Pour célébrer dignement cette Fête des Mères 2022, je mets en ligne un texte de Catherine Millet. Un très beau texte, de mon point de vue. Et donc, auparavant, pour séparer le bon grain de l'ivraie, il faut que je dise deux ou trois choses d'elle - et de ses possibles concurrent(e)s. Parce que, si sa sexualité tous azimuts me fait frémir (mais dans un seul ouvrage, singulier au sein de toute l'œuvre), son écriture m'enchante, que voulez-vous. Le terme n'est d'ailleurs pas suffisant. Bref.
Une enfance de rêve : on pourrait se méprendre sur le titre de cet ouvrage, et son sens. Il s'agit d'une enfant sensible, issue d'un couple (Simone-Louis) désuni, dommage collatéral de la guerre - et il y en eut tant. D'une enfant qui rêve un peu son enfance, grâce à sa boulimie de lecture et... son dialogue avec Dieu (incroyable mais pas ridicule, cette naïve foi solidement chevillée au corps). Car comme nous l'apprit Molière, la vie rêvée est tellement plus vaste que la vie vécue. S'est-elle réfugiée dans les livres, à cause d'une réalité par trop médiocre, tellement insupportable ? Je ne sais. Mais la passion de la lecture conduit immanquablement à l'écriture : Proust est l'écrivain-fétiche de notre Catherine, et cela ne m'étonne guère. Pour de nombreuses raisons, je me sens parfaitement à son niveau (uniquement à son niveau de ressenti, s'entend), lorsque je lis, en particulier, "Si les enfants des couples ratés grandissent plus vite que les autres, c'est bien sûr parce qu'ils ont accès au versant noir de la réalité conjugale, c'est parce qu'ils sont propulsés de plain-pied dans la vie des adultes, dont ils deviennent en quelque sorte les égaux". Bref, une fois encore.

 

"Écrire n'est peut-être que cela, éviter d'avoir à refermer le livre pour répondre à ceux qui vous rappellent à la réalité, et poursuivre le fil de la fiction dans laquelle on est entré pour le tresser plus intimement avec les fibres de sa vie".

C. Millet

 

 

Quelques mots d'introduction...

 

La manie de catalogage propre aux journaleux entraîne qu'on a voulu faire entrer C. Millet dans des moules, et pour cela, on l'a comparée. On l'a par exemple comparée à Jean Rouaud et ses "Champs d'Honneur", et ce parallèle m'agrée absolument : je tiens Rouault pour le plus grand écrivain contemporain, et comme j'aime à me vanter, je vais ajouter que, quand même, je m'y connais un peu. On a aussi comparé Catherine Millet à Annie Ernaux. Alors ici, j'explose : halte là ! Ernaux, l'écrivaine préférée de Télérama (c'est assez dire), le soutien sans failles à Mélenchon, c'est dire aussi : l'enfant chérie de la gauche, caviar comme extrême.  Elle est adulée dans les Universités, et on lui consacre des thèses ! J'entends bien que "le monde universitaire n'a rien d'islamo-gauchiste, bien entendu", comme nous l'affirme l'ineffable Pap Ndiaye qu'on dit nouveau ministre de l'Éducation nationale. Mais quand même ! Et parvenu à ce point, il faut argumenter, et donc citer :

- La vie sexuelle de Catherine M. :

"Pour quelle raison...  m'est-il arrivé dans une partouze où il y avait foule, de ne baiser qu'avec mon cul ? [...] J'entends les hommes près de moi se passer le mot en chuchotant : "Elle veut qu'on l'encule", ou prévenir celui qui s'oriente mal : "Non, elle ne se fait prendre que par-derrière". Cette fois-là, à la fin, j'ai eu mal" (p. 34).

Certes, il s'agit davantage de vie anale que de vie sexuelle, mais passons...

- S'agissant d'Annie Ernaux, je m'appuierai seulement sur deux livres, tous deux racontant la même chose (le béguin pour un jeune Soviétique), version soft tout d'abord, puis version hard (journal intime, ou vérité autre, selon l'auteur. Dire que certains ont osé parler de "joyau", de "son écriture puissante, bouleversante et universelle" !). Il s'agit de Passion simple (1992) et de Se perdre (2001). Incidemment et tout d'abord, que de redites !

"Je donnais de l'argent aux hommes et aux femmes assis dans les couloirs du métro en faisant le vœu qu'il m'appelle ce soir au téléphone. Je promettais d'envoyer 200 francs au Secours populaire s'il venait me voir avant une date que je fixais" (p. 28)
Et page 56 : "Je faisais des vœux, s'il m'appelle avant la fin du mois, je donne cinq cents francs à un organisme humanitaire".

Et puis le coup des vêtements épars (ça peut se concevoir à la rigueur avec des jeunes, mais des vieux ?) :

"Je contemplais... les vêtements, les pièces de lingerie, éparpillés dans le couloir, la chambre, les draps pendant sur la moquette" (p. 20).

Spectacle à la vérité peu ragoûtant, dont elle fera un autre livre, L'usage de la photo, en 2005 (écrit - et photographié ! - avec l'amant du moment).

Passons à la version "hard" : je me contenterai de citer... une thèse canadienne de doctorat en philosophie (La vie des autres. Sophie Calle et Annie Ernaux, artistes hors-la-loi, par Ania Wroblewsk) :

"Ernaux fait carrément le bilan de toutes les activités érotiques auxquelles elle se livre avec son amant – sodomie, fellation, branlette espagnole, entre autres – dans son lit à Cergy, sur le canapé, contre un mur, dans une chambre d’hôtel, dans une voiture, dans le studio de son fils David et, vers la fin, acte presque blasphématoire, sur son bureau de travail. Elle rapporte les détails intimes des longs baisers de son amant, certains donnés "après qu’il a joui dans [s]a bouche [Se perdre, p. 246], et atteste les meurtrissures dont elle souffre, causées par la sodomie et le normal  "conjugués" [Ibid., p. 278]. "Un moment j’ai cru être déchirée" [Id.]... L’écrivaine constate qu’elle "mesure la force de [s]on attachement à [s]on goût ou [s]on dégoût du sperme" [Ibid., p. 187].

Et la voilà qui espère être enceinte ! À 51 ans ! Remarquez, avec les Soviétiques, rien n'est impossible : rappelez-vous le fameux mineur Stakhanov, et l'histoire du mammouth trouvé dans le permafrost et ramené à la vie...

