Le 15 décembre 1970, la télévision française, dans le cadre de l'émission Petit théâtre de nuit, donnait une belle interprétation d'Eugénie Grandet - on peut aujourd'hui, sur la toile, retrouver cette émission (mais uniquement le son, pas l'image). Du Balzac sur la télévision publique ! Aujourd'hui, on a heureusement changé tout ça : on nous abreuve d'Hanouna, de Ruquier et autres Plaza. Le progrès, vous dis-je, car c'est sûr, on nous l'a assez claironné : le niveau monte. Mais revenons au fait : pour commenter cette émission, ou magnifier le monde de Balzac, le quotidien du soir que l'on sait, qui était encore, alors, "de référence", publia dix jours plus tard toute une page consacrée à des "Regards sur le monde balzacien".
Il s'agissait, d'une part, de rendre compte sous la plume de Bernard Guyon de la thèse de Pierre Barberis consacrée à Balzac et le mal du siècle, et d'autre part de permettre à Marie-Jeanne Durry de donner librement son sentiment sur Eugénie, en partant précisément de la pièce de théâtre, et du "grand débat subséquent" qui s'en était suivi. Si Marie-Jeanne Durry, née Walter (1901-1980) reçue avec le numéro 1 à l'agreg. de grammaire, en 1927, a peut-être été un peu oubliée de nos jours, sinon des "littéraires", elle n'en demeure pas moins une bonne femme de première grandeur (comme Bernard Guyon : deux sacrées pointures), un "prof de Fac" comme il en avait encore à l'époque, avant que la vague des médiocres post-soixante-huitards cooptés ne vienne mettre fin à cette excellence française (cf. la loi Faure de 68, et ce qu'est devenue l'Université française, telle que nous la font découvrir les divers "classements" de Shanghai, THE et QS).
Mais savourons ce petit chef d’œuvre d'élégance et d'intelligence qu'est l'article de la grande Marie-Jeanne...

 

À propos d’Eugénie Grandet : Le duel d'un père et d'une fille

 

Eugénie Grandet à la télévision...

Grand débat subséquent, organisé par M. Gédéon, valeureux président des Amis de Balzac, dans l'hôtel de Saint-Fargeau. Aux choses fortes ou subtiles dites par les critiques, les balzaciens, le réalisateur, les acteurs, comment réagit l'auditoire ? Ainsi, pour mon amer amusement,

Primo : nombreux ceux qui n'avaient jamais lu le roman.

Secundo : nombreux également ceux qui voyaient dans le paiement des dettes de Charles par Eugénie un moyen de le "tenir" et d'empêcher son mariage.

Tertio : plus nombreux ceux qui ne trouvaient pas Grandet si avare que ça.

Quarto : plus nombreux encore ceux qui estimaient qu'aucun engagement ne liait Charles à Eugénie.

Je relis :

"Quand Eugénie mit la clé [du coffret que Charles lui laisse en échange de son or] dans son sein, elle n'eut pas le courage de détendre à Charles d'y baiser la place.
- Elle ne sortira pas de là, mon ami.
- Eh bien ! mon cœur y sera toujours aussi.
- Ah ! Charles, ce n'est pas bien, dit-elle d'un accent peu grondeur.
- Ne sommes-nous pas mariés ? répondit-il ; j'ai ta parole, prends la mienne.
- À toi, pour jamais ! fut dit deux fois de part et d'autre.

Aucune promesse faite sur cette terre ne fut plus pure : la candeur d'Eugénie avait momentanément sanctifié l'amour de Charles
".

Mais, n'est-ce pas, en matière amoureuse, quoi de plus usuel depuis que le monde est monde que l'abandon d'une jeune fille par un jeune homme ?

 

 

Alain disait : "[...] qui pénétrera Grandet quand il est peint impénétrable ?"

