Déporté au titre de son homosexualité, Pierre Séel a rédigé, de longues années après son calvaire, un bouleversant témoignage, dont des échos ont été donnés sur les ondes, et rappelés sur une autre partie de ce site.
On trouvera ici un court et terrible extrait de son ouvrage. En deux langues. Dans l'espérance que son injuste sort soit enfin reconnu pour ce qu'il a été.

 

 

Death of His Lover

 

Days, weeks, months wore by. I spent six months, from May to November 1941, in that place where horror and savagery were the law. But I've put off describing the worst ordeal I suffered. It happened during my earliest weeks in the camp and contributed more than anything else to making me a silent, obedient shadow among the others.

One day the loudspeakers order us to report immediately to the roll-call. Shouts and yells urged us to get there without delay. Surrounded by SS men, we had to form a square and stand at attention, as we did for the morning roll call. The commandant appeared with his entire general staff. I assumed he was going to bludgeon us once again with his blind faith in the Reich, together with a list of orders, insults and threats - emulating the infamous outpourings of his master, Adolf Hitler. But the actual ordeal was worse: an execution. Two SS men brought a young man to the center of out square. Horrified, I recognized Jo, my loving friend, who was only eighteen years old.

I hadn't previously spotted him in the camp. Had he arrived before or after me ? We hadn't seen each other during the days before I was summoned by the Gestapo. Now I froze in terror. I had prayed that he would escape their lists, their roundups, their humiliations. And there he was before my powerless eyes, which filled with tears. Unlike me, he had not carried dangerous letters, torn down posters, or signed any statements. And yet he had been caught and was about to die. What had happened ? What had the monsters accused him of ? Because of my anguish I have completely forgotten the wording of the death sentence.

The the loudspeakers broadcast some noisy classical music while the SS stripped him naked and shoved tin pail over his head. Next they sicced their ferocious German Shepherds on him : the guard dogs first bit into his groin and thighs, then devoured him right in front of us. His shrieks of pain were distorted and amplified by the pail in which his head was trapped. My rigid body reeled, my eyes gaped at so much horror, tears poured down my cheeks, I fervently prayed that he would black out quickly.

Since then I sometimes wake up howling in the middle of the night. For fifty years now that scene has kept ceaselessly passing and re-passing though my mind. I will never forget the barbaric murder of my love - before my very eyes, before our eyes, for there were hundreds of witnesses. Why are they still silent today ? Have they all died ? It's true that we were among the youngest in the camp and that a lot of time has gone by. But I suspect that some people prefer to remain silent forever, afraid to stir up memories, like that one among so many others.

As for myself, after decades of silence I have made up my mind to speak, to accuse, to bear witness.

 

[pp. 42-44 de l'édition anglaise]

 

 

Des jours, des semaines, des mois passèrent. De mai à novembre 1941, je vécus six mois de la sorte dans cet espace où l'horreur et la sauvagerie étaient la loi. Mais je tarde à évoquer l'épreuve qui fut la pire pour moi, alors qu'elle se passa dans les premières semaines de mon incarcération dans ce camp. Elle contribua plus que tout à faire de moi cette ombre obéissante et silencieuse parmi les autres.

Un jour, les haut-parleurs nous convoquèrent séance tenante sur la place de l'appel. Hurlements et aboiements firent que, sans tarder, nous nous y rendîmes tous. On nous disposa au carré et au garde-à-vous, encadrés par les S.S. comme à l'appel du matin. Le commandant du camp était présent avec tout son état-major. J'imaginais qu'il allait encore nous assener sa foi aveugle dans le Reich assortie d'une liste de consignes, d'insultes et de menaces à l'instar des vociférations célèbres de son grand maître, Adolf Hitler. Il s'agissait en fait d'une épreuve autrement plus pénible, d'une condamnation à mort. Au centre du carré que nous formions, on amena, encadré par deux S.S., un jeune homme. Horrifié, je reconnus Jo, mon tendre ami de dix-huit ans.

Je ne l'avais pas aperçu auparavant dans le camp. Était-il arrivé avant ou après moi ? Nous ne nous étions pas vus dans les quelques jours qui avaient précédé ma convocation à la Gestapo. Je me figeai de terreur. J'avais prié pour qu'il ait échappé à leurs rafles, à leurs listes, à leurs humiliations. Et il était là, sous mes yeux impuissants qui s'embuèrent de larmes. Il n'avait pas, comme moi, porté des plis dangereux, arraché des affiches ou signé des procès-verbaux. Et pourtant il avait été pris, et il allait mourir. Ainsi donc les listes étaient bien complètes. Que s'était-il passé ? Que lui reprochaient ces monstres ? Dans ma douleur, j'ai totalement oublié le contenu de l'acte de mise à mort.

Puis les haut-parleurs diffusèrent une bruyante musique classique tandis que les S.S. le mettaient à nu. Puis ils lui enfoncèrent violemment sur la tête un seau en fer-blanc. Ils lâchèrent sur lui les féroces chiens de garde du camp, des bergers allemands qui le mordirent d'abord au bas-ventre et aux cuisses avant de le dévorer sous nos yeux. Ses hurlements de douleur étaient amplifiés et distordus par le seau sous lequel sa tête demeurait prise. Raide et chancelant, les yeux écarquillés par tant d'horreur, des larmes coulant sur mes joues, je priai ardemment pour qu'il perde très vite connaissance.

Depuis, il m'arrive encore souvent de me réveiller la nuit en hurlant. Depuis plus de cinquante ans, cette scène repasse inlassablement devant mes yeux. Je n'oublierai jamais cet assassinat barbare de mon amour. Sous mes yeux, sous nos yeux. Car nous fûmes des centaines à être témoins. Pourquoi tous se taisent-ils encore aujourd'hui ? Sont-ils donc tous morts ? Il est vrai que nous étions parmi les plus jeunes du camp, et que beaucoup de temps a passé. Mais je pense que certains préfèrent se taire pour toujours, redoutant de réveiller d'atroces souvenirs, comme celui-ci parmi d'autres.

Quant à moi, après des dizaines d'années de silence, j'ai décidé de parler, de témoigner, d'accuser.

 

© Pierre Séel, Moi, Pierre Séel, déporté homosexuel, Calmann-Lévy, 1994, pp. 58-60.

 

 


 

Textes soumis aux droits d'auteur - Réservés à un usage privé ou éducatif.