Le récit de Vladimir Doudintsev (1918-1998) a pour cadre la petite ville sibérienne de Mouzga, et se déroule au tout début des années cinquante. Au départ, il est question de Nadia Serguéïevna, "une belle fille aux yeux gris". C'est une jeune professeur de géographie passionnée par son métier ; seconde femme d'un ponte du PCUS (beaucoup plus âgé qu'elle) qu'elle dépasse d'une tête et dont elle est enceinte (de cinq mois), Nadia décide un beau jour de se rendre chez les parents d'une de ses élèves, Sianova ; en effet, les propres camarades de Sianova sont venus faire le siège de l'enseignante. "Détendus mais graves, ils la prièrent de mettre un quatre à Sianova : "Elle a du mal à étudier... Elle appartient à une famille nombreuse, ils sont pauvres. Elle a beaucoup à faire à la maison. Nous l'aidons..."

Et là, dans un cadre d'une pauvreté matérielle incroyable, elle découvre que la famille de Sianova héberge un pensionnaire, Lopatkine, ancien professeur de physique et de mathématiques diplômé de l'Université de Moscou, et collègue de Nadia à l'école secondaire, inventeur d'une machine à couler les tuyaux par la méthode centrifuge - elle avait été amoureuse de lui, autrefois, avant de se rapprocher du directeur du combinat local ; désormais, "elle avait pitié de ce fou, de cet original [...] et de son projet ridicule et absurde"...

 

À la mémoire émue et reconnaissante de Nicolas W. (1918-2014), compagnon, à Strasbourg, du grand Cavaillès, qui me donna à lire, en mars 1958, l'ouvrage-phare de V. Doudintsev.

"Quiconque a appris à penser ne peut pas être complètement privé de sa liberté" (Vladimir D., "L'homme ne vit pas...", p. 444)

Rabbi Yeshua répondit : Il est écrit : L'homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. (Selon Mathieu 4:4)

 

 

Le surlendemain, en sortant de l'école, Nadia se rendit directement rue de l'Est, voir les Sianov. Cette rue, longue de trois bons kilomètres, était jalonnée de maisonnettes en torchis. On les appelait ici les gourbis. Une double ligne de lumières électriques s'élevait toujours plus haut dans l'obscurité, escaladait une énorme colline qui, le matin, étincelait, dominant orgueilleusement le bourg de sa masse neigeuse.

Nadia monta longtemps la pente raide, s'asseyant de temps en temps pour reprendre haleine sur les bancs placés près de chaque bicoque. Elle arriva enfin au sommet et découvrit une petite maison, aux murs d'argile, portant le numéro 167, à moitié enfoncée dans la terre et entourée de pieux garnis de barbelés. Elle frappa à une petite fenêtre couverte de givre où brillait une pâle lumière, à la hauteur de ses genoux. Quelque part derrière la maison, une porte en planches claqua, la neige crissa et Nadia vit se diriger vers elle une femme maigre, un tablier sur sa robe d'indienne bleue, les manches relevées jusqu'au coude.

- Vous êtes bien chez les Sianov, dit-elle. Venez.

Elle fit faire à Nadia le tour de la maison. À l'opposé se dressait une haute et étroite meule de foin.

- Voilà ! C'est ici. Attention à la marche.

Elle ouvrit une porte basse, sous la meule, et Nadia pénétra dans un local où flottait une agréable odeur d'étable, chaude et humide. Elle découvrit, dans une demi-obscurité, le flanc tacheté et le mufle indifférent d'une vache, qui se tourna lentement vers elle. Les jets de lait tintaient contre la paroi d'un seau ; on trayait la bête, et Nadia, sans la voir, devina que c'était Sima Sianova, son élève, qui faisait ce travail. En effet, Sima se releva, toute maigrichonne, et apparut derrière la vache.

- Bonjour, Nadiejda Serguéïevna !

Elle avait ici un autre visage, avec le sourire accueillant d'une maîtresse de maison.

Sa mère ouvrit une seconde porte et Nadia se trouva dans une pièce basse, surchauffée. Elle vit d'abord cinq gamins assis à la table. Chacun tenait à la main une pomme de terre brûlante. La pomme de terre était blanche, friable, comme seules peuvent l'être celles qu'on fait pousser soi-même. Les cinq petites têtes se tournèrent à la fois.

