Quelle excellente nouvelle avons-nous apprise (qui nous permet d'oublier un peu ce foutu Covid-19) : Le Grand Meaulnes (suivi de Choix de lettres, de documents et d'esquisses) est paru il y a quinze jours à peine (le 12 Mars 2020) dans la Bibliothèque de la Pléiade, sous le n° 646 ! Un court extrait de la préface permettra une excellente introduction au modeste (et oublié) essai qui va suivre : "Peu de romans sont plus célèbres que Le Grand Meaulnes. Peu ont une place comparable dans le paysage littéraire... Mais peu de romans sont aussi souvent lus "en surface", là où les apparences sont trompeuses. Ainsi a-t-on pu prendre pour un texte peu construit et destiné aux adolescents ce qui est en réalité un concerto en trois mouvements et un roman pour adultes "avertis", une sombre et cruelle histoire de déception, de désenchantement... Rien de moins simple que la simplicité de ce livre. Il se nourrit de toute une bibliothèque secrète, qui va des récits du Graal à la Sylvie de Nerval et à Pelléas en passant par le roman d'aventures anglo-saxon..."
Bonne découverte !

 

"Je ne sais ce que c'est, un sujet ancien ou moderne ; je ne connais qu'une interprétation nouvelle et c'est tout"

Fernand LÉGER, Fonctions de la peinture

 

 

Introduction

 

En guise d'introduction, ces quelques remarques sur les essais qui sont présentés dans ce recueil.

Les deux études globales, l'une de L’École des Femmes [cette première étude n'est pas prise en compte, ici], l'autre du Grand Meaulnes se rattachent à des conceptions fondées sur les découvertes réalisées ces dernières décennies par la linguistique du discours. Aussi la démarche adoptée ne s'apparentera que de loin à celle de la grammaire générative de Chomsky ; elle s'inspire avant tout des modèles proposés par la sémantique générative. La recherche qui est entreprise ici vise donc à décrire comment "s'opèrent l'intégration dans une super-structure sémantique et narrative des interprétations sémantiques des phrases, et la mise en comptabilité des présupposés et posés des unités de niveaux différents". (Claude Chabrol, in Sémiotique narrative et textuelle, Larousse, page 11***).

Comparativement aux études très poussées qui ont été effectuées par les spécialistes de la sémiologie, nos résultats paraîtront bien minces au lecteur averti. Mais nous voudrions, pour justifier la modestie de nos travaux, insister sur le fait que notre objectif est avant tout d'adapter à notre enseignement des théories qui nous paraissent fécondes pour la richesse de leurs découvertes et pour l'attention qu'elles accordent à l'œuvre elle-même, attention marquée par-dessus tout par le souci d'objectivité. Ces qualités ne peuvent être que bénéfiques à un renouvellement de l'explication des textes dans nos classes. Aussi avons-nous tenté, avec plus ou moins de bonheur, de les exploiter dans des essais qui veulent expliciter des formes lexicales et grammaticales par une structure qui détermine tout le récit à tous ses niveaux.

Le groupe de travail - français.

 

 

Le Grand Meaulnes

 

Nous avons choisi un roman qui est souvent présenté aux élèves du premier cycle et qui fait l'objet de nombreux extraits "expliqués" dans des livres scolaires ayant cours dans nos Collèges. L'analyse que l'on va lire veut, avant tout, se fonder sur une réflexion pédagogique ; c'est pourquoi, tout en s'inspirant des récents travaux scientifiques des linguistes, elle ne retient d'eux qu'une terminologie, disons un métalangage ou des modèles opérationnels qu'il sera aisé de retrouver dans les ouvrages spécialisés dont la liste figure ci-après sous la rubrique "Bibliographie". Bien que refusant toute tendance à l'exhaustivité ou, ce qui serait contraire à nos intentions et à l'esprit littéraire, à l'exemplarité, cette analyse a la faiblesse de vouloir répondre au besoin d'échapper à l'approche traditionnelle des textes et, conséquemment a la prétention de s'engager dans la voie de ceux qui cherchent à mettre au point une linguistique qui dépasse les limites de la phrase, c'est-à-dire qui proposent une sémiotique narrative et textuelle exigeant de la part du lecteur, pour nous l'élève ou le professeur, une démarche fondée sur des critères objectifs.

