire adieu de loin, à la nièce de Jupien. Elle le regardait et admirait sans doute son visage maigre, d’un dessin régulier, ses cheveux légers, ses yeux gais. Moi, en lui serrant la main, je pensais à Mme Swann, et je me disais avec étonnement, tant elles étaient séparées et différentes dans mon souvenir, que j’aurais désormais à l’identifier avec la «Dame en rose».
M. de Charlus fut bientôt assis à côté de Mme Swann. Dans toutes les réunions où il se trouvait, et dédaigneux avec les hommes, courtisé par les femmes, il avait vite fait d’aller faire corps avec la plus élégante, de la toilette de laquelle il se sentait empanaché. La redingote ou le frac du baron le faisait ressembler à ces portraits remis par un grand coloriste d’une homme en noir, mais qui a près de lui, sur une chaise, un manteau éclatant qu’il va revêtir pour quelque bal costumé. Ce tête-à-tête, généralement avec quelque Altesse, procurait à M. de Charlus de ces distinctions qu’il aimait. Il avait, par exemple, pour conséquence que les maîtresses de maison laissaient, dans une fête, le baron avoir seul une chaise sur le devant dans un rang de dames, tandis que les autres hommes se bousculaient dans le fond. De plus, fort absorbé, semblait-il, à raconter, et très haut, d’amusantes histoires à la dame charmée, M. de Charlus était dispensé d’aller dire bonjour aux autres, donc d’avoir des devoirs à rendre. Derrière la barrière parfumée que lui faisait la beauté choisie, il était isolé au milieu d’un salon comme au milieu d’une salle de spectacle dans une loge et, quand on venait le saluer, au travers pour ainsi dire de la beauté de sa compagne, il était excusable de répondre fort brièvement et sans s’interrompre de parler à une femme. Certes Mme Swann n’était guère du rang des personnes avec qui il aimait ainsi à s’afficher. Mais il faisait profession d’admiration pour elle, d’amitié pour Swann, savait qu’elle serait flattée de son empressement, et était flatté lui-même d’être compromis par la plus jolie personne qu’il y eût là.
Mme de Villeparisis n’était d’ailleurs qu’à demi contente d’avoir la visite de M. de Charlus. Celui-ci, tout en trouvant de grands défauts à sa tante, l’aimait beaucoup. Mais, par moments, sous le coup de la colère, de griefs imaginaires, il lui adressait, sans résister à ses impulsions, des lettres de la dernière violence, dans lesquelles il faisait état de petites choses qu’il semblait jusque-là n’avoir pas remarquées. Entre autres exemples je peux citer ce fait, parce que mon séjour à Balbec me mit au courant de lui : Mme de Villeparisis, craignant de ne pas avoir emporté assez d’argent pour prolonger sa villégiature à Balbec, et n’aimant pas, comme elle était avare et craignait les frais superflus, faire venir de l’argent de Paris, s’était fait prêter trois mille francs par M. de Charlus. Celui-ci, un mois plus tard, mécontent de sa tante pour une raison insignifiante, les lui réclama par mandat télégraphique. Il reçut deux mille neuf cent quatre-vingt-dix et quelques francs. Voyant sa tante quelques jours après à Paris et causant amicalement avec elle, il lui fit, avec beaucoup de douceur, remarquer l’erreur commise par la banque chargée de l’envoi. «Mais il n’y a pas erreur, répondit Mme de Villeparisis, le mandat télégraphique coûte six francs soixante-quinze. — Ah ! du moment que c’est intentionnel, c’est parfait, répliqua M. de Charlus. Je vous l’avais dit seulement pour le cas où vous l’auriez ignoré, parce que dans ce cas-là, si la banque avait agi de même avec des personnes moins liées avec vous que moi, cela aurait pu vous contrarier. — Non, non, il n’y a pas erreur. — Au fond vous avez eu parfaitement raison», conclut gaiement M. de Charlus en baisant tendrement la main de sa tante. En effet, il ne lui en voulait nullement et souriait seulement de cette petite mesquinerie. Mais quelque temps après, ayant cru que dans une chose de famille sa tante avait voulu le jouer et «monter contre lui tout un complot», comme celle-ci se retranchait assez bêtement derrière des hommes d’affaires avec qui il l’avait précisément soupçonnée d’être alliée contre lui, il lui avait écrit une lettre qui débordait de fureur et d’insolence. «Je ne me contenterai pas de me venger, ajoutait-il en post-scriptum, je vous rendrai ridicule. Je vais dès demain aller raconter à tout le monde l’histoire du mandat