Il suffit, non ?

Nos deux "écrivaines" sont donc, comment dire ? deux enc... Mais faisons appel à Angèle (pas celle de Giono et de Pagnol, tout de même) pour exprimer cela en clair :


"Donc laisse-moi te chanter
D'aller te faire en, hmm
Ouais j'passerai pas à la radio
Parce que mes mots sont pas très beaux
"...

Pas très beau, tout cela, en effet. Mais le fait est : nos écrivaines se trouvent en aimable compagnie. Car pour achever ce Balance ton quoi, je me retourne vers Proust : Albertine, sans le vouloir, lâche au Narrateur toujours oscillant entre la jalousie et l'ennui, une expression 'atroce' (in La Prisonnière, Pléiade Clarac-Ferré, tome III, pp. 337-339) :

Hélas ! Albertine était plusieurs personnes. La plus mystérieuse, la plus simple, la plus atroce se montra dans la réponse qu'elle me fit d'un air de dégoût, et dont à dire vrai je ne distinguai pas bien les mots (même les mots du commencement puisqu'elle ne termina pas). Je ne les rétablis qu'un peu plus tard quand j'eus deviné sa pensée. On entend rétrospectivement quand on a compris. "Grand merci ! dépenser un sou pour ces vieux-là, j'aime bien mieux que vous me laissiez une fois libre pour que j'aille me faire casser…" Aussitôt dit, sa figure s'empourpra, elle eut l'air navré.[...] Mais pendant qu'elle me parlait, se poursuivait en moi, dans le sommeil fort vivant et créateur de l'inconscient..., la recherche de ce qu'elle avait voulu dire par la phrase interrompue dont j'aurais voulu savoir qu'elle eût été la fin. Et tout d'un coup deux mots atroces, auxquels je n'avais nullement songé, tombèrent sur moi : "le pot".

Le fait est que s'agissant d'Ernaux, elle est tout entière hélas contenue dans cette littérature de bidet : il y a fort longtemps, un sieur Didier Jacob avait, à mes yeux, définitivement habillé la personne : "Annie Ernaux, c’est l’irruption de la culotte sale dans la littérature d’aujourd’hui". Et en 2016, constatant la "critique béate" qui accompagnait chaque publication de cet écrivain officiel, F. Beigbeder remarquait, "il semble que la célébration de Mme Ernaux soit devenue obligatoire en France". Eh bien, non.

Car si Millet est aérienne, Ernaux, en regard, me paraît une fort médiocre besogneuse. Je pourrais épiloguer sur ce point, mais ce n'est pas le sujet. Je me contenterai donc de reprendre l'essentiel d'une chronique frondeuse parue dans Le Figaro Magazine du 13 mai dernier, sous le titre Ernaux - de l'art d'être bref et sous la plume de Nicolas Ungemuth :

"C’est l’euphorie dans les gazettes : Annie Ernaux, idole des critiques littéraires et papesse de l’autofiction, sort un nouveau chef-d’œuvre tandis que, concomitamment, un volume des Cahiers de l’Herne lui est dédié. Le Jeune Homme raconte comment, alors qu’elle était quinquagénaire, elle a eu une liaison amoureuse avec un étudiant. Étant donné que le texte commence page 11 et qu’il s’achève à la page 38, son 'roman' fait donc 27 pages. Mais il est puissant. "Souvent, j’ai fait l’amour pour m’obliger à écrire […]. J’espérais que la fin de l’attente la plus violente qui soit, celle de jouir, me fasse éprouver la certitude qu’il n’y avait pas de jouissance supérieure à celle de l’écriture d’un livre". Avis aux écrivains en panne d’inspiration : forniquez ! Le jeune homme regarde «Télé-foot», et l’appelle «la meuf» ou «la reum». Elle entend Jim Morrison chanter «She lives in the love street» (en fait c’est «She lives on Love Street», pas grave). Tout cela est palpitant… Lorsqu’elle n’écrit pas, Annie Ernaux signe des pétitions. C’est son hobby. Pour le renvoi de Richard Millet de Gallimard, en soutien à la délicieuse Houria Bouteldja et ses Indigènes de la République, pour les 'gilets jaunes', etc. Si on alignait ses signatures dans les tribunes, on arriverait sans doute à un livre plus épais que celui-ci..."

Fermons le ban et rappelons que la personne est abonnée aux amants beaucoup plus jeunes (ce n'est pas un reproche, une simple constatation), et que l'un d'entre eux a, il y a un certain temps, décrit sa liaison avec notre papesse de l'autofiction aux jambes gainées de noir (écrivait-il). C'est à mes yeux, et aux yeux de nombre de connaisseurs une "RMIste du style et du vocabulaire" - et quand je songe qu'elle est publiée par Gallimard (et qu'elle a eu l'insigne honneur de la collection Quarto ! Pourquoi pas La Pléiade, tant qu'on y est ?), je me dis que le terrorisme intellectuel joue à fond, dans ce domaine aussi. En  septembre 2012, Ernaux a sonné le tocsin des écrivains de gôche, dans Le Monde (of course) contre la publication d'un ouvrage de Millet (Richard, pas Catherine ! Ça n'a rien à voir !), Langue fantôme suivi d’Éloge littéraire d'Anders Breivik, sous le titre "Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature". Moi, je pense que c'est son "œuvre" à elle qui déshonore la littérature. Strictement rien à voir avec Millet, Catherine.

Mais il est grand temps d'en venir au texte de Catherine. Quel rapport, avec la présente Fête des Mères ? Eh bien, une certaine tendresse (une tendresse certaine), malgré tout, pour sa mère, pour sa grand-mère davantage encore - celle qui avait été femme de ménage. Et puis un style qui enchante, un immense bonheur d'écriture à la Rouaud, justement...

 

 

 

Notre texte, enfin...