Aussi, le présent travail s'articulera selon trois démarches complémentaires : une étude globale du roman, une explication de texte et enfin une analyse distributionnelle d'un des constituants de l'écriture du Grand Meaulnes.

Le roman présente une suite de situations qui peuvent être décrites à partir d'un modèle actantiel. La comparaison des séquences obtenues révèle une structuration du récit qui se caractérise par la fréquence de la métamorphose, ou pour prendre une expression plus appropriée à la démarche linguistique, de la transformation du rôle des acteurs que nous restreindrons ici au sens de personnages. Ce terme de "transformation" peut être en effet retenu comme étant d'une part l'expression de l'axe sémique [le sème étant la plus petite unité de sens] sous-jacent au récit, mais aussi comme étant, d'autre part, le processus grammatical qui conditionne le système textuel du Grand Meaulnes.

Pour décrire ce système, prenons pour point de départ le modèle actantiel proposé par A.J. Greimas (Sémantique structurale, p. 180) :

 

Destinateur Objet Destinataire
       
Adjuvant Sujet Opposant

 

Nous pouvons procéder à une distribution des acteurs qui nous paraissent correspondre le mieux aux rôles définis par les diverses relations décrites par le modèle ci-dessus : selon les situations évoquées, c'est-à-dire selon que l'objet de l'amour varie, les acteurs assument des rôles actantiels divers. Les situations définies par la relation fondamentale sujet/objet peuvent être ramenées à trois dans Le Grand Meaulnes. Nous pouvons les représenter, selon leur ordre de réalisation, par le tableau suivant que nous aurons à expliciter tout au long de notre étude :

 

S1 S2 S3
Frantz Valentine   Frantz Valentine
  Meaulnes Valentine   
Meaulnes Yvonne   Meaulnes Yvonne

 

Au niveau de cette première relation nous pouvons constater que les personnages se substituent les uns aux autres. Cela n'est pas sans intérêt pour la sémiologie du roman de souligner que le désir d'amour de Meaulnes, par exemple, ait pour objet tantôt Yvonne, tantôt Valentine. Ces substitutions successives entraînent des modifications des autres relations. Un exercice facile qui consiste à combiner "situations (1, 2, 3)", et "relations" (adjuvant/sujet/opposant ; destinateur/objet/ destinataire) démontre que les acteurs : Meaulnes, Frantz, François, Delouche ... comportent chacun une pluralité de rôles actantiels qui leur font adopter sur le plan du récit des attitudes opposées. Le discours semble bien animé par une dynamique où la "métamorphose" joue à plein. Notre analyse, pour le moment de nature paradigmatique, par la mise en parallèle des situations, nous incite à conclure que la transformation du rôle des acteurs importe pour accéder à la description de la signification du Grand Meaulnes. L'importance de ce procès nous paraît être confirmée par le fait que l'écrivain le manifeste directement tout au long du récit : - "Transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre adolescence... " (p. 9)

[c'est nous qui soulignons ; le numéro de la page renvoie à l'édition du Livre de Poche n° 1000, édition 71, volume simple].

"L'arrivée de Meaulnes qui coïncide avec ma guérison, fut le commencement d'une vie nouvelle" (p. 14)

"J'aurais voulu que ce fût Meaulnes. Ce petit voyage en voiture à âne serait devenu un événement plus important" (p. 18).

Cette dernière citation se donne à lire au niveau de l'Histoire, mais davantage à celui du discours. Dans une seconde lecture, Alain Fournier nous livre là un des secrets de la structuration de son roman. Nous laissons au lecteur curieux le soin de continuer cette double lecture du roman.

