Souvenirs d'une enfance commencée au milieu des désordres de la guerre, et racontée avant fermeture définitive. Car le temps presse avant icelle : on marquera bientôt, dessus ma porte, Fermé pour cause d'enterrement.

 

"Tous les chagrins sont supportables, si l'on en fait un récit"

(I. Dinsen, in H. Arendt, La condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961).

"Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir"

(M. Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade-Clarac I, p. 47).

"Nous sommes nés à quêter la vérité ; il appartient de la posséder à une plus grande puissance"

(Montaigne, Les Essais, III, 8, De l'art de conférer).

"Profond est le puits du passé. Ne devrait-on pas dire qu’il est insondable? […] C’est lui qui communique à nos propos leur feu et leur intensité et confère à toutes les questions qui s’y rapportent, leur caractère d’instance"

(Thomas Mann, Die Geschichten Jaakobs, 1933).

 

Je me trouvais séjourner au vaste Texas - non pas celui des longues chevauchées cinématographiques, mais à un jet d'arbalète, ou guère davantage, du centre spatial côtier de la NASA. Grand-père jouissant de la bienveillance attentive de trois petits-enfants - et de leurs parents - je profitais à plein de ma saison automnale. Toute la journée, j'étais seul, livré à moi-même et à mes pensées : les uns au bureau, les autres à l'école, au collège, au lycée, que sais-je encore...

Un début d'après-midi, après avoir passé la matinée, assez douce (il y avait eu un terrible orage, la veille), à de menus travaux de jardinage où je prétendais exceller, puis profité d'une roborative sieste, je décidai de quitter l'immense villa - tout est imposant, dans cet État - et d'aller m'aventurer à la découverte des alentours. Pas la moindre agitation dans cette longue rue délicatement sinueuse bordée d'opulentes demeures, que j'empruntai : comme si le soleil, maintenant de plomb, avait réduit à néant toute trace de vie et imposé un silence sépulcral et pesant. Je marchais comme sur de l'ouate, tout en me créant des repères, en vue du retour au bercail. Le temps, aurait-on dit, s'était arrêté.

Quand tout à coup, devant moi, en hauteur et sur ma gauche, je perçus de légers bruissements que je reconnus en un éclair : quelque part, bien dissimulé des regards par ces hauts murs, il devait y avoir un palmier dont une brise soudaine et exquise comme un chuchotement, ô combien inattendue, avait frôlé les sommités. On le lit au chapitre 19 du  premier livre des Rois : il fallait avoir l'oreille assez fine pour entendre ce murmure doux et léger. Et ce fut mon cas. Tout aussitôt, bouleversé comme Claudel derrière son pilier, je fus  projeté bien plus d'un demi-siècle en arrière, tentant sans grand succès de discipliner les remontées de mémoire par bouffées désordonnées.


19421100C'était la guerre et son cortège de dégâts, publics mais aussi privés, et c'est pourquoi je vivais petit enfant dans ma maison aux deux palmiers chevelus - cette maison est à toi, m'assurait Rose - à la terrasse inondée d'un soleil lumineux, du moins lorsque la vigne vierge n'avait pas encore donné, étendant ses rameaux sur des fils de fer tendus comme des claies ; et les palmes des deux palmiers jaillissant au-dessus du jardin, avaient frémi sur ma tête tandis que je contemplais, étonné, ces fruits exsangues qui ne parviendraient jamais à maturité, en un temps où comme dit le Narrateur, "j'avais l'insouciance de ceux qui croient leur bonheur durable". J'ignorais alors, mais comment eût-il pu en être autrement, puisque j'étais sans expérience aucune, que ma prime enfance heureuse, légère et préservée serait de très courte durée ; que toute euphorie, tout modeste bien-être sont éphémères, et qu'il faut donc apprendre à engranger des chants très doux en prévision de temps très durs. Rien qu'un bref moment d'un passé révolu ? Beaucoup plus, à l'évidence, pour paraphraser l'homme calfeutré dans sa chambre de liège : un cataclysme réminiscent.

C'est ainsi que dans une sorte d'éblouissement,aire 4209 j'eus à l'instant devant mes yeux une vieille photo, certes indéchiffrable sans légende, dont je savais - une inscription au dos le confirmait - qu'elle datait de septembre 1942. Une image sans nul doute floue, et en noir et blanc cela va sans dire, mais si nette et vivement colorée pour moi que je me vois encore, c'était hier, ou peut-être même tout à l'heure, sur cette aire de foulage depuis belle lurette bâtie - ce n'était donc pas hier, mais il y a bien longtemps. Ce cliché si vivant en moi. Elle et moi, nous affichons sereinement notre bonheur et rions à l'objectif, en un temps aussi disparu qu'incroyablement présent en moi. Et je sais bien, cependant, que je ne pourrai jamais, sauf à pénétrer dans une propriété privée, aller m'asseoir à mon tour sur ce rouleau de foulage, toujours en place, mais désormais à titre d'ornement...

Pour des raisons de graves désordres familiaux directement issus de la guerre, je grandissais alors dans une maison huguenote abritant un pasteur en fin de vie, dont je revois parfaitement les pas hésitants et traînants dus à un stade avancé de la maladie de Parkinson, et la pantoufle qu'il laissait immanquablement échapper - je la lui remettais patiemment après chacun de ses pas. À soixante-sept ans, il n'était plus que l'ombre de lui-même - ce fut pourtant, quinze années plus tard, l'âge du général de Gaulle, lorsqu'il allait revenir, dans une forme presque éblouissante, remettre la France sur pied.

Ce pasteur achevait une existence relativement courte mais particulièrement bien remplie au service des autres, lui qui jeune étudiant, était allé poursuivre à Genève des études de théologie au cours desquelles il fit jeu égal en hébreu, grec et latin, avec un certain  Segond, sans doute Albert [1877-1965], le petit-fils du Louis Segond devenu si célèbre, jusque de nos jours, à cause de sa traduction de la Bible aux innombrables réimpressions, référence incontestable au sein du protestantisme français ; il avait pris le temps, en décembre 1898, de se rendre à Paris pour y déposer, avec bien d'autres, sa "protestation" au siège de la Ligue des Droits de l'Homme contre le sort réservé au capitaine Dreyfus. Et cela avant de participer très activement - avec son père, lui aussi pasteur - aux nombreuses discussions préparatoires à l'écriture de la loi de séparation des Églises et de l'État, et même de faire partie de la liste des jurés appelés à siéger au cours des Assises du 2e trimestre de 1913, à Carpentras.

Lui qui par la suite avait servi tout au long de la Grande Guerre comme infirmier de première ligne, fut nommé un temps aumônier des forçats à Cayenne, puis revint s'établir en Provence, assez près de sa Drôme natale, presque aux côtés de son père et de ses sœurs institutrices, et s'y marier sur le tard ; habitant désormais cette maison dans laquelle il avait introduit de grandes reproductions des scènes bibliques d'Eugène Burnand, souvenirs de son passage à Genève, et de nombreux témoignages de son séjour guyanais, comme ce toucan et ces aras empaillés aux magnifiques plumages multicolores, pour ne rien dire des ouvrages de Charles Péan. 

À l'approche de la retraite, il avait acquis une Peugeot 201 avec laquelle il sillonna la France du sud, au grand dam de son acariâtre épouse - sœur aînée de Rose - prétendant que sa conduite était particulièrement imprudente. Mais à mon époque, la Peugeot n'était plus sa propriété : transformée en véhicule tous terrains, elle rendait encore de grands services dans une exploitation agricole, où il m'arriva de la conduire vers mes quinze ans...

Dans sa fin de vie relativement silencieuse, cet homme si cultivé et bon se repassait-il en secret le récit passionnant de tant d'aventures lointaines, au milieu d'une petite agglomération dont les habitants - les anciens combattants mis à part - n'avaient pour la plupart jamais dépassé les limites du canton, voire, pour nombre d'entre eux, celles du village ?

La maison était certes très fréquentée par les pasteurs - une pièce leur était d'ailleurs réservée au second étage, et l'un d'eux, venu y séjourner avec son épouse depuis la  Hollande, à la suite de l'invasion de son pays par les Nazis, ne remercia-t-il pas les propriétaires pour leur "généreux accueil" en leur offrant L'Homme, cet inconnu, du Dr Carrel - désormais en ma possession. Mais elle l'était tout autant par des instituteurs à la retraite : ainsi, outre le couple Lauvin, les époux Auzian, possédant (eux aussi) une rutilante Peugeot 201 qui m'enchantait lorsque j'étais, rarement, invité à y monter. Il se disait, mais comment ai-je pu entendre puis retenir ces faits, que Monsieur Auzian au si bon sourire - ses deux incisives supérieures se chevauchaient très légèrement - n'avait pas obtenu le minimum de points requis pour l'obtention du Brevet supérieur de capacité (c'était d'un tout autre tonneau que le baccalauréat d'aujourd'hui), mais que vu la brillante manière dont il conduisait sa classe, son inspecteur lui avait tout de même délivré le certificat d'aptitude pédagogique - diplôme permettant la titularisation des enseignants du Primaire, que bien des années plus tard, je devais remettre, en quantité, à mon tour...