 

La cour de récréation : terrain des premières joutes sociales ! C'est là, dans l'enceinte bitumée saturée de cris stridents, que nous avons commencé, croyons-nous, à faire entendre notre voix, pour défendre nos menues richesses contre la convoitise ou le dénigrement, ou pour faire front à l'opprobre injuste dont nous étions victimes, pour une faute qui déjà, à nos yeux tout neufs, apparaissait comme n'étant pas grand-chose, une étourderie pendant un jeu, la réponse malheureuse à une question en classe, un comportement de notre mère que les autres trouvaient bizarre, ou encore le détail mal ajusté d'un vêtement (Pourquoi, une année, aux beaux jours, comme je m'étais blessée au pied, ma mère me fit­elle porter une chaussette pour protéger la plaie, une seule chaussette, et pas une à chaque pied, ce qui m'imposa d'entendre les ricanements derrière mes pas tout au long de la journée ?). Pour tous ces souvenirs, nous sommes persuadés d'avoir forgé notre caractère dans cette confrontation avec la génération en marche, nous extrayant du maelstrom humain avec des mouvements de jeune chien jeté à l'eau. Mais c'est là idéaliser. Il serait plus exact de reconnaître que nous n'étions alors que l'appendice d'un groupe, la famille, dont nous ne nous sommes détachés que pour nous soumettre au conformisme d'un autre groupe, celui de la classe, au mieux de la petite bande.

N'est-ce pas par notre patronyme que nous avons d'abord été désignés ? Tout au long de ma scolarité, je me suis entendu dire : "Millet, au tableau !", jamais "Catherine" - mais il est vrai que nous étions toujours plusieurs Catherine en classe -, pas même "Catherine Millet". De même, entre enfants, nous usions du nom de famille plutôt que du prénom, les garçons plus systématiquement que les filles, mais celles-ci aussi, passé le cercle des meilleures amies. Et c'est sur ce nom que portaient les jeux de mots, les sobriquets. En tant que Millet, j'étais de ce point de vue à peu près protégée parce que "du millet pour les petits oiseaux !" n'était pas bien méchant (c'était mon père que je trouvais bête lorsqu'il était amené à préciser la prononciation de notre nom de famille, et que par taquinerie il disait que nous étions "mi-beaux, mi-laids"), la menace venait plutôt du statut social : "Ton père y fait quoi ? Ta mère, elle travaille ?" Tous les enfants ont une perception spontanée du rang social. Alors, tout jeunes, ils se comportent d'abord comme les porte­parole du fief familial, solidement investis de leur mission. Comme tous les autres, j'ai dû prendre cet  air buté, renfrogné, lorsqu'il fallait répliquer à l'inquisition des uns ou aux vantardises des autres, pour me faire le comptable un peu faussaire des trésors domestiques, le chroniqueur plus ou moins fabulateur des péripéties de la vie de famille. Je n'étais pas complètement dépourvue d'atouts : les rares fois où ma mère venait me chercher à la sortie, on voyait qu'elle était jolie et bien habillée, et elle avait l'air jeune ; comme je lui avais rapporté la question sensible que l'on m'avait posée, elle m'avait répondu : "Tu n'as qu'à dire que j'ai vingt-huit ans". Quant au prestige paternel, il a tenu essentiellement aux voitures qu'il conduisait, pratiquement jamais la même d'une semaine à l'autre tant qu'il a fait le métier d'en vendre. Il les rodait pour les clients et nous promenait souvent le dimanche dans de belles décapotables qui ressemblaient à des américaines. Le cinéma en porta témoignage ! Un dimanche, toute la famille se rendit en matinée au California de Bois-Colombes, jolie salle construite dans les années 1930 - dont l'intérieur était comme celui d'un théâtre, couleur crème, orné de moulures et de demi-colonnes -, et où passait, pendant l'entracte, un film publicitaire dans lequel, le temps de quelques secondes, on reconnaissait Louis au volant d'un cabriolet, une jolie femme blonde à ses côtés. Ça me donnait de la matière pour crâner. Le jour où Louis démissionna de chez Darl'Mat pour se mettre à son compte, je le vécus, pour des raisons différentes de celles de ma mère, comme une décadence ; les deux ou trois voitures avec lesquelles tournait son auto-école n'étaient pas aussi chics.

Plus tard, à la sortie de l'enfance, se produit la trahison. Nous changeons de camp. Le public que nous nous sommes trouvé en dehors du cercle familial réclame que nous marquions de la distance par rapport à ce dernier. Car le drame est qu'il est bien difficile de se conformer simultanément aux deux instances. Il faudra beaucoup d'années avant que nous ne puissions, une fois établi notre rôle au sein de la société, certains ayant à leur tour fondé une famille, espérer concilier les valeurs du cercle intime et celles du cercle public, vivre sans forcément renier les unes pour les autres. Je dis bien que nous puissions espérer, car ce n'est pas toujours le cas. En attendant, que de choix déchirants à faire, que de contradictions entre ces mondes auxquels nous prétendons participer et qui s'affrontent, et qui écartèlent notre conscience ! C'est à la fin de l'enfance qu'ils paraissent le plus définitivement irréconciliables, sinon par la dissimulation et la falsification. Devenir un adulte consiste peut-être simplement à réduire cette barrière épaisse, hérissée de pièges, qui sépare le monde intime de l'aire publique, et où s'emmêlent mensonges et reniements (il y a d'ailleurs des enfants de trente ou quarante ans, ou plus, qui n'y parviennent jamais et qui tuent pour ça). En attendant, coincés entre la loi familiale et celle de la cour de récré, nous ne pouvons apporter à cette dernière comme seule preuve de notre audace et de notre indépendance que le mépris pour, par exemple, les précautions exagérées de ceux qui, nous ayant mis au monde, veulent nous y garder sains et saufs (au prix d'une chaussette unique à porter sur un pied blessé), et pour leurs goûts et leurs certitudes qui, n'est-ce pas, datent d'une autre époque. Qu'est-­ce qui ne se déballe pas alors de cette intimité sur la place publique de la République écolière !