Il nous faut à présent abandonner l'axe paradigmatique pour lier entre elles les séquences que le modèle actantiel nous a permis de décrire. Il apparaît que l'une des fonctions importantes qui fonde la dynamique du Grand Meaulnes est celle de l'implication. Le lien qui s'établit entre les situations n'est autre que le contrat liant Meaulnes à Frantz, manifesté dans l'histoire par les serments et les appels. La syntaxe des séquences repose sur l'établissement de ce contrat, sa rupture, la recherche d'un rachat. Au niveau de l'anecdote, les serments, les trahisons, les reconnaissances jusqu'à l'installation de Frantz et de sa fiancée dans la maison des Sablonnières, expriment cette structure sous-jacente. Nous pouvons encore emprunter à A.J. Greimas la formule de cette fonction syntaxtique : (Sémantique Structurale, p. 195).


Si   mandatement/acceptation = établissement du contrat,

Alors   prohibition/violation = rupture du contrat.

 

Il est clair que l'arrivée de Frantz à Sainte-Agathe, le serment, l'identification lente à venir par Meaulnes de Valentine avec la fiancée de Frantz lors d'un séjour à Paris, que tous ces événements contribuent à impliquer toutes les intrigues du roman. Alain Fournier, lui-même, explicite dans une réflexion de Meaulnes et dans un "autre sens" que celui de l'histoire, c'est-il-dire dans celui du discours, la syntaxe des événements :

"Mais écoute Seurel ! Cette intrigue nouvelle et ce grand voyage, cette faute, que j'ai commise et qu'il faut réparer, c'est, en un sens, mon ancienne aventure qui se poursuit..." (p. 171).

L'établissement d'un contrat qui est rompu : "J'eus l'impression qu'il rompait avec moi, parce que son aventure était finie, comme il rompait avec son passé" (p. 142), dit François au moment de la liaison de Meaulnes avec Valentine, lie mais transforme les relations initiales. Le Grand Meaulnes paraît construit sur un chiasme présentant des situations d'entrée et de sortie inversées dans leurs issues par cette intrigue centrale qui n'est rapportée qu'indirectement par le truchement de lettres et dans un ordre "brouillant toute piste" (p. 144) pour le narrateur et le lecteur attaché à la seule lecture de l'anecdote. Il est frappant de constater que la composition du roman transpose dans l'ordre du discours l'impression de mystère que les acteurs peuvent ressentir dans l'ordre de l'histoire. Cette technique de l'écriture produit un effet de renforcement qui vise, sans nul doute, à donner plus de vraisemblance aux aventures des personnages. Nous pouvons, après cette rapide analyse de l'axe syntagmatique du roman, compléter le tableau de l'enchaînement des situations :

noeud

L'opposition "espoir vs désespoir" marque les intrigues et les affecte d'un facteur positif ou négatif, entraînant les acteurs dans les rôles les plus opposés, comme nous le montraient nos observations au début de notre analyse.

Dans cette première partie de l'étude du roman, nous avons essayé d'appréhender la structure sous-jacente du discours. La mise en relation des paradigmes des séquences de l'aventure avec la syntaxe de celles-ci nous a permis de souligner la cohérence d'une écriture qui révèle une technique originale : les chemins perdus , les départs, les retours, les ruptures : "Que Frantz revienne... qu'il retrouve ses amis et sa fiancée ; que la noce interrompue se fasse et peut-être tout reviendra-t-il comme c'était autrefois. Mais le passé peut-il renaître ?" (p. 132), sont en fait, et nous croyons l'avoir démontré, une expression première d'une composition qui rend la "quête" des héros semblable à la recherche du lecteur, sur le plan esthétique, d'un art qui ne se livre pas immédiatement. Le roman ne s'achève-t-il pas par le dévoilement d'un secret qui ne contribuerait pas seulement à élucider le comportement des personnages mais donnerait un éclairage sur la manière du discours ? Il n'est pas sans intérêt de constater, au passage, que la structure du roman, façonnée sur le contrat qui se rompt, la quête qui devient rachat, la reconnaissance : "Je reconnais Augustin Meaulnes" dit Yvonne (p. 179), qui promeut le personnage au statut de héros, établit un rapport entre Le Grand Meaulnes et le roman courtois. Alain Fournier réaliserait ce que Marcel Proust décrivait dans Le côté de Guermantes (cf. Françoise) : les petites gens accomplissant, toute proportion gardée, les faits marquants de la haute société. Le Grand Meaulnes, une geste de l'amitié, tel pourrait être un thème de lecture du roman propre à décrire sa typologie, et un point de départ pour une réflexion sur l'idéologie du récit.

