La réputation médiatique du très prolifique Michel Onfray a quelque peu estompé la renommée d'un autre caennais, je veux parler de Pierre Villey (1879-1933), autre universitaire - mais lui, ancien normalien reçu premier à l'agrégation de lettres classiques - dont les travaux sur Montaigne, pourtant relativement anciens, n'ont pas été dépassés.
Mais tous ces évidents lauriers n'auraient rien de bien surprenant de la part d'un fils de la bourgeoisie - sinon que Villey était aveugle (plus exactement, avait sombré dans la cécité complète dès l'âge de quatre ans). Quand on songe seulement que pour mener à bien ses pénétrants travaux sur l'auteur des Essais, Villey dut commencer par traduire en Braille toute l’œuvre de l'ancien Maire de Bordeaux (avec les innombrables citations !), alors on se dit que cet homme décédé prématurément lors de la catastrophe ferroviaire dite de Saint-Élier(1), était doué d'une volonté dépassant toute imagination (Helen Keller, sourde, muette, aveugle, fut de la même trempe) et qui ne peut se comparer chez nous qu'à celle dont fit preuve le jeune Gaston Bachelard - qui, on s'en souvient, avant de devenir l'immense professeur que l'on sait, avait souvent dû, surnuméraire aux PTT, peser des lettres.
C'est pourquoi il m'a paru utile de tirer de l'oubli un texte de Villey dans lequel il se raconte un peu, et qui est extrait du fameux "Monde des aveugles", ouvrage dont la première parution date de 1914, et qui fut réédité à de nombreuses reprises. J'ajoute que pour l'essentiel, les travaux de Villey sont disponibles sur Gallica. Et qu'il est possible ainsi de mesurer la distance entre eux et ceux de son "rival" d'alors : j'ai nommé le Montaigne (paru en 1906) de Fortunat Strowski (1866-1952)(2).

 

"Je ne cherche... pas à diminuer les difficultés qu'un aveugle rencontre dans de pareils travaux. Mais à tout prendre, ce ne sont que des difficultés, non des obstacles infranchissables. Pour en venir à bout, il suffit d'un peu plus de patience, d'un peu plus de persévérance, et voilà tout".

P. Villey

 

 

 

Un académicien disait encore récemment : "Il faut à un aveugle dix fois plus de temps pour apprendre dix fois moins de choses qu'un clairvoyant". Nous venons de voir que les faits contredisent une pareille opinion. Elle est infirmée à la fois par ce que nous savons de l'intelligence de l'aveugle et par les progrès considérables que l'alphabet Braille a fait réaliser à ses procédés de culture.

Sans doute, la documentation oppose toujours beaucoup plus de difficultés à l'aveugle qu'au clairvoyant. Les livres sont moins à sa disposition. Ils le sollicitent moins à la lecture. Beaucoup ne lui sont accessibles que par l'intermédiaire d'un clairvoyant. Dans les conditions moyennes le mal n'est pas grave, et nos musiciens et nos ouvriers sont, au point de vue de la culture générale, au moins les égaux de leurs concurrents. Mais on a peine à croire qu'il n'y ait pas là un insurmontable obstacle pour ceux qui peuvent prétendre à un développement intellectuel plus grand.

Un exemple nous montrera que, dans des circonstances favorables, même les travaux d'érudition qui exigent les recherches les plus minutieuses et le maniement de matériaux considérables ne sont pas interdits aux aveugles. On y verra les merveilleux services que nous pouvons tirer de l'invention de Louis Braille, et sa souplesse à se plier à tous les besoins. Je m'excuse de parler ici de moi-même et des livres que j'ai publiés sur Montaigne. Un savant critique [M. Victor Giraud, dans la Revue des Deux Mondes] m'y a convié en demandant, dans un article où il a parlé avec beaucoup de bienveillance de mes ouvrages, de quels procédés de travail dispose un aveugle pour se livrer à de semblables études. Et puis, je suis ici moins en cause que Braille, car c'est Braille qui m'a permis d'agir et qui l'a permis à d'autres comme à moi-même. Aussi bien, au point de vue de la psychologie de l'aveugle, l'intérêt que présentent mes livres sur Montaigne est de faire voir que, grâce à nos méthodes spéciales, les recherches philologiques, les travaux d'érudition nous sont parfaitement accessibles.