À partir de cette présumée émancipation, et jusqu'aux premières années de ma vie d'adulte, quand je devais parler de mes parents et de la vie chez nous, la première chose que je trouvais à dire était qu'ils ne s'entendaient pas, ils se disputaient tout le temps. C'était pratiquement la seule chose que j'avais à dire sur la famille. Dans la mesure où leur mésentente les privait d'une vie sociale commune, que tout en continuant de vivre sous le même toit ils avaient chacun, ainsi que je l'entendais dire, "leur vie de leur côté", c'est-à-dire en dehors de l'appartement que nous habitions, donc en partie mystérieuse, cela ne me faisait pas grand-chose à rapporter sur ce qu'ils auraient fait ou dit de pittoresque avec des amis. Les dimanches se passaient en alternance avec l'un et avec l'autre - ils pratiquaient en quelque sorte la garde alternée avant que le principe ne soit inventé par les juristes -, et comme ils avaient renoncé à chercher ensemble des plaisirs que nous aurions pu partager, mon frère et moi, ni l'un ni l'autre ne faisaient beaucoup d'efforts d'imagination. C'était, selon la saison, cinéma ou parc de Saint­-Cloud, bois de Boulogne, parfois Fontainebleau avec mon père, et toute l'année cinéma ou visite familiale avec ma mère. Outre que cette condition de rejeton d'un couple mal assorti me rendait intéressante non seulement aux yeux de mes camarades, mais aussi de leurs parents - forcément, ils m'accueillaient gentiment, avec une générosité d'autant mieux consentie qu'elle les confortait peut-être dans la contemplation de leur propre félicité -, l'intérêt que je trouvais à cette mésentente était que je l'associais sans me le formuler clairement à notre condition sociale. Si nous n'habitions pas un gros pavillon, c'était en raison de leur absence d'intérêts communs, de leur renoncement à une vie agréable, pas parce que mon père avait un métier qui rapportait moins d'argent que d'autres et que la mère de ma mère avait été femme de ménage.

Dans le roman de sa vie que chacun peaufine à l'adolescence, et qui détermine pour une grande part ses premières décisions en tant qu'être autonome - au point qu'on pourrait dire que le début de l'âge adulte n'est pas autre chose que l'adolescence qui s'effiloche -, j'ai tenu le rôle de l'enfant d'un couple désuni. En conséquence de quoi, j'avais, j'avais eu une enfance malheureuse. C'était ma marque de fabrique. Non seulement j'acceptais cette place qui m'était attribuée, mais je m'y tenais, me comportant en acteur qui surjoue son rôle. Cette situation familiale éclairait ma différence, je m'en targuais : la vie, chez moi, n'était pas "normale", mon père n'était pas là pour fêter Noël, nous passions la plupart des vacances sans lui, un autre homme au statut indéfini venait à la maison pendant ses absences ; il allait donc de soi que j'avais acquis une connaissance de la vie qui me donnait de l'avance sur mes camarades. En disant "connaissance", j'exagère, parce que je suis demeurée longtemps, pratiquement jusqu'à mon premier rapport sexuel, très ignorante des réalités que cette situation recouvrait : si j'entendais ma grand-mère commenter une absence de mon père par "pff... il est encore allé rejoindre sa pouffiasse !", je comprenais que mon père préférait la compagnie d'une autre femme à la sienne, je ne me représentais toutefois pas ce qu'ils faisaient ensemble, et si j'éprouvais une gêne, c'était pour la salissure que le mot à résonance vulgaire mettait dans la bouche de ma grand-mère, pas pour celle qui aurait atteint mon père du fait de ses fréquentations. Quant à René, l'ami de ma mère qu'à l'incitation de celle-ci Philippe et moi appelions Papy, il a d'abord été un ami bricoleur dont la présence s'expliquait par les services qu'il rendait, cette mère passant le plus clair de ses loisirs à changer l'attribution des pièces de l'appartement et à déplacer les meubles : il aidait à poser du papier peint, transformait une armoire à étagères en penderie, et au besoin remplaçait un joint de robinet - j'ai d'ailleurs longtemps cru qu'il travaillait dans la plomberie. Puis il a été comme un parent éloigné que les circonstances de la vie auraient rapproché, il venait régulièrement, avait ses habitudes à la maison. Mon frère l'aimait bien parce qu'il trouvait auprès de lui cette initiation aux activités manuelles que les garçons reçoivent d'habitude de leur père, et à cause, aussi, de ce prénom de René qu'ils partageaient. Selon la coutume, on nous avait donné comme deuxième et troisième prénoms ceux de nos grands-parents, Jeanne et Marie pour moi, Henri et René pour mon frère, ce qui avait installé dans nos consciences meubles une sorte de parenté entre le visiteur sans statut et lui. Jamais je n'ai posé de question à son sujet, tant sa présence s'était imposée progressivement et naturellement. J'étais une petite fille quand il commença à fréquenter le 3, rue Philippe-de-Metz et presque une jeune fille quand, à la demande de ma mère qui alla se cacher dans la chambre du fond lorsqu'elle entendit son coup de sonnette, je lui signifiai, avant même qu'il ait mis le pied sur le paillasson de la porte d'entrée, de ne plus jamais revenir. Je ne savais pas plus ce jour-là pourquoi elle avait décidé de rompre après tant d'années que je n'avais su deviner auparavant la nature de leur lien (mais il est probable que j'aie d'autant plus volontiers joué la messagère inflexible que j'étais alors suffisamment mûre pour l'avoir enfin compris). J'ai déjà raconté l'arrogance dans laquelle je me drapai pour tenir ce rôle, enveloppe insuffisamment étanche toutefois car elle ne m'empêcha pas de percevoir à quel point cet homme se trouva désemparé et humilié. Je n'ai jamais oublié l'expression qui se dessina sur ses traits - la bouche qui reste close par contenance, car il n'allait pas se mettre à discuter avec la gamine plantée devant lui, et le regard qui cherche une prise et qui finit par abandonner la partie et gagner ces régions intérieures de l'être qui n'ont pas de fond. Mais jusqu'à ce jour, cet homme qui savait être discret, qui ne se mêla jamais des conflits quotidiens qui opposent des enfants à leur mère, était si bien intégré à la vie domestique, sa place y était si parfaitement désignée que jamais la mère n'eut à prendre de précautions avec ses enfants. Jamais je ne l'ai entendue nous dire : "Ne parlez pas de Papy à votre père …", et jamais les enfants ne commirent l'impair de faire allusion à Papy devant leur père.

[...]

Cette très relative "expérience de la vie" était pour une part complétée par la lecture. Je lisais toutes sortes de livres, ceux destinés aux enfants et ceux que ma mère et ma grand-mère lisaient, les nombreux magazines qu'elles achetaient ou ceux auxquels tantes et marraines nous abonnaient, Philippe et moi. Et je me jetais sur les feuilletons illustrés en dernière page de France Soir. Quand mon père rentrait, l'une disait à l'autre : "Tu lui réchauffes sa soupe ?", on le servait, puis il restait seul dans la cuisine, tournant le dos à la porte, sa masse s'y encadrant, il dînait en lisant son journal appuyé sur une bouteille. Ça le faisait sourire de me voir venir lui réclamer cette dernière page pour y lire les bandes dessinées verticales qui l'encadraient. Chéri-Bibi, Le crime ne paie pas, Les Amours célèbres, toutes ces histoires n'étaient pas véritablement des lectures pour enfants et le fait que le texte était parfois imprimé en réserve sur un fond noir, ou que les vignettes étaient cernées d'un épais cadre noir, leur conférait le caractère ténébreux de l'interdit, comme si le lecteur découvrait l'intrigue par l'entrebâillement d'une porte au fond d'un couloir sombre.