- Bonjour, les enfants ! Je suis venue voir comment vous vivez ..., dit-elle en déboutonnant son manteau. Elle s'assit sur un tabouret, au milieu de la chambre.

- Faites votre enquête, faites votre enquête, répondit la mère en levant sur elle des yeux noirs et fiévreux.

Elle ne savait que faire ni que dire.

- Vous voyez, on vit comme tout le monde. Seulement, moi, j'ai bien changé. Je ne suis plus aussi vaillante pour marcher. Je vais régulièrement à la consultation pour les maladies de femmes, mais il est loin, l'hôpital... Voici maintenant notre maîtresse de maison ...

Elle montrait Sima qui traversait la chambre avec un seau.

- Je suis venue chez vous pour vous demander quelque chose, dit Nadia ; mais maintenant, ça me paraît tout à fait impossible ...

- Qu'est-ce que c'est ? demanda une voix de l'autre côté d'un drap de lit qui semblait déployé sur le mur.

En réalité, il y avait là une porte ouvrant sur une chambre voisine.

- De quoi s'agit-il ? répéta, émergeant du drap écarté, un homme d'un certain âge, amaigri, presque chauve, en tricot de corps. Ses bras musclés d'ouvrier se détachaient en noir sur le fond blanc, avec un relief particulier.

- Bonjour, dit-il aimablement, tout en boutonnant son col ; je crois que vous êtes Nadiejda ... Serguéïevna ?

- J'étais venue vous demander s'il ne serait pas possible de réduire le travail de Sima à la maison ... Maintenant, je vois...

- Hé oui, voilà où nous en sommes !

L'homme posa une main sur la petite tête châtain clair d'un des enfants.

- Je travaille, et je fais des heures supplémentaires. Notre patronne n'en a plus que le nom. Elle est malade, la pauvre. Maintenant, c'est Sérafina, notre aînée, qui la remplace. Enlevez donc votre pelisse, laissez-moi vous aider. Et passons par ici, on y verra plus clair ...

Il écarta le drap et Nadia, penchant la tête, entra dans une chambrette minuscule, sans fenêtres, proprement blanchie. Elle dut un instant cligner les yeux, pour s'habituer à la lumière éblouissante d'une lampe, suspendue à la hauteur de son visage. Elle se retourna et poussa un cri aussitôt étouffé. Devant elle, assis sur un lit étroit, les jambes croisées, Lopatkine mangeait une pomme de terre. Lui aussi était en tricot de corps et Nadia le trouva très maigre. Il avait à côté de lui, sur un petit guéridon, une terrine remplie de pommes de terre épluchées qui fumaient, et, sur un journal, une pincée de sel gris.

Lopatkine sursauta en apercevant la visiteuse. On put lire, sur ses traits, des sentiments divers: d'abord, il était gêné de se trouver devant elle, à peine vêtu, mangeant une pomme de terre qu'il trempait dans du sel gris étalé sur un bout de journal, une pomme de terre qui n'était sans doute pas à lui ; il devinait fort bien tout ce qu'elle pouvait penser. Il tressaillit imperceptiblement. Il se leva et salua Nadia.

- Asseyez-vous, je vous prie, dit Sianov.

Elle prit place docilement sur une chaise.

- C'est notre locataire, Dimitri Alexéîévitch : je crois que vous vous connaissez.

- Nous nous connaissons, confirma Lopatkine tranquillement, ouvrant sa pomme de terre en deux.

Nadia regarda autour d'elle et aperçut, derrière la table, une planche à dessin appuyée au mur, sur laquelle était épinglé le croquis d'une machine compliquée. Au-dessus de la table, juste en face de Nadia, était accrochée une photo, format carte postale. Une jeune fille, aux lèvres entrouvertes, contemplait de son cadre l'étrangère. Elle ressemblait beaucoup à Rimma Ganitchéva, mais ses yeux n'étaient pas aussi écartés vers les tempes et n'avaient pas la même expression menaçante que ceux de sa sœur. "Ce doit être Jeanne", pensa Nadia, qui jeta un regard curieux à Lopatkine.

Sianov, debout près d'elle, fronça les sourcils en grattant sa maigre joue hirsute. Il sentait le tabac de paysan.

- Mais qu'est-ce que nous attendons ? fit-il tout d'un coup. Vous ne voulez pas goûter à nos pommes de terre ? Elles sont fameuses, aujourd'hui... vraiment superbes ! Agacha, donne une assiette ...

