La mise en ligne de ce texte venant compléter la catégorie "Cours & Leçons" se trouve être concomitante, à quelques jours près, de la sortie du film au titre éponyme de Xavier Giannoli, avec Benjamin Voisin, Cécile de France [en Mme de Bargeton - née Marie-Louise Anaïs de Nègrepelisse, dite Louise ou Naïs -, que Balzac nommait "l'os de seiche"... : mention spéciale pour elle] et Vincent Lacoste dans les rôles principaux. Et je ne saurais oublier de citer l'extrait du Chant du cygne (Sérénade) des deux Franz (Schubert-Liszt), si souvent entendu au long du film, et si magnifiquement approprié à l'état d'esprit de notre Angoumoisin à Paris...
Je doute que le public du film se précipite pour accéder à de plus amples précisions sur l'austère travail de B. Guyon, mais sait-on jamais... Aussi, je me permets de recopier ci-après le texte introducteur du film : il est fort succinct, mais il n'est pas faux.
"Lucien est un jeune poète inconnu dans la France du XIXe siècle. Il nourrit de grands espoirs et veut forger son destin. Il quitte l'imprimerie familiale de sa province natale pour tenter sa chance à Paris au bras de sa protectrice des arts. Rapidement livré à lui-même dans cette ville fabuleuse, le jeune homme va découvrir les coulisses de ce monde voué à la loi du profit et du faux-semblant. Une comédie humaine où tout s’achète et se vend, la littérature comme la presse, la politique comme les sentiments, les réputations comme les âmes. Il va aimer, il va souffrir, et survivre à ses illusions".

 

"Roman sur les livres, Illusions perdues est aussi un roman de la parole. Celle-ci constitue un objet de l’écriture, en même temps que son repoussoir, ce qui la menace. La lecture d’André Chénier dans le salon Bargeton le manifeste d’entrée. La parole poétique se heurte à la parole mondaine, platement quotidienne :
" – Travaillez-vous promptement ? lui demanda Lolotte de l’air dont elle eût dit à un menuisier : Êtes-vous longtemps à faire une boîte ?"
Lucien resta tout abasourdi sous ce coup d’assommoir"

Ph. Dufour, 2004 [Cependant, la suite de l'échange nous donne : "mais il releva la tête en entendant madame de Bargeton répondre en souriant : — Ma chère, la poésie ne pousse pas dans la tête de monsieur de Rubempré comme l’herbe dans nos cours"...]

 

 

Qu'Illusions perdues occupe une place exceptionnelle dans la vie et dans l'œuvre de Balzac, il suffit, pour s'en convaincre, de considérer d'abord quelques dates et de jeter un coup d'œil d'ensemble sur la Comédie humaine.

 

 

 

 

I. PLACE D' "ILLUSIONS PERDUES" DANS L'ŒUVRE DE BALZAC

 

C'est en janvier 1837, dans la première édition des Études de mœurs au XIXe siècle (tome IV des Scènes de la vie de Province) que parut la première des trois parties qui composent actuellement cet énorme roman. Elle portait le titre d'Illusions perdues. La deuxième partie, sous le titre d'Un grand homme de province à Paris, parut en juin 1839 ; la troisième enfin, sous le titre de David Séchard ou les Souffrances d'un inventeur, en juin-août 1843. Ainsi cette œuvre, qui s'étale sur une durée de sept années, occupe exactement le centre de la vie littéraire de Balzac. On sait en effet que celle-ci n'a vraiment commencé qu'assez tard, en mars 1829, avec Le dernier Chouan, soit un peu plus de sept années avant le début d'Illusions perdues ; on sait d'autre part que Balzac est mort en juin 1850, soit sept ans exactement après l'achèvement de ce grand roman.

