Ce lourd pavé (350 pages) est plus que difficile à aborder. Il s'agit en effet d'un texte sans respiration, pourrait-on dire : pas de chapitres, pas même de paragraphes, pas de retours à la ligne... Et à l'intérieur duquel on se promène partout, dans l'espace comme dans le temps. C'est une quête haletante de soi, qui ressemble au vrai à la citation indiquée infra : pure pensée de percer l'obscurité qui nous entoure. Jacques Austerlitz [quel patronyme extraordinaire !] a échappé au nazisme, parce que ses parents ont émigré. Faisant jouer les ressorts d'une vaste culture (en particulier dans le domaine architectural), il s'interroge devant son interlocuteur - le rédacteur de l'ouvrage - sur son histoire et sur le sens de la vie. Ouvrage difficile à lire, mais en définitive étourdissant. Et comme, au passage, Sebald égratigne la BNF, en une expérience qui rejoint parfaitement la mienne, je ne résiste pas au plaisir de le citer encore, à cet égard...
NB : la "respiration" de l'ouvrage, on peut être tenté de la trouver dans les nombreux clichés qui ponctuent le récit, et qui s'accordent totalement avec lui. Rien à voir avec ce que l'on trouve dans le pitoyable L'usage de la photographie (2005), de Ernaux-Marie, ouvrage dont le prétexte est la hâte pour une vieille femme et son jeune amant, de se déshabiller pour copuler, dissertant péniblement, après, sur les linges intimes dont le sol de la chambre est jonché...

 

"Des animaux hébergés dans le Nocturama [jardin zoologique de l'Astridplein, à Anvers], il me reste sinon en mémoire les yeux étonnamment grands de certains, et leur regard fixe et pénétrant, propre aussi à ces peintres et philosophes qui tentent par la pure vision et la pure pensée de percer l'obscurité qui nous entoure"

W. G. Sebald

 

 

 

I. Jacques Austerlitz, à la recherche de son passé...

 

