Une jeune ado de confession juive découvre en 43-44 la dureté de la fin de la Seconde guerre mondiale.
Réfugiée avec ses parents à Saint-Martin Vésubie, privée d'école et de leçons de musique, Esther Grève, treize ans (ses parents lui donnent, pour la circonstance, un prénom du calendrier, Hélène...), passe ses journées à parcourir les terres environnantes.
Comme le reste du département, le village est occupé par les troupes italiennes, dont la présence est relativement débonnaire.
Mais lorsque l'Italie vaincue se retire du conflit, l'arrivée des troupes allemandes est imminente ; dès lors, les soldats italiens se hâtent de regagner leur pays par le col de Fenestre, suivis par toute une théorie de familles juives bientôt au bord de l'épuisement.
Esther et sa mère finissent par trouver un refuge de l'autre côté de la montagne, dans une pension de famille où la mère a trouvé à s'employer. Mais le père, professeur de son état et improvisé passeur de réfugiés, aura disparu dans la tourmente...

 

"Elle était dehors quand elle entendait la voix de sa mère qui disait : "Hélène ? Tu sors déjà ?". Jamais sa mère ne l'appelait Esther quand on pouvait l'entendre du dehors. Un soir, dans son lit, dans la chambre obscure, Esther avait entendu sa mère se plaindre de ce qu'Esther passait son temps à vagabonder, et son père avait seulement répondu : "Laisse-la, ce sont peut-être les derniers jours...".
Depuis, ces mots étaient restés dans son esprit : les derniers jours... C'étaient eux qui l'attiraient au-dehors, irrésistiblement".

J.M.G. Le Clézio

 

 

C'était comme s'il n'y avait jamais eu d'autre été avant celui-là. Le soleil brûlait les champs d'herbes, les pierres du torrent, et les montagnes semblaient lointaines, contre le ciel bleu sombre. Esther allait souvent vers la rivière, au fond de la vallée, là où les deux torrents s'unissaient. À cet endroit, la vallée devenait très large. Le cercle des montagnes paraissait encore plus lointain. Le matin, l'air était lisse et froid, le ciel absolument bleu. Puis, après midi, les nuages faisaient leur apparition au nord et à l'est, au-dessus des cimes, gonflant leurs volutes éblouissantes. La lumière vibrait au-dessus de l'eau de la rivière. La vibration était partout, quand on tournait la tête, elle s'unissait au bruit de l'eau et au chant des criquets.

Un jour, Gasparini était venu jusqu'à la rivière avec Esther. Comme le soleil était au centre du ciel, Esther commençait à remonter la pente pour retourner chez elle, et Gasparini lui avait pris la main : "Viens, on va voir mon cousin faucher, en bas, à Roquebillière". Esther hésitait. Gasparini : "Ce n'est pas loin, c'est juste en bas, on va y aller avec la charrette de mon grand-père". Esther avait déjà vu la moisson autrefois, avec son père, mais elle n'était pas sûre de se souvenir comment était le blé. Finalement, elle était montée dans la charrette. Il y avait des femmes avec des foulards sur la tête, des enfants. C'était le grand­-père Gasparini qui guidait le cheval. La charrette avait suivi la route, descendant les lacets jusqu'à la vallée. Il n'y avait plus de maisons, seulement la rivière qui brillait au soleil, les champs d'herbes. La route était défoncée, la charrette cahotait, et ça faisait rire les femmes. Un peu avant Roquebillière, la vallée était large. Avant de voir quoi que ce soit, Esther avait entendu: des cris, des voix de femmes, des rires aigus qui arrivaient dans le vent chaud, et une rumeur sourde, régulière, comme le bruit de la pluie. "On arrive, les champs de blé sont là", avait dit Gasparini. Alors le chemin rejoignait la route, et Esther avait vu tout d'un coup tous ces gens au travail. Il y avait beaucoup de monde, des charrettes arrêtées, avec les chevaux en train de brouter l'herbe des talus, des enfants qui jouaient. Près des charrettes, des hommes âgés étaient occupés à charger le blé à l'aide de fourches en bois. La plus grande partie des champs était déjà fauchée, les femmes coiffées de fichus étaient penchées sur les gerbes qu'elles liaient, avant de les repousser sur la route près des charrettes. Près d'elles, des bébés, des marmots s'amusaient avec les épis tombés par terre. D'autres enfants, plus grands, glanaient dans le champ, enfournaient les épis dans des sacs de jute.