Je n'aurai garde, enfin, d'oublier le couple Clamand et sa Berliet Dauphine 11 CV, union plus ou moins arrangée, plus ou moins boiteuse commencée en 1924 et devenue rapidement ménage à trois, ce que j'ignorais bien entendu complètement ; et de même, je sus bien plus tard que les deux servants de la dame Jeanne avaient été ensemble, dans le même réseau, d'ardents autant que discrets résistants - contrairement à l'immense armée des bruyants fanfarons. Et que la Libération du territoire en cours d'acquisition, ils avaient dès août 44 efficacement contribué à la création d'une Œuvre des Amis de l'Enfance pour assurer la protection matérielle et morale de la jeunesse. L'acte originel (et vraisemblablement le seul) de cette Œuvre fut l'achat d'un hôtel dans le Trièves, transformé en colonie de vacances. Ils m'en facilitèrent l'accès, et je fus au nombre des premiers colons, alors que je n'y avais pas véritablement droit.

Et j'aimais à écouter parler ce plaisant aréopage, car on y utilisait volontiers le passé simple : "Casimir et moi nous eûmes, nous fûmes, nous allâmes... " Avec le provençal, que je perçois parfaitement, mais qu'on entend hélas de moins en moins, le passé simple du mode Indicatif a baigné ma prime enfance bénie : tous les après-midi d'été, c'était comme si Madame de Sévigné avait figuré parmi l'assistance. Ce temps de conjugaison qui m'avait tout autant enchanté à l'écrit, par exemple dans Sans Famille, est aujourd'hui jugé si élitiste que les programmes de 2017 en ont dispensé les chères têtes blondes. Il est vrai que les grandes œuvres - ou moins grandes, comme les productions d'Hector Malot -  sont dorénavant abrégées voire réécrites (peut-être en remplaçant les passés simples par des passés composés !) afin de les rendre plus claires et davantage accessibles, et surtout de saper toute initiation au goût de l'effort...

Et tout en devisant aimablement, ces dames - les messieurs n'étant pas admis aux après-midi - goûtaient à leur citronnade et agitaient délicatement leurs éventails - affichant diverses publicités, ou des paysages asiatiques - car malgré le filtre efficace de la tonnelle de vigne vierge, la chaleur de l'après-midi était relativement étouffante, et les climatiseurs pas encore inventés. Une fois l'an, l'effervescence était à son comble. Rose avait commandé, en son nom propre mais en réalité pour toutes ses amies, tout un lot d'espadrilles auprès d'un fabricant de Mauléon, village des Pyrénées inférieures, comme on disait alors. Et c'est gaiement que ces dames fouillaient dans l'immense carton, y recherchant qui sa pointure, qui sa couleur préférée. Aujourd'hui, la plupart des espadrilles sur le marché proviennent du Bangladesh, et leurs semelles en corde de jute sont désormais protégées d'une pellicule caoutchoutée : exactement comme celles qu'on fabrique toujours à Mauléon. Le progrès, vous dis-je.

Et puis, aux soirs d'été, ces couples, car après le souper, les époux interdits d'après-midi accompagnaient leurs moitiés, descendaient jusque devant notre portail : c'était le signal de la promenade. La petite troupe partait alors, en conversant, sur la route de Pertuis, à l'époque totalement exempte de circulation automobile. Outre le babil reposant de ces adultes, qui me berçait mais auquel évidemment je ne comprenais goutte, je vois encore, je ne saurais expliquer pourquoi ce souvenir demeure si présent, le dandinement de Madame Auzian au bras de son époux ; et combien je me plaisais à repérer le long de ce talus où j'avais vu une escouade de soldats italiens se reposer et chanter à tue-tête, les mystérieux vers luisants, tout en écoutant  les crapauds et grenouilles en nombre coasser près du ruisseau tout proche, une vie crépusculaire foisonnante - je devais la retrouver plus tard chez Henri Bosco, mais j'étais alors tellement éloigné de la liturgie de la lumière nocturne dans ses récits... Une sorte de frayeur me gagnait un peu, bien sûr, mais je me sentais parfaitement protégé par la présence rassurante de ceux qui m'entouraient. Et parfois, pour des raisons que je ne saurais expliquer, les promeneurs du soir, à peine arrivés devant la cave coopérative, décidaient de s'en retourner précocement. Une fois, au moins, j'avais timidement protesté : "mais vous avez dit qu'on irait jusqu'au cimetière !

- C'est vrai, remarqua Monsieur Auzian, ce que dit le petit. Allons jusqu'au cimetière !" Ce fut le terme, ce soir-là, de la promenade nocturne. Je ne savais pas, alors, que j'aurais à revenir maintes fois en ce lieu, et que mon âme serait à jamais tourmentée, car j'ai peuplé ma vie des frissons de mon enfance trop peu longtemps protégée, trop souvent lacérée. À l'époque, dès le retour, je gagnais mon lit après avoir récité ma prière, et je m'endormais presque aussitôt, paisiblement bercé par l'écho des conversations qui m'ouvrait au sommeil - si toutefois, je n'avais pas été perturbé par une lecture trop attentive - peut-être l'histoire terrifiante des sept femmes de la Barbe-Bleue,  puisée dans le volume richement illustré des Contes de Perrault que m'avait prêté Madame Auzian ; et alors, remué jusqu'au tréfonds par un cauchemar, je voyais rappliquer les deux sœurs en longues chemises de nuit, et elles me consolaient jusqu'à mon endormissement. C'est que, à peine sachant lire, ou à peu près, je fus saisi par une boulimie de lecture qui ne connut pas de retenue.

Au moment où la photo avait été prise, le pasteur était parti vers d'autres cieux en début d'année, suivant en cela l'invitation christique d'ailleurs mentionnée sur sa tombe : "le soir venu, Jésus leur dit : passons sur l'autre rive" ; et je suppose que Rose avait transféré sur ma petite personne toute l'attention qu'elle portait jusque-là à son beau-frère, mettant au propre et recopiant, entre autres foisonnantes activités pies, les sermons qu'il avait autrefois prononcés. Elle vouait aussi une véritable admiration à son père, dont elle me parlait souvent. Trop tôt devenu veuf, cet homme avait, adolescent, été un brillant élève dans une sorte d'ancêtre de Lycée agricole, l'école Dhombre d'Aix-en-Provence. Très doué en dessin, il avait réalisé des croquis d'une stupéfiante précision. Ses carnets de notes étaient remplis d'attestations élogieuses. Patriote (comme sa fille) au moment de la Grande Guerre, il avait  versé, entre les années 15 et 17,  huit mille francs-or, pour la Défense nationale, ce qui lui avait valu de recevoir, en retour, un beau diplôme en papier... Il y avait donc beaucoup d'activités scripturales et autres précieux témoignages du passé, comme des poèmes en langue provençale, que j'eus l'occasion de voir, et parfois de lire, certains célébrant l'arrivée du courant électrique dans le village : mais des êtres cauteleux n'auraient de cesse de m'empêcher définitivement d'y accéder.

Pour l'heure sonna bientôt mon entrée à l'école - et je savais, grâce aux soins si attentifs dont j'étais l'objet, déjà lire couramment, en dépit  d'une démarche que je devais juger bien plus tard, avec mon œil de spécialiste, comme parfaitement aberrante ; mais c'était la lecture en riant, et je dois dire que s'il m'est arrivé de peiner, à demi-couché sur le perron, si usé par des siècles de pas lourds et pesants d'agriculteurs, à me familiariser avec la numération de position en vue des opérations à retenue qu'Elle m'imposait, jamais je n'ai souffert d'apprendre à lire, ou plus exactement à déchiffrer, avec les livrets René Jolly qui répondaient "pour une large part à la méthode dite globale", peut-on lire - avec quelle stupeur ! - dans la préface.

Cette délicate et tendre mère de substitution m'avait aussi appris à écrire, ce qui fut beaucoup plus déplaisant car je me montrai assez rétif et surtout malhabile dans cet art ; à tel point que mes calligraphies, souvent semées de pâtés, ressemblaient davantage à des cacographies, bien que je me montrasse, d'emblée, excellent en orthographe. Pétri de mauvaise foi, j'accusais alors les plumes Sergent-Major produites par la société Gilbert et Blanzy-Poure - et je vins à bout de plus d'une de ces Baignol & Fargeon n° 803, parce que je  ne jurais que par les plumes Chicago, qui d'ailleurs venaient du même fabricant !

À l'époque, il y avait encore des saisons, et elles étaient loin de se cantonner à l'été ! Je me souviens d'hivers relativement rudes - il faisait froid, dans les chambres et sous des draps rêches peu accueillants, en dépit de l'inévitable brique "Chauffeuse" en terre réfractaire qui avait été glissée tout au fond du lit, et qui était surtout génératrice d'engelures ; et si d'aventure je me plaignais de quelque mal de gorge, j'étais immanquablement bon pour subir le badigeonnage au bleu de méthylène, voire une vigoureuse friction au Liniment Sloan. Je songe d'abord à ces longues soirées d'hiver passées auprès du Mirus, poêle à bois avec ses hublots de mica, qui chauffait plus ou moins, souvent alimenté par des boulettes de charbon dans lesquelles l'anthracite devait occuper la portion congrue (à peu près, j'imagine, la même part que l'alouette dans le pâté d'alouette), temps de guerre et de restrictions obligeaient, sciure de bois et autres adjuvants occupant sans doute l'essentiel de la composition.