[…]. Il est vrai, dit Austerlitz au bout d'un moment, que le rapport espace-temps, tel qu'il se présente à nous lorsque nous voyageons, ressortit aujourd'hui encore à l'illusion, à l'illusionnisme, ce qui fait que chaque fois que nous revenons de quelque part nous n'avons jamais vraiment la certitude d'être réellement partis. - J'ai d'emblée été étonné de la façon dont Austerlitz élaborait ses pensées en parlant, de voir comment à partir d'éléments en quelque sorte épars il parvenait à développer les phrases les plus équilibrées, comment, en transmettant oralement ses savoirs, il développait pas à pas une sorte de métaphysique de l'histoire et redonnait vie à la matière du souvenir. Aussi n'oublierai-je jamais la conclusion qu'il apporta à ses explications sur le procédé de fabrication des hauts miroirs de la salle d'attente [de la gare d'Anvers], disant, tout en marchant et en levant encore les yeux vers les grandes surfaces au reflet mat, qu'il se demandait pour sa part combien d'ouvriers périrent, lors de la manufacture de tels miroirs, de malignes et funestes affections à la suite de l'inhalation des vapeurs de mercure et de cyanide. Et, de la même manière qu'il avait conclu ce premier soir, Austerlitz poursuivit ses considérations le lendemain, sur la promenade en terrasse au bord de l'Escaut où nous nous étions donné rendez-vous. Il désigna le large ruban liquide qui étincelait sous le soleil du matin et parla d'un tableau datant de la fin du XVIe siècle, époque que l'on a appelée la petite période glaciaire, où Lucas Van Valckenborch donne à voir depuis l'autre rive l'Escaut entièrement gelé, avec derrière, obscures, la ville d'Anvers et une bande de terre plate s'étendant jusqu'à la côte. Au-dessus de la tour de la cathédrale Notre-Dame, un ciel sombre libère une chute de neige, et là-bas, au loin, sur le fleuve que nous contemplons quatre siècles plus tard, les Anversois s'ébattent sur la glace, gens du peuple en sarraus couleur de terre et personnes de condition en pèlerines noires, avec fraises de dentelle blanche autour du cou. Au premier plan, vers le bord droit du tableau, une dame est tombée. Elle porte une robe jaune canari et le galant homme qui se penche vers elle avec sollicitude des culottes rouges, très voyantes dans la lumière blafarde. Quand maintenant je regarde au loin et pense à cette peinture et à ses personnages minuscules, il me semble que l'instant fixé par Lucas Van Valckenborch n'est pas révolu, que la dame en jaune canari vient tout juste de tomber ou de s'évanouir, que la coiffe de velours noir vient de glisser sur sa tempe, et c'est comme si ce petit malheur assurément ignoré de la plupart se répétait sans cesse, comme s'il n'allait jamais finir et que rien ni personne n'était en mesure d'y remédier. Ce jour-là, après que nous eûmes quitté le panorama de la terrasse pour continuer notre promenade au cœur de la ville, Austerlitz parla encore longuement des traces que laissent les douleurs passées, et qui se manifestent, prétendait-il savoir, sous la forme d'innombrables lignes ténues sillonnant l'histoire. Étudiant l'architecture des gares, dit-il en fin d'après-midi, alors que las de nos allées et venues nous avions pris place dans un bistro du marché aux gants, il ne pouvait s'empêcher de penser, bien que cela n'ait rien à voir avec le sujet, au tourment des adieux et à la peur de l'inconnu. Mais, ceci dit, il n'était pas rare que nos projets les plus grandioses révèlent le degré de nos inquiétudes. Ainsi, par exemple, la construction des forteresses - et Anvers en fournissait un des exemples les plus remarquables - montrait clairement que pour parer aux incursions de puissances ennemies nous étions sans cesse contraints de nous entourer, par phases successives, de plus en plus d'ouvrages de défense, jusqu'à ce que l'idée d'élargissement par cercles concentriques se heurte à ses limites naturelles. À considérer l'évolution des places fortes depuis Floriani, da Capri et Sanmicheli jusqu'à Montalembert et Vauban en passant par Rusenstein, Burgsdorff, Coehoorn et Klengel, on était étonné, dit Austerlitz, de l'obstination témoignée par des générations d'architectes militaires qui, nonobstant leur incontestable talent, restaient attachés à l'idée foncièrement erronée, comme on pouvait sans peine s'en rendre compte aujourd'hui, qu'en élaborant un tracé idéal- avec des enceintes à angles obtus et des saillies largement débordantes permettant aux canons de la forteresse de couvrir la totalité du périmètre de déploiement face aux remparts - on pouvait offrir à une ville la meilleure des protections qui puisse exister. Personne actuellement ne pouvait s'imaginer, même de manière très approximative, la foultitude d'ouvrages consacrés à l'architecture militaire, la débauche fantastique des calculs géométriques, trigonométriques et logistiques qui y étaient consignés, les débordements hypertrophiques du langage de la fortification et de la poliorcétique, ni comprendre les désignations les plus simples telles que courtine et escarpe, fausse braie, réduit ou glacis ; et pourtant, même de notre perspective contemporaine, il était possible de reconnaître que vers la fin du XVIIe siècle les différents systèmes avaient fini par se quintessencier pour donner naissance à un plan privilégié, une étoile à douze branches avec contrevallation, sorte de parangon déduit à partir de la section dorée, qui effectivement, ainsi qu'on s'en rendait compte aisément en voyant l'intrication extrême des ébauches et esquisses dressées dans le but de fortifier des sites tels que Cœvorden, Neuf-Brisach ou Saarlouis, parlait à l'esprit du dernier des profanes, conquis par l'évidence de ce qui ne manquait pas d'apparaître à la fois comme l'emblème du pouvoir absolu et comme celui du génie des stratèges attachés à son service. Toutefois, dans la pratique guerrière, les forteresses en étoile construites et sans cesse améliorées au cours du XVIIIe siècle n'avaient pas rempli leur fonction; car, enfermé comme on l'était dans ce schéma, on avait négligé que les places les plus fortes étaient par nature celles qui attirent aussi les armées ennemies les plus fortes, que plus on se retranche et plus on est sur la défensive, et que pour finir, depuis sa forteresse munie et remunie, on voyait, réduit à l'impuissance, les troupes ennemies prendre elles-mêmes l'initiative de déplacer le théâtre des opérations en laissant tout simplement de côté ces ouvrages de défense aux garnisons pléthoriques, hérissées de canons et transformées en véritables arsenaux. À plusieurs reprises il était arrivé qu'en prenant ces mesures de défense dictées, dit Austerlitz, par un souci d'exhaustivité paranoïaque, on prêtât irrémédiablement le flanc à l'ennemi, sans compter que l'élaboration des plans devenant de plus en plus compliquée, le délai de réalisation s'allongeant, la probabilité augmentait de voir les forteresses dépassées au moment de leur achèvement, si ce n'est même avant, en raison des progrès qu'avaient faits entre-temps une artillerie et une stratégie sans cesse plus conscientes du fait que le maître mot n'était plus l'immobilité mais le mouvement. Et quand d'aventure la résistance d'une forteresse était mise à l'épreuve, l'issue, après un gaspillage monstrueux de matériel de guerre, demeurait aléatoire. Nulle part cela n'avait été plus flagrant qu'ici, à Anvers, où en 1832, dans le cadre des dissensions portant sur des portions du territoire belge qui ne cessèrent pas avec l'établissement du nouveau royaume, la citadelle édifiée par Pacciolo puis renforcée à l'initiative du duc de Wellington par une série de redoutes, occupée alors par les Hollandais, fut assiégée trois semaines durant par une armée française de cinquante mille hommes, qui parvint enfin à la mi-décembre, à partir du fort Montebello déjà investi, à prendre d'assaut le fortin à moitié détruit adossé à la lunette Saint-Laurent, à ouvrir une brèche en faisant donner les batteries et à parvenir jusqu'au pied des remparts. Le siège d'Anvers, tant par les moyens engagés que par sa violence, resta, du moins pour quelques années, un fait unique dans l'histoire de la guerre, dit Austerlitz ; il connut sa douteuse apogée lorsque les