Je ne crois pas que cette situation centrale de l'œuvre dans la vie du créateur soit dépourvue de signification. Bien au contraire. En fait, il est certain que Balzac, bien qu'il ait attendu pour signer ses œuvres d'avoir atteint sa trentième année et produit une grande quantité de papier imprimé, a mis encore un certain temps après 1829 avant d'affirmer d'une manière décisive sa supériorité, avant d'être pleinement maître de ses moyens. Ce n'est guère qu'avec Eugénie Grandet qu'il a trouvé sa véritable voie, ce n'est qu'à la fin de 1833 qu'il a découvert l'immense plan qui devait donner naissance aux Études de mœurs. Et d'autre part, dans les œuvres de ses dernières années, le formidable abus qu'il avait fait de ses forces commençait à se faire sentir et ses créations les plus admirables de cette période finale, un Cousin Pons, une Cousine Bette ne sont pas sans défaillances. Au reste, quelques traces de fatigue et de négligence apparaissent déjà dans la troisième partie d'Illusions perdues écrite en 1843. Cependant, dans son ensemble, ce roman appartient bien tout entier à ce qu'on pourrait appeler la période des grands chefs-d'œuvre.

S'il est important de marquer la position centrale d'Illusions perdues dans la vie de Balzac, il l'est encore plus de le faire dans son œuvre. Prenons les Études de mœurs telles qu'elles se présentent, par exemple, dans l'édition Calmann-Lévy (24 volumes in-8°), nous constatons aussitôt qu'elles forment quatorze volumes et qu'Illusions perdues occupe le septième. Mais dira-t-on, vous oubliez que la Comédie humaine est un monument inachevé ! Vous savez bien que les dernières parties des Études de mœurs, en particulier les Scènes de la vie militaire, devaient être, selon les plans établis par Balzac, très largement développées. Cette situation centrale n'a pas et ne peut pas avoir la signification que vous lui donnez : elle est un effet du hasard, de ce hasard suprême qui s'appelle la mort.

L'objection est sérieuse, et, en certains sens, indiscutable. Considérons pourtant les choses de plus près. Ce n'est pas ici le lieu d'écrire l'histoire de la Comédie humaine. Rappelons seulement que l'idée qui a donné naissance à ce vaste ensemble s'est présentée tard à l'esprit de Balzac, à une époque où il avait déjà derrière lui un nombre important d'ouvrages créés selon des inspirations assez différentes, et qu'il a dû intégrer dans son nouveau plan d'ensemble. Il suffit de lire les diverses préfaces qu'il a écrites lui-même ou fait écrire par Félix Davin entre 1833 et 1835 pour voir la gêne qu'il éprouvait à justifier le classement adopté : Scènes de la vie privée, Scènes de la vie de Province, Scènes de la vie parisienne, etc. En réalité  — j'en suis intimement persuadé — l'idée-mère des Études de mœurs a été celle de l'opposition Paris-Province. C'est elle qui fut le noyau incandescent, la nébuleuse primitive d'où éclata dans le ciel balzacien l'admirable système planétaire des Études de mœurs.

Or c'est précisément au centre de ce centre que se situent Illusions perdues. Ce roman a été placé par Balzac dans les Scènes de la vie de Province parce qu'il fallait bien lui choisir un cadre, et celui de la province s'imposait davantage puisque les deux tiers de l'œuvre se déroulent à Angoulême, mais il devrait être hors-série, car il est à la frontière des deux mondes. Non seulement la partie centrale se déroule entièrement à Paris et constitue même l'une des plus puissantes scènes de vie parisienne que Balzac ait jamais écrites, mais l'œuvre entière est une étude approfondie des rapports de Paris et de la Province, phénomène historique et moral que Balzac a passionnément étudié parce qu'il a bien vu qu'il dominait l'histoire de la France moderne. Pour prendre conscience non du fait lui-même — la lecture du roman suffit bien à le faire apparaître ! — mais de l'intelligence qu'en a eue Balzac, il faut lire ses Préfaces : "Les rapports qui existent entre Paris et la Province, sa funeste attraction, ont montré à l'auteur, le jeune homme du XIXe siècle sous une face nouvelle...", disait-il en 1837 en tête de la première partie, et en 1843, en tête de la troisième : "Paris est comme la forteresse enchantée à l'assaut de laquelle toutes les jeunesses de la province se préparent...". Mais le texte, de loin le plus important, dans sa modestie même, est celui qui terminait en décembre 1833 la Préface de la première édition des Scènes de la vie de Province. C'est là que, pour la première fois, après avoir — en des termes modestes et même un peu embarrassés — défini les caractères spécifiques de chacune des séries qui formeraient les Études de mœurs et particulièrement des Scènes de la vie de Province, Balzac annonça en ces termes Illusions perdues : "La dernière scène de la province (Illusions perdues) est un anneau qui joint les deux âges de la vie et montre un des mille phénomènes par lesquels la province et la capitale se marient incessamment". Ainsi, dès le moment où il a été conçu, ce roman est apparu à Balzac comme l'œuvre-charnière des Études de mœurs. Par la suite, quels qu'aient été les développements qu'il lui a donnés, il lui a toujours gardé cette place privilégiée. Lorsqu'on sait avec quelle facilité il a déplacé à l'intérieur de ses cadres assez souples ses différents récits, on ne peut manquer d'être frappé par un cas, en somme assez exceptionnel, de stabilité.