Il y avait aussi de nombreuses coupures d'électricité, des fenêtres qu'il fallait calfeutrer - la crainte des bombardements ! - et quel n'était pas mon émerveillement devant les histoires inlassablement contées, des textes lus, en général tirés du Bagage littéraire de la jeune fille (ouvrage que Rose adolescente avait reçu comme premier prix... de style au Lycée de jeunes filles d'Aix), mais aussi du Tour de la France par deux enfants et de Francinet ; et cette lampe à pétrole qui créait tant de zones d'ombre peu engageantes, et même ce calùn, copie parfaite de ses devancières gallo-romaines, qui éclairait peu mais fumait beaucoup - on le nomme chaleuil, en occitan ; et les aventures de Gédéon qui me passionnaient, et combien j'ai admiré cette séquence, si bien illustrée par Raylambert, où l'on voit l'ingénieux canard jaune au long cou faire congeler une écharpe pour créer une sorte d'échelle, ou de passerelle, destinée à tirer un compère - son ami le chat, me semble-t-il - d'une situation périlleuse.

Et les grands jours, prenait place la consultation commentée de ces merveilleux albums de cartes postales témoins de tant de voyages et de tant d'amitiés nouées sur tant d'années, qu'une main jalousement ennemie devait détruire un jour, à mon insu, et sans la moindre vergogne... Si j'avais été particulièrement sage, ou vraiment très attentif en classe, alors prenait place l'immense récompense de ces minuscules papiers qui s'épanouissaient dans l'eau : bien plus tard, je retrouverais, stupéfait et enchanté, le souvenir des petites fleurs japonaises dans les humbles notes de Józef Czapski intitulées Proust contre la déchéance.

Et puis à l'automne, nous partions tous deux à travers la campagne cueillir les sorbes et les coings mûrs du coteau des Abeilles : ces fruits embaumaient tellement toute la maison, lors de la confection de savoureuses confitures. Plus tard, vers novembre, nous remisions les innombrables pots de géraniums, qui allaient passer l'hiver dans un abri où ils répandraient une odeur assez âcre. N'est-ce pas à la même saison que je pouvais gambader joyeusement sur les aires alentour avec de tendres cabris : je m'amusais à me mettre à quatre pattes, et ils se prêtaient au jeu, venant frapper ma tête avec leurs petites cornes naissantes jusqu'où jour où ils disparaissaient mystérieusement, et Rose, un peu embarrassée, ne me fournissait jamais une explication satisfaisante.

Je me souviens aussi qu'une fois l'an, tous les ustensiles en cuivre, et d'abord les lampes à pétrole, étaient disposés en rang sur la table de la salle à manger ; l'heure était venue de les passer au Blanc d'Espagne, besogne qui me rebutait un peu, car elle était par trop minutieuse ; et Rose ne supportait pas l'à peu près, ce qui fait que je devais souvent remettre mon ouvrage sur le métier, étant beaucoup moins expérimenté qu'elle dans cette activité de nettoyage-lustrage.

Tout au long de l'année, le dimanche était un jour très spécial. Après l'inévitable assistance au culte, c'était l'écoute obligée, de façon quasi-religieuse, l'oreille collée au Philips 936 A dit Boîte à Jambon (!), de l'émission pédagogique initiée par Maurice Tièche - autre pasteur ayant, lui, travaillé avec Piaget - et qui s'intitulait La Voix de l'Espérance. C'était parfaitement clair, contrairement aux messages de Radio-Londres caviardés par les brouillages allemands, dont je garde pourtant un souvenir singulièrement précis, en particulier s'agissant des éditoriaux de Maurice Schumann ! Bien plus tard, je devais apprendre que le même Tièche avait été, en 1954, conseiller pour les questions d'éducation de l'éphémère Président du conseil, Pierre Mendès-France ; ce qui me prouve qu'il s'agissait d'un orateur dont un auditeur adulte - mais c'était bien loin d'être mon cas - pouvait écouter avec fruit les méditations hebdomadaires.

Le repas du dimanche sortait de l'ordinaire, au moins en ce qu'il s'achevait immanquablement par ce délicieux dessert nommé île flottante, qui m'enchante encore - je l'associe à l'expression fleurer bon, de Sans Famille, mot qui s'entend dans la Crème Fleurette -, mais dont je n'ai jamais retrouvé l'ineffable saveur originelle ; et cependant, Rose utilisait toujours les mêmes gousses de vanille, cuites et recuites, puis enveloppées dans du "papier chocolat", et conservées plus précieusement qu'un trésor : je suppose qu'elles avaient dû perdre, avec le temps, la quasi-totalité de leur teneur en vanilline. Mais nous avions des poules, et donc des œufs, et sans doute était-ce là l'essentiel pour ce mets si formidablement parfumé. J'attendais alors patiemment que le café fût servi, car Rose me récompensait d'un "canard", avant d'aller, cérémonieusement, remonter le mécanisme des poids de l'horloge, dont j'épiais vainement, couché sur le canapé, la réapparition dans la lucarne du balancier, tandis que me parvenaient les voix harmonieuses de la conversation des adultes, m'introduisant à un inévitable assoupissement.

Enfin, à titre exceptionnel, Rose sortait l'après-midi son  jeu de croquet - cadeau de ses parents, je suppose, car elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux - et nous partions alors dans des parties qui, je dois l'avouer, ne m'enchantaient guère. Je me souviens pourtant d'un dimanche après-midi - je devais avoir neuf ans - à marquer d'une pierre blanche. Avec quelques garnements, nous nous étions trouvés à la porte de l'église Notre Dame des fleurs, qui était encore consacrée à l'époque - elle se situait, je le note en souriant, à cinquante mètres à peine de la maison qui m'avait vu naître. L'après-midi étant fort peu avancé, c'était plutôt après None qu'après Vêpres. Et je ne sais pourquoi le curé, qui avait dû s'attarder après avoir dit la messe, nous aperçut et prononça quelques paroles de bienvenue ; et dans un geste de sympathie à notre égard, sans distinguer entre papistes et parpaillots, nous remit une livraison de Fripounet et Marisette, publication catholique dont je n'avais - inévitablement ! - jamais entendu parler auparavant.

Ce brave homme de Dieu devait vraisemblablement disposer de quelques invendus, et dépareillés, et qu'il avait trouvé là l'occasion de s'en défaire. Et j'ignore quel exemplaire échut à chacun de mes camarades. Le fait est que j'emportai ce don inattendu, et le présentai à Rose, car quelque chose m'avait fasciné : un article exposait ce qu'était un poste à galène, et comment en fabriquer un à peu de frais. Comme je la tannais, Rose devait imaginer que cette découverte fulgurante serait feu de paille infantile, qui s'éteindrait bientôt. Elle céda cependant et me procura un poste en kit, que notre instituteur, qui savait manier le fer à souder, se chargea de monter. Las, faute d'antenne suffisante, ou de je ne sais quoi, ce premier engin très sommaire refusa de fonctionner. Peu importe, le curé de chez nous était à cent lieues de se douter qu'il m'avait ce jour-là inoculé une passion qui ne s'est jamais démentie depuis. Et qui est toujours intacte...

C'était donc une vie calme, à laquelle la grâce de l'enfance a droit, et d'une succession de plaisirs simples. Pour autant, il y eut entre nous quelques frictions, et deux d'entre elles m'ont particulièrement marqué.

Rose, dirait-on aujourd'hui, était tout de même un peu rigide, et ne plaisantait guère, en particulier s'agissant des écarts de langage. Je croisai un jour de septembre, devant la cave coopérative en pleine activité, un attelage qui apportait des raisins "de cuve", selon l'expression consacrée. Le jeune conducteur, s'approchant avec son chargement de la plate-forme, lança un joyeux "Cul !" au réceptionnaire. Celui-ci répliqua dans la seconde par un "Vié !" retentissant. Je courus comme un forcené jusqu'à ma maison, pour rapporter l'incident à Rose : "un tel a dit 'Cul !', tel autre lui a répondu 'Vié !', ça fait cuvier", m'écriai-je, tellement fier de ma trouvaille lexicale en parfaite liaison, d'ailleurs, avec l'époque des vendanges. Que n'avais-je pas proféré là ! Avec une surprenante agilité, celle qui était peu à peu et à jamais devenue ma vraie mère me saisit illico sous son bras, me traîna jusqu'au robinet de l'évier (encore un mot grossier...), car nous étions parmi les très rares à posséder l'eau courante à la pile, me souleva, ouvrit le robinet, me tint la figure sous le jet d'eau : "lave-toi la bouche !" tonna-t-elle, épouvantée... Certes, elle avait dû penser : "ce qui sort de sa bouche le rend impur" ; corsetée dans son éducation et ses préjugés, elle ne pouvait guère percevoir mon indicible naïveté, elle pour qui le mot le plus vulgaire de la langue était "capron" !

L'incident me fait à présent sourire, et je sais que la seconde interjection (celui qui la proféra, le savait-il ? j'en serais fort étonné) est un des plus vieux mots français pour désigner le sexe masculin. Il n'a d'ailleurs jamais fait partie de mon vocabulaire. Comme un autre, si répandu - et si galvaudé - parmi nos jeunes,  mais après tout sont-ils au courant ? commun chez Rabelais. Il me coûte de l'employer, mais une fois ne sera pas coutume. Rose, tout à son courroux ce matin-là, était à cent lieues d'imaginer qu'elle allait disparaître très prématurément, abandonnant contre son gré la place à certains qui allaient, avec un cruel cynisme, se charger de m'en faire chier.