gigantesques mortiers inventés par le colonel Pairhans lancèrent sur la citadelle près de soixante-dix mille bombes de mille livres chacune, qui, à l'exception d'une poignée de casemates, détruisirent tout jusqu'aux soubassements. Le vieillard qui commandait la place forte, le général baron de Chassé, avait déjà posé la mine pour se faire sauter au milieu de ce tas de pierres témoin de sa fidélité et de son héroïsme quand in extremis lui parvint une dépêche de son roi l'autorisant à capituler. Bien que la prise d'Anvers révélât l'insanité - c'est le terme qu'employa Austerlitz - des ouvrages défensifs et des sièges, la seule leçon qu'on en tira, si inconcevable que cela paraisse, fut qu'il fallait reconstruire des remparts réputés encore plus imprenables et les repousser encore plus loin vers l'extérieur. Subséquemment, en 1859, la vieille citadelle et la majeure partie des fortifications extérieures ayant été rasées, on entama la construction d'une nouvelle enceinte de dix lieues de circonférence, complétée par huit forts situés à une demi-heure de marche, une entreprise qui, à peine vingt années plus tard, étant donné l'augmentation de la portée des canons et l'accroissement du pouvoir de destruction des explosifs, apparut comme insuffisante, si bien qu'obéissant toujours à la même logique on commença à installer, six à neuf lieues en avant de l'enceinte, une nouvelle batterie de quinze redoutes puissamment armées. Sur quoi, de nouveau, au cours des trente années et plus que durèrent les travaux, se fit jour la question de savoir si la croissance d'Anvers, liée au développement rapide d'une activité industrielle et commerciale débordant les limites de la ville, ne nécessitait pas d'élargir encore de trois lieues la ligne de défense, opération qui, la portant toutefois à trente lieues, l'aurait fait empiéter sur le territoire de Malines, avec pour conséquence que la totalité de l'armée belge n'aurait pas suffi à assurer la garnison idoine du dispositif. On continuait donc tout simplement à œuvrer pour compléter un système de défense déjà en construction en sachant qu'il ne répondait plus depuis longtemps aux exigences réelles. Le dernier maillon de la chaîne, dit Austerlitz, fut le fort de Breendonk qui, achevé tout juste avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, prouva en l'espace de quelques mois sa complète inutilité. Puis se levant de table et arrimant son sac à dos : l'exemple de ce genre de forteresse, ajouta-t-il encore en substance pour conclure les remarques faites ce jour-là sur le marché aux gants d'Anvers, l'exemple de ce genre de forteresses montre bien qu'au contraire, disons des oiseaux, qui durant des millénaires construisent toujours le même nid, nous avons tendance dans ce que nous entreprenons à franchir allégrement les limites du raisonnable. Il nous faudrait, dit-il encore, établir un catalogue de nos constructions par ordre de taille et l'on comprendrait aussitôt que ce sont les bâtiments de l'architecture domestique classés en dessous des dimensions normales - la cabane dans le champ, l'ermitage, la maisonnette de l'éclusier, le belvédère, le pavillon des enfants au fond du jardin - qui peuvent éventuellement nous procurer un semblant de paix, tandis que nulle personne sensée n'oserait jamais affirmer qu'elle trouve plaisante une énorme bâtisse comme le palais de justice de Bruxelles. On la regarderait tout au plus avec étonnement, et cet étonnement serait une forme première de l'épouvante, car quelque part nous savons, bien sûr, ajouta Austerlitz, que ces constructions sur-dimensionnées projettent déjà l'ombre de leur destruction et qu'elles sont d'emblée conçues dans la perspective de leur future existence à l'état de ruines. - Ces phrases prononcées sur le départ m'étaient encore en mémoire quand le lendemain matin, dans l'espoir qu'Austerlitz referait peut-être surface, je m'installai pour prendre un café dans ce même bistro du marché aux gants où il m'avait quitté la veille sans plus de cérémonie. Et comme, dans l'expectative, je feuilletais des journaux, je tombai, je ne sais plus si c'est dans la Gazet van Antwerpen ou dans La Libre Belgique, sur un article concernant Breendonk, d'où il ressortait qu'en 1940, juste après que la place, pour la seconde fois de l'histoire, leur eut été remise, les Allemands y avaient installé un camp d'accueil et de travaux forcés, que celui-ci avait fonctionné jusqu'en août 1944 et que depuis 1947, maintenu en l'état autant qu'il avait été possible, il servait de Mémorial de la Nation et abritait le musée de la Résistance belge. Si la veille, dans la conversation avec Austerlitz, le nom de Breendonk n'avait pas été évoqué, cet entrefilet, si tant est que je l'aie remarqué, ne m'aurait guère incité à aller dès le jour même visiter l'endroit. - Le train omnibus mit une bonne demi-heure pour atteindre Malines, d'où un autocar part de la place de la gare en direction de Willebroek, localité aux abords de laquelle, en pleins champs, presque comme une île au milieu des flots, s'étendent sur dix hectares les installations entourées par une levée de terre, une clôture de barbelés et de larges douves. Il faisait une chaleur exceptionnelle pour la saison et de gros cumulus montaient au sud-ouest lorsque, mon ticket d'entrée à la main, je m'engageai sur le pont. Il me restait de la conversation de la veille l'image d'un bastion en forme d'étoile avec des murailles élevées se dressant selon un plan absolument géométrique, mais ce que j'avais maintenant sous les yeux, c'était une masse de béton de hauteur médiocre, arrondie à tous les angles, qu'on eût dite effroyablement bossue et contrefaite, le large dos d'un monstre, songeai-je, qui aurait surgi du sol des Flandres comme une baleine de la mer. Je redoutai de passer le portail noir pour pénétrer dans la forteresse et en fis d'abord le tour, foulant l'herbe d'un vert profond surnaturel, presque bleue, qui tapissait l'île. De quelque endroit que je considère les installations, il ne s'en dégageait aucun plan, leurs redans et leurs rentrants se décalaient sans cesse et je me sentais dépassé, au point que je ne pouvais les mettre en relation avec rien qui, à ma connaissance, fût jamais né de l'activité humaine, pas même avec quelque relique muette de la protohistoire ou des premiers temps de notre civilisation. Et plus je les regardais et avais la sensation qu'elles me forçaient à baisser les yeux devant elles - plus elles me devenaient incompréhensibles. Couverte par endroits d'abcès ouverts d'où s'échappait le gravier brut et ailleurs de traînées calcaires et de coulures rappelant le guano, cette forteresse était le pur produit monolithique de la laideur et de la violence aveugle. Plus tard, quand j'étudiai le plan symétrique du fort, avec les excroissances de ses membres et de ses pinces, ses bastions semi-circulaires saillant comme des yeux sur le front du bâtiment principal et l'appendice atrophié sur la partie postérieure, j'arrivai tout au plus à discerner, en dépit d'une structure désormais évidente, la figure de quelque crustacé mais non le schéma d'une construction conçue par l'esprit humain. Le sentier faisant le tour de la forteresse longeait les poteaux d'exécution passés au goudron et l'aire de travaux où les prisonniers devaient charrier le remblai autour des remparts, plus de deux cent cinquante mille tonnes de terre et de pierraille pour lesquelles ils n'avaient d'autres outils que des pelles et des brouettes. Ces brouettes, dont on peut encore voir un exemplaire dans le vestibule, étaient sans nul doute, déjà à leur époque, effroyablement sommaires. Elles se composaient d'une sorte de plateau avec deux poignées rudimentaires à un bout et une roue de bois cerclée de fer à l'autre. Posée sur les traverses du plateau, une caisse en planches brutes aux côtés s'évasant vers le haut fait que cet assemblage grossier rappelle les tombereaux avec lesquels chez nous les paysans sortaient le fumier de l'étable, sauf que les brouettes de Breendonk étaient deux fois plus grandes et que, à vide, elles devaient déjà peser près d'un quintal. Il était pour moi impensable que des prisonniers qui, à de très rares exceptions près, n'avaient jamais fait de travail de