télégraphique et des six francs soixante-quinze que vous m’avez retenus sur les trois mille francs que je vous avais prêtés, je vous déshonorerai». Au lieu de cela il était allé le lendemain demander pardon à sa tante Villeparisis, ayant regret d’une lettre où il y avait des phrases vraiment affreuses. D’ailleurs à qui eût-il pu apprendre l’histoire du mandat télégraphique ? Ne voulant pas de vengeance, mais une sincère réconciliation, cette histoire du mandat, c’est maintenant qu’il l’aurait tue. Mais auparavant il l’avait racontée partout, tout en étant très bien avec sa tante, il l’avait racontée sans méchanceté, pour faire rire, et parce qu’il était l’indiscrétion même. Il l’avait racontée, mais sans que Mme de Villeparisis le sût. De sorte qu’ayant appris par sa lettre qu’il comptait la déshonorer en divulguant une circonstance où il lui avait déclaré à elle-même qu’elle avait bien agi, elle avait pensé qu’il l’avait trompée alors et mentait en feignant de l’aimer. Tout cela s’était apaisé, mais chacun des deux ne savait pas exactement l’opinion que l’autre avait de lui. Certes il s’agit là d’un cas de brouilles intermittentes un peu particulier. D’ordre différent étaient celles de Bloch et de ses amis. D’un autre encore celles de M. de Charlus, comme on le verra, avec des personnes tout autres que Mme de Villeparisis. Malgré cela il faut se rappeler que l’opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d’amitié, de famille, n’ont rien de fixe qu’en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la mer. De là tant de bruits de divorce entre des époux qui semblaient unis et qui, bientôt après, parlent tendrement l’un de l’autre ; tant d’infamies dites par un ami sur un ami dont nous le croyions inséparable et avec qui nous le trouverons réconcilié avant que nous ayons eu le temps de revenir de notre surprise ; tant de renversements d’alliances en si peu de temps, entre les peuples.
— Mon Dieu, ça chauffe entre mon oncle et Mme Swann, me dit Saint–Loup. Et maman qui, dans son innocence, vient les déranger. Aux pures tout est pur !
Je regardais M. de Charlus. La houppette de ses cheveux gris, son œil dont le sourcil était relevé par le monocle et qui souriait, sa boutonnière en fleurs rouges, formaient comme les trois sommets mobiles d’un triangle convulsif et frappant. Je n’avais pas osé le saluer, car il ne m’avait fait aucun signe. Or, bien qu’il ne fût pas tourné de mon côté, j’étais persuadé qu’il m’avait vu ; tandis qu’il débitait quelque histoire à Mme Swann dont flottait jusque sur un genou du baron le magnifique manteau couleur pensée, les yeux errants de M. de Charlus, pareils à ceux d’un marchand en plein vent qui craint l’arrivée de la Rousse, avaient certainement exploré chaque partie du salon et découvert toutes les personnes qui s’y trouvaient. M. de Châtellerault vint lui dire bonjour sans que rien décelât dans le visage de M. de Charlus qu’il eût aperçu le jeune duc avant le moment où celui-ci se trouva devant lui. C’est ainsi que, dans les réunions un peu nombreuses comme était celle-ci, M. de Charlus gardait d’une façon presque constante un sourire sans direction déterminée ni destination particulière, et qui, préexistant de la sorte aux saluts des arrivants, se trouvait, quand ceux-ci entraient dans sa zone, dépouillé de toute signification d’amabilité pour eux. Néanmoins il fallait bien que j’allasse dire bonjour à Mme Swann. Mais, comme elle ne savait pas si je connaissais Mme de Marsantes et M. de Charlus, elle fut assez froide, craignant sans doute que je lui demandasse de me présenter. Je m’avançai alors vers M. de Charlus, et aussitôt le regrettai car, devant très bien me voir, il ne le marquait en rien. Au moment où je m’inclinai devant lui, je trouvai, distant de son corps dont il m’empêchait d’approcher de toute la longueur de son bras tendu, un doigt veuf, eût-on dit, d’un anneau épiscopal dont il avait l’air d’offrir, pour qu’on la baisât, la place consacrée, et dus paraître avoir pénétré, à l’insu du baron et par une effraction dont il me laissait la responsabilité, dans la permanence, la dispersion anonyme et vacante de son sourire. Cette froideur ne fut pas pour encourager beaucoup Mme Swann à se départir de la sienne.
— Comme tu as l’air fatigué et agité, dit Mme de Marsantes à son fils qui était venu dire bonjour à M. de Charlus.