Mais il faut aller plus loin. Dans la foule des personnages qui peuplent l'immense société balzacienne, il en est un qui se dresse très au-dessus des autres, les dominant par la force, l'orgueil, l'intelligence, la passion, et par la place insigne que le romancier lui a faite dans son œuvre. Or ce personnage colossal (dont la signification demeure si mystérieuse, car il est évident que Balzac l'a nourri, plus que tout autre, de sa chair et de son sang et pourtant il n'est pas interdit de penser qu'il voyait en lui une incarnation de Satan) ce personnage, qui se situe au cœur le plus secret de la Comédie humaine il n'est pas absent d'Illusions perdues. Certes, il n'y pénètre qu'à la dernière minute. Et, lorsque, sur la grand-route qui mène d'Angoulême à Paris, l'abbé Carlos Herrera se dresse devant Lucien désespéré, il apparaît un peu comme un "deus ex machina". Mais quelle admirable machine ! Quel dieu extraordinairement vivant ! Et surtout, pour cette œuvre déjà si longue, quel prodigieux rebondissement ! Car, désormais, rien n'est fini. Tout commence au contraire, puisque Lucien, nouveau Faust, après avoir vendu son âme, va pouvoir posséder le monde. Par ce coup de génie, Illusions perdues se trouve brusquement placé non plus seulement au centre de l'ensemble des Études de mœurs, mais au centre de cette épopée intérieure qui court à travers l'œuvre entière, et dont le héros est Vautrin et qui, ouverte en 1835 par le Père Goriot, s'est achevée en 1847 par La dernière Incarnation de Vautrin. Et surtout, n'allons pas croire à une invention artificielle. Nous sommes ici au cœur de la plus vivante vérité.

Pour prouver en détail ce que je viens d'affirmer, il faudrait de longs développements. Je me contenterai de dresser un petit tableau chronologique ; il me paraît déjà très éloquent :

Début 1835 : Le Père Goriot (Vautrin-Rastignac).

Début 1837 : Illusions perdues, première partie (Le dernier chapitre s'arrête après les "prémices" de la vie parisienne de Lucien et sa lettre de rupture à M'" de Bargeton).

Octobre 1838 : Splendeurs et Misères des Courtisanes : publication avec La Femme supérieure (Les Employés) et La Maison Nucingen, du début du premier fragment qui portera plus tard le titre de Comment aiment les filles. Ce fragment, qui porte alors le titre de La Torpille, s'ouvre par la description d'un bal masqué à l'Opéra et montre Lucien, revenu à Paris, protégé par Vautrin et amoureux d'Esther.

Juin 1839 : Illusions perdues, deuxième partie : Un grand homme de province à Paris (s'achève au moment où Lucien, à bout de forces, décide de repartir pour Angoulême).

Mai-juillet 1843 : Splendeurs et Misères des Courtisanes : fin de la première partie et début de la seconde : À combien l'amour revient aux vieillards.

Juin-août 1843 : Illusions perdues, troisième partie : David Séchard ou Les souffrances d'un inventeur. Cette partie s'achève par la rencontre de Vautrin par Lucien sur la route de Paris à Angoulême.

Juillet 1846 : Splendeurs , troisième partie : Où mènent les mauvais chemins.

Avril-mai 1847 : Splendeurs, quatrième partie : La dernière Incarnation de Vautrin.

 

 

II. RICHESSE INTRINSÈQUE

 

Pour apprécier exactement l'importance majeure d'Illusions perdues, il nous faut maintenant aborder des considérations d'un autre ordre.