force avant leur arrestation et leur internement, aient pu pousser ces engins sur un sol argileux desséché par le soleil et couvert d'ornières dures comme le roc, ou dans le bourbier qui se formait dès les premières pluies, impensable qu'ils aient pu s'arc-bouter jusqu'à ce que leur cœur soit au bord d'exploser ou bien encore, quand ils n'avançaient pas, être frappés sur la tête à coups de manche de pelle par l'un ou l'autre des surveillants. Ce qu'en revanche je m'imaginai parfaitement, à l'inverse de ces supplices qui se répétèrent jour après jour, des années durant, aussi bien à Breendonk que dans tous les autres camps, principaux et secondaires, ce que je pus parfaitement m'imaginer, lorsque je pénétrai enfin moi-même dans la forteresse et regardai tout de suite à droite par la vitre d'une porte donnant sur le mess des SS, avec ses tables et ses bancs, son gros poêle de fonte et, au mur, ses devises soigneusement peintes en lettres gothiques, c'étaient les bons pères de famille et les bons fils de Vilsiburg et de Fuhlsbüttel, de la Forêt-Noire et du Münsterland qui, leur service accompli, jouaient ici aux cartes ou écrivaient à la maison des lettres aux êtres chers : n'avais-je point vécu parmi eux jusqu'à ma vingtième année ? Le souvenir des quatorze stations que le visiteur de Breendonk parcourt entre le portail et la sortie s'est au fil du temps obscurci dans ma mémoire, ou plutôt, si l'on peut dire, il s'était obscurci le jour même où je visitais la forteresse, soit que je n'aie pas voulu voir ce qu'il y avait à voir, soit que, dans ce monde seulement éclairé par le faible reflet de quelques rares lampes et privé à jamais de la lumière naturelle, les contours des choses se soient estompés et perdus. Même maintenant où je m'efforce de me souvenir, où j'ai repris le plan en forme de crabe de Breendonk et lis en légende les mots ancien bureau, imprimerie, baraquements, salle jacques-Ochs, cachot, morgue, chambre des reliques et musée, l'obscurité ne se dissipe pas, elle ne fait que s'épaissir davantage si je songe combien peu nous sommes capables de retenir, si je songe à tout ce qui sombre dans l'oubli chaque fois qu'une vie s'éteint, si je songe que le monde pour ainsi dire se vide de lui-même à mesure que plus personne n'entend, ne consigne ni ne raconte les histoires attachées à tous ces lieux et ces objets innombrables qui n'ont pas, eux, la capacité de se souvenir, des histoires comme par exemple celle qui, pour la première fois depuis cette époque, me revient à présent à l'esprit tandis que j'écris, l'histoire de ces paillasses fantomatiques recouvrant le bois des châlits superposés et qui, leur bourre s'étant décomposée avec les ans, avaient perdu volume et épaisseur, s'étaient ratatinées comme si elles étaient les enveloppes mortelles - oui, c'est, il m'en souvient, ce que je m'étais dit à l'époque -, les enveloppes mortelles de ceux qui gisaient naguère en ce lieu au milieu des ténèbres. Et je me souviens aussi qu'en avançant dans le tunnel qui constitue comme l'épine dorsale de la forteresse j'ai dû lutter contre ce sentiment qui s'installait en moi et qui aujourd'hui encore m'assaille souvent lorsque je suis en de funestes endroits, cette impression qu'à chaque pas que je faisais l'air devenait moins respirable et plus lourd au-dessus de ma tête. Ce jour-là, en tout cas, au début de l'été 1967, dans le silence du plein midi que je passai, sans rencontrer d'autre visiteur, à l'intérieur de la forteresse de Breendonk, parvenu au bout d'un deuxième tunnel interminable, je faillis m'arrêter, ne pas m'engager dans le couloir en pente raide qui, si ma mémoire est bonne, permet, en se tenant à peine debout, de gagner l'une des casemates. Là pèse aussitôt sur vous le poids d'une chape de béton de plusieurs mètres, l'espace est exigu, se termine en pointe d'un côté et en arrondi de l'autre, et comme le sol se situe à un bon pied au-dessous du boyau d'accès, il ressemble moins à un réduit qu'à un cul-de-basse-fosse. Et pendant que mon regard plongeait dans ces oubliettes vers des profondeurs qui me semblaient constamment s'affaisser, vers le sol de pierre grise et lisse, vers la grille d'écoulement en son milieu et le seau de fer-blanc à côté, remonta de l'abîme la vision de notre buanderie à W., et en même temps, suscitée par le crochet de métal pendant du plafond au bout de sa corde, celle de la boucherie devant laquelle il me fallait passer pour aller à l'école et où souvent, à l'heure de midi, on voyait Benedikt ceint d'un tablier de caoutchouc asperger les carreaux avec un gros tuyau. Personne ne saurait expliquer exactement ce qui se passe en nous lorsque brusquement s'ouvre la porte derrière laquelle sont enfouies les terreurs de la petite enfance. Mais je sais encore que dans la casemate de Breendonk une odeur immonde de savon noir vint frapper mes narines, que cette odeur, dans une circonvolution perdue de mon cerveau, s'associa à un mot que j'ai toujours détesté et que mon père employait avec prédilection, "la brosse de chiendent", qu'un frottis noir se mit à trembloter devant mes yeux et que je fus contraint d'appuyer mon front contre la paroi granuleuse, parsemée de taches bleuâtres, d'où je crus voir perler des gouttes de sueur froide. Je ne dirai pas que la nausée éprouvée alors s'accompagna d'une intuition de ce qu'avaient pu être les interrogatoires renforcés, pratiqués en ce lieu à l'époque où je naissais, car ce n'est que quelques années plus tard que je pris connaissance, en lisant Jean Améry, de l'effroyable promiscuité physique s'instaurant entre bourreaux et victimes, des tortures qu'il avait subies à Breendonk, pendu par les mains attachées derrière le dos, si bien qu'au moment où il écrit ses lignes il n'a toujours pas oublié, dit-il, le bruit des articulations qui craquent et éclatent en se déboîtant de leurs capsules ni qu'il était suspendu dans le vide bras joints en l'air, démis, tordus dans le dos au-dessus de sa tête. C'est la pendaison par les mains liées dans le dos jusqu'à évanouissement dont parle Claude Simon dans Le jardin des plantes, livre dans lequel l'auteur, puisant une nouvelle fois dans la réserve de ses souvenirs, se met à raconter à la page deux cent trente-cinq la biographie fragmentaire d'un certain Gaston Novelli, soumis comme Jean Améry à cette forme particulière de torture. Précédant le récit, on trouve une notation tirée du journal du général Rommel en date du 26 octobre 1943, disant en substance qu'en raison de la totale inefficacité de la police en Italie il faut désormais y prendre soi-même les choses en main. Dans le contexte des actions engagées alors par les Allemands, écrit Claude Simon, Novelli fut arrêté et transféré à Dachau. Sur ce qu'il avait vécu là-bas, continue Simon, Novelli ne s'est pas ouvert à lui, sauf une seule et unique fois où il lui a dit qu'après avoir été libéré du camp la vue d'un Allemand, et même celle de n'importe quel être soi-disant civilisé, qu'il soit de sexe masculin ou féminin, lui était si peu supportable qu'à peine rétabli il était parti par le premier bateau venu pour l'Amérique du Sud afin d'y tenter sa chance comme chercheur d'or et de diamants. Un temps, Novelli avait vécu dans la forêt vierge au milieu d'une tribu de petits personnages à la peau cuivrée qui un jour, sans qu'une seule feuille eût bougé, s'étaient retrouvés à ses côtés comme surgis du néant. Il avait adopté leurs us et coutumes et établi autant que possible un dictionnaire de leur langue, composée presque exclusivement de voyelles, principalement le son A prononcé et accentué selon des variations infinies, et dont, comme l'écrit Simon, n'est pas répertorié le moindre mot à l'Institut des langues de Sào Paulo. Plus tard, de retour dans son pays, Novelli s'était mis à peindre des tableaux. Le motif principal qu'il ne cessait de décliner sous les formes et les compositions les plus diverses - filiforme, gras, soudain plus épais ou plus grand, puis de nouveau mince, boiteux - était celui de la lettre A, qu'il grattait sur la surface de peinture étalée par lui, tantôt au crayon à papier, tantôt avec le manche de son pinceau ou un instrument encore plus grossier, en rangées serrées, se chevauchant et se recouvrant, toujours semblables et ne se répétant toutefois jamais, en vagues montantes et descendantes, comme un long cri prolongé.