Cette femme si pudique - pour ne pas dire d'une incroyable pruderie, dont on peinerait, maintenant, à trouver des exemples - ne plaisantait pas davantage sur la question de l'obéissance. J'en fis, un jour, la cuisante expérience. Je ne sais plus en quoi j'avais contrevenu à son ordre, une veille de représentation théâtrale. La punition fut immédiate : malgré mes pleurs et mes supplications, elle demeura intraitable, inflexible : et je pense aujourd'hui que cela lui coûta. Je ne pus aller voir Les  deux orphelines avec mes copains, qui assistèrent, eux, au grand complet, à cette pièce de théâtre, au moment même où je m'endormais au milieu de mes gémissements.

Je dois à la vérité d'ajouter qu'elle proférait d'étranges opinions, comme par exemple lorsqu'elle m'encourageait à me régaler de tartines noircies, parce que le pain en avait été trop grillé, voire presque carbonisé : cela produit en abondance du sang tout neuf, affirmait-elle, ou encore quand elle intervenait vivement si le pain était disposé à l'envers : ça fait pleurer le Bon Dieu ! disait-elle en le replaçant tout aussitôt à l'endroit. C'était un autre temps... Mais je ne pose jamais le pain sur sa croûte...


RosePour ce que j'en sais, ma Rose d'une beauté si éclatante dans ses vingt ans, avait été promise à un gentil fiancé, qui fut emporté dans le maelstrom de 14-18 - et dont, par ailleurs, j'ai publié l'émouvante lettre d'adieu à ses parents. Peut-être est-ce à cause d'une fidélité depuis longtemps démodée, qu'elle demeura célibataire. Car c'était une femme très profondément croyante - avec elle, c'est sûr, la semence était tombée dans la bonne terre -, une "religionnaire", comme on disait, avec mépris, au 18ème siècle - d'une mièvrerie bien-pensante, sifflerait-on aujourd'hui ; et pourvue d'une foi inébranlable inscrite jusque sur sa tombe. Est-ce à cause de ce renoncement plus ou moins volontaire qu'elle souffrait régulièrement de crises d'asthme ? Je ne suis pas le Docteur Freud, et quoi qu'il pourrait m'être confié à ce sujet, mon sentiment filial pour elle ne varierait pas d'un iota : je lui serai fidèle jusqu'à la mort.

Nous nous rendions assez souvent auprès de la propriétaire de la fameuse pharmacie sise rue Colbert, et pendant que les deux adultes conversaient, on m'occupait avec des Jules Verne : Rose venait-elle prendre conseil pour des problèmes personnels ? Cela m'indiffère totalement. À la réflexion, la pharmacienne étant native du Chambon-sur-Lignon, peut-être était-il, au vrai, question de mon devenir et de mon éventuelle entrée au Collège cévenol... Je me souviens qu'il y avait dans le jardin, au pied d'un des deux tamaris, un plant de pavot : il m'est indifférent de connaître quel en était l'usage. Me reviennent surtout les fumigations à la Poudre Legras auxquelles je songe quand il m'est donné de traverser une forêt d'eucalyptus, et c'est pourquoi, sans doute, j'aime aujourd'hui encore à allumer quelque papier d'Arménie - et me souvenir.

Me souvenir qu'à sa manière peut-être un peu surannée, sinon un tantinet rigide, elle s'est efforcée de me faire grandir, de m'élever au sens propre, comme d'autres ont par la suite tenté de m'abaisser. Elle n'avait, c'est évident, pas lu le beau Manifeste du Personnalisme d'Emmanuel Mounier, paru quelques années auparavant, en 36. Et pourtant, c'est bien ainsi qu'elle m'a façonné : "Chaque enfance que nous protégeons, que nous fortifions tout en la dépouillant de ses puérilités, que nous poussons jusque dans l'âge adulte, c'est une personne de plus que nous arrachons aux envahissements de l'esprit bourgeois, et, dans quelque société que ce soit, à la mort du conformisme". Et sans doute me suis-je bâti à son aune le modèle idéal de la femme, sans doute ai-je projeté sa merveilleuse bonté et son indicible tendresse sur les rencontres de ma vie d'homme ; d'où naquirent nombre de mes désillusions


"Quand on découvre un jour
Que c'qu'on avait voulu
Était moins beau en dedans qu'autour
",

comme le chantait naguère le groupe Beau Dommage...

 


 

Donc, j'étais déjà très avancé scolairement parlant en entrant à la petite école - Entrée à l'écolele jour même de mon cinquième anniversaire, par bonheur à un mois seulement des grandes vacances. Le premier matin, la maîtresse m'installa dans un coin au dernier rang, me présenta un cahier et m'ordonna d'y tracer des bâtons suivant un modèle, puis s'occupa des autres enfants, un effectif à la vérité étique. Je m'appliquai donc à reproduire des bâtons toute la matinée, car elle ne fit pas davantage attention à moi. À midi, je racontai mon grand ennui à Rose ; je dus cependant repartir vers ce qui était désormais ma classe. Et l'insipide corvée du matin reprit... Je fus beaucoup moins appliqué que le matin, et rêvai plus d'une fois en regardant par les fenêtres, comme l'enfant de Prévert, surtout que de ma place, je pouvais voir Rose s'activer sur la terrasse, ou s'occuper dans le jardin de ses chères roses anglaises. Il y eut aussi des paquets de bûchettes à scinder par groupes de cinq éléments, mais j'étais bien au-delà de ces modestes comptages ! Et je rentrai, décidé à affirmer que je ne retournerais pas à l'école. Sans tergiverser, ma mère alla trouver la jeune maîtresse. Le lendemain, un grand changement se fit : j'étais au cours préparatoire, dominant d'une tête des élèves plus âgés. L'année suivante, je passai par les deux années du Cours élémentaire.

Puis j'accédai à la grande classe, tandis que des condisciples déçus tentèrent de se rattraper sur moi, durant les récréations - mais on n'avait pas encore inventé le concept de harcèlement scolaire. Et soudain, je m'avise d'un fait qui mériterait plus ample analyse - du côté de la psychologie des profondeurs. En effet, je partageais de nombreux points communs, et en principe une expérience pour le moins douloureuse avec mon emmerdeuse, ma dénigreuse en chef - un peu plus âgée que moi, c'était une écolière remarquablement douée, ce qui introduisait, il est vrai, une rivalité entre nous. Nos pères, en effet, avaient le même âge, étaient partis à la guerre en même temps ; nos mères étaient conscrites, également, et toutes deux avaient fauté, avec fruit si je puis dire. Pourquoi, dès lors, cette haine mesquine, cette volonté de dénigrement, et en particulier comment est-il possible que nos chemins respectifs aient à ce point divergé ? Jeune fille délicieusement gironde, elle jeta bien avant l'heure - pour l'époque - sa gourme entre les bras du coq du village, fils unique et beau parti ; lequel, bien que protégé et même puissamment soutenu par le Parti, finit noyé prématurément dans le Ricard. Elle avait alors, depuis longtemps, repris sans attendre sa liberté et poursuivi son riche parcours sensuel. Elle finit par croiser la route d'un veuf, beaucoup plus âgé qu'elle, mais surtout solidement établi. Elle a donc joué de ses appâts pour ne rien faire de ses dix doigts, à part, je suppose, s'occuper de ses amants en experte rompue, mais je vais m'abstenir de donner dans la grivoiserie. Devenue veuve, elle acheva son existence en brave vieille, en fort respectueuse dame patronnesse. À mes yeux, elle aura gâché tous ses talents. Ou bien, a-t-elle été particulièrement maligne ? Je nomme cela une vie sans arguments, comme le chantait Claude Léveillée. Une vie de merde, pour parler clair. Mais après tout, pourquoi s'indigner, il faut de tout, dit-on, pour faire un monde.

Je me souviens qu'elle m'avait incontestablement damé le pion, lors de la dernière fête de fin d'année scolaire à laquelle j'aie participé. Je devais jouer Cadet Rousselle, et entonner six couplets du chant des trois maisons ("Ah ! Ah ! Ah ! Oui, vraiment, Cadet Rousselle est bon enfant !") : Rose m'avait fait répéter, et répéter, et répéter les paroles, de sorte que je connaissais mon texte sur le bout des doigts et pus le chanter sans trou de mémoire : j'obtins un succès d'estime. Vint son tour. Très à l'aise avec son corps (à douze ou treize ans !), car elle n'était pas seulement douée comme écolière, elle dansa magnifiquement sur un entraînant extrait d'España, castagnettes en mains. Ce fut un triomphe, des applaudissements sans fin et même, me semble-t-il, une standing ovation ! Les souvenirs en appelant impérieusement d'autres, je franchis quarante années, et me voici ès qualités, au premier rang d'une fête scolaire, dans une célèbre salle de spectacle grenobloise. Les petites saynètes concoctées par les institutrices, et pourtant jouées avec quelque conviction, ne furent guère encensées, comme un soufflet qui retombe trop vite. Elles ne s'attirèrent que des réactions polies. Et puis soudain, apparut sur scène celle qui devait (sans doute !) être la lointaine petite fille de ma chieuse, une élève un peu âgée à mes yeux pour appartenir encore à un CM2. Avec une stupéfiante aisance, car certainement plus douée pour cet exercice que pour le travail en classe, elle se mit à se trémousser langoureusement voire sans pudeur sur l'air du fameux Bal Masqué de la Compagnie créole. Ce fut comme une apothéose ! Je n'avais vu qu'une seule fois cette salle animée d'un pareil délire : lorsque, quelques années plus tôt, les camarades staliniens étaient venus en nombre y applaudir les Chœurs de la glorieuse Armée soviétique... Peut-être faudrait-il insister davantage, dès la Maternelle, sur l'apprentissage du goût, sur l'éducation esthétique. Mais je demeure sceptique quant à l'efficacité réelle d’une telle démarche, certes nécessaire. "Rappelle-toi que dans la tête des gens, c'est plus facile de labourer à la descente qu'à la montée", fait dire Pagnol (après Montaigne) à l'un de ses personnages...