Nous venons de décrire la structure sous-jacente du texte selon les deux axes qui nous paraissent déterminer l'écriture du discours. Il nous faut à présent étudier les caractères de sa manifestation. Les métamorphoses, les changements, nous le soulignions plus haut, se manifestent par les départs, les retours, les fuites ou les abandons des acteurs. Tous ces termes remarquables par leur fréquence, termes auxquels on peut ajouter l'attente qui les neutralise, mais qui comporte une potentialité événementielle forte, constituent une catégorie sémique qui trouve son hyperonyme [= terme qui inclut tous les autres (ex. : rouge qui inclut carmin, pourpre, etc.)] dans le mot rupture. La disjonction va influencer le lexique du Grand Meaulnes : le concept de rupture nous paraît fondamental au moment où Le Grand Meaulnes est composé. Nous pourrions inclure dans notre travail une étude intertextuelle qui montrerait comment ce concept, traduit par "contraste" en peinture depuis l'impressionnisme, par "dissonance" en musique (nous empruntons cette équivalence à Fernand Léger : Fonctions de la peinture) a fécondé tout l'art moderne.

  Les Oppositions marquantes ne manquent pas dans Le Grand Meaulnes, la juxtaposition de certaines d'entre elles épouse le mouvement que nous décrivions plus haut, pour lui donner une coloration originale; reprenons notre tableau initial et les situations des acteurs.

 

S1 S2 S3
Campagne Ville Campagne
hiver été hiver

 

Chacun de ces thèmes : campagne vs ville, hiver vs été, orchestre, et nous reviendrons sur ces expressions qui relèvent du vocabulaire musical, une situation bien particulière, que le héros soit présent ou absent. L'Hiver de l'aventure est tragique et beau, il colore la "fête étrange" (1ère partie Ch.13 et 14), l'été par contre suffoque, étouffe : "juin ramena ... une terrible chaleur dont la buée suffocante... " (p. 141), "je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret, comme une sorte d'étouffement" (p. 175). Il serait alors facile d'établir une liste de termes engendrés par cette opposition où d'une part espoir, joie, bonheur, fraîcheur, émerveillement, contrastent avec déception, peine, abandon, débâcle, désarroi, faute... Cette liste serait ainsi l'expression d'une isotopie [= itération d'une unité linguistique] fondée sur l'antithèse :

pureté vs impureté

qui génère tous les termes relatifs à "l'hiver vs l'été" mais également ceux qui décrivent l'opposition "la campagne vs la ville".