Un des caractères les plus apparents du roman est son extrême longueur. Il offre même, de ce point de vue, un cas unique dans toute la production balzacienne. Car on pourrait songer à lui comparer précisément Splendeurs et Misères des Courtisanes qui, avec ses quatre parties massives, a une étendue aussi considérable ; mais la comparaison aboutirait vite à faire apparaître entre les deux œuvres des différences fondamentales de structure. Splendeurs et Misères s'étale largement dans le temps ; il offre une impression de continuité, de durée qu'on chercherait en vain dans Illusions perdues. Il relève à la fois de l'esthétique du roman-feuilleton et de celle du roman-fleuve et, sur le plan technique, il se rapproche beaucoup plus de ces autres vastes ensembles — écrits à peu près à la même époque — que sont les Petits Bourgeois, le Cousin Pons et surtout la Cousine Bette. Malgré ses dimensions, Illusions perdues est au contraire construit selon la technique balzacienne traditionnelle qui est essentiellement dramatique : longues préparations ; quelques scènes de "haute tension" et, pour finir, récit rapide d'événements formant dénouement. L'ampleur du texte n'est donc pas fonction de la longueur du temps pendant lequel se déroule l'action. Elle ne l'est pas davantage de la quantité des événements qui constituent cette action : ceux-ci se réduisent au total à un assez petit nombre et, dans la première partie, à peu près à rien.

Accuserons-nous donc Balzac de s'être abandonné à ses démons familiers, celui de la description et celui de la dissertation (de la "tartine", aurait dit Lousteau) ? Certes, il n'y a pas complètement échappé. C'est avec l'amoureuse précision d'un artisan parlant de son métier et de ses outils qu'il a décrit l'atelier de David au début de sa première partie et, au cours de la troisième, il a complaisamment cédé à un désir un peu puéril de vengeance à l'égard des hommes de loi et des hommes d'affaires qui, depuis tant d'années, dévoraient son temps et son argent. Mais, ces quelques pages mises à part, reconnaissons que, dans l'ensemble, Balzac a très peu "tiré à la ligne". Rien de ce qu'il a dit n'était inutile. On serait même tenté parfois de trouver qu'il va trop vite, par exemple lorsqu'au début de la seconde partie, il analyse les sentiments de Lucien et de Mme de Bargeton dont l'évolution conduit, en quelques pages, ces deux amants très unis à la rupture définitive.

La longueur de l'œuvre n'est donc qu'un signe ou, plus exactement, une conséquence nécessaire de l'extrême richesse de la matière que Balzac voulait mettre en œuvre. Cette richesse, j'ai déjà dit qu'on aurait tort de la chercher dans l'intrigue, dans les faits. En revanche, on la trouvera dans les personnages dont le nombre et la qualité sont exceptionnels. Deux d'entre eux comptent parmi les "vedettes" de première grandeur de la Comédie humaine. Huit ou dix autres sont des personnages importants, étudiés à fond et dont la destinée nous est présentée dans son ensemble. Enfin, autour de ces grands "premiers rôles" s'agitent d'innombrables comparses, dont aucun n'est à proprement parler une "utilité", mais qui sont presque tous hauts en couleur, intensément vivants. Grâce à cette foule grouillante qui circule dans les rues d'Angoulême et sur les boulevards parisiens, à l'hôtel Bargeton et à l'Houmeau, dans les salons de la marquise d'Espard et dans les salles de rédaction des petits journaux, dans les galeries de bois et dans les mansardes du Quartier Latin, Balzac a réalisé pleinement l'une de ses ambitions majeures, celle de présenter l' "histoire en action de la société française au XIXe siècle".