Et en effet, les regards de Robert semblaient par moments atteindre à une profondeur qu’ils quittaient aussitôt comme un plongeur qui a touché le fond. Ce fond, qui faisait si mal à Robert quand il le touchait qu’il le quittait aussitôt pour y revenir un instant après, c’était l’idée qu’il avait rompu avec sa maîtresse.
— Ça ne fait rien, ajouta sa mère, en lui caressant la joue, ça ne fait rien, c’est bon de voir son petit garçon.
Mais cette tendresse paraissant agacer Robert, Mme de Marsantes entraîna son fils dans le fond du salon, là où, dans une baie tendue de soie jaune, quelques fauteuils de Beauvais massaient leurs tapisseries violacées comme des iris empourprés dans un champ de boutons d’or. Mme Swann se trouvant seule et ayant compris que j’étais lié avec Saint–Loup me fit signe de venir auprès d’elle. Ne l’ayant pas vue depuis si longtemps, je ne savais de quoi lui parler. Je ne perdais pas de vue mon chapeau parmi tous ceux qui se trouvaient sur le tapis, mais me demandais curieusement à qui pouvait en appartenir un qui n’était pas celui du duc de Guermantes et dans la coiffe duquel un G était surmonté de la couronne ducale. Je savais qui étaient tous les visiteurs et n’en trouvais pas un seul dont ce pût être le chapeau.
— Comme M. de Norpois est sympathique, dis-je à Mme Swann en le lui montrant. Il est vrai que Robert de Saint–Loup me dit que c’est une peste, mais....
— Il a raison, répondit-elle.
Et voyant que son regard se reportait à quelque chose qu’elle me cachait, je la pressai de questions. Peut-être contente d’avoir l’air d’être très occupée par quelqu’un dans ce salon, où elle ne connaissait presque personne, elle m’emmena dans un coin.
— Voilà sûrement ce que M. de Saint–Loup a voulu vous dire, me répondit-elle, mais ne le lui répétez pas, car il me trouverait indiscrète et je tiens beaucoup à son estime, je suis très «honnête homme», vous savez. Dernièrement Charlus a dîné chez la princesse de Guermantes ; je ne sais pas comment on a parlé de vous. M. de Norpois leur aurait dit — c’est inepte, n’allez pas vous mettre martel en tête pour cela, personne n’y a attaché d’importance, on savait trop de quelle bouche cela tombait — que vous étiez un flatteur à moitié hystérique.
J’ai raconté bien auparavant ma stupéfaction qu’un ami de mon père comme était M. de Norpois eût pu s’exprimer ainsi en parlant de moi. J’en éprouvai une plus grande encore à savoir que mon émoi de ce jour ancien où j’avais parlé de Mme Swann et de Gilberte était connu par la princesse de Guermantes de qui je me croyais ignoré. Chacune de nos actions, de nos paroles, de nos attitudes est séparée du «monde», des gens qui ne l’ont pas directement perçue, par un milieu dont la perméabilité varie à l’infini et nous reste inconnue ; ayant appris par l’expérience que tel propos important que nous avions souhaité vivement être propagé (tels ceux si enthousiastes que je tenais autrefois à tout le monde et en toute occasion sur Mme Swann, pensant que parmi tant de bonnes graines répandues il s’en trouverait bien une qui lèverait) s’est trouvé, souvent à cause de notre désir même, immédiatement mis sous le boisseau, combien à plus forte raison étions-nous éloigné de croire que telle parole minuscule, oubliée de nous-même, voire jamais prononcée par nous et formée en route par l’imparfaite réfraction d’une parole différente, serait transportée, sans que jamais sa marche s’arrêtât, à des distances infinies — en l’espèce jusque chez la princesse de Guermantes — et allât divertir à nos dépens le festin des dieux. Ce que nous nous rappelons de notre conduite reste ignoré de notre plus proche voisin ; ce que nous en avons oublié avoir dit, ou même ce que nous n’avons jamais dit, va provoquer l’hilarité jusque dans une autre planète, et l’image que les autres se font de nos faits et gestes ne ressemble pas plus à celle que nous nous en faisons nous-même qu’à un dessin quelque décalque raté, où tantôt au trait noir correspondrait un espace vide, et à un blanc un contour inexplicable. Il peut du reste arriver que ce qui n’a pas été transcrit soit quelque trait irréel que nous ne voyons que par complaisance, et que ce qui nous semble ajouté nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous échappe. De sorte que cette étrange épreuve qui nous semble si peu ressemblante a quelquefois le genre de vérité, peu flatteur certes, mais profond et utile, d’une photographie par les rayons N. Ce n’est pas une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelqu’un qui a l’habitude de sourire dans la glace à sa belle figure et à son beau torse, si on lui montre leur radiographie aura, devant ce chapelet osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soupçon d’une erreur que le visiteur d’une exposition qui, devant un portrait de jeune femme, lit dans le catalogue : «Dromadaire couché». Plus tard, cet écart entre notre image selon qu’elle est dessinée par nous-même ou par autrui, je devais m’en rendre compte pour d’autres que moi, vivant béatement au milieu d’une collection de photographies qu’ils avaient tirées d’eux-mêmes tandis qu’alentour grimaçaient d’effroyables images, habituellement invisibles pour eux-mêmes, mais qui les plongeaient dans la stupeur si un hasard les leur montrait en leur disant : «C’est vous».