 

 

I

 

J'ai perdu la vue à quatre ans et demi. De mes premières années, il ne me reste aucun souvenir visuel qui soit net, soit parce que l'insouciante enfance ne fixe guère son attention, soit plutôt parce que, dans la nuit complète où je vis désormais, aucune impression visuelle ne peut venir réveiller des souvenirs endormis. Dans une grande Histoire Sainte qu'on ouvrait devant moi, j'ai bien quelque idée d'un Abraham immolant son fils, tandis qu'un ange descend du ciel pour arrêter son bras. Peut-être les ailes de l'ange qui avaient frappé mon imagination d'enfant ont-elles laissé quelques traces dans ma mémoire ? Mais tout cela est si vague que j'ose à peine y croire, et pour peu que je cherche à presser mon souvenir, tout s'évanouit aussitôt. C'est plutôt un souvenir de vision qu'une image visuelle. J'ai des idées assez précises des couleurs, mais, faute de pouvoir les contrôler, j'ignore si elles sont exactes. Quand mes yeux se sont fermés, je ne savais pas lire. Mon éducation a donc été entièrement une éducation d'aveugle.

Je pris mes premières leçons en écoutant mes frères lire à haute voix. On me trouvait une bonne mémoire. À huit ans, à l'âge où le toucher est encore très sensible, je commençai à étudier l'alphabet Braille. Ainsi, très jeune je me familiarisai avec les deux procédés essentiels de travail dont je devais faire usage dans la suite, la lecture à haute voix et la lecture tactile.

Un séjour à l'Institution nationale des Jeunes Aveugles de Paris m'initia plus complétement à toutes les méthodes spéciales de la pédagogie des aveugles, mieux enseignées dans cette école que dans la plupart des autres, et me prépara ainsi aux études que je devais faire dans différents lycées de Paris.

Là, pour le latin, pour le grec, bien souvent même pour le français, les livres en relief me faisaient défaut. Je transcrivis et fis transcrire ceux qui m'étaient indispensables. Des amis dévoués m'ont aidé dans cette tâche. La Bibliothèque Braille m'a prêté de nombreux volumes. Mais le plus souvent, comme autrefois, j'apprenais mes leçons avec un secrétaire ou avec un camarade qui me les lisait. J'usais constamment du système Braille pour noter tout ce que je désirais conserver, pour écrire les brouillons de mes devoirs, surtout pour prendre des notes aux cours qui nous étaient faits en classe. Par suite de cet exercice continuel, je maniais le poinçon avec rapidité, et, grâce à une sténographie que j'enrichissais peu à peu de signes nouveaux, aucune phrase des cours ne m'échappait. Quant aux devoirs que je devais remettre à mes professeurs, je les écrivais avec une machine à écrire, celle-là même dont je me sers en cet instant. C'est une Dactyle qui ne diffère en rien du modèle ordinaire : et sans doute je ne vois pas les lettres inscrites sur les touches que je frappe, mais la mémoire supplée fort aisément à ce défaut. Aussi bien, les dactylographes voyants écrivent toujours sans regarder leur clavier. La seule difficulté consistait en ce que je ne pouvais pas me relire. Pour cet office, j'étais obligé de faire appel à un clairvoyant.

Grâce à ces procédés, grâce aussi à la bienveillance de maîtres excellents dont quelques-uns ont fait preuve envers moi d'un dévouement sans limite, je n'ai eu aucune difficulté à suivre mes camarades, et j'ai fait mes classes avec succès. En même temps, je m'habituais de plus en plus à tirer le meilleur parti possible des conditions de travail qui m'étaient faites : à profiter d'une lecture entendue comme d'une lecture que j'aurais faite moi-même, à multiplier mes notes en Braille, à les classer d'une manière à la fois méthodique et pratique. Tout cela devait me servir dans la suite.

Quand j'entrai à l'École Normale supérieure, je sentis tout de suite qu'un changement se produisait dans mes études : au travail d'assimilation, qui est celui de l'enseignement secondaire, succédait le travail de production, le travail scientifique. J'avoue qu'au début une inquiétude me troubla. Il fallait aller aux sources, manier une foule de livres sans aucun guide. Mes goûts m'avaient porté vers l'histoire littéraire, et dans aucun genre d'études la documentation ne présente autant de difficultés que dans l'histoire. Je regrettais parfois de n'être pas philosophe, car je me disais (je n'en suis plus aussi sûr aujourd'hui) qu'un philosophe demande moins aux livres, et tire plus de son propre fonds. La nécessité s'imposait à moi d'apprendre à user aussi méthodiquement que possible des instruments bibliographiques, afin de guider sûrement dans leur maquis un secrétaire qui, désormais, devenait inséparable de ma personne, qui me prêtait constamment ses yeux, mais des yeux de plus en plus passifs à mesure que la besogne se faisait plus personnelle et plus compliquée. Avant ma sortie de I 'École, je m'étais attaché à l'étude de Montaigne.

