Tandis que je compulsais un vieux dictionnaire grec-français dont il m'arrive de me servir (pas assez souvent, comme semble le montrer la suite de l'histoire), voilà qu'en glisse un feuillet en état relativement mauvais, copie carbone à l'ancienne d'un poème ou d'une chanson, comme on voudra, sans doute écrit(e), durant le dernier conflit mondial, par un officier français en captivité.
Pour la petite histoire, je dirai que le dernier utilisateur - à ma connaissance - du dit dictionnaire, étant décédé en janvier 1942, je vois mal comment il aurait pu entrer en possession de ce texte un tantinet polisson, et le dissimuler ainsi aux investigations sagaces de son épouse.
Quelqu'un d'autre a forcément déposé ce feuillet là où je viens de le trouver, et je me perds donc en conjectures. Mais bref.
Certes, nous sommes loin du chef-d'œuvre authentique, oublié et enfin redécouvert. Et, puisqu'il s'agit de Madelon, disons d'emblée que celle de Trenet :

"Qu'est devenue, depuis,
La Madelon jolie
Des années seize ?
A-t-elle toujours les yeux
Étonnés d'être si bleus,
La taille à l'aise ?
A-t-elle toujours ce geste
De la main un peu leste
Pour dire : "Sois sage"
À ses amis d'un jour,
Amoureux des contours
De son corsage ?"
[...] ne sera jamais détrônée. Il n'empêche. Le texte que je livre, polisson témoin d'un "temps suranné" (toujours le Grand Charles), mérite après tout d'être connu, surtout en ce moment de Toussaint. D'autant que l'auteur y dévoile une fine culture, citant Musset et le poème verlainien Luxures (du recueil Jadis et naguère). Cette lecture tirera-t-elle un sourire à quelques-un(e)s ? Son auteur réel se découvrira-t-il à nous ?

P.S. : 19 février 2001. Le second Grand Charles (né le 18 mai 1913) s'en est allé, trente ans après l'Autre.

"Longtemps, longtemps, longtemps
Après que les poètes ont disparu
Leurs chansons courent encore dans les rues
La foule les chante un peu distraite
En ignorant le nom de l'auteur
Sans savoir pour qui battait leur cœur....."


Salut, l'artiste !

 

 

La Guerre déchaînée, rêveur incorrigible

Au repos, je cherchais quand le temps semblait long

Le cœur un peu simplet, mais aimant et sensible

Que nos aînés jadis prêtaient à Madelon.

De la trouver bientôt, j'avais la certitude.

Or je dois avouer, tout à ma confusion

Qu'aucun d'eux ne devait charmer ma solitude

Et transformer en joie la fugace illusion.

Non point que les filles se montrassent farouches !

Les préliminaires étaient des plus aisés,

Mais pourquoi donc les mots qui sortaient de leurs bouches

Venaient-ils sur leurs lèvres effacer les baisers ?

Un beau soir de printemps, une apparition brune

En cadre d'or changea la porte d'un bistrot :

Le plus beau corps du monde, un teint de clair de lune

L'apparition sourit, Seigneur c'en était trop !

Un instant, je restai planté là comme un cierge

Puis entrai dans la salle comme un grand coup de vent

Tant pis si la jolie n'était qu'à demi vierge

Je savais qu'un café n'était pas un couvent !

Le désir me hantait, déjà j'avais la fièvre :

Que faut-il vous servir, je ne pus préciser

Mais je dis à l'aimée, se pencher sur ta lèvre

C'est boire en un hanap qu'on ne peut épuiser.

Elle était près de moi, charmante douce et seule

Je devinais ses seins provocants et pervers

Alors je n'y tins plus : je déclamai des vers.

Mais l'enfant me stoppa par ces deux mots : ta gueule !

Le temps s'en fut. Un jour, énigmatique et blonde,

Dans la salle enfumée d'un café de hameau

Une accorte servante au profil de Joconde

Me frôla du jupon sans prononcer un mot.

Musset ! Romps à la fois et ton luth et ta lyre

Tu n'aurais su chanter sa grâce et sa beauté !

Et je puis affirmer sans pour cela médire

Que Vénus eût été falote à son côté !

Je m'inclinai alors présentant mes hommages

La charmante ma foi ne les refusa pas.

Alors, si j'avais eu les présents des rois mages

Je les aurais jetés sans compter sur ses pas !

D'abord, je pris son bras. Elle accepta, tacite.

Mon genou sous sa robe alla chercher le sien.

Lui voler un baiser n'était pas illicite

N'est-ce pas pour deux cœurs le plus aimable lien ?

Sans souci des gros yeux de la cabaretière

Je commençai, sournois, une investigation

Dont le point de départ était la jarretière

Et le but, disons-le, une lente ascension.

J'évoquai la beauté des nuits mélancoliques,

Aux rubis comparai sa bouche de carmin.

Mais tendre elle me dit : va réchauffer ta main,

Quand j'ai le ventre froid, ça me fout des coliques !

Je me lassai... Un sort implacable et malin

Paraissait s'acharner sur ma faible personne

Et me cachait toujours le cœur tendre et malin

Qui sait se taire et puis se donne.

Tout arrive : un été, pendant la fenaison

En un pays perdu dans une rue déserte

J'aperçus regardant par la porte entrouverte

Une forte fille qui gardait la maison.

J'approchai du corps nu. Sous la robe de toile

Montait comme un parfum fait d'encens et de foin.

La gorge apparaissait, ferme, moite et sans voiles,

Le ciel était de feu, je n'allai pas plus loin.

Près d'elle je m'assis ; lui dis qu'elle était belle,

Qu'un souffle entraînant était passé sur moi :

Vous ne serez ma mie pas à ce point cruelle

De repousser du pied mon cœur et mon émoi !

J'étais à ses côtés, respirant son haleine.

Soudain, d'un geste prompt, je la pris dans mes bras,

Et récitai ces vers que composa Verlaine

Chair, ô seul fruit mordu des vergers d'ici-bas !

Docile, elle se tut quand j'enfourchai Pégase,

Elle eut un beau sourire et ne répondit rien,

Mais cependant les trois mois dont fut suivie l'extase

Je dus laisser ma solde aux mains du pharmacien.

 

[Nuremberg, novembre 1941. Oflag 13 A.]