Il y a quelques années j’aurais été bien heureux de dire à Mme Swann «à quel sujet» j’avais été si tendre pour M. de Norpois, puisque ce «sujet» était le désir de la connaître. Mais je ne le ressentais plus, je n’aimais plus Gilberte. D’autre part, je ne parvenais pas à identifier Mme Swann à la Dame en rose de mon enfance. Aussi je parlai de la femme qui me préoccupait en ce moment.
— Avez-vous vu tout à l’heure la duchesse de Guermantes ? demandai-je à Mme Swann.
Mais comme la duchesse ne saluait pas Mme Swann, celle-ci voulait avoir l’air de la considérer comme une personne sans intérêt et de la présence de laquelle on ne s’aperçoit même pas.
— Je ne sais pas, je n’ai pas réalisé, me répondit-elle d’un air désagréable, en employant un terme traduit de l’anglais.
J’aurais pourtant voulu avoir des renseignements non seulement sur Mme de Guermantes mais sur tous les êtres qui l’approchaient, et, tout comme Bloch, avec le manque de tact des gens qui cherchent dans leur conversation non à plaire aux autres mais à élucider, en égoïstes, des points que les intéressent, pour tâcher de me représenter exactement la vie de Mme de Guermantes, j’interrogeai Mme de Villeparisis sur Mme Leroi.
— Oui, je sais, répondit-elle avec un dédain affecté, la fille de ces gros marchands de bois. Je sais qu’elle voit du monde maintenant, mais je vous dirai que je suis bien vieille pour faire de nouvelles connaissances. J’ai connu des gens si intéressants, si aimables, que vraiment je crois que Mme Leroi n’ajouterait rien à ce que j’ai.
Mme de Marsantes, qui faisait la dame d’honneur de la marquise, me présenta au prince, et elle n’avait pas fini que M. de Norpois me présentait aussi, dans les termes les plus chaleureux. Peut-être trouvait-il commode de me faire une politesse qui n’entamait en rien son crédit puisque je venais justement d’être présenté ; peut-être parce qu’il pensait qu’un étranger, même illustre, était moins au courant des salons français et pouvait croire qu’on lui présentait un jeune homme du grand monde ; peut-être pour exercer une de ses prérogatives, celle d’ajouter le poids de sa propre recommandation d’ambassadeur, ou par le goût d’archaïsme de faire revivre en l’honneur du prince l’usage, flatteur pour cette Altesse, que deux parrains étaient nécessaires si on voulait lui être présenté.
Mme de Villeparisis interpella M. de Norpois, éprouvant le besoin de me faire dire par lui qu’elle n’avait pas à regretter de ne pas connaître Mme Leroi.
— N’est-ce pas, monsieur l’ambassadeur, que Mme Leroi est une personne sans intérêt, très inférieure à toutes celles qui fréquentent ici, et que j’ai eu raison de ne pas l’attirer ?
Soit indépendance, soit fatigue, M. de Norpois se contenta de répondre par un salut plein de respect mais vide de signification.
— Monsieur, lui dit Mme de Villeparisis en riant, il y a des gens bien ridicules. Croyez-vous que j’ai eu aujourd’hui la visite d’un monsieur qui a voulu me faire croire qu’il avait plus de plaisir à embrasser ma main que celle d’une jeune femme ?
Je compris tout de suite que c’était Legrandin. M. de Norpois sourit avec un léger clignement d’œil, comme s’il s’agissait d’une concupiscence si naturelle qu’on ne pouvait en vouloir à celui qui l’éprouvait, presque d’un commencement de roman qu’il était prêt à absoudre, voire à encourager, avec une indulgence perverse à la Voisenon ou à la Crébillon fils.
— Bien des mains de jeunes femmes seraient incapables de faire ce que j’ai vu là, dit le prince en montrant les aquarelles commencées de Mme de Villeparisis.
Et il lui demanda si elle avait vu les fleurs de Fantin–Latour qui venaient d’être exposées.
