Le choix de ce texte, premier d'une assez longue série, renvoie à une histoire qui m'est personnelle, et que j'entends conter ici, en hommage fervent à mon instituteur primaire (le reste, après tout, n'étant que secondaire), celui qui me "chauffa" pour le concours des Bourses (à l'époque, les enfants pauvres entraient au Lycée - qui commençait en sixième - sur concours, mais oui, sur concours, ce qui faisait qu'ils connaissaient et le goût, et le fruit des efforts consentis - et j'ai partagé ce privilège, entre bien d'autres, avec Camus et Onfray). Car c'est en hommage à mon instituteur premier - mon Louis Germain à moi - que j'ai choisi de présenter un extrait du Silence de la mer.
Il faut que vous sachiez, jeunes générations, que dans l'immédiat après-guerre - et sans doute aussi un peu avant, dans le droit fil du Front populaire - les instituteurs étaient à l'avant-garde d'un mouvement d'éducation populaire, justement, dans le but avoué d'élever le niveau intellectuel, et donc la conscience civique, des masses : car les écoles devaient constituer, comme le prônait le Plan Langevin-Wallon, des foyers de culture "où les maîtres seront en contact direct avec les populations". Indécrottables naïfs, qui croyaient à la vertu des idées libératrices des Jules Ferry, des Ferdinand Buisson, et autres Jaurès ! Mais le fait est.
Et dans le cadre de cette éducation populaire, des causeries étaient proposées dans les campagnes, des projections de films, aussi, films choisis par une Commission de la Ligue de l'enseignement (des francs-maçons, mais bon, ils étaient généreux, ceux-là).
Un beau jour, c'était d'ailleurs un soir, au début des années cinquante, mon instituteur projeta, devant des agriculteurs parents d'élèves, Le Silence de la mer (car on a fait un film avec cette histoire mythique - c'est même le premier film, sauf erreur, de Jean-Pierre Melville). Or, il ne se passe pas grand chose dans ce film, il n'y a ni John Wayne, ni Jean Marais, ni Jean-Paul Belmondo, il n'y a que de subtils sentiments, autant qu'élevés (on pourrait assez établir une comparaison avec le non moins mythique In the Mood for Love). Aussi les Mait' Hauchecorne provençaux ne trouvèrent-ils pas la ficelle, s'ennuyèrent ferme (je suis poli), ricanèrent, chahutèrent, tant et si bien que mon instituteur entra dans une colère noire (rouge, plus exactement), arrêta la projection... et dans le même mouvement son essai d'éducation populaire. Mais qu'il était con, mon instituteur, comme tous ses collègues d'alors ! L'éducation populaire, bien évidemment, c'est TF1 qui la réussit le mieux (je plaisante) ! Je reviens à mon instituteur, décédé à l'été 1997, en tombant d'une échelle : mais c'est de bien plus haut qu'il avait dû tomber, ce fameux soir de la projection du Silence de la Mer, avec ses convictions communistes bien ancrées, et des choses avaient dû, déjà, mourir en lui ! Et je subodore qu'en rentrant dans la maison d'école, son appareil de projection sous le bras, il dut nourrir des pensées bien amères !
Voilà, il n'est plus de ce monde. Et je tenais à lui rendre hommage.
Je vous souhaite une bonne lecture..

 

 

I. Naissance d'un sentiment amoureux

 

Ce fut ma nièce qui alla ouvrir quand on frappa. Elle venait de me servir mon café, comme chaque soir (le café me fait dormir). J'étais assis au fond de la pièce, relativement dans l'ombre. La porte donne sur le jardin, de plain-pied. Tout le long de la maison court un trottoir de carreaux rouges très commode quand il pleut. Nous entendîmes marcher, le bruit des talons sur le carreau. Ma nièce me regarda et posa sa tasse. Je gardai la mienne dans mes mains.

 