- Je les mangerai bien comme ça, répondit Nadia en prenant dans la terrine une pomme de terre blanche et brûlante, toute argentée par les reflets de l'amidon. Elle espérait cette invitation.

- Parfait, c'est encore mieux comme ça. On bavarde mieux en mangeant. Vous permettez que je me joigne à vous ?

II s'assit à côté d'elle sur un billot de sapin, saisit une pomme de terre et s'apprêtait à la plonger dans le sel lorsqu'il se ravisa.

- Sima, apporte un couteau, ma chérie. II y eut un silence.

- Alors comme ça, camarade ... Nadiejda Serguéïevna, je crois ? reprit Sianov. Vous avez surpris notre famille, pour ainsi dire au grand complet. Toute l'équipe !

Il lança un coup d'œil rapide sur Lopatkine.

- Oui, je vois maintenant ..., commença Nadia.

Mais Lopatkine, qui mangeait avec un visible plaisir, bougonna :

- C'est bon : nous soulagerons Sima.

Tous se turent de nouveau. Lopatkine acheva tranquillement sa pomme de terre et en prit une autre.

- C'est votre travail ? demanda Nadia en montrant la planche à dessin.

- Oui, c'est mon travail, confirma-t-il simplement.

Nadia mangea aussi sa pomme de terre, en prit une autre et, soufflant dessus, regarda à plusieurs reprises Lopatkine. Le col de son tricot était déboutonné, découvrant une clavicule puissante. Son visage était serein, à croire qu'il était seul dans la chambre, se reposant après un pénible travail. Ses longs cheveux retombaient sans vie, comme à bout de fatigue. Un instant, il leva ses bons yeux gris sur Nadia et celle-ci sentit une seconde se réveiller en elle cette chaleur, ce trouble virginal, cet élan qu'elle avait combattu autrefois. Mais il détourna son regard et contempla avec la même douceur sa pomme de terre. Pour soutenir la conversation, Nadia s'adressa à lui de nouveau.

- Excusez-moi... (Elle lui jeta un coup d'œil timide et s'interrompit en rougissant) Je voulais vous demander ... Si ce n'est pas trop difficile, dites-moi en quoi consiste votre invention.

- Il n'y a aucune invention, répondît-il. Je vous parle sérieusement : il n'y en a pas.

- Attends un peu, Dimitri Alexéïévitch, intervint Sianov. Tu impressionnes Nadiejda Serguéïevna en parlant comme ça. Voyez-vous, comment vous dire ? C'est bien une invention et, en même temps, on peut dire que ça n'en est pas une. Mais, dans l'ensemble, c'est une chose utile et qui a des perspectives. Pour ce qui est de l'avenir.

- Je vais tout vous expliquer. (Lopatkine repoussa la terrine) Vous me permettez de fumer. Oncle Piotr et moi, nous grillons une cigarette de temps en temps.

Il glissa sa grande main maigre dans la poche de sa vareuse, accrochée au mur, et en retira une poignée de gros tabac. Nadia ne put s'empêcher d'admirer la force anguleuse de ses bras et de ses épaules, cette beauté masculine qui commençait déjà à se faner sous l'assaut d'un labeur insensé, de jour et de nuit, sur la planche à dessin.

Lopatkine roula une cigarette, craqua une allumette et aspira avidement, les yeux clos, plusieurs bouffées.

- Je vous dirai tout, Nadiejda Serguéievna. Je vous ai toujours estimée. Je vous comprends et, à vous, je puis tout dire. Vous saisirez. De plus, je n'ai pas envie que vous partagiez l'opinion générale, qui me considère comme un maniaque.

Il aspira une nouvelle bouffée, eut un rictus, fit tomber la cendre de sa cigarette d'un mouvement nerveux et poursuivit :

- C'est une longue histoire, mais j'essaierai de vous l'exposer brièvement. Jusqu'en 37, j'ai travaillé dans une usine d'automobiles. Ce préambule est nécessaire pour vous donner une idée de tout ce qui m'est arrivé. J'appartenais à l'équipe du chef-mécanicien. J'étais un ajusteur hautement qualifié. Nous étions affectés à la chaîne principale, travail très varié. J'avais un ami, lui aussi ajusteur, à l'un des postes de cette chaîne. Il s'appelait Ivan Zotytch. Cet Ivan Zotytch prenait six écrous pour une roue de voiture et six pour une autre. Un second ouvrier montait la roue sur un axe et Ivan Zotytch ne s'occupait que des écrous. Quand la voiture arrivait jusqu'à lui, il mettait d'un seul coup les écrous en place.. À cet endroit était suspendu un serre-écrous électrique et, en un instant, il vissait tous les écrous avec cette machine. Un ouvrier ponctuel et sobre. Il arrivait toujours à sept heures et demie. En l'observant, je compris la réalité et la puissance de la division moderne du travail. Elle doit être poussée à un point tel que les actions auxiliaires, la réflexion et tout le reste n'occupent qu'un minimum de temps ...