 

 

II

 

Pour qu'on puisse comprendre en quoi ma tâche a consisté, je me vois dans la nécessité (et j'en demande pardon au lecteur) de rappeler brièvement le point où en était l'étude de Montaigne quand je l'ai abordée, et le but que je me suis proposé.

On avait coutume de lire les Essais de Montaigne comme une œuvre homogène et formant bloc. Dans sa philosophie on cherchait une idée une, presque un système, et, comme on y rencontrait beaucoup de jugements contradictoires, les uns le prétendaient stoïcien, tandis que d'autres le faisaient épicurien : les uns le déclaraient sceptique, pendant que d'autres lui attribuaient presque du dogmatisme ; ceux-ci le voulaient religieux, ceux-là l'affirmaient athée. Dans son art, on ne se heurtait pas à moins de contrastes : à côté de chapitres étriqués, vides d'originalité, on trouvait les admirables Essais si personnels, si riches, que tout le monde connaît. II m'a paru que toutes ces contradictions apparentes et ces oppositions pouvaient s'expliquer, qu'elles correspondaient à des différences de dates dans la composition des Essais, et que la pensée de Montaigne avait varié d'époque à époque comme sa manière d'artiste avait changé. Retrouver autant que possible les étapes successives que sa pensée a traversées, les couches qui se sont l'une sur l'autre déposées dans son esprit par les transformations de son œuvre, en un mot retracer l'évolution de Montaigne comme philosophe et comme artiste, tel a donc été mon dessein.

Pour le réaliser, la première chose à faire était de déterminer la chronologie des Essais. II fallait y rechercher les allusions qu'ils contiennent à des événements contemporains, identifier ces événements souvent obscurs, et en déterminer la date parfois aux prix de longues recherches. Sans chronologie solidement établie, il n'y a pas d'études historiques.

Mais, pour fixer cette chronologie, et pour éclairer l'évolution qu'elle devait nous faire connaître, il était très important de retrouver les lectures de Montaigne. En effet, plusieurs chapitres inspirés par un même livre avaient chance d'être contemporains. La série des lectures pouvait révéler beaucoup sur la série des compositions. Je dus donc commencer par reconstituer ce que l'on pouvait retrouver de la bibliothèque de Montaigne, et, à mesure que je replaçais les livres sur les rayons, rechercher pour chacun les emprunts qui lui avaient été faits.

Cette enquête, délicate et fort étendue, était donc le point de départ nécessaire de ma tâche, et elle en constitua la plus lourde partie. Pour comprendre comment elle avait été possible, et comment elle pouvait promettre une base solide à l'édifice que je voulais construire, il importe de se rappeler que Montaigne citait volontiers avec beaucoup de fidélité les auteurs dont il s'inspirait. On trouve dans les Essais des phrases presque textuellement copiées des livres qu'il aimait ; ailleurs ce ne sont que des allusions, mais des allusions si précises qu'on peut quelquefois indiquer la source avec certitude. Comme en outre Montaigne parlait avec plaisir de ses lectures et nous a donné ses impressions sur beaucoup d'entre elles, une semblable entreprise avait des chances sérieuses d'aboutir. Elle avait été commencée, et bien commencée par des annotateurs comme Coste et Victor Leclerc ; il ne fallait que la continuer avec plus de précision et plus de patience.

Mon premier soin a donc été de transcrire intégralement en Braille l'œuvre de Montaigne. Ma collection des Essais comporte une vingtaine de volumes. J'ai pu dès lors très aisément et sans aucun secours étranger les étudier en eux-mêmes, m'en pénétrer, les mettre en fiches. Mes fiches, rédigées en Braille, bien entendu, se distinguaient en trois catégories : sur celles du premier groupe s'inscrivaient toutes les idées qui sont exprimées dans les Essais ; sur celles du second groupe, toutes les images, les expressions caractéristiques, les figures, en un mot, toutes les particularités de style ; au dernier groupe étaient réservés les exemples historiques, les anecdotes et les récits de tout genre qui pullulent dans les Essais. Puis ces trois amas de fiches ont été classés, chacun séparément, suivant l'ordre alphabétique, et placés dans une caisse volumineuse qui, pendant plusieurs années, est restée constamment à la portée de ma main.