Les vrais livres, je les trouvais dans la bibliothèque de Simone, qui lisait beaucoup. Elle lisait essentiellement dans le train ou l'autobus en se rendant à son travail, parce que, en dehors des vacances, je ne l'ai jamais vue à la maison s'installer à une table ou dans un fauteuil pour lire ; elle était toujours active. Le livre qu'elle emportait était protégé par une liseuse, joliment choisie, comme elle faisait pour tous les objets usuels. Je lui en chipai une en plastique noir, couverte d'arabesques dorées en relief, qui imitait une reliure ancienne en cuir embouti. Quand le goût des livres vient tôt, il tient à sa fonction de fenêtre sur d'autres horizons plus ou moins extraordinaires, mais s'y ajoute le statut d'objet du livre, de propriété facile à acquérir ; il est le premier bien que l'on peut avoir pour soi, égal aux biens des adultes, et non pas leur imitation, comme le sont les jouets. Dans la pièce de l'appartement qui fut d'abord la chambre des enfants avant d'être la pièce où l'on recevait les visiteurs - sans que nous n'ayons jamais parlé de "salon" - et où était le divan qui, le soir, devenait le lit de ma grand-mère, il y avait un placard peu profond qui avait été transformé en bibliothèque. J'y trouvais aussi bien les livres de poche, avec leurs couvertures illustrées très expressives, que des éditions anciennes reliées et ornées de dorures, reliques de quelque héritage recueillies par mon père, que personne dans la famille, en dehors de moi, n'avait jamais ouvertes, et qui me paraissaient très précieuses, certaines assez jolies, quoique perforées de part en part par les tunnels d'une rondeur parfaite qu'y avaient creusés les vers. Je venais y puiser entre deux "Bibliothèque Rose" ou "Verte".

Cette bibliothèque était placée à l'extrémité d'un mur et je passais là du temps, accroupie dans le coin, plus à parcourir les livres, je dois dire, qu'à les lire de bout en bout. Une de mes occupations favorites était de les classer. Faute de les avoir déjà tous lus, c'était une façon de me les approprier avec un plaisir pris à la contemplation des promesses de leur couverture, et surtout de leur nombre, à la thésaurisation, presque égal à celui de la lecture elle-même. Tous ces livres étaient là, à ma portée, je savais exactement où chacun était rangé, et le potentiel de lectures assurées était immense. La même obsession me conduisait à relire sans fin les toutes dernières pages des éditions de poche où figuraient, par ordre de parution et numérotés, c'est-à-dire dans le désordre des noms d'auteurs et des sujets, tous les titres de la collection ; je rêvais de les lire tous à la suite les uns des autres. Je n'envisageais pas de choisir, je voulais être capable de tout lire, et donc aussi bien les auteurs dont je n'avais jamais entendu parler et même ceux qui paraissaient savants ou ennuyeux. Je n'avais pas de curiosité particulière, seulement des préférences pour tel ou tel héros ou héroïne, mais que je voulais dépasser parce que j'avais fait mienne cette activité de la lecture comme une vocation, et donc un devoir qui ferait de moi une sorte de machine à ingurgiter des pages. Il y eut pendant un temps, dans la salle des pas perdus de la gare Saint­Lazare, par laquelle la peuplade de banlieusards à laquelle j'appartenais accède à la vie parisienne, une devanture dans le goût du jour parce qu'elle était entièrement vitrée et qui était celle d'une librairie exclusivement consacrée aux livres de poche. Chaque fois que nous passions devant, je me promettais d'y revenir plus tard, quand je serais libre d'agir à ma guise, pour réaliser mon projet. Ce serait une satisfaction sans fin que d'y acheter régulièrement les nouvelles parutions, numéro après numéro. J'étais moins mue par une soif de connaissance que par l'utopie d'être celle qui aurait le plus lu, engagée dans une pure activité d'assimilation, sans idée que cela pût avoir une finalité, sans l'objectif que cela servît à autre chose qu'à suivre éternellement un parcours balisé. Je désirais juste m'enfoncer dans cette masse opaque de mots imprimés où j'aurais patiemment appris à me repérer comme j'aurais avancé en tâtonnant dans un labyrinthe obscur, un boyau spongieux ; finalement, je crois bien que je voulais être dévorée par les livres plus qu'il ne me tardait de les dévorer, et toute l'attention que je leur portais, le soin que j'en avais, l'intérêt pour tout ce qui s'y rapportait, liseuse, marque-page, catalogue, tenait à un curieux mélange entre l'impatience de lire et une stratégie sans doute destinée à différer cette lecture ; après tout, le temps passé à ranger la bibliothèque aurait pu être un temps de lecture. Est-ce que je craignais de lire sans pouvoir retenir tout le contenu des livres aussi bien que j'alignais ceux-ci sur les rayonnages ?

Cette place devant la bibliothèque n'était pas une cachette, même si je m'y tenais le plus souvent recroquevillée, mais elle était le lieu d'une intimité si parfaite, d'un ravissement si exclusif et intense qu'en me remémorant la sensation que j'y éprouvais je lui trouve maintenant un caractère presque sexuel. L'un des romans qui me marqua le plus fut Back Street, best-seller aujourd'hui oublié qui racontait la vie de la maîtresse secrètement entretenue d'un homme marié, et sa déchéance après la mort de celui-ci. En me voyant le prendre, ma mère m'avait fait, dans un soupir, un bref commentaire : "Dire qu'il y a des malheureuses qui vivent comme ça…", ce qui eut pour effet que j'associai Simone, déçue d'un mariage face aux déboires duquel elle se débattait comme elle pouvait, au personnage de Ray Schmidt, dont l'infortune n'avait pourtant rien à voir, dans un même destin de femme sacrifiée, mais par là de personnage de roman.