Il faisait nuit, pas très froid : ce novembre-là ne fut pas très froid. Je vis l'immense silhouette, la casquette plate, l'imperméable jeté sur les épaules comme une cape.
Ma nièce avait ouvert la porte et restait silencieuse. Elle avait rabattu la porte sur le mur, elle se tenait elle-même contre le mur, sans rien regarder. Moi je buvais mon café, à petits coups.
L'officier, à la porte, dit : "S'il vous plaît". Sa tête fit un petit salut. Il sembla mesurer le silence. Puis il entra.
La cape glissa sur son avant-bras, il salua militairement et se découvrit. Il se tourna vers ma nièce, sourit discrètement en inclinant très légèrement le buste. Puis il me fit face et m'adressa une révérence plus grave. Il dit : "Je me nomme Werner van Ebrennac". J'eus le temps de penser, très vite : "Le nom n'est pas allemand. Descendant d'émigré protestant ?" Il ajouta : "Je suis désolé".
Le dernier mot, prononcé en traînant, tomba dans le silence. Ma nièce avait fermé la porte et restait adossée au mur, regardant droit devant elle. Je ne m'étais pas levé. Je déposai lentement ma tasse vide sur l'harmonium et croisai mes mains et attendis.
L'officier reprit : "Cela était naturellement nécessaire. J'eusse évité si cela était possible. Je pense mon ordonnance fera tout pour votre tranquillité." Il était debout au milieu de la pièce. Il était immense et très mince. En levant le bras il eût touché les solives.
Sa tête était légèrement penchée en avant, comme si le cou n'eût pas été planté sur les épaules, mais à la naissance de la poitrine. Il n'était pas voûté, mais cela faisait comme s'il l'était. Ses hanches et ses épaules étroites étaient impressionnantes. Le visage était beau. Viril et marqué de deux grandes dépressions le long des joues. On ne voyait pas les yeux, que cachait l'ombre portée de l'arcade. Ils me parurent clairs. Les cheveux étaient blonds et souples, jetés en arrière, brillant soyeusement sous la lumière du lustre.

 

Le silence se prolongeait. Il devenait de plus en plus épais, comme le brouillard du matin. Épais et immobile. L'immobilité de ma nièce, la mienne aussi sans doute, alourdissaient ce silence, le rendaient de plomb. L'officier lui-même, désorienté, restait immobile, jusqu'à ce qu'enfin je visse naître un sourire sur ses lèvres. Son sourire était grave et sans nulle trace d'ironie. Il ébaucha un geste de la main, dont la signification m'échappa. Ses yeux se posèrent sur ma nièce, toujours raide et droite, et je pus regarder moi-même à loisir le profil puissant, le nez proéminent et mince. Je voyais, entre les lèvres mi-jointes, briller une dent d'or. Il détourna enfin les yeux et regarda le feu dans la cheminée et dit : "J'éprouve un grand estime pour les personnes qui aiment leur patrie", et il leva brusquement la tête et fixa l'ange sculpté au-dessus de la fenêtre. "Je pourrais maintenant monter à ma chambre, dit-il. Mais je ne connais pas le chemin". Ma nièce ouvrit la porte qui donne sur le petit escalier et commença de gravir les marches ; sans un regard pour l'officier, comme si elle eût été seule. L'officier la suivit. Je vis alors qu'il avait une jambe raide.
Je les entendis traverser l'antichambre, les pas de l'Allemand résonnèrent dans le couloir, alternativement forts et faibles, une porte s'ouvrit, puis se referma. Ma nièce revint. Elle reprit sa tasse et continua de boire son café. J'allumai une pipe. Nous restâmes silencieux quelques minutes. Je dis : "Dieu merci, il a l'air convenable". Ma nièce haussa les épaules. Elle attira sur ses genoux ma veste de velours et termina la pièce invisible qu'elle avait commencé d'y coudre.

 

© Vercors, Le silence de la mer, Éditions de Minuit, 1942, Le Livre de Poche, pp. 21-23].

 

[N. B. : la veuve de Jean Brüller (dit Vercors), Rita, vient à son tour de disparaître, à 84 ans, le 25 avril 2001].

 

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 


Pour aller plus loin :

Le Dossier pédagogique sur "Le silence de la mer" [1943] (Middelbury College, USA) : qualité et pertinence des questions posées.

Seize pages de compléments historiques et pédagogiques (concernant toutes les nouvelles de l'ouvrage de Vercors, sur le site des Éditions Magnard (désolé : réservé, et c'est justice, aux seuls enseignants).

Un intéressant essai d'analyse de l'œuvre intégrale, à destination des classes de Seconde (fiche que j'ai légèrement modifiée).

 

 

II. Autres compléments

 

Après avoir signalé, évidemment, le beau film de Jean-Pierre Melville (1917-1973), Le silence de la mer, paru en 1947), je reproduis ci-après les lignes que j'emprunte au 1er numéro de l'année 1960, de la revue l’Éducation nationale :

- À notre connaissance, la seule étude parue sur le Silence de la mer est une Introduction à l'édition américaine de cette nouvelle [Vercors. Le Silence de la mer. Edited with an introduction and a vocabulary by Henri and Marguerite Peyre (Préface des "Cahiers du Silence", par Maurice Druon, janvier 1951, New York, Pantheon Books , 96 p.) [Ouvrage - désormais de seconde main - toujours disponible chez divers bouquinistes, et naturellement chez Amazon...]

