Une belle méditation de Jean Lacroix (1900-1986), compagnon de route d'Emmanuel Mounier et de la revue Esprit, sur la liaison entre pensée et action, observée d'un point de vue personnaliste.

 

"La pensée n'est jamais constituée, mais toujours constituante : elle n'existe qu'en acte. Elle n'est pas la construction opérée, mais seulement la loi de construction. Comme disait Delacroix, la personne est moins conscience que créatrice de conscience. Elle ne s'enferme dans aucune de ses constructions, mais les dépasse toutes, car elle est à la fois une aspiration et une présence, au-delà de tout ce qu'elle construit"

J. Lacroix

 

 

 

Après une "charte de pensée", un récent numéro d'Esprit nous apportait une "charte d'action, toutes deux organiquement solidaires". Et un magnifique Landsberg, précisant les rapports de la pensée et de l'acte, nous indiquait le sens de l'action pour un être qui possède le caractère double et un d'historicité et de corporéité. Peut-être est-ce faute d'avoir suffisamment médité et vécu cette liaison intime de la pensée et de l'action que certains, parmi nous, ont été surpris par les événements de fin septembre, ont réagi en sens divers et se sont divisés, cherchant en des voies différentes l'attitude pratique que commandait, en face de circonstances tragiques, la doctrine Esprit. Comme si l'on pouvait déduire une attitude d'une doctrine ! Comme si la pratique était une sorte de conséquence logique d'une théorie ! Il me semble quant à moi que les réflexions sur l'action doivent non seulement modifier notre manière d'agir, mais encore, par une sorte de retour réflexe, renouveler notre méthode de penser. C'est ce que je voudrais montrer brièvement en soumettant à nos amis trois formules qui pour moi sont identiques : il faut penser avec sa pensée tout -entière - il faut être contemporain de sa propre pensée - il ne faut pas penser avec des idées claires, mais avec des idées éclaircies. Chacune de ces formules est sans doute évidente par elle-même, mais comprendre leur identité c'est comprendre la nature même de la pensée et ses liens avec l'action.

1. - Et d'abord il faut penser avec sa pensée tout entière. "Penser ce qu'on pense, non par fragments et en rattachant ces fragments les uns aux autres, mais en les reliant au tout, penser toujours avec la totalité de l'esprit, saisir le rapport de chaque chose à l'unité du tout, telle est la réflexion" (Conscience et Amour, Madinier, p. 59). La plupart du temps en effet nous pensons par fragments, avec une partie de notre esprit, et, au mieux, nous faisons ensuite effort pour rapporter ce fragment au reste. Le tout alors n'est pas autre chose qu'une addition d'éléments, une synthèse de parties, une sorte de construction artificielle, placée comme un objet devant l'esprit et d'où l'esprit s'est retiré. Un système politique, économique, scientifique, philosophique, voire même théologique, n'est souvent que cette liaison synthétique de fragments d'abord épars. C'est oublier que l'esprit est précisément ce qui ne peut pas se fragmenter. Aussi, quoi que l'on pense, faut-il le penser avec sa pensée tout entière, ce qui, encore une fois, ne veut pas dire, former un tout systématique de nos idées, mais retrouver à chaque instant dans chacune de nos pensées notre esprit total. Retrouver dans une de nos pensées toute la pensée, aimait à répéter Lagneau, qui voyait justement dans la réflexion un effort pour découvrir la pensée totale dans n'importe laquelle de nos pensées particulières. Voilà qui constitue la, seule introduction valable à une philosophie et, même toute la philosophie, s'il est vrai que la philosophie s'identifie à la méthode réflexive ainsi comprise. On voit pourquoi la pensée réfléchie est si difficile : c'est que l'homme aime se disperser et que penser au contraire c'est s'unifier. Ce qui importe donc, ce n'est pas que l'esprit pense beaucoup de choses, mais qu'il se porte tout entier là où il pense. Et cette vue rejoint l'intuition profonde de Bergson, s'il est vrai, comme le pense Jankélévitch, que l'idée mère du bergsonisme se trouve dans la conception du "plein de l'esprit et du néant des concepts".