Je dois ajouter qu'il existait un autre motif de jalousie. Chaque matin, Rose se pointait à l'heure de la pause, et à travers la grille me faisait avaler diverses potions vitaminées, quand ce n'était pas de l'huile de foie de morue : j'étais le seul écolier à bénéficier d'un tel traitement, que mes camarades considéraient sans doute comme une faveur imméritée. Mais après tout, Rose était un peu chez elle. L'école communale était en effet bâtie sur un terrain qui avait appartenu à sa famille, et qui lui fut arraché par une procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique... et je sais toutes les larmes provoquées, au sein du foyer, par l'inflexible, l'impitoyable Administration, quinze ans auparavant, blessure pas seulement d'amour-propre qui n'était pas encore totalement refermée..

De cette prime expérience, j'ai tiré deux certitudes : d'une part, l'individualisation de l'enseignement n'est pas d'abord une question d'effectifs, mais de volonté de l'enseignant ; et par ailleurs, il n'est pas bon de "sauter" des divisions. Certes, j'avais les connaissances factuelles pour ce faire, mais nombre de bases m'échappèrent, et la hargne d'écoliers moins doués m'accompagna longtemps.

Rose n'en avait cure. Elle visait pour moi la poursuite des études et donc le Lycée - alors ouverts à seulement 20 % d'une classe d'âge -, et l'allemand en première langue, comme le lui avait conseillé le pasteur de Mérindol. Que ne lui avait-il pas suggéré aussi, ce rouquin colossal, d'envisager l'apprentissage du grec en Quatrième ! Faute de quoi, beaucoup plus tard, devenu adulte, je dus étudier à peu près seul, au travers de quelles chausse-trappes, pour accéder presque aisément aux textes de la Nouvelle-Alliance. Ce qu'il faut ajouter, c'est que, contrairement à plus d'un de mes camarades, j'aimais l'étude, d'autant que j'y étais sans cesse encouragé.

Ainsi, lorsqu'on nous donna à apprendre, et je pense que c'était au cours de l'année de CE2, le fameux "Saison des semailles. Le soir", je me récitais souvent ce poème, assis contre le portail, et non pas dessous, et je me demandais justement, ne sachant évidemment pas que ce mot désignait, sous la plume du poète, une sorte de voûte, comment on pouvait se placer sous un portail... Je commettais en somme une erreur d'interprétation assez semblable à celle de cette élève anonyme qui, ayant entendu La Laitière et le Pot au lait, et en particulier le vers

Il était quand je l'eus de grosseur raisonnable

avait transformé la subordonnée temporelle en un simple qualifiant, faisant dès lors de son porc, une sorte d'animal "cangelu",  c'est-à-dire déjà bien dodu...

Cela manifestait au moins un effort, peut-être vain dans l'immédiat, de penser les matières scolaires, et non de les ingurgiter passivement. Et j'appréciais particulièrement l'Histoire - celle de Lavisse, hélas, me reprendraient avec mépris, aujourd'hui, quelques sorbonnards paraît-il fort diplômés, et la traitant de fausse et de ringarde. Que m'importe, ma tendresse est à jamais acquise à ce cher Ernest (prénom gage de sérieux !), et je me souviens en particulier de cette galerie de grands hommes offerte à nos jeunes admirations, au milieu de laquelle émerge pour moi la grande figure de Colbert, se frottant chaque matin les mains, devant la rude tâche quotidienne à accomplir. J'ai immanquablement imité ce geste en accédant dès potron-minet à mon bureau, et peu me chaut qu'il soit en réalité apocryphe !

Mes condisciples avaient une autre raison, moins scolaire, de me jalouser : c'était mon habileté à "placer les timbres". À cette époque - est-ce encore le cas de nos jours -, les Directeurs d'école recevaient, une fois par trimestre me semble-t-il, des carnets de timbres (Quinzaine de l'École publique, Lutte anti-tuberculeuse, etc.) au prorata du nombre d'élèves, et à charge pour ces derniers d'aller les vendre dans les familles. Quelques jours après, chaque maître faisait l'appel et recevait les sommes ainsi recueillies, mais aussi, assez souvent, les carnets vierges retournés sales et chiffonnés (il manifestait bruyamment, alors, sa désapprobation), et je sais que plusieurs familles s'étaient plaintes, au motif qu'il s'agissait de mendicité déguisée en un temps - nous sortions de la guerre, et il y avait encore des tickets d'approvisionnement - où l'argent était une denrée beaucoup plus précieuse et rare qu'aujourd'hui.

Ce n'était jamais mon cas, et pourtant notre instituteur me remettait toujours deux carnets, sachant qu'ils ne lui seraient pas restitués. Car si Rose en prenait systématiquement un pour elle, elle m'encourageait aussi à aller solliciter son amie Mme Lauvin : elle n'ignorait pas que l'institutrice retraitée m'achèterait, elle aussi, un carnet complet. Mais si j'aimais aller chez elle, c'était moins à cause de la facilité que j'aurais à liquider mes timbres, que pour ce qui allait se passer ensuite : s'étant absentée quelques instants en direction d'une mystérieuse réserve, la vieille enseignante en revenait pour me donner deux ou trois carrés de "chocolat d'avant-guerre", ce qui veut dire qu'il allait au bas mot sur ses dix ans, et je me demande s'il n'était pas, avec sa couleur vaguement blanchâtre, un peu passé. Ce dont je me moquais éperdument, en tout cas, car quel régal sous la langue ! Et quelle double récompense, d'avoir vendu mon carnet de timbres, et de m'en revenir la bouche pleine !

Bien des années après, lors de recherches généalogiques – dont je suis depuis toujours friand - sur les registres d'État-Civil d'une commune voisine, je suis tombé par hasard sur le mariage de Louise, la future Madame Lauvin et de son Casimir. Ils s'étaient épousés en 1895, et me paraissaient bien seuls, ces enseignants plus tout jeunes - il approchait de la trentaine, elle allait coiffer Sainte-Catherine -, sur l'acte officiel, que j'avais sous les yeux ; en effet, c'est sans l'assistance de leurs deux familles, qu'ils avaient convolé, ces instituteurs de la IIIe, qui firent la classe dans leur demeure - laquelle ne résonna jamais des cris joyeux de leur propre progéniture !

Les années et les carnets de timbres passèrent. À l'approche de mes dix ans, mon dévoué enseignant me "chauffa", en même temps qu'il entraînait les candidats au Certificat d'Études, dont je suivais le cursus, avec quelques variantes.

Je dois à la vérité de dire que ce petit homme effectuait normalement son travail : mais c'est parce qu'il y a tant d'exemples de fonctionnaires, en particulier dans le domaine de l'Éducation nationale, qui sont "scandaleusement inférieurs à leur tâches", comme l'écrivit un responsable socialiste, qu'on s'émerveille dès qu'on croise un agent de l'État tout simplement scrupuleux. Mais il avait aussi des défauts, qui aujourd'hui lui vaudraient de sérieux ennuis. Je me souviens de ce jour où, s'étant mis en colère - ce qui lui arrivait fort souvent - contre un élève peu doué scolairement et sans doute rétif, en tout cas abonné à l'absentéisme, il arracha le tableau noir de son chevalet et le balança sur le jeune Marcel.

Hélas, son exaspération se transforma en fureur lorsqu'il constata qu'il l'avait fendu en deux (le tableau noir, pas Marcel) ; alors il saisit le malheureux élève par le bras, et le fit tourner tout en lui bourrant les fesses de coups de pied. À ce moment, le frère aîné, Élie, se leva et vint, suppliant, au secours de son cadet : "Monsieur, c'est mon frère, c'est mon frère !

- Tu en veux autant ?", répliqua férocement notre instituteur. Cela, effectivement, ce fut indigne. Aujourd'hui, un tel comportement lui vaudrait le cachot, avant même la radiation ; c'était un autre siècle...

À quelque temps de là, et c'était vers la fin de l'année scolaire, le jeune Élie fut victime, avec son frère, durant l'interclasse de midi, d'une attaque de cabrians. Il faut expliquer ici que leur père, veuf depuis 41, s'était donné comme compagne une jeunesse à peine au début de la trentaine, à la vérité peu farouche comme va le montrer la suite. Son concubin, travailleur acharné, se levait tôt pour monter au Lubéron avec son GMC - surplus de l'armée américaine, comme les quelques Willys et autres Dodge, égarées dans le canton - préparer du charbon de bois, denrée indispensable dans les années d'après-guerre, et déjà pour faire fonctionner les "gazos", car l'essence était fort rare.