- Pardonnez-moi, interrompit Nadia en rougissant, mais vous privez l'ouvrier de la pensée. Nous tendons à effacer la frontière entre le travail manuel et le travail intellectuel, alors que vous ...

Lopatkine la considéra avec attention, puis, détournant les yeux, sourit imperceptiblement.

- Nadiejda Serguéïevna, vous n'auriez pas parlé ainsi autrefois. Je constate avec satisfaction que vous avez fait des progrès dans certains domaines de la connaissance. Il est impossible de ne pas constater l'influence féconde de certaine main ferme.

Nadia rougit davantage encore.

- Je continue, enchaîna tranquillement Lopatkine. La division du travail doit nous donner des opérations si simples que n'importe qui soit capable, sans préparation spéciale, de les mener à bien. Nous obtiendrons ainsi le maximum de productivité. Quant à cet ouvrier, dont vous vous êtes montrée si préoccupée, rien ne l'empêche de penser. Non point à l'endroit où il a posé hier son marteau, mais de façon créatrice, par exemple au moyen de supprimer complètement le travail manuel en passant à l'équipement automatique total. Qu'il étudie les mystères de sa profession, qu'il devienne un savant. Ainsi nous ferons effectivement disparaître cette frontière. Mais ce n'est pas en pensant à un marteau égaré que nous la supprimerons jamais. Dites-moi, voyez-vous dans cette idée quelque offense au bon sens ?

- Non, je suis entièrement d'accord.

- Très bien. Continuons donc. L'ajusteur Dimitri Lopatkine termina ses études à la faculté de physique et de mathématiques et, ayant été blessé à la guerre, fut nommé à Mouzga comme professeur de physique. Un jour qu'il faisait visiter à sa classe la fonderie du combinat, il vit fabriquer des tuyaux de tout-à-l'égout : ces tuyaux, vous êtes d'accord, doivent être produits en très grandes quantités pour les besoins du pays, plus massivement que les automobiles par exemple. Eh bien, à Mouzga, cette fabrication s'exécutait comme au temps de Démidov [Nikita Démidov (1656-1725) : l'un des fondateurs de l'industrie russe, qui a équipé en canons les armées de Pierre le Grand]. On faisait un moule en terre et on y versait la fonte contenue dans une poche transportée à bras. La solution, Nadiejda Serguéïevna, m'apparaît on ne peut plus clairement. Je prends l'expérience de l'industrie automobile et je l'applique à la production des tuyaux. Ce qu'aurait fait n'importe qui à ma place, après avoir vu une chaîne, à commencer par Ivan Zotytch lui-même ! Pourvu, bien sûr, qu'il ait été piqué au vif à la vue d'une pareille routine. J'établis donc, comme je peux, le projet d'une machine à couler les tuyaux, en subordonnant toutes ses parties à la loi de l'utilisation maximum du temps de fonctionnement de la machine, dont voici le sens : l'organe de travail de l'appareil produit des tuyaux continuellement, sans temps morts. Ainsi qu'à la loi de l'encombrement minimum ... Excusez-moi, je ne m'exprime pas de façon trop aride ? C'est déjà la déformation professionnelle ...

- Pas du tout, je vous suis très bien.

- Et voilà, j'ai fait les plans de ma machine, et je les remets au Briz, c'est-à-dire au Bureau des inventions. Je me dis : ce n'est vraiment pas possible qu'on n'ait pas compris, dans les instituts, une chose aussi simple. Pourtant, j'ai tout de même déposé les plans, à tout hasard... Huit mois après, voici ce que je reçois ...

Lopatkine se pencha vivement, tira de sous le lit une caisse en contreplaqué, remplie de papiers rangés par liasses. Il ouvrit un de ces dossiers et tendit à Nadia un document bleu-vert, imprimé sur un fort papier glacé, barré par un cordon de soie terminé par un sceau rouge.

