Commentaire d'un texte de Pierre de Marivaux (extrait de La Vie de Marianne, 1731-1741) pouvant intéresser les classes de Première et de Terminale.

 

 

 

I. Le texte

 

Vous me faites trembler pour vous, s'écria-t-il d'un air sérieux et compatissant : oui, trembler. Voilà un événement bien fâcheux, et qui aura les plus malheureuses suites du monde, si vous ne les prévenez pas ; il vous perdra, ma fille. Je n'exagère rien, et je ne saurais me lasser de le dire. Hélas ! quel dommage qu'avec les grâces et la beauté que vous avez, vous devinssiez la proie d'un jeune homme qui ne vous aimera point, car ces jeunes fous-là savent-ils aimer ? Ont-ils un cœur, ont-ils des sentiments, de l'honneur, un caractère ? Ils n'ont que des vices, surtout avec une fille de votre état, que mon neveu croira fort au-dessous de lui, qu'il regardera comme une jolie grisette, dont il va tâcher de faire une bonne fortune, et à qui il se promet bien de tourner la tête : ne vous attendez pas à autre chose. De petites galanteries, de petits présents qui vous amuseront ; les protestations les plus tendres, que vous croirez  ; un étalage de sa fausse passion, qui vous séduira ; un éloge éternel de vos charmes ; enfin, de petits rendez-vous que vous refuserez d'abord, que vous accorderez après, et qui cesseront tout d'un coup par l'inconstance et par les dégoûts du jeune homme : voilà tout ce qui en arrivera. Voyez, cela vous convient-il ? Je vous le demande, est-ce là ce qu'il vous faut ? Vous avez de l'esprit et de la raison, et il n'est pas possible que vous ne considériez quelquefois le cas où vous êtes, que vous n'en soyez inquiète, effrayée. On a beau être jeune, distraite, imprudente, tout ce qui vous plaira ; on ne saurait pourtant oublier son état, quand il est aussi triste, aussi déplorable que le vôtre ; et je ne dis rien de trop, vous le savez, Marianne : vous êtes une orpheline, et une orpheline inconnue à tout le monde, qui ne tient à qui que ce soit sur la terre, dont qui que ce soit ne s'inquiète et ne se soucie, ignorée pour jamais de votre famille, que vous ignorez de même, sans parents, sans bien, sans amis, moi seul excepté, que vous n'avez connu que par hasard, qui suis le seul qui s'intéresse à vous, et qui, à la vérité, vous suis tendrement attaché, comme vous le voyez bien par la manière dont je vous parle, et comme il ne tiendra qu'à vous de le voir infiniment plus dans la suite : car je suis riche, soit dit en passant, et je puis vous être d'un grand secours, pourvu que vous entendiez vos véritables intérêts, et que j'aie lieu de me louer de votre conduite. Quand je dis de votre conduite, c'est de la prudence que j'entends, et non pas une certaine austérité de mœurs ; il n'est pas question ici d'une vie rigide et sévère qu'il vous serait difficile et peut-être impossible de mener ; vous n'êtes pas même en situation de regarder de trop près à vous là-dessus. Dans le fond, je vous parle ici en homme du monde, entendez-vous ? en homme qui, après tout, songe qu'il faut vivre, et que la nécessité est une chose terrible. Ainsi, quelque ennemi que je vous paraisse de ce qu'on appelle amour, ce n'est pas contre toutes sortes d'engagements que je me déclare  ; je ne vous dis pas de les fuir tous : il y en a d'utiles et de raisonnables, de même qu'il y en a de ruineux et d'insensés, comme le serait celui que vous prendriez avec mon neveu, dont l'amour n'aboutirait à rien qu'à vous ravir tout le fruit du seul avantage que je vous connaisse, qui est d'être aimable. Vous ne voudriez pas perdre votre temps à être la maîtresse d'un jeune étourdi que vous aimeriez tendrement et de bonne foi ; à la vérité, ce qui serait un plaisir, mais un plaisir bien malheureux, puisque le petit libertin ne vous aimerait pas de même, et qu'au premier jour il vous laisserait dans une indigence, dans une misère dont vous auriez plus de peine à sortir que jamais : je dis une misère, parce qu'il s'agit de vous éclairer, et non pas d'adoucir les termes ; et c'est à tout cela que j'ai songé depuis que je vous ai quittée. Voilà ce qui m'a fait sortir de si bonne heure de la maison où j'ai dîné. Car bien j'ai des choses à vous dire, Marianne : je suis dans de bons sentiments pour vous ; vous vous en êtes sans doute aperçue ?