Ici encore, une étude intertextuelle serait d'un grand profit pour montrer combien un écrivain exprime, dans sa manière originale, une conception contemporaine de la composition de son œuvre. L'opposition "hiver-été" a été exploitée et l'est encore au moment où Alain Fournier écrit Le Grand Meaulnes. Le poème de Mallarmé Renouveau : "l'hiver, saison de l'art serein, l'hiver lucide... ", la nouvelle de Thomas Mann Tonio-Kröger où un écrivain préfère l'hiver au printemps ou à l'été pour composer son œuvre se rapprochent de notre roman qui transpose sur le plan de l'anecdote une méditation sur l'art. L'aventure du Grand Meaulnes ne serait-elle pas, plus que la quête d'une pureté de l'amitié, celle d'une recherche de la perfection dans l'art ? Le roman échappe à tout sentimentalisme (qui, malheureusement, est seul retenu par une sorte de vulgarisation de l'œuvre tant dans les domaines filmique que scolaire). Devenant une méditation sur l'art, il confère à l'écriture d'Alain Fournier le caractère d'un "réalisme de conception" pour reprendre une formule célèbre. Nous avons employé le mot "perfection" pour rejoindre l'isotopie que nous évoquons au début de ce paragraphe, mais nous le voyons appliqué au discours plus qu'à l'histoire. La confusion des deux plans est à la source de bien des interprétations relevant de la sensiblerie, ou d'une lecture au premier degré. On peut être étonné de trouver dans des ouvrages critiques sur Le Grand Meaulnes des pages admiratives sur la vérité des paysans ou de l'école de village. Tout est effet de transposition : même si la toponymie rappelle des lieux connus, la sensibilité, comme l'anecdote restent soumises à la logique du discours. Nous pourrons montrer comment ces paysans, ce bourg, cette école participent autrement que par leur "couleur locale" à la vie "mystérieuse" du roman.

Ces dernières remarques nous conduisent à observer une nouvelle opposition impliquée dans les précédentes. Elle entre, à son tour, dans la dynamique du roman en disjoignant deux mondes difficiles à concilier : le rêve et la réalité. Sur le plan figuratif, les bourgs et leurs habitants contrastent avec le Domaine et ses propriétaires. Nous pouvons constater que dans cette nouvelle relation, la campagne reçoit un caractère de superactivité prenant la forme de la rudesse, de la dureté, en regard de la beauté et de la fragilité recelée par les Sablonnières. Notons, au passage, que, comme tout à l'heure l'opposition campagne-hiver trouvait un facteur de renforcement dans celle de l'hiver et de l'été, l'antithèse bourgs/Les Sablonnières, connaît une forme de redoublement dans celle du naturel et du déguisement. Nous pouvons affiner le système sémique qui fonde les manifestations décrites dans cette analyse :

noeud 1

La dernière relation prend une tonalité dissonantique ; l'épisode du gilet de soie le souligne : "Il avait repris sa marche à travers la chambre lorsqu'il se mit à déboutonner cette pièce mystérieuse d'un costume qui n'était pas le sien. Et il était étrange de le voir, en bras de chemise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant la main sur ce gilet de marquis" (p. 38). Le commentaire de cet ensemble phrastique reposant sur le système sémique que nous avons décrit, justifierait alors le choix des expressions manifestant les oppositions fondamentales. Le conditionnement des formes lexicales et grammaticales par un système sémique est un point sur lequel il nous faudra travailler pour échapper à des approches de textes livrées à la seule intuition ou à l'histoire littéraire.

L'observation de l'évolution de cette seconde opposition à travers le roman appelle d'autres remarques utiles à la description de la signification du Grand Meaulnes. Peu à peu, au cours de l'aventure, le deuxième terme de la relation disparaît. Nous pouvons voir que précisément les mots "disparition" ou "destruction" dominent dès la seconde partie du roman, pour atteindre le plus haut taux de fréquence dans les chapitres 5 et 6 de la troisième partie intitulés "La partie de plaisir" : la destruction du Domaine et ce qu'il en reste ; la maison de fantaisie de Frantz ; la mort d'Yvonne et ce qui survit d'elle ; la petite fille, "solide... sauvage..." à qui aucun prénom n'est donné, traduisent figurativement cette transformation par suppression de l'un des termes : la fragilité et tous ceux qu'il génère : finesse, délicatesse... L'antithèse naturel/déguisement qui renforce la précédente et dont les manifestations sont nombreuses dans le roman, invite à greffer sur notre étude une analyse des compositions artistiques, littéraires et picturales qui introduisent comme élément de structure le déguisement, où le jeu des oppositions révèle des recherches esthétiques qui ouvrent sur autre chose que le vérisme que nous dénoncions plus haut. Certains se sont plu à comparer Le Grand Meaulnes aux romans de George Sand et à trouver une équivalence de l'œuvre de Fournier avec un tableau de Corot. Cela nous paraît une erreur. Le Grand Meaulnes n'est pas un récit fondé sur la consonance qui caractérise la manière de George Sand ou de Corot, dans le domaine pictural. Il s'apparente, bien plus, aux œuvres que structure la dissonance et en cela Alain Fournier suit la voie tracée par Baudelaire, Rimbaud et Nerval.