Monstre ou non ! J'en tiens pour le monstre ! Dès le départ, nous voilà instruits : le seul être qui lui soit réellement quelque chose est sa fille, Eugénie, "sa seule héritière". Telle la qualité de son unique attachement humain ! Feint-il la bonhomie ? J'en hume la fausseté. Comment mettre à son actif les instances où, tandis qu'il séquestre sa fille, il se cache derrière un tronc d'arbre pour contempler les longs cheveux d'Eugénie, qui se peigne, où il flotte "sans doute entre les pensées que lui suggérait la ténacité de son caractère et le désir d'embrasser son enfant" ? Il ne la maintiendrait pas moins prisonnière si on ne l'épouvantait en lui démontrant qu'à la mort de Mme Grandet elle pourrait bien réclamer le partage de la fortune.

Certes, outre ces aimables traits, il possède une sorte de génie du commerce, de la spéculation, digne de son époque, une avarice qui garde son sens propre d'avidité, ce qui empêche "le bonhomme" de se borner à la jouissance nocturne de ses tonneaux remplis d’or, et le pousse même, pour que cet or fructifie, à le convertir en rente - Harpagon n'aurait jamais pu s'y résoudre ! Ses idées, dont chacune est suivie d'une réussite, dépassent de mille coudées celles de tous les Saumurois réunis, et font de l'ancien tonnelier une manière d'augure respecté, craint, dont les moindres actes ou paroles sont tournés et retournés.

Monstre quand même, avare quand même, au sens le plus commun du terme, lui qui laisse femme et fille dans le dénuement le plus complet, compte jusqu'à la moindre tranche de pain, commande à Nanon le régal d'un bouillon de corbeaux, n'admet pas qu'on achète une bougie au lieu de chandelle, et pousse au tombeau son impeccable épouse. Comme chez tous les héros balzaciens, la passion grandit en lui au fur et à mesure du roman - et, chez lui, de la vieillesse. Le monstre s'épanouit dans la scène de l'agonie, où il exige des louis à contempler, béatitude qui le "réchauffe", et, pour mot suprême, répond à Eugénie, agenouillée, en larmes, qui lui demande sa bénédiction : "Aie bien soin de tout. Tu me rendras compte de ça là-bas".

 

 

Quant au véritable sujet du roman ? L'avarice ? Alain disait : "le commerce". On rappelle toujours, aimablement, mes propres lignes : "Eugénie Grandet porte à bon droit pour titre le nom de l'héroïne. Cette histoire n'est point tant celle du père Grandet ou de l'avarice... que celle de la passion chez Eugénie". Depuis, j'ai changé d'avis. Ni l'avarice ni l'amour; et le personnage essentiel n'est ni Grandet, quoiqu'il laisse dans l'esprit une photographie beaucoup plus inoubliable, ni Eugénie, quoique dans le préambule et l'épilogue abandonnés (1) le principal accent soit mis sur elle. Le vrai sujet est le duel entre le père et la fille. Peut-être que j'exagère. Peut-être y a-t-il plusieurs sujets : l'avarice ; la sombre virtuosité du spéculateur ; l'amour virginal dans sa naissance, son dévouement sans bornes, sa force, sa patience, son naufrage. Mais tous sont noués du nœud le plus serré dans cet affrontement.

Le moment où le duel commence, le tournant, est marqué très précisément et très tôt. Le "seul aspect de son cousin" insuffle à Eugénie sa première "terreur à l'aspect de son père... maître de son sort". Elle se croit "coupable d'une faute en lui taisant quelque pensée". Peu d'heures après, elle est amenée à s'interroger sur les sentiments de Grandet. Et le même matin, littéralement, nettement et calmement, elle défie son père. C'est pendant le déjeuner qu'elle a préparé pour Charles et auquel il a commencé de faire honneur, en l'absence de l'oncle inhumain, tandis qu'elle tremble que ce dernier ne rentre à l'improviste. Quand il est en effet rentré, quand il enlève aussitôt le sucre destiné au café de Charles, un simple geste transforme soudain les rapports de la fille et du père. Eugénie reprend la soucoupe du sucre et la met sur la table en contemplant Grandet avec calme, malgré le regard dont il la foudroie et dont la seule idée la terrifiait quelques minutes auparavant. Un mouvement, et, à partir de lui, tout change : la soumission est devenue affrontement. Jamais Balzac n'est plus grand que lorsqu'il peint une âme et sa mutation dans un acte, et silencieux.