 

 

II. Pour nous justifier...

 

Nous sera-t-il permis aujourd'hui de séduire Marianne ? Il y faut, il est vrai, un discours un peu plus long que de coutume, c'est-à-dire un texte qui dépasse les limites d'une explication, d'un commentaire écrit, surtout un jour d'examen. Tant pis ! Ne soyons pas exagérément prisonniers de nos exercices traditionnels. Accordons-nous le plaisir de donner à nos élèves ou à nos étudiants ce discours d'un séducteur, où les bons conseils adressés à une jeune fille dissimulent très peu des intentions d'un ordre bien différent. Il n'est pas possible, ce serait défigurer le texte, que de le couper. Après tout les instructions ont bien créé, à côté des explications, des "lectures suivies et dirigées" plus longues et au niveau de l'agrégation on donne maintenant des "études littéraires" d'une dimension et d'un caractère nouveaux. Rapports des jeunes ou Information littéraire nous en fournissent des exemples. Essayons donc d'étudier un texte d'une certaine ampleur, dont l'unité d'ailleurs est très forte. Nous avons trop souvent dû renoncer à des textes qui nous paraissaient trop longs ...

 

 

III. La Vie de Marianne

 

Marivaux est aussi un romancier. Stendhal et quelques autres s'en étaient aperçus, mais étant donné la rareté et la médiocrité des éditions du XIXe siècle, on avait le droit de l'ignorer. Mais aujourd'hui nous avons les belles éditions de M. Deloffre (Garnier) de La Vie de Marianne et du Paysan parvenu.

Quand il commença à publier La Vie de Marianne en 1731, Marivaux n'en était pas à son coup d'essai, puisque dès 1713 - à vingt-sept ans et avant sa ruine provoquée par la faillite de Law, qui fut à l'origine de sa carrière littéraire - il composait les Effets surprenants de la sympathie et l'année suivante La voiture embourbée qui mêle curieusement réalisme et fiction, puisque les personnages victimes d'un accident s'y racontent des histoires...

Il est enfin depuis près de dix ans - après l'échec d'une tragédie, Annibal (1720) - l'auteur à succès de pièces de théâtre brillantes, dont le chef- d'œuvre reste Le Jeu de l'Amour et du Hasard (1730).

1731  ! Naissance la même année de l'illustre Manon Lescaut de l'Abbé Prévost et de Marianne qui n'eut pas une destinée aussi brillante, tant s'en faut ! Pourtant Marianne est charmante et -la donnée romanesque ingénieuse.

Imaginez ce qui pourrait arriver à une fille de quinze ans et demi, jolie, seule à Paris, sans argent, appui, ni famille. Marivaux a "tué" ses parents. Entendons-nous. Les parents de Marianne ont péri dans l'attaque d'un coche où ils se trouvaient avec Marianne, dans des conditions si dramatiques que l'on ignore tout d'eux : nationalité - peut-être sont-ils étrangers ? - nom, fortune. On a recueilli Marianne. Un bon curé de village et sa sœur l'ont élevée. Mais leur rôle terminé, Marivaux se débarrasse d'eux. La sœur du curé se rend à Paris pour toucher un héritage avec Marianne. Mais cet héritage n'est rien. Elle meurt et son frère resté à son village y est, à cette nouvelle, paralysé et hébété. Le peu d'argent qu'elle pouvait avoir de ses protecteurs est volé.

Voilà donc Marianne sans nom, sans fortune, sans famille, sans appui, seule à Paris. Elle ne peut compter que sur elle-même.

Elle s'adresse alors à un religieux qui avait connu sa situation et qui a l'idée de la recommander à un de ses paroissiens, homme pieux et riche, d'âge respectable, M. de Climal. Celui-ci accepte de venir en aide à Marianne et il la loge chez une lingère, brave femme, un peu vulgaire, Mme Dutour.