Le sentiment d'en savoir autant sur la vie, parce que confrontée à la dure réalité qui ressemble plus aux romans pour les adultes qu'aux récits d'aven­tures pour les enfants, m'autorisait à avoir un comportement et à tenir des discours qui n'étaient pas ceux de tout le monde. Je pouvais me permettre d'être ce qu'on appelait "une originale" et cela attirait l'attention sur moi, notamment dans les familles de mes amis où j'étais bien reçue. Être bonne élève, montrer qu'on aime lire suffit à se hisser immédiatement dans l'échelle sociale. On le comprend d'emblée et on en profite. J'allais jouer et bavarder, goûter la vie bourgeoise, ce qui signifiait aussi le confort moderne, avec de vraies salles de bain où l'on faisait l'expérience des bains de mousse, des cuisines claires où ne traînait pas le moindre ustensile, dans ces pavillons où chacun, le père, la mère, les frères ou sœurs, le chien, s'occupait paisiblement dans un espace à lui, comme on le voit dans les livres illustrés ou dans les maisons de poupée, et cette distribution de la famille apparaissait à mes yeux comme une preuve de leur bonne entente, parce qu'ils n'étaient pas en permanence les uns sur les autres à se chercher, à s'asticoter. La conviction intime que la fatalité qui frappait ma famille me mettait dans la situation au bout du compte plutôt enviable d'être "à part" n'empêchait pas une fascination pour le conformisme de ce mode de vie, ni d'ailleurs la délectation éprouvée à son évocation dans certains romans, tels ceux de la série du Club des Cinq, dans lesquels les enfants avaient des parents modèles, tout à la fois rigoureux et compréhensifs, et qui m'attiraient autant que les aventures elles-mêmes. C'est au sein des familles bourgeoises que je trouvai le premier public de mes modestes excentricités. J'avais l'impression qu'on m'y portait une attention particulière, certes due à ma réputation de fille sérieuse en classe, mais aussi à ce que je laissais entendre de mon milieu familial et qui me rendait d'autant plus méritante.

Ainsi ai-je commencé à feuilleter ma vie en la partageant entre le drame continuel de la rue Philippe­-de-Metz, qui trempait le caractère de l'apprentie héroïne que je pensais être, et ce qui m'apparaissait d'un mode de vie paisible. Entre les deux, il y avait l'écran des exagérations, des affabulations dont je ne m'arrangeais pas trop mal avec ma conscience. J'ai longtemps été convaincue que mon principal défaut était d'être une menteuse. Mentir était un péché mortel, mais il me fallait bien tenir mon rôle devant l'un ou l'autre de mes publics, et j'arrivais à m'en accommoder. Cette sorte de mensonges qui servent à séparer les vies différentes qu'une personne mène de front n'appartient ni à l'une ni à l'autre de ces vies. Ils n'existent que sur une frontière sans réalité concrète et, regardés depuis un côté ou depuis l'autre côté de cette frontière nécessairement étanche et tout aussi nécessairement labile, ils perdent leur consistance, ils sont négligés, enfouis, oubliés.

La vie tranquille n'était toutefois pas ce à quoi j'aspirais, je la méprisais même un peu, mais j'aimais m'y laisser aller délicieusement, avec le soupçon de culpabilité qui renforce cette sensation. Le temps que je passais chez mes camarades, je me délestais du poids de la vie de famille. Je la trahissais à double titre parce que j'y livrais ce qui aurait peut-être dû rester dans le secret de l'intimité domestique et parce que j'y acquérais déjà des désirs qui n'étaient pas ceux de mon milieu social, si bien qu'il fallut un soir que j'en récolte indirectement la sanction. Parce que je m'étais attardée, ma mère, inquiète, vint me récupérer chez celle qui était alors ma "meilleure amie", une petite Martine vive et inquiète, dans la chambre de laquelle je passais beaucoup d'heures à papoter au milieu de ses fétiches, peluches, sujets en porcelaine ou en plastique, chiens, chats, Mickeys, minuscules poupées, breloques que les filles accumulent pendant la transition de l'enfance à l'adolescence et auxquels elles donnent des noms gentils parce qu'elles leur attribuent une identité ; ils sont les survivants des contes de leur enfance et aussi déjà un peu leur couvée. Bien que la plus jeune et la plus menue de trois sœurs, Martine était celle dont le visage tout rond, aux paupières renflées et aux taches de rousseur, encadré de deux pans de fins cheveux châtains, affichait par instants une timide gravité. Martine avait cinq ans quand, au cours d'une promenade en montagne qui nécessitait que l'on s'aide avec les mains, elle avait eu trois doigts de la main gauche sectionnés par un morceau d'ardoise qui s'était détaché, et il ne lui restait plus que le pouce et l'index. Elle était experte à s'en servir comme elle l'était à dissimuler son demi-moignon quand il le fallait, mais elle devait passer sa vie à guetter l'instant où la personne nouvelle qu'elle rencontrait le remarquerait immanquablement. Quand elle saisissait quelque chose de ses deux doigts en forme de cercle comme s'il s'était agi d'une pince, il était difficile de ne pas penser au Capitaine Crochet. Mon amitié pour elle tenait beaucoup à cette infirmité, parce qu'elle faisait d'elle quelqu'un à part. Elle était différente de ses sœurs ; je lui prêtais une maturité proche de celle que je m'attribuais.