Nous résisterons à la tentation de rapprocher Le Grand Meaulnes de réalisations picturales. Mais la dernière observation que nous venons d'exposer nous pousse à établir une relation d'équivalence entre notre roman et une composition musicale. Nous sommes fondé à proposer cette équivalence par deux raisons, l'une peut-être moins déterminante que l'autre : la première ne retient que les déclarations d'Alain Fournier lui-même : "Ma prose et peut-être mes vers seraient à ce langage ce qu'est, peut-être, la musique de Debussy à la parole humaine" (lettre du 9 novembre 1906 à Jacques Rivière). Il est clair que le jeune écrivain a souhaité être le Debussy de la littérature, sa correspondance en témoigne au moment où il écrit son roman. La seconde raison qui nous incite à établir une comparaison du Grand Meaulnes avec une composition musicale moderne, est celle qui découle de notre étude : le rythme dissonantique des aventures, les thèmes manifestés qui pendant, par exemple, l'absence des héros, rappellent les situations initiales pour les maintenir, dans un savant équilibre, jusqu'à l'épilogue, fondent d'une manière décisive notre démarche. Notre démonstration réfute ainsi les impressions de Gide : "Grand Meaulnes dont l'intérêt se dilue ; qui s'étale sur un trop grand nombre de pages et un trop long espace de temps ; de dessin quelque peu incertain et dont le plus exquis s'épuise dans les cent premières pages. Le reste du livre court après cette première émotion virginale, cherche en vain à s'en ressaisir... " (Journal, 2 janvier 1933).

Cette démarche nous permet d'accéder à une manifestation stylistique qui nous paraît figurer la dynamique du roman et qui résulte d'une étude fondée sur autre chose qu'une simple association d'idées, du moins nous avons la faiblesse de le croire : il s'agit d'une métaphore qui court tout au long du Grand Meaulnes, celle de la mer brassant les événements de l'histoire dans un mouvement alternatif, nous dirons dans un discours valorisant les effets de contrastes qui ont fait précisément l'objet de notre analyse. Là encore, nous refusons ces affirmations lues dans un commentaire du roman : "la mer inspire un certain nombre des images les plus frappantes, mais si elles se sont imposées, c'est bien parce qu'un adolescent avait rêvé de la mer avant de devenir romancier. L'expérience de Brest, les désirs qui le suscitèrent, les souvenirs qu'elle laissa expliquent la présence, insolite dans ce récit (c'est nous qui soulignons) qui se déroule au cœur des terres, de tant de "vagues", "d'abordages" et de "navires". L'image de la mer est surtout imposée par la structuration du roman. Nous touchons là un point de méthodologie qu'il nous faudra encore illustrer de nombreux exemples pour l'homologuer. La présente étude et celle qui figure en annexe II, due à un de nos collègues qui a recherché les manifestations de cette figure stylistique tant sur le plan lexical que grammatical, rendent compte du souci que nous avons de dépasser une linguistique phrastique pour accéder à une sémiotique narrative et textuelle qui décrive plus nettement qu'on ne le fait habituellement dans nos livres scolaires la relation sens et grammaire. Pour approfondir ce point, que nous ne faisons qu'effleurer pour le moment, nous renvoyons aux livres spécialisés qui l'abordent scientifiquement et dont la liste figure à la fin de cette plaquette.