— Elles sont de premier ordre et, comme on dit aujourd’hui, d’un beau peintre, d’un des maîtres de la palette, déclara M. de Norpois ; je trouve cependant qu’elles ne peuvent pas soutenir la comparaison avec celles de Mme de Villeparisis où je reconnais mieux le coloris de la fleur.
Même en supposant que la partialité de vieil amant, l’habitude de flatter, les opinions admises dans une coterie, dictassent ces paroles à l’ancien ambassadeur, celles-ci prouvaient pourtant sur quel néant de goût véritable repose le jugement artistique des gens du monde, si arbitraire qu’un rien peut le faire aller aux pires absurdités, sur le chemin desquelles il ne rencontre pour l’arrêter aucune impression vraiment sentie.
— Je n’ai aucun mérite à connaître les fleurs, j’ai toujours vécu aux champs, répondit modestement Mme de Villeparisis. Mais, ajouta-t-elle gracieusement en s’adressant au prince, si j’en ai eu toute jeune des notions un peu plus sérieuses que les autres enfants de la campagne, je le dois à un homme bien distingué de votre nation, M. de Schlegel. Je l’ai rencontré à Broglie où ma tante Cordelia (la maréchale de Castellane) m’avait amenée. Je me rappelle très bien que M. Lebrun, M. de Salvandy, M. Doudan, le faisaient parler sur les fleurs. J’étais une toute petite fille, je ne pouvais pas bien comprendre ce qu’il disait. Mais il s’amusait à me faire jouer et, revenu dans votre pays, il m’envoya un bel herbier en souvenir d’une promenade que nous avions été faire en phaéton au Val Richer et où je m’étais endormie sur ses genoux. J’ai toujours conservé cet herbier et il m’a appris à remarquer bien des particularités des fleurs qui ne m’auraient pas frappée sans cela. Quand Mme de Barante a publié quelques lettres de Mme de Broglie, belles et affectées comme elle était elle-même, j’avais espéré y trouver quelques-unes de ces conversations de M. de Schlegel. Mais c’était une femme qui ne cherchait dans la nature que des arguments pour la religion.
Robert m’appela dans le fond du salon, où il était avec sa mère.
— Que tu as été gentil, lui dis-je, comment te remercier ? Pouvons-nous dîner demain ensemble ?
— Demain, si tu veux, mais alors avec Bloch ; je l’ai rencontré devant la porte ; après un instant de froideur, parce que j’avais, malgré moi, laissé sans réponse deux lettres de lui (il ne m’a pas dit que c’était cela qui l’avait froissé, mais je l’ai compris), il a été d’une tendresse telle que je ne peux pas me montrer ingrat envers un tel ami. Entre nous, de sa part au moins, je sens bien que c’est à la vie, à la mort.
Je ne crois pas que Robert se trompât absolument. Le dénigrement furieux était souvent chez Bloch l’effet d’une vive sympathie qu’il avait cru qu’on ne lui rendait pas. Et comme il imaginait peu la vie des autres, ne songeait pas qu’on peut avoir été malade ou en voyage, etc., un silence de huit jours lui paraissait vite provenir d’une froideur voulue. Aussi je n’ai jamais cru que ses pires violences d’ami, et plus tard d’écrivain, fussent bien profondes. Elles s’exaspéraient si l’on y répondait par une dignité glacée, ou par une platitude qui l’encourageait à redoubler ses coups, mais cédaient souvent à une chaude sympathie. «Quant à gentil, continua Saint–Loup, tu prétends que je l’ai été pour toi, mais je n’ai pas été gentil du tout, ma tante dit que c’est toi qui la fuis, que tu ne lui dis pas un moi. Elle se demande si tu n’as pas quelque chose contre elle».
Heureusement pour moi, si j’avais été dupe de ces paroles, notre imminent départ pour Balbec m’eût empêché d’essayer de revoir Mme de Guermantes, de lui assurer que je n’avais rien contre elle et de la mettre ainsi dans la nécessité de me prouver que c’était elle qui avait quelque chose contre moi. Mais je n’eus qu’à me rappeler qu’elle ne m’avait pas même offert d’aller voir les Elstir. D’ailleurs ce n’était pas une déception ; je ne m’étais nullement attendu à ce qu’elle m’en parlât ; je savais que je ne lui plaisais pas, que je n’avais pas à espérer me faire aimer d’elle ; le plus que j’avais pu souhaiter, c’est que, grâce à sa bonté, j’eusse d’elle, puisque je ne devais pas la revoir avant de quitter Paris, une impression entièrement douce, que j’emporterais à Balbec indéfiniment prolongée, intacte, au lieu d’un souvenir mêlé d’anxiété et de tristesse.