De là au don de son or à son cousin, Eugénie affirme toujours davantage sa volonté inébranlable qui éclate pendant la scène où Grandet lui ayant réclamé, comme périodiquement, de voir les pièces qu'elle possède, elle se lève, va vers la porte, puis se retourne brusquement, regarde son père en face et lui dit : "Je n'ai plus mon or". La froideur qu'elle oppose à la fureur, la logique glaciale de ses réponses ou son mutisme sont tels que, par la bouche de Grandet même, tout le caractère où elle se révèle sera dépeint : "Elle ne bougera pas. Elle ne sourcillera pas. Elle est plus Grandet que je ne suis Grandet".

 

Pareille volonté ne fléchit point. Eugénie abandonne la succession de sa mère au rapace. C'est que rien ne lui est plus indifférent que l'argent ; rien ne compte que l'amour entré en elle à jamais. Elle s'y tiendra jusqu'à la fin, avec l'obstination d'une passion désormais sans espoir et tout intérieure. Volonté qui se déploie sous maintes formes. Dans le comportement d'Eugénie orpheline, abandonnée par l'homme en qui elle avait mis sa foi, mais sachant affecter partout l'impassible contenance dont Grandet lui a donné le modèle. Dans sa façon d'accorder sa main à M. de Bonfons. Ne lui dit-elle pas, même si c'est d'une voix émue : "Je sais ce qui vous plaît en moi", offense la plus cinglante, synonyme de : vous n'en avez qu'à mon argent. Elle cède sa main et sa fortune, mais avec l'exigence d'un mariage blanc, et la condition absolue d'être laissée libre pendant sa vie - libre de méditer sur le "sentiment inextinguible" qui ne cessera de l'habiter malgré la trahison.

Volonté encore, celle que son prétendant aille payer sur les trésors qu'elle lui apporte les 2 ou 3 millions de dettes laissés par le défunt père de Charles, unique réponse à une lettre et une conduite indignes, unique vengeance puisée dans sa toute générosité, - "Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler", pourrait-elle presque dire - : ainsi le fils du failli pourra-t-il épouser Mlle d'Aubrion. Que, restée seule, elle fonde en larmes, une fois qu'elle a elle-même fixé son destin, à quel point cependant n'a-t-elle pas été maîtresse de chacun des termes qu'elle emploie dans chacune des lignes qu'elle a tracées, dans ce souhait durement ironique derrière le désespoir qui ne veut pas s'exprimer : "Soyez heureux selon les conventions sociales auxquelles vous sacrifiez nos premières amours".

Après la mort de son infâme mari, est-ce un triomphe posthume de Grandet que l'adoption par cette femme vierge, demeurée tout sentiment, du programme d'existence qu'il avait jadis fixé ? Non, car la "raideur" de vieille fille malgré les fausses épousailles et la beauté subsistante, les habitudes étroites et chiches masquent et crient le dédain total pour l'existence matérielle. Ces bienfaisances considérables d'Eugénie et sa sainteté n'empêchent pas le creusement perpétuel de sa méditation sur le sentiment essentiel, creusement dont rien ne nous est dépeint, dont nous sommes libres de tout imaginer, et, par exemple, que la délaissée s'étonne peut-être parfois en songeant que l'amour humain, même bafoué, même perdu dans le lointain du temps, que la désolation de ne pas avoir été aimée, puissent subsister en elle qui accomplit tous les devoirs de l'amour divin. Il lui serait même égal d'épouser ou de ne pas épouser quelque quidam en secondes noces, tant ce qui se passe sur terre l'atteint peu.