Le mot caractéristique de chacune de ces fiches, celui qui servait à lui assigner une place dans le classement alphabétique, était inscrit à l'extrémité inférieure, et ainsi, toutes étant disposées la tête en bas, il me suffisait de promener rapidement les doigts sur la tranche qu'elles me présentaient pour découvrir immédiatement dans ces piles considérables la fiche dont j'avais besoin. La recherche ne me prenait pas plus de temps, je crois, qu'elle n'en eût demandé à un œil exercé. Placé devant mes casiers je n'avais plus, dès lors, qu'à relire les livres que Montaigne avait pu connaître. Chaque fois que j'étais frappé par une idée, une image, un exemple que j'avais rencontré dans les Essais, j'étendais la main vers la fiche où ce détail était inscrit. Celle-ci découverte me renvoyait à la page exacte de Montaigne, me permettait de contrôler mon souvenir. Si, comme je l'avais présumé, il y avait emprunt ou allusion, j'inscrivais ma trouvaille, toujours en Braille, sur la fiche où quelques lignes avait été ménagées à cet effet.

Je devais lire ainsi, pour que mon enquête fût fructueuse, presque tout ce qui avait eu chance d'intéresser Montaigne, et son esprit était d'une insatiable curiosité. De son temps, les littératures latine et grecque étaient presque entièrement vulgarisées, et son éducation l'invitait à puiser tout particulièrement chez les Anciens. Il lisait, en outre, beaucoup de livres français et italiens. C'est donc dans les ouvrages grecs, latins, français et italiens alors publiés que j'ai dû faire mon enquête. Le premier soin a été de retrouver leurs titres, grâce aux instruments bibliographiques que j'ai dépouillés ; le second, de rechercher dans les bibliothèques publiques les livres qui pouvaient m'intéresser, car ces livres sont souvent extrêmement rares. Beaucoup d'entre eux n'ont pas été réimprimés depuis le XVIe siècle ; pour ceux même qui l'ont été, il fallait recourir aux éditions du temps, qui diffèrent parfois sensiblement de celles qu'on a données depuis.

Il va sans dire que rien de tout cela n'a été transcrit en Braille. J'ai donc dû, non pas lire ces ouvrages, mais me les faire lire à haute voix. L'habitude m'avait, comme je l'ai dit, rendu ce procédé de travail si familier que, pour les ouvrages qui n'ont pas un caractère artistique, je préfère la lecture à haute voix à la lecture tactile.

Et cependant, pour de pareilles enquêtes, elle présentait de réels inconvénients que je ne chercherai pas à dissimuler. D'abord et avant tout, c'est l'impossibilité de parcourir qui est la grande infériorité de la lecture à haute voix. L'œil a vite fait d'éliminer un chapitre inutile, de scruter une page et de s'assurer qu'elle ne contient rien d'intéressant. Rien ne peut le remplacer dans cet office. Il fallait se résoudre à écouter bien des développements inutiles, de peur de sauter imprudemment par-dessus une idée importante. Quand je me hasardais à faire des coupures, il les fallait courtes : il était en effet nécessaire de connaître à tout le moins toutes les orientations successives que prenait le raisonnement ; quand une direction était stérile, on pouvait l'abandonner, mais il importait de ne pas laisser passer le point précis où la pensée s'engageait dans une voie nouvelle. Parfois, je convenais d'un signe (un coup de règle sur la table, par exemple), qui faisait interrompre la phrase entamée ; et il était entendu que mon lecteur devait reprendre plus loin, suivant la nature du livre : ou au début de la phrase suivante, ou au prochain alinéa, ou cinq ou six lignes plus bas. Mais ces remèdes étaient médiocres, et ils demandaient à être employés avec beaucoup de réserve. Une autre difficulté est que des yeux d'emprunt n'ont jamais la docilité de ceux qui sont directement gouvernés par notre volonté. Un secrétaire, quelque dévoué soit-il, se lasse d'une besogne infiniment monotone et dont l'intérêt lui échappe. Je ne cherche donc pas à diminuer les difficultés qu'un aveugle rencontre dans de pareils travaux. Mais à tout prendre, ce ne sont que des difficultés, non des obstacles infranchissables. Pour en venir à bout, il suffit d'un peu plus de patience, d'un peu plus de persévérance, et voilà tout.