À peine avait-il tourné le dos que la jeune personne invitait ses beaux-enfants à la rejoindre dans le lit conjugal, où elle leur donnait, à tour de rôle, des leçons de maintien sexuel - dont ils étaient, paraît-il, fort demandeurs et très friands. Et combien ils s'en vantaient, durant les récréations, auprès de leurs condisciples éberlués ! Et combien Rose, qui avait eu, je ne sais comment, vent de la chose, agitait ses jupes d'indignation ! Oui mais, si la concubine usait illicitement de ses charmes dans une démarche qu'on ne nommait pas encore pédophilique, en revanche elle ne songeait guère à prodiguer à ses beaux-fils d'autres nourritures terrestres : après la classe du matin, au lieu de rentrer chez eux pour y reprendre des forces, ils erraient sans but dans le village, le ventre vide.

C'est ainsi qu'un beau jour, désœuvrés, ils grimpèrent sur un platane au quartier de la Rougetière, et y taquinèrent, avec une branche, l'intérieur d'un nid de frelons, ces fameux cabrians. Lesquels répliquèrent furieusement, comme bien on pense. Piqués en de nombreux endroits, Élie et Marcel se précipitèrent vers l'école, et firent appel au maître, lequel leur prodigua immédiatement les premiers soins, aidé de son épouse, titulaire de la petite classe. Puis les fit se reposer dans le logement de fonction, jusqu'à ce que les boursouflures aient diminué en intensité.

Et cela me fait songer à une réflexion du héros de Police Python 357, l'inspecteur Marc Ferrot : "Personne n'est cent pour cent bon ni cent pour cent mauvais"...

Mais j'ai aussi un motif très intime d'en vouloir à mon cher instituteur. Chaque matinée débutait par une leçon de morale, ce qui correspond bien au programme d'alors. Ce jour-là, il s'agissait de "Bien mal acquis ne profite jamais". Nous eûmes droit à une explication, puis il fallut calligraphier cet adage, exercice écrit qui ouvrait la journée. J'avais toute confiance en mon maître d'école. Et j'ai longtemps cru dur comme fer à ce dicton. Or, il faut protéger ceux qui sont trop naïfs pour imaginer le monde à sa juste réalité, et non pas leur farcir la tête de sornettes à l'eau de rose. Un ancien ministre mitterrandien vient d'émettre, à cet égard, une pensée de portée générale, et que j'accommode à la situation : on veut nous faire croire que le monde est une sorte de paradis pour Bisounours, alors que c'est, au vrai, le struggle for life de Jurassic Park.

Il m'a fallu des années pour comprendre puis admettre, la rage au cœur, que tout au contraire ce sont les biens mal acquis qui profitent le plus aux aigrefins sans conscience, aux spécialistes de la morale élastique, et surtout à leurs cyniques descendants qui s'écrient parfois, avec une naïveté feinte et la bouche en cul de poule : "mais on a toujours vu ce bien dans la maison !" Dans une lettre datée du 14 mai 1963, un professeur clermontois qui est entre tous cher à ma mémoire m'écrivait : "il n'y a que les crapules qui ont tout pour rien". Combien de fois ai-je eu l'occasion de vérifier la vérité de cette bien pessimiste remarque !

Vint le jour de l'examen d'entrée en sixième qui pour moi, concurrent boursier, était en réalité un concours. Un autobus, emprunté très tôt le matin, nous conduisit après d'innombrables détours, Rose et moi, à Aix-en-Provence. Elle y avait donné rendez-vous à Flo, sa très grande amie de Lycée, devenue directrice d'école à Marseille, et jeune retraitée à l'époque ; et je suppose que, tandis que je m'appliquais à résoudre du mieux que je le pouvais les problèmes qui étaient soumis aux candidats, elles durent, traversant le passage Agard, aller revoir le Lycée de jeunes filles  (aujourd’hui Collège), Place des Prêcheurs, où elles avaient noué cette amitié indéfectible qui perdura bien au-delà de la disparition de Rose, et faire marcher bon train leurs langues.

À midi, elles vinrent m'attendre à la sortie du Lycée, et me conduisirent dans un restaurant - je n'avais jusque-là jamais mangé hors de la maison - situé rue du Trésor. Quel bonheur ! J'étais à la fois content de la façon dont j'avais abordé les épreuves du matin, sur lesquelles elles m'interrogeaient de façon pressante, de la joie rayonnante qu'elles manifestaient d'être ensemble, et surtout de la tendresse amusée avec laquelle elles contemplaient mes doigts tachés d'encre, car Rose avait décidé que j'affronterais les exercices avec un stylo à réservoir, et cette première fois ne fut guère des plus réussie.

Ce qui fut réussi haut la main, en revanche, ce fut le concours des Bourses, qui fit je crois que j'avais ainsi gagné deux tiers, ou peut-être même trois quarts, du prix de la pension. Quelques jours plus tard, nous revînmes, Rose et moi, au Lycée. Moi, brillant lauréat, parfaitement détendu, elle le cœur très serré, car elle avait pris rendez-vous avec le sévère Proviseur de l'établissement, fonctionnaire particulièrement maigre, au menton glabre, comme cela était jadis exigé des serviteurs de l'État. Nous voici au parloir. Le concierge qui nous y a introduits nous demande de guetter l'allumage de la lampe verte, signal d'entrée dans le Saint des Saints. Lorsque le passage se fit du rouge au vert, ma mère me dit simplement : "Toi, tu ne peux pas entrer ; tu m'attends ici".

J'attendis sagement. Et je sais ce qu'elle alla confier, assez tremblante, à cet administrateur. Enfin sortie de cette épreuve tant redoutée, elle s'épancha : "il m'a glacée". Il était incroyablement glaçant, en effet, ce fieffé amoureux du football jusqu'à faire abattre les vénérables platanes de la cour de récréation au prétexte qu'ils gênaient les entraînements des élèves footeux. Ce n'est que bien plus tard que je compris qu'il avait donné son assentiment à Rose, et qu'il avait discrètement veillé sur moi durant sept longues années.

Sept années s'écoulèrent : la seconde partie du baccalauréat en poche (alors que, de vingt pour cent au départ, après le passage par de multiples filtres de sélection, la cohorte bachelière s'était réduite à 8 % de la classe d'âge. Que nous étions loin des 96 % d'aujourd'hui ! Le niveau monte...), j'eus besoin d'obtenir la signature du Proviseur, pour je ne sais plus quel formulaire. C'était la deuxième fois seulement, que j'accédais au Parloir. Le recours à la lumière verte ne fut pas nécessaire. La porte était ouverte : il m'attendait debout, tout sourire, me tendant sa main osseuse : quel cap décisif mon succès m'avait permis de franchir !

Un peu plus tard, j'eus la preuve ultime de sa bienveillance en lisant l'appréciation qu'il avait portée de sa main sur mon dossier scolaire : "Un élève dont le comportement au Lycée, qu'il fréquente depuis sept ans, a toujours été exemplaire. Doit réussir". En ai-je obtenu, dans ma vie, des peaux d'âne et autres concours - à commencer par celui des Bourses ! Mais jamais aucune performance n'a éclairé ni flatté ma vie autant que ce jugement que je garde précieusement chevillé au cœur.

Ce Proviseur exceptionnellement dévoué à la cause du football, comme l'a écrit un de ses professeurs, n'était pas seulement un bûcheron dont il était impossible d'arrêter un peu le bras : c'était également un bâtisseur. Je pense que j'étais en troisième, avec ce cher Monsieur Boillot comme enseignant de français (nous étions tous secrètement amoureux de sa fille Odile), lorsqu'il décida de l'édification, dans la même cour de récréation, d'une aile nouvelle destinée à abriter les sciences physiques et naturelles, décidément trop à l'étroit dans le corps du bâtiment principal. C'est d'ailleurs là qu'en classe de Philosophie je devais obtenir le premier prix de Physique (étant à peu près nul, je me demande ce que valaient mes condisciples) dans la classe du professeur Halbwachs, le propre fils de l'immense sociologue dont Jorge Semprun, son compagnon de misère à Buchenwald, a raconté la fin atroce dans l'Écriture ou la Vie.

Mais pour l'heure, un dimanche matin, un camarade et moi décidâmes d'aller visiter, malgré la stricte interdiction affichée, la future Annexe de Physique hors d'eau. Alors que nous nous étions faufilés jusqu'au premier étage, en chuchotant et n'en menant pas large, nous eûmes la fort désagréable surprise d'y être rejoints par le sévère Proviseur qui, faisant mine d'être notre cicérone attitré, nous fit visiter les lieux de fond en comble, comme s'il nous y avait préalablement conviés !

Le Proviseur Vardême avait été un jeune homme, lui aussi, même si nous ne pouvions alors l'imaginer sous d'autres traits que ceux de l'homme âgé qu'il nous présentait. Ce Parisien de souche, lui aussi issu de parents très modestes, était en somme un lauréat  du mérite républicain : fils d'un maçon illettré, et d'une ouvrière en parapluie, c'est bien par ses seules qualités, qui devaient être insignes, qu'il parvint au professorat de mathématiques. Il était en train de devenir vieux garçon lorsqu'il rencontra, vers l'âge de 27 ans, une jeune Charlotte du même âge que lui, en instance de rupture d'une première union qu'elle avait contractée à 19 ans. Ils vécurent ensemble et se marièrent un mois à peine après le prononcé du divorce de la jeune femme. 

Dans mon souvenir, ils traversent encore la galerie dominant la cour pour gagner leur logement de fonction, lui haute silhouette maigre, elle petite vieille toute ratatinée - me semblait-il alors. De Gaulle  et Tante Yvonne. Mais je me le remémore surtout, portant un enfant dans ses bras...