Ainsi la structuration du roman, selon un rythme où alternent présent et passé, campagne et ville, hiver et été pour orchestrer le thème de la pureté opposée à l'impureté, donne à la métaphore de la mer une importance privilégiée. Celle-ci confère une unité à la dynamique du Grand Meaulnes ; elle est l'un des moyens par lesquels s'accomplit ce "va et vient insensible" dont parle Alain Fournier clans sa correspondance avec Jacques Rivière (cf. p. 40) où il est question aussi de "va-et-vient incessant". Elle conjoint des événements que tout veut diviser. La poésie réalise ce que la vie interdit. Le thème de la mer est si intimement mêlé à la composition du roman qu'on le croit présent, directement ou indirectement exprimé, presque à toutes les pages. Pour s'en convaincre, il faut se reporter à l'annexe II. Corroborons ces constatations par cette simple citation : "Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je n'osais plus rien lui dire. Il marchait, s'arrêtait, repartait plus vite, comme quelqu'un qui, dans sa tête recherche ou repasse des souvenirs, les confronte, les compare, calcule et soudain pense avoir trouvé ; puis de nouveau lâche le fil et recommence à chercher... déambulant comme ces marins qui n'ont pu se déshabituer de faire le quart... pour surveiller la nuit terrienne. Va-et-vient, constructions binaires, résurgence du mot mer... , le texte révèle sa trame, conçue selon une structuration sensible à l'analyse.

Il ressort de cette étude globale du Grand Meaulnes que nous rejoignons les remarques faites à propos de L'École des Femmes. La composition prime tout ; elle détermine à tous les niveaux le texte : les personnages qui ne vivent jamais de leur vie propre, mais sont soumis à une détermination esthétique, comme les événements qui se plient à l'exigence d'un discours. Augustin Meaulnes, Frantz de Galais, Yvonne, Horace, Agnès ne sont pas des "essences" mais des participants à une action parfaitement structurée. Il nous faut perdre cette conception de l'œuvre comme "beau sujet" pour la considérer comme "bel objet". À partir du moment où le plan est établi (reprenant à notre profit la remarque de Racine) la structuration du poème, du roman ou de la pièce de théâtre va engager l'histoire dans un discours qui la dénaturera pour en faire un objet d'art. L'apparition, la disparition des acteurs, la disposition des séquences vont tisser un réseau serré auquel on ne saurait accéder sans effort d'analyse, excluant de notre lecture tout sentimentalisme, refusant à l'œuvre toute sensiblerie. "C'est le fait de l'amateur d'art de substituer sa propre personnalité à l'œuvre qui s'impose" écrit Fernand Léger dans Fonctions de la peinture (édition Gonthier) . Nous pensons qu'Alain Fournier ne répond pas à cette définition que bien des livres scolaires et des critiques illustrent cependant. Notre méthode veut nous mettre à l'abri de ce subjectivisme dangereux qui occulte une création artistique. Notre approche des œuvres, qui souhaite être davantage une réflexion pédagogique qu'une analyse exhaustive et scientifique de la création littéraire, nous a permis de découvrir tout le bien fondé de la recherche actuelle qui ouvre à la pédagogie une voie du respect de l'œuvre par une attitude d'objectivité.

 

*** Sémiotique narrative et textuelle - Ouvrage présenté par Claude Chabrol (Université de Paris V)
Avec les contributions de Sorin Alexandrescu, Teun A. Van Dijk (Université d'Amsterdam), Roland Barthes, Claude Bremond, A.J. Greimas (École Pratique des Hautes Études), Pierre Maranda (University of British Columbia), Siegfried J. Schmidt (Universität Bielefeld)
Collection Larousse-Université, 1973.
[Les textes qui constituent ce recueil ont été dans leur majeure partie rassemblés par François Rastier. Nous avons accepté, à sa demande amicale, d'en assurer la présentation et de prendre la responsabilité de les instituer comme livre. Claude CHABROL]
La première partie de cet ouvrage peut être consultée sur Gallica.