- Vous pouvez voir vous-même ... (Nadia remarqua alors que les doigts de Lopatkine tremblaient) Vous pouvez voir vous-même, Nadiejda Serguéïevna, que la découverte a bien été faite, appréciée, reconnue utile et originale. Seulement, n'attribuez pas trop de valeur à ce parchemin. Bien qu'il soit vraiment joli, ce n'est qu'un papier. Il faut le juger seulement en fonction de son prix de revient. Avec votre permission, je vais encore en griller une...     .

Sianov, avec une hâte compatissante, lui passa un bout de journal. Dmitri Alexéiévitch en déchira silencieusement un coin, roula d'un geste vif une cigarette, l'alluma de travers ; et après avoir éteint la flamme, aspira deux profondes bouffées de fumée.

- Où en étions-nous ? Ah oui ; voilà ! J'avais reçu ce papier et, chaque jour, en allant me coucher ou en me relevant après en avoir rêvé, je me délectais à sa vue. J'étais ému. Je sentais que j'étais utile ! On m'avait dit que la machine répondait à un besoin ! Cela dura pas mal de mois. Mais est-ce pour ça que je m'étais cassé la tête ? Me voilà à rédiger des rappels. Un, deux, trois. Au bout de six mois, ô joie ! On m'appelle à Moscou. "Faites-vous mettre en congé de toute urgence, vous allez mettre au point le projet de votre machine dans tel institut spécialisé". Vous imaginez ma joie ! Nous avons alors dansé avec l'oncle Piotr, et c'est tout juste si nous n'avons pas flanqué par terre la baraque. Je lâche ma physique, vous vous en souvenez. Je pars. Pendant deux mois, je frappe à toutes les portes du ministère. Pendant deux mois je reçois mon traitement sans voir aucun projet. Au début du troisième mois, je suis convoqué par le, ministre-adjoint, un certain Choutikov, qui me dit aimablement : "Nous ne pouvons rien faire. Les crédits ont été réduits. Cela ne dépend pas de nous. Il y aura peut-être quelque chose l'an prochain..." Vous entendez bien : peut-être ! Je suis reparti. C'est ainsi que ça s'est passé, Nadiejda Setguéïevna ! Et je suis devenu le locataire perpétuel de l'oncle Piotr.

- Mais pourquoi n'avez-vous pas recommencé à travailler ?

- Je vous prie de m'excuser. Procédons comme l'enseigne Asmous [Auteur d'un manuel de logique en usage dans les établissements d'enseignement]. Qu'est-ce qui s'était passé ? Il s'était passé qu'on avait transmis, pour avis, mon projet de machine au professeur Avdiev. Il existe, à Moscou, une sommité qui porte ce nom. Ce professeur a donné un avis défavorable. Sans se donner la peine de rien démontrer, il a déclaré : "Il est impossible de fabriquer mécaniquement un tuyau sans une longue goulotte [rigole de coulée]". Il est célèbre et fait grand cas de ses propres paroles, dont il est avare. "Fondre sans goulotte est une fiction", un point c'est tout. Du moment que c'est une chimère, le ministre refuse de la réaliser. Avdiev, c'est une autorité ! Il est titulaire de la chaire de fonderie ! On écrit, en parlant de lui : "Avdiev et les autres chercheurs soviétiques !" C'est Christophe Colomb en personne !

- Écoutez, interrompit Nadia en rougissant. Dimitri Alexéïévitch ! Je me sens très gênée ! Le professeur Avdiev est réellement un grand savant !...

- J'oubliais encore un autre fait : ce savant, peu de temps avant que j'aie reçu mon brevet, annonça qu'il avait construit sa propre machine à couler les tuyaux ...

- Voulez-vous dire qu'il vous aurait ... , lança sèchement Nadia.

- Rien de pareil ! Il a un projet bien à lui, entièrement original...

Dimitri Alexéîévitch, qui avait fini sa cigarette, tendit la main vers le journal, mais s'arrêta en route.

- Ça me suffit. J'ai fumé ma ration de la journée ... Je ne veux rien insinuer du tout. Vous demandez pourquoi je n'ai pas recommencé à travailler. Je n'ai rien fait parce que j'étais contraint d'écrire chaque jour, de démontrer que Christophe-Colomb avait tort. Vous souriez de nouveau. On vous a assuré qu'Avdiev était infaillible, et maintenant vous souriez. Vous avez fait don à Avdiev de votre sourire, et c'est lui qui le déclenche.