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Même si, en ce matin de juin 1967 où finalement je me suis rendu à Breendonk, Austerlitz ne s'est pas trouvé au marché aux gants d'Anvers, nos chemins se sont toutefois croisés d'une façon qui me reste jusqu'aujourd'hui incompréhensible presque à chacune des excursions improvisées que j'ai faites en Belgique à cette époque. Déjà, quelques jours après que nous eûmes fait connaissance dans la salle des pas perdus de la gare centrale, je le rencontrai pour la deuxième fois dans un quartier industriel à la lisière sud-ouest de Liège que, parti à pied de Saint-Georges-sur-Meuse et Flémalle, je gagnais le soir venant. Le soleil perçait une dernière fois le mur de nuages bleu d'encre annonciateur d'un orage imminent et les ateliers, les cours d'usine, les longs alignements du coron, les murs de brique, les toits d'ardoise et les vitres des fenêtres rougeoyaient comme éclairés d'un feu intérieur. Lorsque la pluie se mit à crépiter dans les rues, je me réfugiai dans un minuscule estaminet qui s'appelait, je crois, le Café des Espérances, où je ne fus pas peu surpris de retrouver Austerlitz penché sur ses notes, assis à une table de formica. Comme il en alla toujours depuis lors, nous reprîmes à ces premières retrouvailles notre conversation là où nous l'avions laissée, sans perdre un mot sur le caractère invraisemblable de cette nouvelle rencontre en un lieu fréquenté par quiconque d'un tant soit peu raisonnable. Au Café des Espérances, de l'endroit où nous étions assis et où nous restâmes jusque tard dans la soirée, on voyait en contre-bas, par une fenêtre du fond, une vallée jadis sans doute parsemée de noues, où le reflet des hauts fourneaux d'une gigantesque fonderie montait à l'assaut du ciel obscurci, et je me rappelle encore précisément qu'Austerlitz, tandis que nous gardions tous deux les yeux rivés sur ce spectacle, me tint un discours de plus de deux heures pour m'expliquer comment, au cours du XIXe siècle, la vision d'une cité ouvrière idéale née dans la tête d'entrepreneurs philanthropes avait imperceptiblement débouché sur une pratique de casernement, puisque, aussi bien, je me souviens que c'est la formule qu'il employa, nos meilleurs projets, au cours de leur réalisation, n'ont de cesse qu'ils ne se muent en leur exact contraire. C'est ensuite plusieurs mois après cette rencontre de Liège que je tombai à nouveau par pur hasard sur Austerlitz, à Bruxelles, sur l'ancien mont de la Potence, plus précisément sur les marches du palais de justice qui, me dit-il aussitôt, constituait le plus grand amas de moellons de toute l'Europe. La construction de cette singulière monstruosité architecturale, à laquelle il songeait à cette époque consacrer une étude, avait été entreprise vers les années quatre-vingt du siècle dernier, dans la précipitation, sous la pression de la bourgeoisie bruxelloise, me raconta Austerlitz, avant que les plans grandioses présentés par un certain Joseph Poelaert aient été élaborés en détail, et la conséquence en était, dit Austerlitz, que dans ce bâtiment d'une capacité de plus de sept cent mille mètres cubes il existait des corridors et des escaliers qui ne menaient nulle part, des pièces et des halls sans porte où jamais personne n'avait pénétré et dont le vide conservait emmuré le secret ultime de tout pouvoir sanctionné. Austerlitz me relata que cherchant un labyrinthe d'initiation des francs-maçons, dont il avait entendu dire qu'il devait se trouver soit dans les caves soit dans les combles du palais, il avait erré de nombreuses heures dans les entrailles de cette montagne de pierres, parcourant des forêts de colonnes, passant près de colossales statues, montant et descendant des escaliers sans que jamais personne ne lui demande ce qu'il voulait. Parfois, dans ses pérégrinations, fatigué ou cherchant à s'orienter, il avait regardé par les fenêtres percées dans les épaisses murailles, dominé les toits gris plomb se chevauchant et s'encastrant comme les glaces chaotiques d'une banquise, ou plongé le regard dans les gouffres et les puits de cours intérieures où jamais encore le moindre rayon de lumière n'avait pénétré. Il avait parcouru, dit Austerlitz, . des couloirs et des couloirs, prenant tantôt à gauche, tantôt à droite, continuant tout droit, indéfiniment, il avait franchi une multitude de portes immenses et quelquefois aussi emprunté des escaliers de bois craquants et comme provisoires qui, çà et là, se branchaient sur les couloirs principaux et montaient ou descendaient jusqu'à des demi-étages, et s'était retrouvé dans d'obscurs diverticules au fond desquels s'entassaient classeurs à rideau, pupitres et écritoires, tables et chaises de bureau et autres pièces de mobilier, comme si, retranché derrière, quelqu'un avait dû soutenir en ces lieux une sorte de siège. Il s'était aussi laissé dire, poursuivit Austerlitz, qu'au fil des années, à l'intérieur de ce palais de justice d'une complexité dédaléenne, dépassant effectivement tout ce qu'on pouvait imaginer, avaient pu parfois s'implanter pour un temps, dans l'une ou l'autre des salles inoccupées et des corridors à l'écart, de petits commerces tels que buvette, bureau de tabac ou tripot ; on prétendait même qu'au sous-sol des lieux d'aisance pour messieurs avaient un jour été transformés en toilettes publiques accessibles depuis la rue, à l'initiative d'un dénommé Achterbos, venu s'installer là, dans le vestibule, avec une petite table et une sébile, et on ajoutait que ce personnage, en embauchant par la suite un assistant qui s'entendait au maniement du peigne et des ciseaux, avait temporairement reconverti son affaire en salon de coiffure. Ce genre d'histoires apocryphes qui contrastaient étrangement avec son sérieux et sa rigueur, Austerlitz m'en raconta encore fort souvent lors de nos rencontres suivantes, par exemple ce jour où nous restâmes tout un calme après-midi de novembre à deviser dans un café à billard de Terneuzen - je me rappelle la patronne, une femme portant des lunettes très épaisses qui tricotait une chaussette vert bocage, les boulets de charbon dans le foyer, la sciure mouillée répandue sur le sol, l'odeur amère de la chicorée et à regarder par la baie vitrée encadrée par le feuillage d'un caoutchouc l'immense embouchure de l'Escaut noyée dans un brouillard gris. Une année, peu avant la Noël, à la nuit tombante, alors qu'il n'y avait âme qui vive sur la promenade de Zeebrugge, j'aperçus Austerlitz qui venait à ma rencontre. Il s'avéra que nous avions tous deux pris un billet sur le même ferry et ainsi sommes-nous retournés ensemble lentement au port, avec à notre droite la mer du Nord déserte et à main gauche les hautes façades des pompeux immeubles plantés sur les dunes, où tremblaient les lueurs bleuâtres des téléviseurs, étrangement instables et fantomatiques. Quand notre bateau leva l'ancre, la nuit était déjà tombée. Nous nous tenions sur le pont arrière. Le sillage blanc se perdait dans l'obscurité et à un moment nous crûmes voir l'un et l'autre quelques flocons de neige dans le halo des lampes. C'est seulement au cours de cette traversée de la Manche que j'appris d'ailleurs, par une remarque incidente, qu'Austerlitz était chargé de cours dans un institut d'histoire de l'art londonien. Comme avec lui il était pratiquement impossible de parler de soi-même, pas plus de lui que de moi, et que par conséquent on ne savait pas d'où l'autre venait, nous nous étions toujours entretenus, depuis notre première conversation d'Anvers, en langue française, moi avec une gaucherie qui me fait honte, Austerlitz en revanche de manière si parfaite que je le pris pour un Français. Et quand nous passâmes à l'anglais, où je me sens beaucoup plus à l'aise, je fus étrangement touché de constater chez lui un manque d'assurance que je n'avais pas remarqué jusque-là et qui se manifesta, outre par un léger solécisme, au travers d'un bégaiement occasionnel, pendant lequel il serrait si fort dans sa main gauche le vieil étui à lunettes qui ne le quittait jamais que sa peau devenait blanche à l'endroit des articulations.