I. - En second lieu, il faut être contemporain de sa propre pensée. Il est évident que cette formule est la même que la précédente et qu'on ne peut penser avec sa pensée tout entière qu'en étant contemporain de sa propre pensée. C'est ce qu'on, pourrait appeler l'actualité de toute pensée vraie, et ce mot même montre déjà l'identité profonde du penser véritable et de l'agir authentique. Aussi suffit-il de redire en d'autres termes ce que nous avons dit précédemment. La plupart du temps nous pensons pour partie avec notre pensée, pour partie avec des souvenirs isolés, des images matérielles ou des formules apprises par cœur. Nous ne pensons pas, mais nous répétons - nous-même ou les autres. M. Brunschvicg parle des âges de l'intelligence et de ces contemporains qui ne sont pas nos contemporains. Mais il est bien plus difficile d'être le contemporain de soi-même. L'actualité de notre pensée n'est jamais que partielle, et telle est la source véritable de son manque d'efficience. Si nous pouvions faire l'analyse de notre pensée soi-disant actuelle, nous y découvririons comme des couches superposées : les plus lointains dépôts ancestraux, l'influence du tempérament, les impressions d'enfance, renforcées par le milieu et l'éducation, ce que Descartes appelle la prévention, ce que nous avons pensé autrefois, enfin - part souvent bien minime - ce que nous pensons actuellement. Telle opinion maintenant exprimée date de plusieurs années - tel livre qui paraît aujourd'hui est déjà vieux de 10 ou 20 ans. Beaucoup d'hommes ne font que répéter toute leur vie ce qu'ils ont découvert dans leur adolescence comme d'autres se contentent d'exprimer ce qui a été pensé avant eux. Et même ceux qui choisissent personnellement une fois dans leur vie choisissent mal, précisément parce qu'ils choisissent une fois pour toutes. "Prendre son billet au départ, dans un parti, dans une faction, et ne plus jamais regarder comment le train roule et surtout sur quoi il roule, c'est, pour un homme, se placer dans les meilleures conditions pour se faire criminel", écrivait Péguy dans Notre Jeunesse. C'est que l'esprit abandonne perpétuellement ses constructions pour en recommencer d'autres : penser en fonction des constructions passées c'est ne plus penser, c'est se déspiritualiser, car l'esprit est ce qui refait incessamment l'idée présente.

Peut-être comprend-on maintenant en quel sens l'esprit est actualité, la pensée est acte. L'attitude de beaucoup de Français du 15 au 30 septembre n'illustre que trop ces considérations un peu abstraites. La plupart, au lieu de se placer en face de la situation présente et de penser, non d'une pensée toute faite, de confection, mais sur mesure comme disait Péguy, ont réagi en fonction de leurs attitudes passées, de leurs positions anciennes, de leurs idéologies ou de leurs ressentiments : leur pensée n'a pas été actuelle, ils ont manqué de présence d'esprit. Les uns sentant remonter en eux les vieilles haines s'apprêtaient à manger du boche ; d'autres en vertu d'un pacifisme creux, verbalement répété depuis 20 ans, ont réagi au danger de guerre sans examiner comment se présentait la situation et sans même se demander si les Tchèques n'avaient pas autant droit à la justice que les Allemands ; d'autres encore ont vu dans la guerre une possibilité de révolution et ont réagi uniquement en fonction de leur idéologie, etc., etc. Seule une pensée actuelle en face de l'événement présent aurait pu se traduire en acte. Au lieu de cela nous avons vu des réactions passées s'opposer les unes aux autres et neutraliser toute action. La plupart des Français ont manqué le tournant, si je puis dire. Il s'agit désormais d'adopter une méthode de penser qui ne nous permette pas évidemment de prévoir toutes les circonstances possibles pour imaginer à l'avance les solutions qui feront l'unanimité, car ce qui arrive n'est jamais exactement ce qui a été prévu, mais qui nous permette de faire face immédiatement à l'événement avec une pensée totalement actualisée.