À ces mots, Nadiejda Serguéïevna, sans avoir eu le temps de s'indigner, se rendit compte qu'elle avait cessé d'être maîtresse de l'expression de son visage : "Je dois avoir l'air complètement stupide !" pensa-t-elle, désemparée.

- Mais moi, je déclare que couler des tuyaux sans goulotte est non seulement possible, mais nécessaire ! poursuivit avec obstination Lopatkine, sans la regarder. Il me faut le prouver, voilà pourquoi je ne peux prendre aucun travail. En outre, je mets au point une nouvelle variante, cela représente quatorze cents pièces et douze mille cotes, toutes dépendant les unes des autres. Bien sûr, il est difficile à un seul homme d'y arriver. C'est faisable pour un bureau d'études ou pour un fou comme moi. Oncle Piotr me vient en aide. Il a, lui aussi, un peu perdu la tête.

- Mais alors, vous ne touchez même pas de tickets

de pain ? [Les cartes de rationnement, instituées pendant la guerre, existaient encore. Elles ont été supprimées à la fin de 1947. Il fallait justifier d'un travail réel ou d'une incapacité de travail pour avoir la carte]

- On arrive à s'en tirer, même sans tickets de pain, fit Sianov derrière le dos de sa visiteuse. Ce qu'il nous faudrait, c'est des tickets pour le papier à dessin.

- Je ne comprends pas (Nadia haussa les épaules), vous pourriez vous adresser à la direction du combinat.

À peine eut-elle prononcé ces mots qu'elle sentit s'établir un étrange silence. Dimitri Alexéiévitch regarda Sianov et ils échangèrent tous les deux un imperceptible sourire moqueur.

- Voici ce que je dois vous dire, Nadiejda ... Serguéïevna, je crois ? (Et Sianov, s'appuyant sur la table, se pencha en avant) Il y a bien des choses que nous ne saisissions pas non plus, Dimitri Alexéïévitch et moi. Mais quand on a été bien échaudé, on finit par tout comprendre. Et pas seulement par comprendre, mais par agir. À l'époque où on n'était pas encore à la page, on s'est adressé au camarade Drozdov, pour avoir du papier à dessin. En toute naïveté. Lui, bien entendu, a refusé. Et il avait raison : impossible de gaspiller du papier à dessin, fourni par l'État, pour n'importe quel enfantillage. À vrai dire, au début, il nous a donné deux feuilles, comme pour un journal mural. Un point c'est tout ! Mais nous pourtant, nous ne pouvons pas nous en passer.

- Et notre encre vient de Chine ! intervint Lopatkine, avec un sourire inattendu.

- Sans papier à dessin, pas moyen de tenir, continua Sianov pensif. Nous espérons que nous triompherons. Mais personne ne nous fait confiance... Les gens sont absorbés par le programme...

- Pour avoir confiance en vous, il faut quelqu'un qui ait sur les épaules une tête capable de comprendre, et puis aussi un cœur dans la poitrine ! s'écria durement la femme de Sianov, dans la pièce voisine.

- Tu ne dis pas ça pour nous, Agafia Timoféïevna ?

- Tu sais bien toi-même pour qui c'est ! Vous restez là, dans votre trou, sans oser souffler mot. Mais moi, je vais dire ce que je pense sans y aller par quatre chemins.

Sianova se précipita dans la pièce. Ses yeux noirs brillaient d'un éclat maladif ; elle agita son bras blanc, découvert jusqu'au coude, mit les poings sur les hanches.

- Si le gouvernement et l'Académie des sciences sont d'accord, c'est le devoir de chacun de venir en aide comme il peut. S'il a une conscience ... Comme fait Piotr, ajouta-t-elle en désignant brusquement Sianov.

Elle se tut et regarda longuement Nadiejda Serguéïevna en se calmant peu à peu. Puis elle sortit de la chambrette. Derrière le drap, on l'entendit remuer des casseroles et crier aux enfants : "Au lit, mauvaise graine !"

- Elle est belliqueuse, notre patronne ! constata Sianov avec bonhomie.