Les recherches de chronologie ont pu se faire de la même manière, et, quand les enquêtes de sources et de chronologie ont été achevées, il ne restait plus qu'à concentrer tous ces résultats, à les ramasser, à les condenser pour en tirer les conclusions qu'ils comportaient et éclairer à leur lumière l'évolution de la pensée de Montaigne. Ce n'était plus qu'une affaire de réflexion, besogne agréable entre toutes parce qu'elle se passait de livres et de tout secours étranger, parce qu'elle était tout intérieure.

Pour sa lente maturation les fiches de Braille étaient l'aliment nécessaire et suffisant, et j'ai dit combien le maniement m'en était aisé. Ici, je crois bien que l'aveugle ne souffre d'aucune infériorité, et plus sa faculté de concentration est exercée, plus sa tâche est facile.

Vient enfin le travail de rédaction. Tant d'aveugles ont publié et publient des articles et des travaux remarqués, que je n'ai rien de bien nouveau à dire à ce sujet. La rédaction dans un ouvrage d'érudition ne présente guère plus de difficultés que pour un ouvrage de vulgarisation. Elle exige seulement plus de précision ; elle comporte des nombres, des dates en quantité, toutes choses qui réclament un soin méticuleux. Elle suppose surtout une masse de notes dans le bas des pages, de références aux textes, de pièces justificatives. Grâce aux notes en Braille, il est toujours possible de parvenir sans trop de peine à une exactitude rigoureuse. Mes trois volumes sont criblés de chiffres et de renvois précis. Mes dépouillements ayant été méthodiquement conduits, et leurs résultats rigoureusement consignés avec toutes les indications voulues au fur et à mesure des circonstances, il m'a été facile d'accompagner mes assertions de l'appareil scientifique qu'elles réclamaient.

Quant à l'exécution matérielle, à la composition proprement dite, deux méthodes s'offraient à moi. Je pouvais rédiger en Braille de manière à me relire moi-même et à me corriger, quitte à dactylographier ensuite ma rédaction pour la remettre à l'imprimeur ; je pouvais encore rédiger du premier jet sur ma machine à dactylographier. J'ai usé des deux méthodes, préférant tantôt l'une et tantôt l'autre, selon les circonstances. Quand il s'agissait de pages particulièrement délicates, exigeant une précision spéciale, il me paraissait plus sûr de faire un brouillon en relief afin de le peser à loisir ; pour les parties plus aisées j'aimais mieux dactylographier tout d'abord.

On s'étonnera que les brouillons en Braille ne soient pas toujours préférés. Ils ont de réels inconvénients : l'écriture, malgré l'emploi de nombreuses abréviations, reste un peu lente ; surtout elle exige une certaine dépense de forces physiques. Ces deux circonstances brisent l'élan de l'esprit et détachent l'attention de l'effort de la composition pour la détourner vers les détails de l'exécution matérielle. Certains aveugles, je ne l'ignore pas, sont moins sensibles à ces inconvénients, mais je sais qu'il en est d'autres qui comme moi s'en trouvent gênés.

La dactylographie, au contraire, est rapide et douce ; elle côtoie, sans l'arrêter, le cours de la pensée qui semble avoir à peine conscience de son mécanisme très souple. Sans doute un clairvoyant conçoit difficilement qu'on puisse écrire sans avoir la possibilité de relire les phrases qu'on vient d'achever. J'ai éprouvé que l'habitude triomphe de cette difficulté : au moins chez moi elle en a triomphé sans peine. Le souci d'une composition méthodique, un peu raide, mais qui convient peut-être aux travaux d'érudition, en est un peu la cause. Quand on tient dans l'esprit son plan bien formé, arrêté jusque dans les détails, pour peu que la mémoire soit précise on ne perd pas le fil du développement. Il est très rare qu'il me faille faire appel à des yeux bienveillants pour me remettre en route, ou pour me remémorer la forme que j'ai donnée à quelque phrase antérieure. Bien souvent je coupe mon travail de rédaction au milieu d'un développement; je laisse ma feuille fixée sur ma machine, et parfois, après quarante-huit heures d'interruption ou même davantage, sans hésitation je reprends l'idée où je l'avais laissée. D'ailleurs, je ne me privais pas pour cela du droit de corriger : la rédaction ainsi achevée, je me la faisais relire et relire autant de fois qu'il était nécessaire, dictant à mon secrétaire des modifications et des additions parfois très nombreuses, apportant partout mille retouches de détail. Au reste, je crois pouvoir affirmer que ma forme n'est pas moins imparfaite lorsque j'écris du premier jet en Braille : au contraire, si elle est peut-être un peu plus ferme, en revanche elle a plus de raideur.