En somme penser avec sa pensée tout entière ou être contemporain de sa propre pensée, cela veut dire qu'il faut conserver une pensée vivante, qui ne se mine ni ne se répète, mais se mobilise toujours actuellement. Ces deux formules signifient simplement que l'esprit est présence actuelle. Elles définissent l'esprit par l'attention, en montrant que l'attention parfaite n'est que la présence de la pensée à elle-même.

III. - Enfin il ne faut pas penser avec des idées claires, mais avec des idées éclaircies. L'identité de cette pensée avec les deux précédentes est peut-être moins évidente au premier abord, mais elle n'est pas moins certaine. En effet les idées qu'on appelle généralement claires sont des idées sans intérêt, des idées toutes données, passivement reçues ou rappelées, des idées déjà détachées de l'esprit. Contrairement à l'opinion courante, ce n'est pas avec des idées que l'on pense, mais avec l'esprit. Or l'esprit humain n'est pas entièrement donné à lui-même : il n'est pas tout fait, il se fait. D'idées claires il n' y a donc rien à tirer pour le progrès de l'esprit. Ce qu'il faut, comme M. Bachelard rétablit dans tous ses ouvrages, ce sont des pressentiments, des idées confuses qu'on éclaircit peu à peu. Penser c'est chercher, hésiter, tâtonner, tirer le clair de l'obscur. Toutes les fois qu'en face d'une situation donnée on a une solution toute faite, c'est que cette solution n'est pas actuelle, ne vaut rien, n'est pas même réellement pensée : la pensée authentique n'existe que dans l'effort de découverte et d'invention par quoi l'esprit s'efforce de tirer le clair de l'obscur. La pensée humaine se conquiert sur . elle-même comme sur une nébuleuse primitive. Lorsqu'une idée est entièrement claire, elle est devenue inutile : l'esprit s'en est retiré. Et, pour le dire en passant, c'est la raison pour laquelle il n'y a pas une méthode scientifique universellement valable, comme le croyait Descartes, mais des méthodes diverses, qui ne valent que pour un temps, indéfiniment modifiables, ainsi que l'a bien vu Pascal : non pas un passe-partout qui permet de tout ouvrir, une sorte d'instrument universel, mais une clef particulière qui ne vaut que pour une serrure et qu'il faut jeter une fois la porte ouverte. Le développement d'une réalité quelconque s'opère toujours d'un tout confus et virtuel à un tout distinct et actuel par la création des parties. L'esprit est premier, mais il reste à l'état virtuel tant qu'il ne s'est pas produit en actions. En d'autres termes penser avec sa pensée tout entière ou être contemporain de sa propre pensée, cela implique que l'esprit n'utilise jamais des instruments tout faits, mais crée perpétuellement des instruments adaptés à l'œuvre nouvelle qu'il accomplit. Voit-on mieux encore maintenant la pleine actualité de l'esprit ?

Ces trois formules signifient donc une seule et même chose, à savoir que la pensée n'est jamais constituée, mais toujours constituante : elle n'existe qu'en acte. Elle n'est pas la construction opérée, mais seulement la loi de construction. Comme disait Delacroix, la personne est moins conscience que créatrice de conscience. Elle ne s'enferme dans aucune de ses constructions, mais les dépasse toutes, car elle est à la fois une aspiration et une présence, au-delà de tout ce qu'elle construit. La pensée authentique doit donc perpétuellement se détacher de ses résultats pour apprendre à coïncider avec son effort, à s'identifier à son acte, à renaître toujours de ses morts successives, à demeurer contemporaine de son éternelle jeunesse. La réflexion en ce sens est l'acte même de l'esprit, puisque philosopher c'est apprendre à ne pas mourir. Rien de plus urgent pour ceux qui comme nous veulent refaire la France que de retrouver cette véritable méthode de penser qui est en même temps une méthode d'agir.

 

© Jean Lacroix (agrégé 1927), in Esprit n° 75, 7ème année, 1er décembre 1937.

 


 

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