Dans les années qui suivirent, à chacun de mes séjours à Londres ou presque, j'ai rendu visite à Austerlitz sur son lieu de travail, à Bloomsbury, non loin du British Museum. Le plus souvent, je restais une heure ou deux avec lui dans son bureau exigu, qui ressemblait à une réserve de livres et de papiers et où, entre les dossiers posés au sol et ceux qui encombraient le devant des étagères surchargées, il ne restait plus guère de place pour lui, et encore moins pour son élève. Pour moi qui, au début de mes études en Allemagne, n'ai quasiment rien appris à l'école de spécialistes en sciences humaines ayant pour la plupart fondé leur carrière universitaire dans les années trente et quarante, toujours restés prisonniers de leurs obsessions mandarinales, Austerlitz a été, en dehors de mon instituteur, le seul enseignant que j'aie été capable d'écouter. J'ai encore aujourd'hui en mémoire la facilité avec laquelle je suivais ce qu'il nommait ses pistes de réflexion, quand il dissertait sur le sujet qui était le sien depuis qu'il était étudiant, l'architecture de l'ère capitaliste, et en particulier l'impératif d'ordonnance et la tendance au monumental à l'œuvre dans les cours de justice et les établissements pénitentiaires, les bourses et les gares, mais aussi les cités ouvrières construites sur plan orthogonal. Ses recherches, me dit un jour Austerlitz, avaient eu tôt fait de déborder leur visée initiale, l'élaboration d'une thèse, et avaient foisonné en d'infinis travaux préliminaires pour une étude exclusivement axée sur ses propres vues relatives aux airs de famille existant entre tous ces bâtiments. Pourquoi il s'était engagé sur un terrain aussi vaste, il l'ignorait, dit Austerlitz. Sans doute avait-il été mal conseillé lorsqu'on avait accepté ses premiers travaux de recherches. Mais il était également vrai qu'encore aujourd'hui il continuait d'obéir à une pulsion qu'il ne comprenait pas bien lui-même, liée d'une manière ou d'une autre à une fascination, qui s'était très tôt manifestée chez lui, pour tout ce qui était réseau, par exemple le système de fonctionnement des chemins de fer. Dès le début de ses études, et plus tard lors de son premier séjour à Paris, il s'était rendu presque quotidiennement, de préférence aux premières heures de la matinée et en soirée, dans l'une des grandes gares, le plus souvent la gare du Nord ou la gare de l'Est, pour assister à l'entrée des locomotives à vapeur sous les verrières noires de suie ou au départ feutré de trains pullman illuminés et mystérieux glissant dans la nuit comme des bateaux sur la vaste étendue de la mer. Il n'était pas rare, dans ces gares pari siennes qu'il percevait, dit-il, à la fois comme des lieux de malheur et de bonheur, qu'il se retrouve entraîné dans les tourbillons de sentiments extrêmement périlleux et tout à fait incompréhensibles. Je revois encore Austerlitz me faisant dans son institut londonien, un après-midi, cette réflexion sur ce qu'il a aussi appelé plus tard sa manie des gares, mais il s'adressait moins à moi qu'à lui-même, et ce fut d'ailleurs la seule allusion intime qu'il se soit jamais permise devant moi, jusqu'à ce que, fin 1975, je retourne en Allemagne, avec l'intention de m'installer durablement dans une patrie qui, après neuf années d'absence, m'était devenue étrangère. Autant que je sache, j'ai encore quelquefois écrit à Austerlitz de Munich sans recevoir jamais de réponse à mes lettres, soit, me dis-je alors, parce qu'il était en déplacement ici ou là, soit, et c'est ce que je pense aujourd'hui, parce qu'il se refusait à envoyer un courrier en Allemagne. Quelle que soit la raison de son silence, le lien entre nous était rompu et je n'ai pas cherché non plus à le renouer lorsqu'à peine un an plus tard j'ai décidé pour la seconde fois d'émigrer et de retourner vivre sur l'île. […]. pp. 20-45.