Il avait un dimanche matin été averti de l'imprudence d'un pensionnaire ; sauf erreur, il se nommait De Célès, ce condisciple, que notre professeur de mathématiques, Félix Cahn (ancien instituteur savoyard, puis lauréat de l'agrégation !), s'obstinait à appeler en cours "De-Selle" ; cet élève casse-cou s'était cassé la figure en crapahutant dans la Sainte-Victoire. Le Proviseur n'avait pas barguigné : il était allé récupérer le jeune téméraire en voiture. Je le revois donc dans la même galerie : portant l'élève Christian dans ses bras, oui, dans ses bras, il le conduisait à l'infirmerie.

Je songe que ce fâcheux incident ne nous empêcha pas de récidiver, lui et moi, et d'autres élèves de Terminale : une après-midi, nous partîmes une dizaine nous baigner, et c'était délicieux, au barrage Zola, en violation naturellement de toutes les interdictions...

La retraite l'ayant rattrapé, Louis devait se retirer du côté de Pau avec Charlotte, à qui il survécut durant dix-sept ans. Devenu quasiment aveugle, il passait son temps à moins d'un mètre d'un écran de télévision, pour tenter de suivre tant bien que mal les matches de ce sport qu'il adora jusqu'à la fin. Il s'éteignit en 1989, à près de cent ans. Rose, qui était sensiblement du même âge, l'avait précédé dans la tombe... depuis quarante ans.

Si je puis me permettre une familiarité, pour manifester timidement mon immense gratitude, je voudrais pouvoir fredonner la Chanson pour l'Auvergnat, à la mémoire de Louis-Hippolyte. Je ne puis l'imaginer autrement que in the Upper Room, Talking with The Lord.

J'entrai donc au Lycée. Je passe sur les difficultés d'adaptation du petit péquenaud, de l'élève "de la pacoule", comme je l'entendis dans la bouche de certains condisciples aixois. Et je me mis de tout cœur au travail, dopé par les lettres que m'adressait Rose pour m'encourager autant que pour me surveiller, lorsque par exemple elle m'écrivait "tu dois travailler pour les sacrifices que je fais pour toi", formule qui me passait largement au-dessus de la tête, mais dont j'ai tant de fois, depuis, eu l'occasion de mesurer l'exactitude.

Les vacances de Toussaint arrivèrent, tandis que la vigne vierge perdait peu à peu ses feuilles d'un si beau pourpre ; cela faisait un mois et demi que je n'avais pas vu Rose : notre plus longue séparation. Combien nous fûmes heureux de nous retrouver ! Je profitai à fond de cette semaine : je conserve en moi le souvenir lumineux des devoirs scolaires accomplis sous sa vigilante attention, des rayons du soleil déjà très obliques inondant la table sur laquelle j'étais penché, et de nos activités de jardinage, les pots de géranium hissés sur des planches à l'équilibre instable et garnissant tout le mur ouest de la serre, sur lequel on pouvait quand même entrevoir les immenses affiches des Messageries maritimes offertes par le mari de Flo, chef des approvisionnements de cette compagnie.

Et ce fut, après moult embrassades et serments de continuer à bien travailler, le retour au Lycée. Un très jeune couple ami de Rose, ou plus exactement proche parent de Madame Lauvin, qui s'en retournait sur Marseille, s'offrit à me transporter dans sa 4 CV Renault, l'incontestable vedette de l'époque ("Une petite place dans votre budget... Une grande place dans votre vie !"). En guise de remerciement sans doute, au moment de l'au-revoir Boulevard Carnot, je coinçai par inadvertance la main du conducteur dans sa portière ; par bonheur sa jeune épouse - ils avaient tous deux vingt-quatre ans - était infirmière scolaire !

Jean-Claude et Poupette m'avaient laissé à l'endroit exact où je vis, quelques années plus tard, Georges Brassens (Le Moyenâgeux, autre amoureux du passé simple et du mode subjonctif !) tourner, sa guitare à la main, dans la rue du Théâtre. Cette rue que je descendis jusqu'au Cours Mirabeau. À peine cent mètres dans le Cours, on prend à gauche : le Lycée est tout au bout, dans la rue Cardinale. Je puis encore m'y rendre les yeux fermés.

Peu de temps après le retour des vacances de la Toussaint si colorées, si inoubliables pour tout dire, j'écrivis l'habituelle lettre hebdomadaire ; racontant par le menu mes faits et gestes, je glissai un "ici, les temps sont rudes" au milieu de ma prose certes fort modeste, mais que je savais pourtant lue et relue lorsqu'elle serait remise à sa destinataire, et commentée, parfois de façon peu amène, en retour. Encore aujourd'hui, je me demande d'où j'avais sorti, à qui j'avais emprunté ce curieux et âpre les temps sont rudes. Je suis allé jusqu'à examiner de très près le Chevaillier-Audiat-Aumenier qui était notre livre de français, sans y trouver quoi que ce soit décrivant un temps d'hiver particulièrement "rude". Peut-être étais-je parti d'un texte que nous avait remis pour étude notre professeur, le jeune Monsieur Bassargette ? En tout cas, il m'étonnerait que j'eusse pu avoir inventé de toutes pièces cette expression. Je songe davantage au réemploi évidemment intempestif d'une formule rencontrée au hasard de quelque lecture. Et c'était de façon innocente une manière de passer d'un vocabulaire passif à un vocabulaire actif, mécanisme de transfert qui devait être appelé avec force, vingt ans plus tard, dans le Plan Rouchette... Quoi qu'il en soit, la lettre partit. Et par retour de courrier ou presque, je reçus un colis assez léger certes, puisqu'il contenait deux chemises "américaines" (nous sortions de la guerre) - l'équivalent de ce qui s'appelle aujourd'hui Thermolactyl, ou que sais-je. Par retour de courrier ! Rose s'était démenée comme jamais, faisant sans doute appel à notre instituteur pour être conduite à la ville proche - et pour accomplir cette sorte de prodige. Pour moi, quel souvenir tendre ! Mais ce magnifique geste d'amour fut sans lendemain. Et lorsque les temps devinrent véritablement rudes, elle n'était plus à mes côtés pour me pourvoir en vêtements chauds au corps et surtout à l'âme.

Chemises américaines ou pas, je travaillai si bien que j'obtins les félicitations du Conseil des Professeurs, et nous n'étions pas nombreux dans ce cas. Et j'étais très fier en pensant à la surprise que je ferais, en retournant à la maison pour les congés de Noël, et annonçant négligemment les lauriers que j'avais cueillis, allant ainsi au-delà de ce que ma mère vraie m'écrivait dans la dernière lettre que je possède d'elle : "J'espère que tu auras un bon classement à la fin du trimestre". J'espérais donc la lumière, et ce sont les ténèbres que je reçus en lieu et place.

 

Car l'avant-veille du départ en vacances, un jeudi, durant la récréation du matin, interdit, je n'en crus pas mes yeux : mon instituteur était sous la verrière, et il parlait avec le Surveillant général de jour, Monsieur Quin. Deux hommes si colériques, mais si consciencieux, en définitive ; quinze ans séparaient le jeune maître d'école de campagne de l'administrateur chargé des internes du Lycée : pour moi, cependant, il s'agissait de deux vieux... Je fus hélé par le Surveillant général. Il m'apprit que Rose était un peu souffrante, et que j'allais par conséquent quitter le Lycée deux jours avant mes camarades, pour me rendre à son chevet : il me suffisait d'aller rapidement réunir mes affaires, et de prendre la route avec Monsieur Andris.

Sans même dire au revoir à mes compagnons proches, je suivis mon instituteur, si serviable, celui-là même qui m'avait conduit six mois auparavant jusqu'à la réussite au concours des Bourses.  En chemin, je l'interrogeai fébrilement ; il me répondit évasivement, et je conçois aujourd'hui combien il avait dû être gêné de devoir me taire la vérité, et combien le trajet, ce jour-là, dut lui paraître long ; d'autant que, le pont de Pertuis étant en réfection, nous dûmes passer par celui de Cadenet. Lorsque nous fûmes enfin arrivés, il m'accompagna jusqu'au premier étage, chambre de droite.

Elle reposait sereine sur son lit, les yeux clos, avec me semble-t-il un bandeau autour de la tête et je compris aussitôt qu'elle m'avait quitté. Qu'elle ne me tiendrait jamais plus la main. L'effroi que je subis à ce moment précis, je ne puis réellement l'exprimer qu'en faisant mienne une remarque d'Antoine Compagnon : "Dans les romans, on lit des phrases comme 'Le sol se déroba sous ses pieds', ou 'Le soleil s'assombrit et la terre cessa de tourner'. Elles ont l'air idiotes, on aurait même honte de les avoir pensées, jusqu'au jour où elles disent exactement ce que l'on éprouve et qu'elles s'imposent à vous comme la seule manière d'exprimer votre émotion. Je tombai littéralement dans un précipice. Des années après, en revivant l'épisode pour l'écrire, je ressens le même vertige". Je me précipitai vers elle, Monsieur Andris me retint dans mon élan, avec douceur et même tendresse, pour m'empêcher d'aller serrer sur mon cœur, celle dont le cœur s'était pour toujours arrêté. Je me souviens m'être agenouillé en larmes sur la descente de lit. Jamais plus, elle ne m'écrirait comme dans sa dernière lettre, Je t'embrasse mon petit comme je t'aime.