En somme, et c'est toujours là qu'il m'en faut revenir, la mise en œuvre de ces 1 250 pages très compactes ne coûte pas du tout à un aveugle l'effort prodigieux qu'on suppose volontiers. Si leur préparation lointaine, si le travail de documentation qui leur sert de fondement présentait plus de difficultés, j'en ai assez dit pour montrer que les procédés de travail dont un aveugle dispose aujourd'hui permettaient de l'entreprendre sans témérité. Ils m'ont donné, je crois, le moyen de me conformer exactement à la méthode que tout clairvoyant désireux de traiter avec précision le même sujet aurait été contraint de suivre. Car en tout cela je n'ai rien inventé : tout clairvoyant aurait dû, je pense, faire usage de quelque jeu de fiches analogue au mien. Je n'ai fait qu'adapter la méthode commune, je dirais presque la méthode nécessaire, aux conditions spéciales des aveugles. Et cette adaptation était très simple, elle ne demandait pas un grand effort d'imagination. Elle s'est faite petit à petit, au fur et à mesure des besoins, par tâtonnements successifs. Elle a jailli en quelque sorte des circonstances.

Mon dessein n'est pas, on le conçoit, d'engager les aveugles à faire des travaux d'érudition. Pour y réussir, il faut de toute nécessité avoir le goût, la passion de l'érudition, et, fort heureusement, peu de personnes sont atteintes de cette maladie. Fort heureusement aussi il y a d'autres travaux plus accessibles aux aveugles, et dans lesquels ils ont moins de peine à rivaliser avec les clairvoyants. Dans tout ce que je viens de rapporter, il faut voir non un exemple, mais une expérience ; une expérience qui, certes, n'étonnera pas les aveugles (eux du moins verront bien que tout ici est fort simple), mais qui leur suggérera peut-être quelques observations utiles sur certaines applications qu'ils peuvent faire de leurs procédés propres de travail. C'est aux clairvoyants surtout qu'elle s'adresse ; avec tant d'autres expériences qui se renouvellent tous les jours, elle contribuera peut-être, pour sa petite part, à leur inspirer des jugements plus équitables sur les aveugles. Il faut tant et tant de faits sans cesse répétés pour lutter contre un préjugé, pour le faire reculer pied à pied, que nous n'en aurons jamais assez.

Le Moi (celui de Montaigne excepté) est presque toujours haïssable, je le sais. Mon lecteur voudra bien remarquer que, en dépit des apparences, je l'ai entretenu beaucoup moins de mes travaux personnels que du travail des aveugles en général. J'ai voulu, par un exemple, montrer la souplesse de nos procédés de travail. Peut-être, après m'avoir lu, comprendra-t-on mieux notre reconnaissance à tous pour l'inventeur d'un alphabet auquel nous devons la libération de nos intelligences.

 

 

Extrait du chapitre : La grande douleur de la cécité

 

[...] Ces considérations, et beaucoup d'autres, nous expliquent que tous les caractères, tous les sentiments, tous les goûts de l'humanité ou à peu près se retrouvent chez les aveugles. Pour peu qu'on leur donne une éducation appropriée, ils sont donc appelés, non à se séquestrer à part, mais, au contraire, à se mêler intimement à la vie sociale des voyants, à s'adapter aux milieux les plus divers.

L'aveugle est d'ailleurs, en général, sociable parce que ce n'est pas la vue, c'est l'ouïe et la parole qui, jetant un pont d'intelligence à intelligence, constituent le véritable lien entre les hommes. Il l'est encore parce que c'est en conquérant sa place au milieu des autres hommes qu'il se relève à ses propres yeux de sa déchéance physique. C'est en se mêlant à ses semblables, en s'essayant à vivre avec eux et à lutter contre eux qu'il s'arrache à l'humiliation de son infirmité, qu'il prend ou qu'il assure le sentiment de sa propre dignité d'homme.