 

 

© Maurice Collignon, in Pour une nouvelle approche des textes, CRDP Nancy-Metz/École normale mixte d'Épinal, 1er trimestre 1976

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 pleiad meauln

 


 

 

Annexe : Le Grand Meaulnes à travers le Journal d'André Gide

 

 

André
Gide

"9 février 1912 [...] J'ai… été voir Jacques Rivière ce matin. Combien j'aime et j'admire la ressource de son intelligence et la grâce de sa sympathie ! Puis Alain Fournier est entré, devant qui j'ai tâché de ne point faire trop piètre figure [...] Le camarade qui accompagnait E. P. à Andermatt, avait le nez pointu comme celui d'Alain Fournier. Nez pointus : sensuels médiocres.

19 février 1912 : [...] A. B. m'accompagne jusqu'au boulevard Saint-Germain, où nous prenons une voiture pour aller rue d'Assas, chez Jean Schlumberger, où se tient la réunion de la N. R. F. Griffin venait d'en partir. J'y trouve encore Ruyters, Ghéon, Lanux, Gallimard, Bertaux, Alain Fournier, Duhamel, Vildrac, Pilon, Fargue, etc. ; conversations par petits groupes.

27 décembre 1932 Cuverville. Achevé en wagon Monsieur Lyonnet, de Léopold Chauveau. Intérêt et plaisir très vifs. On ne peut mieux connaître les enfants [...]. Cette présentation morcelée, j'en vois surtout la commodité pour l'auteur ; mais il ne me plaît pas que celui-ci escamote le plus difficile [...]. N'importe ! Un livre remarquable et tourmentant à souhait. Puis je me suis plongé dans Le Grand Meaulnes que je n'avais pas encore lu.

2 janvier 1933 Après Le Grand Meaulnes, lu le Bal du Comte d'Orgel, que je ne connaissais pas davantage. Extraordinaire sûreté de ce livre ; presque excessive. Cela tient de la gageure et de l'acrobatie. La réussite est à peu près parfaite [...]. Bien supérieur à toutes les autres productions de Radiguet, et au Grand Meaulnes, dont l'intérêt se dilue ; qui s'étale sur un trop grand nombre de pages et un trop long espace de temps ; de dessin quelque peu incertain et dont le plus exquis s'épuise dans les cent premières pages. Le reste du livre court après cette première émotion virginale, cherche en vain à s'en ressaisir... Je sais bien que c'est le sujet même du livre ; mais c'en est aussi le défaut, de sorte qu'il n'était peut-être pas possible de le "réussir" davantage. Une irressaisissable fraîcheur..."

 

 

Accéder à la suite de ce texte

 

 

Note complémentaire du 2 juin - jour de la parution du "fameux" volume n° 646 de La Pléiade...

Ainsi donc, le voilà entre mes mains, cet Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes suivi de Choix de lettres, de documents et d’esquisses !
Jamais eu à feuilleter un ouvrage aussi étique : 560 pages tout mouillé - plus 50 pages d'Introduction, tout de même -, alors que le coffret Kessel, acquis au même moment, compte respectivement près de 2 000 pages (tome I) et près de 1 900 pages (tome II)... Pour ne rien dire du Giono, Un roi sans divertissement et autres romans, près de 1 400 pages...
Déception certaine, quand bien même on y trouve des données intéressantes (lettres à Rivière, par exemple).
[Cependant, il faut savoir gré à l'auteur de la présente édition d'avoir signalé un fonds dont la richesse est considérable, la ville de Bourges étant dépositaire des archives Alain-Fournier].
Alors, un conseil aux amoureux, comme moi, de Sainte-Agathe : ne faites pas l'impasse sur le Le Grand Meaulnes précédé de Miracles, paru en 86 aux Classiques Garnier (mon exemplaire perso fut acquis en 88... manière de me rajeunir et de montrer ce qu'est une fidélité), qui est quelque chose d'extraordinaire - à mes yeux du moins. Plus de 600 pages de bonheur intellectuel, pour moins de vingt euro - et on peut télécharger des extraits sur le site Web de Garnier...
Qu'on se le dise, réclame non payée !