Elle avait souvent été très exigeante, et il m'était arrivé de ruer dans les brancards, mais c'était la première fois qu'elle se montrait aussi cruelle : elle m'avait lâché la main tellement trop tôt. Il est vrai qu'on l'y avait aidée, c'est du moins aujourd'hui mon intime conviction. Elle venait de parcourir à peine soixante années d'une vie paisible, saine et sans aucun excès. Certes, sa mère était partie à cinquante ans, épuisée selon la chronique familiale par de nombreuses grossesses. Mais son père, qu'elle vénérait, avait atteint les septante ans et sa sœur aînée s'était éteinte à soixante-huit ans, bien qu'affligée d'un très grave diabète. Elle disparut à son tour, qui d'ailleurs n'était nullement le sien. Elle disparut trop prématurément, ayant à peine été, trop brusquement, pour qu'il s'agisse d'un effacement naturel. Lorsque, bien des années après, je demandai des explications, ce qu'on consentit à me dire était d'une bouffonnerie grotesque : à pleurer.

Rose a dû s'effacer désespérée de devoir me laisser seul au milieu du gué, et priant peut-être le Seigneur de veiller sur le parcours qui m'était dévolu, que j'affronterais seul, et dont elle pressentait sans nul doute qu'il ne serait pas de tout repos : qu'en serait-il de l'idéal qu'elle avait formé pour moi ? Empruntant à la 1e Lettre de l'Apôtre Paul aux Thessaloniciens, je dirai que le jour du Seigneur lui était venu comme un voleur dans la nuit. Et que je connais les voleurs, et que je sais la terrible nuit dans laquelle ils me firent alors entrer, me dépossédant sans état d'âme de ce qui m'était le plus cher.

Assez récemment, j'ai croisé un petit garçon sur le chemin de l'école, s'adressant à une jeune femme dont il tenait la main : "C'est qui qui vient me chercher aujourd'hui, Maman ?

- Mais tu sais bien que ce soir, c'est moi qui viendrai, tu n'as pas à t'inquiéter".

Moi, personne n'est plus venu me chercher, et j'ai dû, désormais, rentrer tout seul.

Et tandis qu'on mandait mon instituteur, pour aller récupérer le petit lycéen - Rose ayant eu la délicatesse de s'en aller un jour de congé scolaire -, on allait discrètement vider, avec la complicité du Directeur du Crédit agricole,  le compte bancaire de celle qui était à peine froide et dont le temps n'était pourtant pas encore accouru pour lui apporter en passant l'affreuse vieillesse et ses incommodités : elle venait d'avoir soixante ans. Quant à celui qu'elle détenait auprès de la Société marseillaise de Crédit, sous le numéro 52 658, j'ai tout ignoré de son devenir.

On avait donc trouvé, pour cette insigne malhonnêteté, un véhicule complice ; j'en tire la conclusion que c'était là un évènement bien plus important que les solennelles distributions de prix, car au cours des sept années qui suivirent, jamais ne me fut accordé le temps, ni le moyen, d'aller recevoir au Lycée les livres que ma conduite et mes résultats scolaires avaient mérités...

Je ne sais plus où l'immense Jean Rouaud (selon moi, le meilleur écrivain contemporain) développe la notion de corps souffrant, et parle de l'étincelle qui le poussa à rendre compte, à écrire la vie ("Là où est la souffrance, là est la littérature") : son corps souffrant à lui, c'était celui de son père, découvert le lendemain de la Noël 1963, brutalement terrassé dans la salle de bain familiale. Pour sa part, Rose avait fini de souffrir aux alentours d'une autre Noël, nimbée de son indicible charité, gage à ses yeux de rédemption et de salut éternel. Et devenue mon corps souffrant à moi. J'entends en porter témoignage. Pour confondre les charognards - quand bien même il est si tard.

"Où que soit le cadavre, là se rassembleront les vautours", peut-on lire dans Mathieu. Je subis ainsi, presque d'une minute à l'autre, une sorte de dévastation, de désintégration de mes valeurs, dont Proust, encore lui, donne une description que je ressens dans ma chair lorsqu'il fait allusion à "la brusque dépression qui se produit alors dans notre âme jusque-là ensoleillée, soutenue et calme, détermine en nous une tempête furieuse contre laquelle nous ne savons pas si nous serons capables de lutter jusqu’au bout". Soixante-dix ans ont passé : m'en suis-je jamais remis, je ne saurais l'assurer.

Cependant, on m'opposa rapidement qu'il y avait des choses plus urgentes que les lamentations. On me fit sèchement remarquer que je marquais mal avec mon abondante tignasse, et on m'envoya chez le coiffeur, qui officiait précisément le jeudi après-midi, dans l'arrière-salle du bistrot. Et là, tandis que j'étais tondu et que je sanglotais, je fus interrogé sans ménagement par une flopée d'adultes curieux d'en apprendre davantage au sujet de l'évènement. Il n'y avait donc pas une once de compassion pour un pauvre petit élève de sixième effondré et solitaire ?

Ce qui se passa ensuite m'échappe complètement. Je me revois seulement deux jours plus tard, au moment précis où le Tuney, à peine plus âgé que la frêle occupante de son corbillard - et qui lui survécut une quinzaine d'années - dut fouetter ses chevaux pour qu'ils gravissent commodément le raidillon, emportant vers sa dernière demeure celle qui avait à son corps défendant confisqué et même ruiné mes illusions de bonheur.

J'imagine que tous les habituels participants aux délicieuses promenades nocturnes d'été étaient là, eux aussi ; et Flo, au tout premier rang ; mais je n'ai aucun souvenir de leur présence, à ce moment-là. Ce qui est présent à ma mémoire, en revanche, c'est qu'aussitôt après le prêche du pasteur, à peine plaçait-on le cercueil dans le caveau, avant même la première pelletée de terre lancée par le fossoyeur, qu'on me pria de quitter le cimetière avant tout le monde - je n'ai cessé de me demander pourquoi. Mais le fait est qu'on me fit dégager. Ce n'était plus Requiescat in pace, mais lève-lou d'aqui qu'empatche.

Ici, je me dois de revenir un peu en arrière. Rose, que j'appelais selon sa volonté Marraine et non maman, veillait de très près au confort du jeune couple avant son explosion ; elle avait fait venir et rémunéré une dame d'origine italienne qui habitait le village voisin et parlait le français comme une vache espagnole ; et j'entends encore ses "quando" débutant chacune de ses phrases, lorsque je fus en âge de les entendre. Cette dame, Madame Paillegrain, était là pour aider ma génitrice "à s'accoucher", comme on disait alors. Elle s'était prise d'affection pour moi, et elle continua longtemps à venir me voir dans ma nouvelle maison. Dieu ait son âme, car elle était souriante malgré ses dents affreusement déchaussées, et bonne comme un bon pain de four banal.

Cependant, comme toutes les belles-mères, elle manifestait un défaut : elle détestait sa belle-fille qui, à la vérité, se trouvait mal servie par la nature, la bouche déformée par un bec de lièvre insuffisamment réparé. Il me semble même qu'elle avait un œil légèrement enfoncé dans son orbite. Bref, une belle-fille au physique ingrat, et décriée par sa belle-mère, qui n'avait d'yeux que pour son fils unique. Or, la belle-fille Paillegrain était souvent là aussi, pour une raison que j'ignore. Et les deux dames, celle plus âgée, et celle plus jeune, ne cessaient de se chamailler.

Donc, je quittai désespéré le cimetière, solitaire, ivre de douleurs, essayant de masquer ma désolation, et je remontai lentement vers ma maison - qui ne serait plus mienne désormais, je le pressentais confusément. Ce sentiment, je l'intégrai un peu plus tard en travaillant, en classe d'allemand, quelques passages du chef d’œuvre de W. Borchert, Draussen vor der Tür : dorénavant, ma place serait dehors, devant la porte. Mais c'est bien plus tard encore, en étudiant Durkheim, que j'ai mis des mots sur ce que j'éprouvais, et que j'ai alors repris à mon compte la formule que le grand sociologue avait utilisée dans une lettre à son neveu Marcel Mauss : à mon tour, je me sentais "exilé de l'intérieur".
Souvent, j'avais regardé avec appréhension le champ de folle avoine séparant la maison de l'école, se courber, onduler sous le vent, comme on peut le voir au début de Witness, le film de Peter Weir avec Harrison Ford. Et me prenant pour Rémi, je pensais à Maître Barberin qui voulait m'éloigner de ce havre de paix, de cette maison, à mi-chemin entre l'école et le temple, comme deux pôles si intimement liés à ma vie, ma Terre Promise ! Le pressentiment s'était réalisé, et je commençais l'apprentissage déchirant de la perte.

Mais quelqu'un m'avait suivi, et tout à mon accablement je ne m'en étais pas rendu compte. Soudain, parvenu à peu près à la hauteur de la cave coopérative, je sentis une main se poser sur mon épaule droite, et en même temps je perçus des paroles de consolation sans doute maladroites, mais qui venaient du cœur, prononcées d'une voix douce, et qui me firent tellement de bien. Cette personne m'accompagna jusque devant le portail puis elle s'en fut, discrète.

C'était Madame Paillegrain, si disgracieuse, si dépréciée.

La belle-fille.

 

© S. H., brouillons préparatoires, septembre 2006.

 


 

Accéder à la suite de ce texte