Nadia ne rentra pas seule chez elle. Lopatkine, presque invisible dans l'obscurité, marchait à côté d'elle d'un pas égal ; le col de son pardessus relevé, les mains dans les poches. Il était pensif et Nadia avait constamment l'impression de lire dans sa pensée. À cet instant, il semblait se cuirasser : il songeait sans doute au long et dur chemin qu'il devrait encore parcourir avec son invention. "Non, il n'y a là aucune folie, se disait-elle. C'est exactement ce que j'avais jadis deviné en lui. Une fermeté extraordinaire. Autrefois, elle sommeillait, sans emploi, et se reflétait paisiblement dans ses yeux, comme une âme neuve. Maintenant, ce brevet bleu, orné de son petit ruban, a contraint cet homme paisible à montrer son noyau d'acier. Il y a certainement de la faute d'Avdiev. Il a beau être une célébrité, il n'en était pas moins obligé de motiver son appréciation. À un homme comme Lopatkine, il faut apporter des preuves sérieuses, sinon il ne cède pas ... L'affaire n'est pas si simple ..."

Ils s'arrêtèrent au coin de la rue de l'Est et de l'avenue Staline.

- Maintenant, vous arriverez facilement chez vous. Au revoir, dit laconiquement Lopatkine. Il fit demi-tour et disparut dans l'obscurité, faisant craquer la neige.

 

 

De retour chez elle, Nadia resta assise un long moment, toute seule, à la grande table de la salle à manger. Tout ce temps-là, son regard attentif ne quitta pas un point brillant sur le sucrier. Elle attendait son mari. Aujourd'hui, elle avait en réserve une foule de nouvelles questions à lui poser. Choura entrait et s'éclipsait sans bruit, apportant et remportant de la crème, des gâteaux, des concombres salés et du chou ; ces derniers temps, sa jeune maîtresse s'en montrait très friande.

Nadia passa ensuite dans sa chambre. Sans allumer le plafonnier, dans une demi-obscurité, elle joua une heure entière des études de Chopin, préludant, s'interrompant au hasard, reprenant certains motifs, d'une tristesse et d'une nostalgie particulières.

 

 

© Vladimir Doudintsev, L'homme ne vit pas seulement de pain, Julliard, 1957, pp. 49-61.

 

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

 

 

"L'homme ne vit pas seulement de pain" nous décrit l'incroyable pauvreté (pour ne pas dire complet dénuement) dans lequel végète le peuple soviétique, loin des avantages réservés aux apparatchiks. Ainsi de cette image ouvrant le volume, de jeunes enfants suivant de loin le couple rentrant de Moscou (Nadia et son "directeur du combinat" de compagnon) et se précipitant pour se saisir des écorces d'oranges négligemment jetées dans la neige : pelures constituant pour eux un trésor aussi inestimable qu'inconnu. Scène qui n'est pas sans rappeler celle dépeinte par Hugo, dans ses Misérables, où l'on aperçoit (le 6 juin 1832) "les deux petits déguenillés" (enfants Thénardier) qui, aux Tuileries, disputent aux cygnes un reste de brioche qu'un jeune bourgeois leur a jeté (alors même que "pas une bête n’avait l’estomac vide" vers onze heures du matin, leurs estomacs criaient famine).

Naturellement, comme il fallait s'y attendre, Nadia se rapprochera humainement de Lopatkine, essayant de le défendre, après l'avoir compris. Et lui, envoyé dix-huit mois en prison sous un faux prétexte - ce qui ne fait pas défaut, dans l'univers soviétique qu'on nous décrit - en ressortira plus fort encore. Triomphera-t-il, les méchants seront-ils punis ? Oui, il triomphera ; mais ceux qui avaient voulu s'emparer de son invention triompheront aussi, après avoir opéré de savants retournements de veste - pardon, de pelisse. Reste que Nadia aura eu le courage de quitter son compagnon, pour aller vivre avec celui qu'autrefois, elle ne considérait guère.
Mais si ce roman-fleuve nous donne à voir, pour le critiquer, l'état très précaire, matériellement parlant, du peuple soviétique, il tend à s'élever à l'universel lorsqu'il décrit les manœuvres de ceux qui, "arrivés", veulent se maintenir du côté des puissants, quitte à écraser sans vergogne ceux qui, par leurs capacités, mériteraient d'accéder à plus de reconnaissance d'abord, à une vie meilleure ensuite. Et nul besoin de se rendre en Union soviétique pour rencontrer la bassesse, la calomnie, l'étroitesse d'esprit... Et j'en passe.