En même temps, il a réussi, mieux qu'en aucune autre de ses œuvres, à intégrer en un tout harmonieux (en les fondant, en les "composant" les uns avec les autres avec un art extrême) la plupart des grands thèmes inspirateurs de toute son œuvre. Ce serait une grande erreur de croire que nous avons ici affaire seulement à une étude minutieuse de la vie de province sous tous ses aspects, à une importante "tranche de vie" parisienne ou même à une analyse précise du mécanisme compliqué des rapports unissant Paris à la province. Certes, si ce roman n'était que cela, il serait déjà très grand ; mais il est bien autre chose ! Et d'abord, il est une grave méditation sur deux problèmes qui hantaient depuis longtemps la pensée de Balzac, qu'il avait abordés à plusieurs reprises dans des textes théoriques ou critiques comme sa fameuse Lettre de 1834 aux Écrivains français, qu'il avait même en partie traité dans un de ses romans les plus fameux, la Peau de chagrin, mais qu'enfin cette fois il avait décidé d'aborder de front, de traiter à fond, celui des rapports entre l'Artiste et la Société moderne et celui de grandeur et servitude du Journalisme. Au reste, ces deux thèmes n'étaient eux-mêmes que des développements d'un thème plus général (qui, avec celui de Vautrin, est sans aucun doute le plus important de la Comédie humaine), celui du Jeune homme devant la Vie. Jamais peut-être — ni dans le Lys ni dans Béatrix, ni même dans le Père Goriot — Balzac n'en a fait une orchestration plus magistrale. Car à l'histoire de Lucien, répondent celles de David, de d'Arthez, de Lousteau, celle enfin de tous ces jeunes gens qui gravitent autour du "grand homme de province". Tous ces destin qui se croisent, s'opposent ou se répondent, forment par leur réunion en une seule œuvre le plus extraordinaire chapitre de cette "histoire tragique de la jeunesse depuis trente ans" que dans la Préface de David Séchard, Balzac se vantait d'avoir écrite.

Mais il est une autre histoire — mélancolique plus que tragique — que le romancier de La Femme de trente ans (l'amant de Mme de Berny, l'ami de Zulma Carraud) ne s'est jamais lassé de raconter. À l'heure où il se mit à écrire Illusions perdues, il venait à peine d'en achever un des plus émouvants fragments, en sculptant amoureusement le beau visage douloureux de Mme de Mortsauf. Et déjà se dessinait en lui l'image de cette Dinah Piédefer qui serait la Muse du département. Il ne put s'empêcher pourtant de reprendre, une fois de plus, comme s'il avait encore à lui arracher des secrets, ce personnage de la "femme supérieure" opprimée la fois par les rigueurs de l'ordre social, la médiocrité spirituelle de la province et les quotidiennes souffrances d'une vie conjugale sans amour. Ainsi naquit sous sa plume ce personnage complexe d'Anaïs de Bargeton, qui plus tard devait "mal tourner", dont il ferait une précieuse un peu ridicule, puis une "femme sans cœur" mais qui n'avait été d'abord qu'une nouvelle "femme incomprise".

Nous trouvons encore dans Illusions perdues bien d'autres thèmes chers à la sensibilité balzacienne. Et d'abord celui de la Femme-Ange. La Pauline de la Peau de Chagrin, celle de Louis Lambert, l'Henriette du Lys, cette femme idéale, amoureuse, protectrice, consacrée à l'être aimé, elle revêt ici trois visages, celui d'Anaïs de Bargeton à l'époque de ses premières amours avec le jeune Lucien, celui d'Ève Séchard, la sœur et l'épouse dévouée, silencieuse, obscure, passionnée, celui de Coralie enfin, la "fille" au grand cœur dont l'amour ne connaît d'autres limites que la mort. Voici le thème de l'Avarice ! De lui non plus, Balzac ne semble pouvoir se défaire. Dès ses premières œuvres (dans les Chouans, dans Gobseck), il lui avait accordé une place de choix, puis en 1833 il en avait tiré dans Eugénie Grandet l'une de ses créatures les plus étonnantes. Il y revient pourtant et il invente ce personnage mi-rustique, mi-artisan, rusé, féroce et primitif qu'est le Père Séchard. Voici enfin le thème des Deux amis. Lui aussi il est une des constantes de la création balzacienne. Et qui s'en étonnerait si l'on réfléchit que ces deux amis ne servent chaque fois qu'à présenter en les confrontant les aspects contrastés d'un unique personnage : Honoré de Balzac ? Ainsi étaient nés les deux héros de Sténie : Job del Ryès-Vanhers ; ainsi Louis et le narrateur dans Louis Lambert, ainsi Bianchon-Rastignac dans le Père Goriot. Ainsi naquirent en 1836 les "deux poètes", David-Lucien, puis, de nouveau, en 1839, les deux amis : d'Arthez-Lucien...