Marianne est un peu étonnée non de l'affection que lui témoigne Climal - ne le mérite-t-elle pas ? - mais de son attitude qui lui paraît bizarre. Elle n'a pas trop de peine à accepter le bel habit qu'il lui offre. Elle se rend à l'église, se trouve le point de mire de tous les regards et elle-même ne reste pas insensible à ceux que lui lance un jeune noble, Valville. Dans sa précipitation elle se fait une entorse. Valville aide à la soigner quand Climal - qui est son oncle - le surprend aux pieds de Marianne. Notre héroïne emprunte un fiacre pour regagner le logement de Mme Dutour. Au moment de le payer, éclate la célèbre dispute de la lingère et du cocher, une des premières pages réalistes du roman français. C'est chez la lingère - qui se retire discrètement - que Climal vient trouver Marianne et lui tient le discours que nous avons à expliquer.

 

 

IV. Idée directrice

 

Bien des textes de Marivaux, au théâtre comme dans ses romans, exigent une double lecture. La première porte sur le sens littéral ; mais la seconde - de beaucoup la plus importante - décèle les intentions secrètes, tantôt conscientes, tantôt refoulées par l'amour-propre, la pudeur ou la honte. Ici nous avons un "sermon", disons une leçon de morale adressée par un homme averti à une jeune innocente. Mais nous n'avons guère de peine à y découvrir une tentative de séduction. Examinons ces deux aspects.

 

 

V. Première lecture : une leçon de morale

 

La leçon de morale est longue ; Clirnal se répète souvent, il insiste, reprend le même thème. L'idée essentielle, c'est le danger que court Marianne, si elle se laisse séduire... par un jeune étourdi.

1. Un premier mouvement met en garde Marianne, en lui décrivant par avance ce que sera la tentative d'un jeune libertin qui n'a que des vices, qui ne tiendra pas sa parole et l'abandonnera. Voilà tout ce qui en arrivera.

2. Ensuite Climal montre à la jeune fille que cela ne convient absolument pas à son état déplorable : elle est orpheline, sans fortune, sans protecteur, sauf Climal. Seul, celui-ci peut lui porter secours, s'il a lieu de se louer de sa conduite. 

3. Le troisième développement est d'un caractère différent : il cherche à rassurer Marianne. Ce n'est pas une vie austère qui l'attend et dans sa situation, il est normal qu'elle cherche des "engagements", à condition qu'ils soient "utiles et raisonnables".

4. Il arrive à la conclusion qui répète le début : que Marianne se garde de devenir la maîtresse d'un jeune étourdi et qu'elle compte sur les "bons sentiments" de son interlocuteur. Comment en douterait-elle  ?

 

 

VI. Seconde lecture : une tentative de séduction

 

Relisons maintenant notre texte qui trahit d'autres intentions. En fait Climal songe à profiter de l'abandon où se trouve Marianne, de sa pauvreté et de son innocence pour se procurer à peu de frais une maîtresse agréable, complaisante et reconnaissante, qui dépendrait entièrement de lui. Reprenons ce discours point par point.

 

1. Vous me faites trembler pour vous. Non, non, Monsieur de Climal, c'est pour vous que vous tremblez. Vous avez peur d'être supplanté, devancé, vous, l'homme âgé qui ne pouvez compter que sur votre argent, par un jeune homme à qui il suffit de paraître pour "démonter votre batterie". D'autant que Climal connaît Valville, son prestige sur les femmes. Et il l'a surpris aux pieds de Marianne.

Devant le danger (qu'il court), il trouve une sorte d'éloquence : répétitions, interrogations, énumérations se pressent sur ses lèvres. Il essaie de désarmer la tactique de Valville en prenant les devants, c'est-à-dire en la décrivant, étape par étape, et en la dépréciant : ce ne seront que de petites galanteries, de petits rendez-vous. Et les vôtres, Monsieur de Climal ? Et n'êtes-vous pas en train d'imaginer ce qui doit se passer entre Marianne et vous ?