Je songe à telles autres jeunes filles de Balzac. Il m'apparaît qu'un trait les marque profondément. Dieu sait si l'on a parlé de la volonté et de l'énergie dont l'écrivain charge comme des canons un si grand nombre des personnages de la Comédie humaine (ainsi le fluctuant Raphaël de la Peau de chagrin a écrit un Traité de la volonté). Mais que dire des jeunes filles, de certaines tout au moins ?

Déjà la volonté est le propre d'Annette dans cette Suite du Vicaire des Ardennes, due au jeune Balzac déguisé en Horace de Saint-Aubin. Elle aussi, elle aime le cousin pour qui elle a tout fait, et déjà aussi il s'appelle Charles ! Mais qu'une seule fois il manque à la fidélité, qu'il doive la réussite à une vulgaire intrigue amoureuse, c'en est fait, elle ne garde pour lui qu'un dévouement amical, et rien ne peut l'écarter de la sévérité de ses principes, de sa fermeté, de son assurance, qui lui donnent, pour les exprimer, "une franchise d'innocence qui tient de l'audace", "force", "chaleur", "courage", "fierté". Quand, ensuite, la passion dont le pirate Argow s'éprend pour elle l'envoûtera, il suffit, pour qu'elle reprenne son empire sur elle-même, d'une méditation à l'église. Après quoi, elle sera, sans défaillance, l'héroïque compagne de l'ex-criminel, et capable, à travers l'incendie, de saisir Argow, de le soulever, de le porter parmi les couloirs embrasés, de voler sous ce faix à travers les flammes; ainsi un jour futur, Mme de Sérizy brisera-t-elle comme paille, de ses mains fragiles, un barreau de fer de la Conciergerie pour tenter de retrouver vivant Lucien de Rubempré.

Redoutable, le caractère de fer qu'héberge "dans sa forte tête de frêle jeune fille" la sinistre Rosalie de Watteville. La fille de la sainte Mme de Chanterie est douée d'une "fermeté presque virile". Même la toute jeune fleur qu'est Ursule Mirouët possède une " force de caractère " faite pour vaincre.

 

Tout cela, chez la plupart, sous "une sorte de mignardise dans la physionomie" qui trompe sur le véritable caractère et sur la mâle décision, de même que les petites mains, les petits pieds, quelque chose de mince et de délicat dans toute la personne, qui exclut toute idée de force et de vivacité.

Dernière image que je veuille invoquer : celle de la victime entre toutes, la pauvre délicieuse petite Pierrette que les féroces Rogron mènent à la mort. La vieille Sylvie a beau la torturer, dès qu'il s'agit de son amour pour Brigaut l'enfant s'enferme dans le silence avec un "entêtement breton". La mégère a beau briser son corps, elle ne brise pas son âme. Pierrette ne desserre pas le poing qui enferme le billet de Brigaut, quoique Sylvie tente de lui ouvrir les doigts de force, enfonce ses ongles dans la tendre chair, saisisse le bras de la malheureuse, lui frappe le poing jusqu'au sang sur l'appui de la fenêtre, sur le marbre de la cheminée. Pierrette lui a opposé "une résistance égale à celle d'un bloc d'acier", l'a défiée "par le terrible regard de l'innocence". "Droiture inflexible", est-il dit à propos de Mlle de Chanterie qui finit sur l'échafaud. Oui, inflexibles, ces créatures, dont certaines touchent encore à l'enfance, et sont pourtant, comme Balzac le dit de la femme dans un de ses jours d'indulgence, comme l'est Eugénie Grandet : "forte autant que l'homme est fort et délicatement intelligente, pour les sentiments, comme est l'ange".

Je n'en finirais pas de me poser des questions. Dans la Comédie humaine, la volonté de ces jeunes filles me paraît, plus souvent que chez les hommes, toute liée à la naissance de leur amour et nourrie par lui. Je sacrifierai à la mode : je ferai des statistiques.

(1) Mais donnés, par M. Castex, en 1963 dans son édition des "Classiques Garnier".

 

© M.-J. Durry, in Le Monde du 25 décembre 1970, page 18.

 

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