 

 

II. Tolbiac

 

[…] Comme je le savais peut-être, dit Austerlitz, reprenant son histoire lors de notre rencontre suivante à la brasserie Le Havane, sur ces bords de Seine de plus en plus sinistrés au fil des ans, à l'emplacement de cette zone où il avait assisté avec Marie Verneuil à l'inoubliable représentation de Cirque, avait été édifiée entre-temps la nouvelle Bibliothèque nationale qui porte le nom de l'ancien président de la République. On a d'ores et déjà fermé l'ancienne dans la rue de Richelieu, comme je l'ai moi-même constaté récemment, dit Austerlitz; la salle sous coupole avec ses lampes à abat-jour vert de porcelaine, qui dispensait une lumière si agréable, si apaisante, est désaffectée, les livres sur les rayonnages se poursuivant en amphithéâtre ont été enlevés et les lecteurs naguère si courtois à l'égard de leurs voisins de table et en tacite complicité avec ceux qui les avaient précédés aux pupitres distingués par leur numéro sur une petite plaque d'émail semblent s'être évaporés dans la fraîcheur de l'atmosphère feutrée. Je ne crois pas qu'ils soient nombreux à fréquenter la nouvelle bibliothèque du quai François-Mauriac. Si l'on ne veut pas arriver par l'une des rames du nouveau métro sans conducteur, guidé par une voix fantomatique, dans ce no man's land où se trouve la station de la Bibliothèque, on est contraint de monter dans un autobus sur la place Valhubert ou bien de faire à pied la dernière portion du trajet, en suivant des bords de Seine souvent très venteux, jusqu'à ce bâtiment à la monumentalité visiblement inspirée par la volonté du président de laisser une trace pérenne de son passage, et qui, ainsi que je le constatai dès ma première visite, dit Austerlitz, tant par ses dimensions extérieures que par son agencement interne est un endroit qui vous rebute, qui d'emblée va définitivement à contre-courant des besoins de tout véritable lecteur. Quand on rejoint la nouvelle Bibliothèque nationale à partir de la place Valhubert, on se retrouve au pied de volées d'escaliers cernant l'ensemble du complexe sur une longueur de trois cents mètres et une largeur, à angle droit sur les rues adjacentes, de cent cinquante mètres, constitués d'innombrables madriers en bois dur et strié, et rappelant le socle d'une ziggourat. Une fois gravies les quatre douzaines de marches aussi raides qu'étroites, opération qui même pour les visiteurs assez jeunes ne va pas sans danger, dit Austerlitz, vous voici sur une esplanade couverte des mêmes madriers striés, délimitée aux quatre coins par les tours de vingt-deux étages de la Bibliothèque et couvrant la surface approximative de neuf terrains de football, qui, littéralement parlant, vous en impose et vous écrase. Et les jours où les bourrasques, ce qui n'est pas rare, dit Austerlitz, rabattent la pluie sur ce parvis que rien n'abrite, on croirait s'être malencontreusement fourvoyé sur le pont du Berengaria ou de tout autre géant des mers et ne serait pas le moins du monde étonné de voir soudain, tandis que mugit une corne de brume, les perspectives de Paris se soulever et s'abaisser au rythme et du paquebot tanguant sur la forte houle et maintenant le cap sur les tours de la ville, ou bien encore disparaître les minuscules silhouettes qui imprudemment se sont risquées sur le pont balayées par un coup de vent par-dessus le bastingage et emportées au loin sur le vaste désert de l'Atlantique. Quant aux quatre tours de verres, auxquelles, dans un geste qui rappelle les romans d'anticipation, dit Austerlitz, on a donné les noms de tour des lois, tour des temps, tour des nombres et tour des lettres, elles évoquent, pour qui lève les yeux vers elles et devine derrière les jalousies fermées un espace encore en grande partie inoccupé, un décor babylonien. La première e je me retrouvai sur le pont promenade de la Très Grande Bibliothèque, dit Austerlitz, je mis un certain temps à découvrir l'endroit d'où les visiteurs, par un tapis roulant, sont acheminés un étage plus bas vers un sous-sol qui en réalité est un rez-de-chaussée. Cette descente - après qu'on vient juste d'accéder péniblement à la hauteur du plateau - m'est d'emblée apparue comme une aberration à l'évidence imaginée - je ne trouve pas d'autre explication dit Austerlitz - pour déconcerter et rabaisser le lecteur, d'autant que le jour de ma première visite elle se terminait devant une porte coulissante fermée par une chaîne qui avait l'air de n'être que provisoire et devant laquelle des agents de sécurité en tenues ressemblant à moitié à des uniformes vous soumettaient à une fouille en règle. Le sol du grand hall sur lequel on débouche ensuite est tendu d'une moquette rouille parsemée de loin en loin d'une poignée de sièges très bas, des banquettes capitonnées sans dossier et des sortes de cuvettes aux allures de strapontins, où les visiteurs désireux de s'asseoir se retrouvent avec les genoux à peu de chose près à la même hauteur que la tête, si bien que la première pensée qui me vint fut que ces silhouettes accroupies par terre, isolées ou en petits groupes, avaient fait étape ici, à l'heure où le soleil jette ses derniers feux, avant de poursuivre leur traversée du Sahara ou de la presqu'île du Sinaï. Il va de soi, poursuivit Austerlitz, qu'on ne pénètre pas comme cela au cœur de la Bibliothèque ; il faut d'abord présenter sa requête à un stand d'accueil et d'information où vous attendent une demi-douzaine de dames, sur quoi, si la requête dépasse un tant soit peu les limites de l'habituel, il vous faut, comme aux bureaux du Trésor public, tirer un numéro et patienter une demi-heure ou plus qu'un autre employé de la Bibliothèque vous prie d'entrer dans une cabine séparée où vous êtes autorisé, comme s'il s'agissait d'une affaire extrêmement douteuse qui exige la confidentialité la plus absolue, à présenter votre demande et à recevoir les instructions afférentes. En dépit de tous ces contrôles je réussis finalement, dit Austerlitz, à prendre place dans la salle de lecture publique du haut de jardin nouvellement ouverte, où j'ai par la suite passé des heures et des jours à regarder, absent comme je le suis désormais, dans la cour intérieure, cette étrange réserve naturelle qui est comme découpée dans la surface du pont promenade, une fosse qui descend deux ou trois étages plus bas, peuplée d'une centaine de pins sylvestres adultes qu'on a transplantés je ne sais comment de la forêt de Bord sur le lieu de leur exil. Si l'on regarde les amples cimes vert foncé de ces arbres qui peut-être songent encore à leur patrie normande, on a l'impression de surplomber une lande au relief irrégulier, tandis que de la salle de lecture on ne voit que les troncs aux écorces rougeâtres qui, bien qu'arrimés par des filins d'acier tendus en diagonale, par les jours de grand vent oscillent deçà delà un peu comme des plantes aquatiques dans un aquarium. Parfois, dans les rêveries auxquelles je m'abandonnais dans la salle de lecture, dit Austerlitz, j'avais l'impression de voir sur les filins montant en diagonale vers la canopée des artistes de cirque s'aventurer pas à pas jusqu'au sommet en s'aidant de leur balancier aux extrémités tremblotantes, ou encore filer furtivement d'un côté ou d'un autre, toujours à la limite de l'invisible, ces deux écureuils dont une histoire apocryphe parvenue à mes oreilles dit qu'on les aurait lâchés ici dans l'espoir qu'ils se reproduiraient et fonderaient dans cette pinède artificielle une colonie nombreuse, propre à distraire les lecteurs levant à l'occasion le nez de leurs livres. Plusieurs fois il est également arrivé, dit Austerlitz, que des oiseaux égarés dans la forêt de la Bibliothèque aient foncé sur les arbres se reflétant dans les vitres et soient tombés raides morts après un choc sourd. Assis à ma place dans la salle de lecture, j'ai souvent réfléchi au lien qui existe entre de tels accidents imprévisibles, comme la chute mortelle d'une créature qui s'est écartée de sa voie naturelle ou encore les symptômes récurrents de paralysie affectant le réseau informatique, d'une part, et la conception d'ensemble, cartésienne, de la Bibliothèque nationale, de l'autre; et j'en suis arrivé à la conclusion que dans chacun des projets élaborés et développés par nous, la taille et le degré de complexité des systèmes d'information et de contrôle qu'on y adjoint sont les facteurs décisifs, et qu'en conséquence la perfection exhaustive et absolue du concept peut tout à fait aller, et même, pour finir, va nécessairement de pair avec un dysfonctionnement chronique et une fragilité inhérente. Pour ce qui me concerne, du moins, moi qui ai consacré une grande partie de ma vie à étudier dans les livres et me sens presque comme chez moi à la Bodleian, au British Museum et dans la rue de Richelieu, cette gigantesque nouvelle Bibliothèque censée être, selon une expression horrible qui maintenant fait florès, le sanctuaire de tout notre patrimoine écrit, a prouvé son inutilité dans l'enquête que