Les réflexions qui précèdent justifient pleinement le jugement porté en 1843 sur Illusions perdues par la princesse Belgiojoso et que Balzac transmettait glorieusement à l'Étrangère le 2 mars 1843 : "C'est l'œuvre capitale dans l'œuvre". On peut, je crois, affirmer qu'une étude approfondie de ce roman suffirait à donner une idée vraiment complète de la "vision du monde" de Balzac, sous ses multiples aspects. Et de ceux-ci, je n'exclus certes pas l'aspect moral, car il est un de ceux auxquels Balzac lui-même nous a invités à accorder la plus grande importance. Qu'on se l'appelle la fameuse dédicace à Victor Hugo : "... une œuvre qui, selon certaines personnes, serait un acte de courage autant qu'une histoire pleine de vérités..." Qu'on se rappelle surtout ces mots de la dernière Préface : "Peut-être l'intérêt social [du roman] est-il puissant ; car on voit, du moins l'auteur l'espère, comment vient l'expérience de la vie ; et la soudure de la vie de province à la vie parisienne était bien la place où devait se trouver ce grand enseignement. C'est de l'ensemble de cet ouvrage, jusqu'à présent le plus considérable des "Études de mœurs", que ressortent ses préceptes et sa morale".

 

 

III. VALEUR ESTHÉTIQUE

 

Pourtant tout n'est pas dit encore. On doit même reconnaître qu'on n'a rien dit sur une œuvre d'art tant qu'on n'a pas mis en lumière sa valeur proprement artistique. Or, ici encore, Illusions perdues apparaît comme une œuvre privilégiée. La masse considérable des matériaux qu'il avait à mettre en œuvre, l'ampleur, la variété des ambitions qu'il voulait réaliser, la longueur du temps qui s'est écoulé entre le jour de juin 1836 où il écrivit la première ligne de son œuvre jusqu'à celui de l'été 1843 où il en acheva la dernière page, tout a conspiré pour poser à Balzac les plus graves problèmes artistiques. L'examen de ces problèmes, ou plutôt celui des solutions qui leur ont été données par le romancier, suffirait à rendre passionnante l'étude de ce roman. Malheureusement, dans l'état actuel de notre documentation, on ne saurait aboutir en ce domaine qu'à des solutions très provisoires. Nous ne possédons pas d'édition critique digne de ce nom d'Illusions perdues. Certaines "sources" ont été détectées, mais une étude systématique de la réalité sous-jacente à cette énorme fiction n'est pas faite et exigera de très longs et patients travaux. Nous n'avons pas non plus d'étude de genèse à partir des riches documents conservés à la Collection Lovenjoul. Certains de ces travaux ont été mis en chantier par Mme Collomb-Bérard, et tous les balzaciens en espèrent voir paraître les résultats dans un avenir très prochain. En attendant, je voudrais seulement, en terminant, attirer l'attention sur le problème de la transmutation du réel en fiction. Ce problème, certes, n'est pas particulier à Illusions perdues — il s'est posé à Balzac, comme à tout artiste, dans l'élaboration de chacune de ses œuvres — mais. en raison du caractère même de ce roman, il a revêtu un caractère exceptionnellement aigu : quiconque en effet connaît un peu la vie de Balzac ne peut manquer d'être frappé, en abordant ce roman, par son caractère extrêmement autobiographique. Jamais il n'a raconté une histoire qui fût aussi proche de la sienne propre ; jamais il n'a entrepris de traiter un sujet où il fût aussi personnellement "engagé" ; jamais il n'a disposé pour sa description et son analyse d'une documentation aussi riche. Qu'on y songe : ce roman n'est pas seulement celui de sa jeunesse famélique, de ses années de bohème littéraire. Il est le roman de son métier. Que dis-je de son métier ? De ses métiers. Car Balzac n'a pas été seulement imprimeur et imprimeur en déconfiture comme David Séchard, il n'a pas été seulement un "grand homme de province à Paris" comme Lucien ; un grand philosophe inconnu dans sa mansarde comme d'Arthez ; mais il a été aussi journaliste sans scrupules comme Lousteau, directeur de revue ambitieux et autoritaire comme Finot et même éditeur comme Dauriat... Ce n'est pas une image de Balzac que nous offre ce vaste roman, mais au moins quatre !