- Quelques lignes intéressantes, que nous reproduisons ci-après, sont incluses dans Présences contemporaines, de Pierre Brodin (Nouvelles éditions Debresse, Paris, 1955) : "Le Silence de la mer est un court récit, de ligne presque classique. Les détails inutiles sont soigneusement omis.  À peine devine-t-on le lieu de l'action : quelque part, en France, près de la mer, probablement dans le Sud-Ouest.

La jeune fille symbolise, évidemment, la France, mais l'art du narrateur est tel qu'on n'a jamais l'impression d'avoir affaire à une abstraction. Cette femme qui ne dit qu'un mot est évoquée, plus que par ses paroles, par ses silences et par ses gestes. On ne nous indique ni son nom, ni son âge, mais tout le récit nous dit sa volonté, son courage, son patriotisme ardent, sa dignité. Nous comprenons qu'elle n'est pas insensible à la beauté, au charme, à la distinction du jeune homme. La musique est un lien entre eux. Mais elle n'a pas touché son piano depuis la défaite, et elle refusera de reconnaître même la possibilité de bâtir quelque chose sur ce pont idéal.

On a comparé Le Silence de la mer à Colette Baudoche. Il y a là, évidemment, deux récits patriotiques, deux romans de la "résistance".

Mais comme l'œuvre de Vercors nous paraît plus dépouillée et d'une émotion plus contenue que celle de Barrès !

Il est peu probable que Le Silence ait été inspiré, même inconsciemment, par Colette Baudoche ; une comparaison des deux écrivains ferait peut-être triompher la grandeur de Barrès, mais mettrait en valeur encore davantage la simplicité, la pureté de la nouvelle de Vercors.

Le Silence de la mer est une des plus parfaites réussites d'un genre difficile où, depuis Mérimée, bien peu d'écrivains se sont illustrés".

 

 

III. Du Silence de la mer à Pilote de guerre

 

Une émission que France-Culture proposait, le 16 mai 2018, me contraint d'ajouter un post-scriptum à ce fichier depuis si longtemps en ligne - et parmi les plus lus.

En effet, la rubrique "La Compagnie des auteurs" présentait, ce jour-là, un volet consacré à "Antoine de Saint-Exupéry, Journaliste et engagé". Les deux intervenants principaux, Philippe Baudorre (Professeur de littérature à l'université Bordeaux-3) et François Gerber (Avocat et écrivain) se sont attachés à présenter un Saint-Ex largement méconnu.

Celui agoni d'injures par Pierre-Antoine Cousteau (le frère de l'autre), ou dont l'engagement a été complètement ringardisé par Sartre - de fait, on connaît le discret engagement de ce dernier (et de sa compagne) en faveur de la puissance occupante, comme l'a bien montré Michel Onfray.

Ou encore celui dont l'héritage intellectuel a été dédaigné, voire passé sous silence (parce qu'il ne fit pas allégeance à De Gaulle, selon toute vraisemblance). C'est ainsi que Saint-Ex s'est retrouvé en compagnie de Malraux et de Nizan : les 3 trois grands intellectuels français de chez Gallimard qui furent "engagés" durant le second conflit mondial.

Et qu'un parallèle a été établi entre Pilote de guerre et l'Étrange défaite, de Marc Bloch.

Ce qui m'a particulièrement frappé, ce fut la comparaison que risqua François Gerber entre Le silence de la mer, récit ô combien glorifié d'une résistance passive effectuée depuis un confortable fauteuil (ne pas oublier que Vercors fut un compagnon de route du P. C. et qu'il n'aurait jamais pu écrire, comme Saint-Ex, "Les équipages fondent comme de la cire"...), et l'appel à résister, à reconstruire, à renaître que lança Saint-Ex, après la défaite, au péril de sa vie : Saint-Exupéry "un homme pensant son engagement".

 

François Gerber, avocat et écrivain. Il a longuement travaillé sur l'œuvre et la vie de Saint-Exupéry, et notamment sur son engagement dans la guerre. Il a ainsi consacré deux ouvrages à cette thématique. Le premier, Saint-Exupéry, de la rive gauche à la guerre, est paru en 2000 chez Denoël ; le second, Saint-Exupéry, écrivain en guerre a été publié en 2012 aux éditions Jacob Duvernet. Il a également collaboré à l’ouvrage collectif Renaissance de Saint-Exupéry (l’Archipel, 2016), avec un article consacré au Saint-Exupéry journaliste.
Philippe Baudorre, Professeur de littérature à l'université Bordeaux-3. Vice-président du centre François Mauriac de Malagar. A parlé de Terre des Hommes, l'aboutissement de toute une carrière de journaliste (Saint-Ex fut journaliste occasionnel, contrairement à Kessel, par exemple).

 

 

 

 

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