L'arrivée de Simone dans cette maison où je me sentais bien, parce que Martine, ses sœurs et leurs parents étaient des gens drôles et chaleureux, que leur pavillon en brique rouge, presque cubique, correspondait à l'idée que je me faisais de l'architecture moderne, donnant à l'arrière sur une grande pelouse dégagée, me procura un sentiment mélangé. Pour une part, j'étais contente que ma mère parlât avec ces gens qui l'accueillaient, comprenaient son inquiétude, s'excusaient de ne pas avoir pris garde eux-mêmes à l'heure qui passait, parce qu'elle devenait à cette occasion leur égale en bourgeoisie, mais, pour l'autre part, sa présence fut une intrusion dans un lieu où j'avais, moi aussi, "ma vie de mon côté". Sur le chemin du retour, chacune regardant le bitume à l'avant de ses pas, moi marchant au bord du trottoir, Simone à côté de moi sur la chaussée comme pour mieux se placer à la hauteur de mon oreille, voici qu'au beau milieu d'un discours de reproches d'autant plus oppressant qu'alentour régnait le silence des rues déjà désertes, sans me regarder, ma mère me traita, furtivement, d'une voix basse qui avouait qu'elle se sentait elle-même blâmable des mots qu'elle prononçait, de "sale petite gousse". Par quelles voies le cerveau d'un enfant encore innocent s'est-il préparé à soupçonner immédiatement l'obscénité d'un mot qu'il entend pour la première fois ? Je fus extrêmement troublée, la culpabilité que je ressentais du fait d'avoir oublié l'heure, celle plus enfouie d'en vouloir à ma mère d'avoir pénétré sur un territoire qui m'était réservé s'alourdissaient d'une faute plus grave, qui peut-être expliquait les autres mais sans que j'aie su ce qu'elle était. J'éprouvais cette situation si pénible mais si fréquente pendant l'enfance : la conscience d'avoir fait mal, mais à mon insu, si bien que je craignis d'être habitée par une force malfaisante. Dans les jours qui suivirent, je cherchai désespérément une définition du mot gousse qui ne fût pas celle que je connaissais déjà en sciences naturelles, et Le Petit Larousse ne fut d'aucun secours. Il se passa du temps avant que je ne rencontre le mot "gouine" qui me mit sur la voie et que je puisse comprendre l'allusion de ma mère. Elle ne la répéta d'ailleurs jamais, ce qui ne m'empêcha pas de m'interroger durablement. J'avais en effet remarqué que, lorsque je voyais des photographies de femmes dévêtues dans les magazines, il m'arrivait de ressentir une excitation de même nature que celle que je provoquais volontiers le soir avant de m'endormir en frottant mon entre­jambe. Sans l'avoir identifié, je tenais secret ce plai­sir, et c'est alors seulement que je commençais à me demander s'il était normal.

La cour de récréation était un autre lieu où exercer mes talents et il m'arriva de tenir le rôle du conteur public avec des histoires qui se découpaient quelquefois, d'une récré à l'autre, en deux ou trois épisodes. Pour être honnête, j'inventais peu, j'agrémentais des histoires lues ici ou là. Je ne sais d'où je tenais la fable d'un clown triste qui ne faisait rire personne jusqu'à ce que, désespéré de ne pouvoir y parvenir, il se pendît sous le chapiteau, au beau milieu du spectacle. La grimace provoquée par l'étranglement lui valait son premier succès : le public éclatait de rire. Comme j'avais adapté le récit et me l'étais attribué, on trouva que mon imagination donnait naissance à des histoires vraiment effroyables. L'histoire ne disait pas qui était ce clown ni pourquoi il était triste, elle ne cherchait pas à susciter de la compassion, l'important, c'était la chute brutale et tragique, le contraste entre l'ambiance du cirque et la mort, l'horrible grimace qui devenait tout à coup un masque grotesque, c'était cela qui avait produit un choc sur moi et que je voulais reproduire sur les autres. J'attirais un groupe qui venait faire cercle et qui m'écoutait, comme ça, debout, car ce n'était jamais très long et que le moment du récit était un jeu parmi d'autres dans la bousculade du quart d'heure de récréation. Mes histoires suppléaient très bien à ce que je ne pouvais pas étaler ou vanter d'une vie familiale et de  son patrimoine qui n'existaient pas, jusqu'au jour où je réalisai qu'en m'inspirant de temps en temps du roman familial dans mes bavardages je me constituais en fait un patrimoine très spécial. Je glissais des allusions à des choses inconvenantes que je ne comprenais qu'à moitié mais dont je pressentais qu'elles pouvaient choquer, j'en rajoutais. Et puis, si je me trouvais amenée à dire que j'étais née un premier avril - et ça, c'était vrai -, tout le monde s'esclaffait : "Ah, poisson d'avril ! Pas étonnant que tu sois comme tu es".

Par la même occasion, je mettais en place le pouvoir des mots sur moi-même. On peut manquer d'un toit, d'amour, d'espoir, de tout, mais ne pas disposer des mots qui désignent sa souffrance est à mes yeux le malheur extrême. Je n'éprouve jamais autant de commisération que devant un enfant malheureux qui n'a pas encore complètement acquis le langage, ou un esprit simple, prisonnier d'un registre étroit de mots dépourvus de nuance et de second degré, ou encore devant un animal dont l'attente éperdue est tout entière dans le regard. Les mots marquent la distance minimale qu'il est permis de mettre entre soi et la douleur. L'espace de quelques signes conventionnels, le temps de prononcer quelques syllabes, sont un espace et un temps que, par-delà une solitude physique ou morale, et quand bien même serions-nous dans la situation de ne pouvoir tenir qu'un monologue intérieur, nous partageons avec les autres, plus reliés à eux par la faculté de la parole que par la génitalité. Si la façon dont nous ressentons une souffrance nous distingue les uns des autres, parler de cette souffrance nous rassemble et cautérise. D'ailleurs, lorsque nous tenons à nous-mêmes des discours à voix haute intérieure, n'avons-nous pas simultanément la représentation d'un interlocuteur évanescent caché à l'arrière de la rétine ? Lorsque nous sommes surpris par une émotion forte, ne nous arrive-t-il pas de soliloquer comme pour appeler à témoin cet interlocuteur ? Certes, j'étais malheureuse que mes parents se détestent, mais raconter que mon père était un coureur et que ma mère avait un amant me permettait de m'en moquer avec les autres. Et la vertu des mots dont je disposais et des descriptions que je faisais en m'inspirant forcément de mes lectures m'introduisait dans la compagnie accueillante, rassurante, intelligible pour tous, des figures populaires. En toute naïveté, je réinventais le vaudeville (mes parents), Cosette et David Copperfield (moi).