C'était au fond du champ que les jeunes hommes travaillaient. À quelques pas les uns des autres, ils formaient une ligne, comme des soldats, et ils avançaient lentement dans les blés en balançant leurs faux. C'étaient eux qu'Esther avait entendus de loin, quand elle était arrivée. Avec une régularité mécanique, les faux se levaient en arrière, leurs longues lames étincelant au soleil, un bref instant immobiles, puis retombaient d'un coup en crissant dans les blés, et les hommes faisaient un bruit sourd avec leur gorge et leur poitrine, un ran ! qui résonnait dans la vallée.

Esther s'était cachée derrière les charrettes, parce qu'elle ne voulait pas qu'on la voie, mais Gasparini l'avait tirée par la main et l'avait forcée à marcher au milieu du champ. Les chaumes étaient durs et piquants, ils traversaient leurs espadrilles de corde, ils écorchaient leurs chevilles. Il y avait une odeur surtout, une odeur qu'Esther n'avait jamais respirée auparavant, et c'était peut-être à cause d'elle qu'elle avait eu peur, en arrivant. Une odeur âcre de poussière et de sueur, une odeur mêlée d'homme et de plante. Le soleil éblouissait, il brûlait les paupières, le visage, les mains. Autour d'eux, dans le champ, il y avait des femmes et des enfants vêtus pauvrement, qu'Esther n'avait jamais vus auparavant. Avec une sorte de hâte fiévreuse, ils ramassaient les épis tombés des gerbes, et les mettaient dans leurs sacs de toile. "Eux, ils sont italiens", avait dit Gasparini, avec une nuance de condescendance dans la voix. "Il n'y a pas de blé chez eux, alors ils viennent glaner ici". Esther regardait avec curiosité les jeunes femmes en haillons, leur visage presque dissimulé par des chiffons fanés. "D'où viennent-ils ?" Gasparini avait montré les montagnes, au fond de la vallée. "Ils viennent de Valdieri, de Santa Anna (il disait Santanna), ils sont venus en marchant à travers la montagne, parce qu'ils ont faim chez eux". Esther était étonnée, jamais elle n'avait imaginé que les Italiens pouvaient être comme ces femmes et ces enfants. Mais Gasparini l'entraînait vers la ligne des faucheurs. "Regarde, lui, c'est mon cousin". Un jeune homme en tricot de corps, visage et bras rougis par le soleil, s'était arrêté de balancer sa faux. "Alors ? Tu me présentes ta fiancée ?" Il avait éclaté de rire, et les autres hommes aussi s'étaient arrêtés pour les dévisager. Gasparini avait haussé les épaules. Avec Esther, il marchait à l'autre bout du champ, pour s'asseoir sur un talus. De là, on entendait seulement le sifflement de la faux dans les blés, et le souffle rauque des hommes : ran ! ran ! Gasparini avait dit : "Mon père dit que les Italiens vont perdre la guerre parce qu'ils n'ont plus rien à manger chez eux". Esther : "Alors peut­être qu'ils vont s'installer ici ?" Gasparini avait répondu, sans hésiter : "On ne les laissera pas faire. On les chassera. D'ailleurs les Anglais et les Américains vont gagner la guerre. Mon père dit que les Allemands et les Italiens vont être battus bientôt". Il avait tout de même un peu baissé la voix : "Mon père, il est dans le maquis. Et le tien ?" Esther avait réfléchi. Elle n'était pas bien sûre de ce qu'elle devait répondre. Elle avait dit comme lui : "Mon père aussi, il est dans le maquis". Gasparini : "Qu'est-ce qu'il fait ?" Esther avait dit : "Il aide les Juifs qui traversent les montagnes, il les aide à se cacher". Gasparini avait l'air un peu irrité : "Ce n'est pas pareil. Aider le maquis, ce n'est pas ça". Esther regrettait déjà d'avoir parlé de tout cela. Son père et sa mère lui avaient dit qu'il ne fallait jamais parler de la guerre, ni des gens qui venaient chez eux, à qui que ce soit. Ils avaient dit que les soldats italiens donnaient de l'argent à ceux qui dénonçaient les autres. Peut-être que Gasparini allait répéter tout cela au capitaine Mondoloni ? Un long moment, tous les deux étaient restés silencieux, mâchonnant les grains de blé qu'ils extrayaient un à un de leurs gaines transparentes. Il avait dit enfin : "Qu'est-ce qu'il fait ton père? Je veux dire, qu'est-ce qu'il faisait avant la guerre ?" Esther avait dit : "Il était professeur". Gasparini avait l'air intéressé : "Professeur de quoi ?" Esther : "Professeur d'histoire au lycée. Histoire géographie". Gasparini ne disait plus rien. Il regardait droit devant lui, le visage fermé. Esther pensait à la façon dont il avait dit, tout à l'heure, en regardant les enfants en train de glaner : "Ils ont faim chez eux". Plus tard Gasparini avait dit : "Mon père a un fusil, il l'a toujours, il est caché chez nous, dans la grange. Si tu veux, un jour, je te le montrerai". Esther et lui étaient restés encore un moment sans rien dire, à écouter le bruit des faux et des respirations des hommes. Le soleil était immobile au centre du ciel, on ne voyait pas d'ombres sur la terre. Entre les piques des chaumes, il y avait de grosses fourmis noires qui avançaient, s'arrêtaient, repartaient. Elles aussi, elles cherchaient les grains de blé tombés des gerbes.