2. Si Climal insiste sur l'état déplorable de Marianne, c'est qu'il croit tenir là un argument essentiel. Il faut que Marianne soit bien persuadée qu'elle est dans une situation dramatique pour qu'elle remette son sort entre les mains de Climal et soit ainsi liée par la nécessité et la reconnaissance. Il souligne qu'il est le seul à s'intéresser à elle. Il fait miroiter un avenir encore plus beau et il dit, comme en passant, - mais c'est évidemment l'essentiel, - qu'il est riche. Il fait appel à son esprit et à sa raison pour la flatter, mais surtout à son intérêt.

3. Mais ici il se reprend et ce prédicateur inquiet adoucit son propos. Il a peur que son discours n'effraie et ne rebute Marianne en lui présentant une vie trop austère. Aussi relâche-t-il un peu de sa sévérité et lui permet-il des engagements utiles et raisonnables. On comprend bien pourquoi. Il ne faudrait quand même pas que Marianne, formée à la vertu par un pieux ecclésiastique, dûment chapitrée par Climal lui-même au ton ecclésiastique (il vous perdra, ma fille) se montre trop farouche, quand Climal en viendra à des propositions plus précises. Il va même plus loin. Il convient que dans sa situation elle ne peut regarder de trop près à [elle] là-dessus, car la nécessite est une chose terrible. Peut-être Marianne ne comprend-elle pas exactement encore ce langage, mais lui-même se comprend. Il prépare son prochain propos quand il lui faudra rassurer la pudeur inquiète de Marianne. Bref Climal craint qu'il ne lui arrive ce qui désolera le narrateur d'un roman de l'Abbé Prévost : Histoire d'une Grecque moderne (1740)(1). Celui-ci, ambassadeur en Orient, a fait comprendre à une jeune Grecque, aperçue dans le sérail d'un ami, que la vie qu'elle menait était indigne d'elle. Il a obtenu sa libération, mais quand, éperdument épris de ses charmes, il veut la séduire, il se heurte à sa vertu offensée.

4. Pour Marianne, l'essentiel est de fuir son neveu qui lui ravirait tout le fruit du seul avantage que je vous connaisse qui est d'être aimable. Je doute que Marianne puisse comprendre comment la passion de Valville pourrait l'empêcher d'être aimable ! Mais Climal se comprend : une fille, une fois séduite, perd de son charme : le libertin !

5: Concluant sur la misère où elle tomberait, il met en relief ses bons sentiments et avec quelque sourire enjôleur il ajoute : Vous vous en êtes sans doute aperçue. Donc il les a montrés par son attitude. Il confirme par là ce que ses regards ont dû lui laisser entendre.

 

 

VII. Jugement

 

M. de Climal se croit fin et adroit. Il mêle flatterie, appel au bon sens, protestation de dévouement. Il n'oublie pas de préparer l'avenir. Mais son discours est moins persuasif qu'il ne croit. En insistant sur l'état de Marianne, il blesse la fierté de celle-ci qui, ignorant sa naissance, mais par là même pouvant en imaginer une distinguée, supporte déjà difficilement le contact d'une lingère. D'autre part, ses intentions sont trop évidentes, pour le lecteur naturellement, mais même pour Marianne à qui la rencontre de Valville et un amour naissant ouvrent les yeux. On pourrait appliquer à Climal ce que La Bruyère dit d'Élise et Nicandre (V, 82), à un mot près : "Mais Élise n'a pas le courage d'être riche en l'épousant". Ce qui fait la faiblesse de ce discours, c'est que Climal est obligé de recourir à des arguments et des explications. Dès lors, en amour la partie est compromise. Finalement nous devons nous en réjouir. Nous ne souhaiterions que Marianne l'entende que s'il était désintéressé. Ainsi la faiblesse du discours tient-elle surtout de son manque de sincérité.

 

 

VIII. Et Tartuffe ?

 

En créant Climal, Marivaux ne pouvait pas ne pas songer à Tartuffe. Les contemporains les ont comparés et en général ils ont préféré Climal plus fin, moins grossier, moins odieux, à Tartuffe. Peut-être n'avaient-ils pas oublié la critique que La Bruyère en avait faite dans le portrait d'Onuphre (XIII, 24) ; Climal paraît plus près de la vérité. Ce n'est pas un grand criminel, mais un dévot tenté par le libertinage. D'ailleurs Marivaux a évité de noircir ses traits, songeant déjà peut-être à la fin édifiante qu'il lui prêtera. Son péché est-il si grand ? À l'heure où tant de libertins faisaient une fin en épousant une jeune et riche héritière, Climal pouvait passer pour généreux en établissant une fille sans fortune !