Ce fut au point que je finis par tirer profit du supplice de la vie domestique en me persuadant que c'était là le passage obligé pour mériter une place particulière dans le monde. Une des opérations mentales pour y parvenir consistait à me débarrasser purement et simplement, et fantasmatiquement, de mes parents, en me percevant comme très proche de certains héros de la littérature enfantine, la plupart orphelins et victimes de mauvais traitements, l'un découlant de l'autre par l'intermédiaire d'une marâtre ou d'un maître qui les exploite : la Sophie de la comtesse de Ségur est martyrisée par sa belle-mère Mme Fichini, Aggie, la petite Américaine, dont je possédais tous les albums, est orpheline de mère et la proie d'une demi-sœur jalouse, David Copperfield est non seulement battu par son beau-père, mais bientôt obligé de travailler dans des conditions effroyables, etc.,  le parangon absolu étant bien sûr Cosette. Se rend-on compte à quel point la littérature enfantine et les classiques adaptés pour les enfants constituent un vaste orphelinat ? Orphelinat que peuplent même les livres de classe. La cruauté inouïe d'un livre de lecture qui nous fut distribué suscita en moi un état neurasthénique ; le père du jeune personnage central, dépeint comme un homme plein de sagesse et de bonté, mourait brutalement du tétanos, à la suite d'une écorchure de rien du tout faite en jardinant. Et que dire de l'exemple des petites saintes dont on me parlait ! Nos parents n'étaient pas pratiquants, mais il allait de soi que Philippe et moi devions faire notre première communion et on nous inscrivit au catéchisme où je déployais un zèle plus important qu'à l'école, moins d'ailleurs à l'église, où aucun prêtre ne me fit impression, que chez la dame catéchiste, où les Évangiles devenaient un album de contes, où j'avais la possibilité de beaucoup dessiner pour en illustrer les épisodes, et parce que cette dame, derrière le vilain nom de Tachoir, était l'archétype de la maman aux manières brusques mais pleine de bonté. J'enviais Bernadette Soubirou, sainte Thérèse de l'Enfant-­Jésus et surtout sainte Catherine Labouré, dont je portais le prénom - l'une misérable, l'autre malade, la troisième orpheline -, parce qu'elles étaient à peine plus âgées que moi lorsque la Vierge leur était apparue. Mieux encore que les héros de fiction, les bienheureuses accablées de maux me persuadaient que supporter ces maux était la promesse d'une vie extraordinaire, d'une vie qui méritait d'être racontée dans un livre, à la limite, que c'était un privilège.

Voilà comment je mis en pratique la loi qui veut qu'arranger la réalité pour les autres finit par convaincre celui qui arrange que les mensonges valent pour ceux qui les inventent autant que pour ceux qui les écoutent, et que cela procède d'une entreprise de conjuration. En cours de français, un professeur nous donna une fois le sujet de narration suivant : rapporter les circonstances dans lesquelles nous avions pu éprouver un désir de vengeance et dire quel avait été notre comportement. Je n'ai pas cherché un seul instant à me remémorer un fait réel. J'inventai de toutes pièces qu'un garçon de mon âge était reçu dans ma famille - situation tout à fait improbable car nous ne disposions pas de la place suffisante, ni à Bois-Colombes ni pendant les vacances ; surtout, comme au sein de beaucoup de familles où règnent les disputes, ces dernières accaparent tellement qu'elles commandent le confinement. Recevoir n'était donc pas dans nos mœurs, c'était plutôt moi qui étais reçue chez les autres. Ce jeune invité m'agaçait beaucoup, écrivais-je, en raison de son innocence et de l'inconscience confortable dans laquelle il vivait. Je prétendais ne pas en être jalouse, mais néanmoins blessée par un sentiment d'injustice, moi à qui la vie n'avait jamais rien caché (je ne donnais pas plus de précisions) et qui me voyais quitter bientôt l'enfance sans avoir profité du bonheur serein en principe réservé à cette période de la vie. J'entreprenais alors de me venger (de la vie, disais-je, pas de lui) en lui révélant la vérité sur ses parents, à savoir leur vie aventureuse et le fait qu'ils avaient été plusieurs fois sur le point de divorcer (je feignais d'avouer en avoir rajouté)… J'obtins une très bonne note, assortie des compliments du professeur sur ma "sincérité remarquable" et ma "profondeur d'analyse".

Confortée par mes succès, je finis par me persuader que les livres, la littérature constituaient mon domaine très personnel. Ces dames aux chapeaux verts était un roman qu'on mettait facilement entre les mains des enfants. Il fut l'un des rares que ma mère et ma grand-mère, qui ne s'occupaient pas de mes lectures, me recommandèrent. Le ridicule des vieilles filles m'amusa mais j'étais autant séduite par la description des rites domestiques de la vie de province ; j'aurais tellement aimé vivre dans une grande maison dont il aurait fallu entreprendre, une fois par an, comme décrit dans ces pages, le "grand nettoyage de printemps" ! Comme je fis part de mon enthousiasme à une camarade, je découvris qu'elle aussi avait lu le livre et, par la même occasion, à quel point j'étais jalouse de mes lectures. Si je devais les partager, j'aurais préféré que ce fût moi qui lui aie fait découvrir. Tandis que nous évoquions l'histoire le long du chemin qui nous menait à l'école, je me mis à détester la fille - que d'ailleurs je ne tenais pas en très grande estime. Je me trouvais là pour une des toutes premières fois conviée à échanger des impressions de lecture. Or la lecture avait été pour moi, jusqu'alors, un domaine absolument privé vers lequel je pouvais m'échapper. Aussi, réaliser que d'autres parcouraient les mêmes pages, gardaient en eux la résonance des mêmes épisodes fut ressenti comme une effraction dans un bonheur intime. De plus, il s'agissait de mon domaine d'excellence ; je réagissais comme l'aurait fait un savant qui connaît dans les moindres détails un objet qu'il a peut-être lui-même contribué à identifier, qui souffre de voir des néophytes saccager cet objet par leur ignorance ou leur bêtise et désespère de pouvoir leur en apprendre le respect. J'avais toutefois suffisamment de raison pour me dire que la chose était inévitable et que j'étais injuste en ayant l'impression que la lecture de l'autre salissait le livre. Il est probable que c'était moi surtout qui me sentais "salie" parce que mon goût des livres était la voie, la seule voie possible, par laquelle j'essayais de me soustraire au sort commun. Mais le malaise se manifesta à bien d'autres occasions et ne se dissipa que dans la fréquentation de plus en plus de gens, bien sûr, qui avaient lu des livres, mais non sans un effort de ma part pour surmonter ce petit pincement au cœur de l'artiste ou du savant face à un rival.

[...]

 

© Catherine Millet, in Une enfance de rêve, Flammarion, 2014

 


 

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Catherine
Millet
"Ma fréquentation des livres, le fait d'en avoir lu sans doute plus que la plupart de mes camarades, me donnaient le sentiment d'appartenir à une catégorie de personnes différentes des autres ; je pensais me distinguer par une sorte de complicité avec les poètes et les écrivains, même si je n'en avais jamais rencontré aucun, et n'avais moi-même jamais gribouillé que quelques pages dans une langue maladroite et sans trop démêler ce que j'avais à exprimer. L'identification au rôle, le partage avec ces écrivains d'une "sensibilité" qui n'aurait pas été donnée à tout le monde étaient aussi pressants que mes lectures étaient avides, et plus à ma portée que d'écrire moi-même un livre".