"C'est vrai que tu es juive ?" avait demandé Gasparini. Esther l'avait regardé comme si elle ne comprenait pas. "Dis, c'est vrai ? Tu es juive ?" avait répété le jeune garçon. Son visage tout à coup exprimait une telle appréhension qu'Esther avait répondu, très vite, en colère : "Moi ? Non, non !" Le visage de Gasparini ne s'était pas détendu. Il disait maintenant : "Mon père, il dit que si les Allemands viennent ici, ils tueront tous les Juifs". Tout d'un coup, Esther avait senti son cœur battre plus fort, avec douleur, le sang gonfler les artères de son cou, battre dans ses tempes et ses oreilles. Sans comprendre pourquoi, ses yeux étaient pleins de larmes. C'était d'avoir menti qui lui faisait cela. Elle entendait la voix lente, insistante du garçon, et sa propre voix qui résonnait, répétait : "Moi ? Non, non !" La peur, ou la douleur, qui débordait de ses yeux. Au-dessus des champs, le ciel était bleu presque noir, la lumière brillait sur les faux, sur les pierres des montagnes. Le soleil brûlait son dos et ses épaules à travers sa robe. Plus loin, au milieu du champ, pareils à des fourmis inlassables, les femmes et les enfants en guenilles continuaient de fouiller avidement les chaumes, et leurs doigts coupés saignaient.

D'un seul coup, sans rien dire, Esther s'était levée et elle était partie, d'abord en marchant, avec les piques des chaumes qui entraient dans ses espadrilles. Derrière elle, il y avait la voix un peu éraillée du garçon qui criait : "Hélène ! Hélène, attends-moi ! Où est-ce que tu vas ?" Quand elle était arrivée sur la route, là où les charrettes attendaient leur chargement de gerbes, elle s'était mise à courir, de toutes ses forces, dans la direction du village. Elle courait sans se retourner, sans perdre un instant, en pensant qu'elle avait un chien furieux derrière elle pour pouvoir courir encore plus vite. L'air frais de la vallée glissait sur elle, après la chaleur des champs de blé, c'était comme de l'eau. Elle avait couru, jusqu'à ce qu'elle ait mal, et ne puisse plus respirer. Puis elle s'était assise au bord de la route, et le silence était effrayant. Un camion était arrivé, dans un nuage de fumée bleue, conduit par des carabiniers. Les Italiens l'avaient mise à l'arrière, et quelques instants après, Esther était descendue sur la place du village. Elle n'avait pas dit à sa mère ce qui était arrivé, en bas, là où les gens moissonnaient. Elle avait gardé longtemps le goût âcre des grains de blé dans sa bouche.

© J. M. G. Le Clézio, in Étoile errante, Gallimard, 1992.

 


 

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Étoile
errante
"Pendant l'été 1943, dans un petit village de l'arrière-pays niçois transformé en ghetto par les occupants italiens, Esther découvre ce que peut signifier être juif en temps de guerre : adolescente jusqu'alors sereine, elle va connaître la peur, l'humiliation, la fuite à travers les montagnes, la mort du père...".

[Extrait de la 4e de Couverture]