Il est des aveugles dont la compagnie est très recherchée. Des amitiés intimes, profondes unissent des voyants à des aveugles. Le mariage entre une femme clairvoyante et un homme aveugle, qui paraissait jadis un chose singulière et comme monstrueuse, est devenu un fait normal, même banal. Je parle bien entendu du mariage absolument libre, qui repose non sur des intérêts contrebalancés, mais sur une inclination partagée. Qu'on puisse aimer d'amour sans voir, et d'un amour désespéré, c'est ce qui ne fait pas question ; les crises qu'on est convenu d'appeler crises de la vingtième année et qui sont de tous les âges, sont courantes dans le monde des aveugles, et d'autant plus douloureuses que les obstacles sont ici souvent plus insurmontables. Quant à l'inclination en retour qui pousse une jeune fille, à l'apogée de ses charmes et parfois au milieu de toutes les espérances que peuvent donner la fortune et une situation sociale en vue, de consacrer sa vie à un aveugle, quelle part y tiennent, souvent inconsciemment, le besoin de se dévouer et la compassion, c'est ce que je ne tenterai pas de démêler. Je dirai seulement que ces sentiments, quand rien ne les fortifie, constituent un écueil redoutable, car ils sont de leur nature fragiles et l'habitude les use promptement. Ils créent l'illusion d'amour, vite dissipée, trop tard hélas! Les dangers dont ils le menacent imposent à l'aveugle le devoir de différer longuement sa décision. Le dévouement et la compassion ne sont, en général, durables que lorsqu'ils reposent sur une sympathie profonde et sur la communauté des goûts et des vues. Heureusement les âmes se cherchent par d'autres voies que les regards. Ne m'a-t-on pas parlé d'une femme qui vint se tuer près d'un aveugle parce qu'il a refusait ? Sans nous arrêter à des faits d'exception, tant de mariages nous apprennent qu'il n'y a pas de fossé, ainsi qu'on l'imagine, entre la mentalité de l'aveugle et celle du voyant. Pour qui ne le connaît pas, l'aveugle est un être étrange, qu'on n'aborde qu'avec déplaisir et comme avec une sorte d'appréhension ; quand on le connaît, il est non plus l'aveugle au sens où l'on entend ce mot d'ordinaire avec tout son cortège de tares indélébiles, mais un homme qui ne voit pas.

 

© Pierre Villey, in Le monde des aveugles - Essai de psychologie, 1e édition chez Flammarion, 1914

 

Notes

(1) Son épouse Louise (la fille du grand philosophe Émile Boutroux - bien oublié, lui aussi. Signalons qu'il fut le professeur de Proust - 1893-1895, années de Licence - à la Sorbonne), présente à ses côtés et seulement blessée dans l'accident, lui survécut quarante années. Le couple avait donné naissance à trois garçons, tous devenus professeurs d'Université.
(2) Cf. J. Hanse, in Revue belge de Philologie et d'Histoire, Année 1932 11-1-2 pp. 189-193 :
"M. Fortunat Strowski, membre de l'Institut, a publié en 1906 un remarquable ouvrage sur Montaigne. Voici qu'il le réédite et le met sous le signe des temps nouveaux : il ne craint pas en effet de le présenter comme une réaction contre le machinisme et la mécanisation de l'humanité... On peut regretter que cette "deuxième édition revue et corrigée" soit si peu différente de la première. Le Montaigne de M. Strowski a été écrit en même temps que le monumental ouvrage de M. Pierre Villey sur Les sources et L'Évolution des Essais de Montaigne. M. Villey, d'accord avec M. Strowski sur quelques points essentiels, a présenté cependant une explication différente de l'évolution de Montaigne. On aurait aimé voir M. Strowski confronter maintenant ses théories avec celles de M. Villey, faire les mises au point nécessaires, confirmer ou corriger ses vues le cas échéant. Sur d'autres détails encore on souhaiterait que M. S. ait complété ses indications datées de 1906. Par exemple, il réclame une étude sur la fortune de Montaigne en Allemagne et en Angleterre. Pourquoi ne cite-t-il pas les articles de M.Pierre Villey : Montaigne en Angleterre (Revue des deux mondes, septembre 1913) et Montaigne et les déistes anglais (Revue du XVIe siècle, 1913) ? [...]