Or, lorsqu'on a épuisé toutes les ressources que peut fournir une étude au microscope de la vie de Balzac, lorsqu'on a très exactement mesuré ce qui a passé de son expérience dans sa création, on se trouve en présence de deux conclusions contradictoires : d'une part, le butin est énorme ; on se dit qu'à force de chercher, on finirait par ne pas laisser dans le roman un seul fait qui n'eût sa garantie dans un évènement historique ; d'autre part, on constate qu'il n'y a aucune commune mesure entre le monde de la vie et celui de la fiction. Je ne puis donner ici que des conclusions très générales. Pour leur donner leur pleine valeur, il faudrait les placer au terme d'un long travail de comparaison, qui devrait être poursuivi dans trois directions principales.

Premièrement, on étudierait les rapports entre la vie de Balzac et celle de son ou de ses héros. Problème : Autobiographie et  Roman.

Deuxièmement, on comparerait la peinture qui nous est proposée par Balzac d'une réalité sociologique précise : la presse, à cette même réalité telle que nous la présente l'histoire. Problème : Roman et Histoire.

Enfin, en étudiant de près la querelle qui, pendant de longues années, mit aux prises Balzac et les journalistes, on examinerait dans quelle mesure la passion a inspiré sa vision des choses.  Problème : Roman et Pamphlet(1).

Ces recherches devraient être dirigées par une idée analogue à celle qui inspirait Giraudoux lorsqu'il parlait des cinq "tentations" La Fontaine. Consciemment ou non — mais plusieurs passages des Préfaces m'inclinent à croire que tout cela fut très conscient — Balzac a été assailli tout au long de son travail par trois grandes "tentations" : celle de la confession, celle de la monographie, celle de la satire. Elles étaient toutes les trois des tentations de lâcheté, de facilité. Et c'est parce qu'il les a victorieusement surmontées, que ce bon artisan des lettres nous a donné un chef-d'œuvre.

 

Note

(1) Dans ses remarquables articles de la Revue de Paris (1914-1915), Balzac en guerre avec les journalistes, Joachim Merlant (1875-1919) a dégrossi le sujet, il ne l'a pas traité à fond.

 

© Bernard Guyon (1904-1975), Ancien élève de l'ENS, Agrégé des Lettres (1926), in l'Information littéraire, 10è année, 1958, IV, septembre-octobre.

 


 

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Illusions
perdues
"Splendeur et misères d’un pantin social
Balzac est honoré par le cinéma français cet automne : après le sobre Eugénie Grandet de Marc Dugain, Xavier Giannoli signe une flamboyante adaptation des Illusions perdues !
Publiée entre 1837 et 1843, cette œuvre majeure de La Comédie humaine est une fresque foisonnante découpée en triptyque.
Élaguant beaucoup la dimension sentimentale du roman (les intrigues amicales et amoureuses), Giannoli s’intéresse surtout à l’irrésistible ascension et à la chute de Lucien de Rubempré, un jeune poète idéaliste contraint d’abandonner ses aspirations littéraires pour réussir dans le Paris de la Restauration.
Plongé dans l’univers corrompu de la presse, de l’édition, du théâtre, dans un monde voué à la loi des profits et des faux-semblants, le jeune provincial connaît rapidement le succès grâce à ses articles qui font grand bruit et créent la polémique.
Tel Barry Lyndon, son destin ponctué de musique baroque est commenté par une voix off omnisciente et ironique [voix off dont on a abusé, selon moi - SH].
Ce film en costumes au rythme enlevé et au casting impeccable concentre les obsessions d’un cinéaste passionné par la métamorphose et par la réinvention (ou le gâchis) de soi.
Lente tragédie de l’honneur, cette histoire d’ambitions, de cynisme, de lâcheté et d’hystérie médiatique – mère de toutes les compromissions – multiplie les parallèles avec notre époque".

[Commentaire emprunté au n° 3918 de l'hebdomadaire protestant "Réforme"]