 

 

IX. Langue et style

 

Comme nous nous sentons dans l'ancienne France ! Nous avons une longue tirade, tout entière au style direct. Marivaux sans doute se serait bien gardé de la mettre intégralement au théâtre ; au moins l'aurait-il coupée de brèves répliques ou d'apartés de Marianne. Tirade vive, emportée d'un mouvement de passion secrète, à tendance oratoire avec ses interrogations, ses énumérations, des gradations, un rythme ternaire ou quaternaire. La syntaxe accumule les complétives et les relatives : le nombre des qui et des que aurait fait frémir Flaubert. Bien que la phrase soit souvent longue ou enchevêtrée, elle n'est ni lourde, ni lente, tellement ses articulations sont aisées. Le vocabulaire, dont seuls quelques mots ont vieilli, reste abstrait et vague. La sensualité ne s'exprime jamais directement. Tout est insinué, sous-entendu. Il n'y a ni expressions pittoresques, ni images. C'est une langue qui parle seulement à l'intelligence. Elle convient à une époque de libertinage discret. On conçoit qu'elle ait plu à Stendhal. Mais on s'explique qu'elle n'ait guère retenu l'attention de la postérité. Rien n'y annonce le style réaliste ou coloré des romanciers du XIXe siècle. Un langage, rappelons-le, est un ensemble de signes. Mais chez de grands écrivains l'écart est réduit au minimum entre le signe et la chose signifiée. Un mot concret, coloré, pittoresque ou imagé et la réalité est là, toute proche. Voyez Colette, dans Sido par exemple. Ici au contraire il y a une distance immense entre le mot et la chose. Un effort d'intelligence, d'attention ou de réflexion est nécessaire pour comprendre la pensée et l'intention. Sans doute un tel style convient-il parfaitement à un noble, passant pour dévot, dans ses tentatives libertines. Mais nous sommes habitués à un langage plus direct.

 

 

Conclusion

 

Où sommes-nous ? au théâtre, dans un roman ? Une tirade aussi longue ne passerait pas au théâtre et si Marivaux se la permet, c'est qu'il écrit une œuvre destinée à être lue. Mais même au XVIIIe siècle et devant une jeune fille qui doit écouter sans parler, je doute que l'on ait pu exprimer ainsi sa pensée dans la réalité. Ne serions-nous pas ici - et c'est peut-être une explication du vieillissement du texte - dans un lieu intermédiaire entre le théâtre et le roman ? Ni tout à fait le théâtre, malgré le style direct, ni tout à fait l'atmosphère du roman. Ni le plaisir des yeux ou de l'oreille, ni ce qu'il faudrait à l'imagination pour être ébranlée. Surtout un plaisir de l'intelligence qui devine.

Qui reconstitue ce discours ? En principe Mme la Comtesse de *** qui ne sait que depuis quinze ans le secret de sa naissance, écrit à une amie pour lui raconter sa jeunesse. En fait elle ne peut se souvenir des paroles exactes de Climal et elle les reconstitue, avec son expérience de la vie. N'y a-t-il pas quelque chose d'un peu artificiel ? Marivaux a inventé une forme de théâtre pleinement originale et qui "brûle les planches". Il n'a pas su avec autant de bonheur inventer le roman que son temps attendait. Avec Manon Lescaut l'Abbé Prévost l'a mieux su.

 

Note

(1) Abbé Prévost, Histoire d'une Grecque Moderne. Présentation par Robert Mauzi, 10-18, Paris, Julliard, 1965, 272 pp.

 

© Rambert-Jean George (1911-2004), Agrégé de l'Université (1934), Maître de conférence à la Faculté des lettres de l'Université Lyon-II, in Les Humanités Hatier n° 438, septembre 1968

 

 

 


 

 

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