j'effectuais pour retrouver les traces de mon père qui se perdent à Paris. Confronté jour après jour à cette machine qui ne semblait constituée que d'obstacles et me rongeait de plus en plus les nerfs, j'ai pour un temps mis mes recherches de côté et un matin, comme je songeais, je ne sais pour quelle raison, aux cinquante-cinq volumes rouge carmin de la Bibliothèque de la Sporkova, j'ai entamé la lecture des romans de Balzac, qui m'étaient inconnus jusqu'alors, en commençant par l'histoire de ce colonel Chabert évoqué par Vera, un homme dont la carrière glorieuse au service de de l'empereur s'interrompt brutalement sur le champ de bataille d'Eylau lorsqu'un de sabre le désarçonne et qu'il tombe à terre inconscient. Des années plus tard, après une longue errance à travers l'Allemagne, le colonel en quelque sorte ressuscité d'entre les morts revient à Paris pour faire valoir ses droits sur ses biens, sur son épouse entre-temps remariée, la comtesse Ferraud, et sur son propre patronyme. Tel un fantôme, dit Austerlitz, il se dresse devant nous dans le bureau de l'avoué Derville, un vieux soldat sec et maigre, comme il est dit dans ce passage. Ses yeux paraissent couverts d'une taie transparente et chatoient incertains comme une nacre sale à la lueur des bougies. Son visage en lame de couteau est livide, le cou est serré par une mauvaise cravate de soie noire. Je suis le colonel Chabert, celui qui est mort à Eylau : c'est en ces termes qu'il se présente, avant de parler du charnier (une fosse des morts, comme l'écrit Balzac, dit Austerlitz) dans lequel on l'a jeté avec d'autres infortunés au lendemain de la bataille, et où il finit par revenir à lui, comme il le dit, avec une extrême impression de souffrance. J'entendis, ou crus entendre, cita de mémoire Austerlitz en regardant par la vitre de la brasserie l'agitation sur le boulevard Blanqui, des gémissements poussés par le monde des cadavres au milieu duquel je gisais. Et quoique la mémoire de ces moments soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrance encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés. Quelques jours seulement après cette lecture, qui en raison même de ses allures de roman-feuilleton renforça le soupçon, que je nourrissais depuis bien longtemps, que la frontière entre la vie et la mort est plus perméable qu'on ne le croit d'ordinaire, je suis tombé, dans la salle de lecture, en ouvrant un magazine d'architecture américain - c'était à six heures du soir exactement - sur une photo grise grand format montrant une pièce garnie jusqu'au plafond de casiers où sont aujourd'hui conservés les dossiers des prisonniers, dans ce qu'on nomme la petite forteresse de Térezin. Je me souvins, dit Austerlitz, qu'à ma première visite du ghetto de Bohême je n'avais pas eu le cœur d'entrer dans cet avant-poste situé sur le glacis à l'extérieur de la ville en étoile, et peut-être est-ce pour cela que me vint, à la vue de cette salle d'archives, l'obsession que mon véritable poste de travail devait se trouver là-bas, dans cette petite forteresse de Térezin, où tant de gens avaient succombé dans les casemates froides et humides, et le sentiment de culpabilité de ne pas l'avoir rejoint. Torturé de la sorte et sentant nettement, poursuivit Austerlitz, que ces pensées imprimaient sur mon visage les signes de l'angoisse qui si souvent m'assaillait, je fus abordé par un employé de la Bibliothèque du nom d'Henri Lemoine, qui m'avait reconnu de mon premier séjour à Paris, époque où je fréquentais quotidiennement la rue de Richelieu. Jacques Austerlitz, demanda Lemoine en se plantant à côté de ma table et en se penchant un peu vers moi ; et c'est ainsi que commença entre nous, dit Austerlitz, dans cette salle de lecture du haut de jardin qui peu à peu se vidait à cette heure, une longue conversation sur le dépérissement croissant de notre capacité de souvenir, corrélat de la prolifération des moyens d'information, et sur l'effondrement – c'est le mot que Lemoine utilisa - de la Bibliothèque nationale. Les nouveaux bâtiments de la Bibliothèque, qui, tant par leur implantation que par leur réglementation interne à la limite de l'absurde, s'attachent à exclure le lecteur en faisant de lui un ennemi potentiel, étaient ainsi, pensait Lemoine, dit Austerlitz, la manifestation presque officielle du besoin de plus en plus affirmé d'en finir avec tout ce qui entretient un lien vivant avec le passé. Arrivés à un certain point de notre conversation, dit Austerlitz, Lemoine m'a emmené, comme je lui en faisais incidemment la demande, au dix-huitième étage de la tour sud-est, où du haut du belvédère on domine la métropole, cet amas de calcaire pâle sorti d'une terre dont le sous-sol est désormais complétement creux et miné, sorte d'excroissance dont les couches concentriques s'étendent au-delà des boulevards Davout, Soult, Poniatowski, Masséna et Kellermann, jusqu'aux brumes des lointaines périphéries cédant à la proche banlieue. À quelques encablures en direction du sud-est, il y avait au milieu du gris uniforme une tache vert clair avec, pointant en son milieu, une sorte de chicot dont Lemoine me dit que c'était le rocher des singes du bois de Vincennes. près, nous vîmes les artères convolutées où les trains et les automobiles rampent comme des chenilles ou de noirs coléoptères. C'était étrange, dit Lemoine, mais de là-haut il avait toujours l'impression que la vie à ses pieds lentement, silencieusement, se délitait, que le corps de la ville était infecté par une maladie sournoise et souterraine ; et au moment où Lemoine me faisait cette remarque, dit Austerlitz, remontèrent à ma mémoire les mois de l'hiver 1959 où j'étudiais rue de Richelieu cet ouvrage en six tomes, décisif pour mes propres travaux, Paris, ses organes, ses fonctions, sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle, dont Maxime Du Camp, après avoir parcouru, comme il l'écrivait, les déserts de l'Orient nés de la poussière des morts, entama la rédaction vers 1890, pour avoir été subjugué par une vision sur le Pont-Neuf, et qu'il n'acheva que sept années plus tard. À l'autre bout de l'étage du belvédère, dit Austerlitz, la vue donnait, au-delà de la diagonale de la Seine, du quartier du Marais et de la Bastille, vers le nord. Un mur de gros nuages d'encre tombait sur la ville gagnée maintenant par les ombres et dont bientôt, à part la silhouette blanche de la coupole du Sacré-Cœur, on ne distingua plus rien des tours, palais et monuments. Nous n'étions qu'à un pied en retrait de la baie vitrée descendant jusqu'au sol. Quand on baissait le regard sur le pont promenade clair et les couronnes des arbres plus sombres qui le dépassaient, on était attirés par le vide et contraints de reculer d'un pas. Parfois, d'ici, dit Lemoine, dit Austerlitz, il avait l'impression de sentir sur ses tempes et son front passer le flot du temps, mais il ne s'agit vraisemblablement, ajouta-t-il, que d'un réflexe dû à ce que j'ai pris conscience, au fil des années, que la ville tout en bas s'est constituée par accumulation de strates successives. Sur le terrain vague où s'élève aujourd'hui cette bibliothèque, délimité par le triage de la gare d'Austerlitz et le pont de Tolbiac, il y avait par exemple jusqu'à la fin de la guerre un vaste entrepôt où les Allemands regroupaient tous les biens pillés dans les appartements des Juifs parisiens. Ce sont quelque quarante mille appartements, je crois, dit Lemoine, qui ont été vidés à l'époque, au cours d'une opération qui a duré plusieurs mois et pour laquelle avait été réquisitionné le parc automobile des déménageurs de Paris et mise sur pied une armée de pas moins de quinze cents manutentionnaires. Tous ceux qui, à un titre ou à un autre, ont participé à ce programme de spoliation et de reconversion organisé avec la plus grande minutie, dit Lemoine, les états-majors responsables et pour part rivaux de la puissance d'occupation, les services fiscaux et financiers, les bureaux du cadastre et de l'état civil, les banques et les cabinets d'assurances, la police, les firmes de transport, les propriétaires et les gérants d'immeubles, tous savaient à n'en pas douter que ceux des internés de Drancy qui reviendraient jamais se compteraient sur les doigts de la main. La majeure partie des objets de valeur, des avoirs, des actions et des biens immobiliers raflés à l'époque, dit Lemoine, sont d'ailleurs encore aujourd'hui aux mains de la ville et de l'État. Et là-bas, sur le terre-plein d'Austerlitz-Tolbiac, s'est entassé à partir de 1942 tout ce que notre civilisation moderne a produit pour l'embellissement de la vie ou le simple usage domestique, depuis les commodes Louis XVI, la porcelaine de Meissen, les tapis persans et les bibliothèques complètes jusqu'à la dernière salière et poivrière. Je me suis même laissé dire récemment par quelqu'un qui a travaillé à l'entrepôt, dit Lemoine, qu'il était prévu des cartons pour récupérer la colophane retirée des étuis à violons par mesure d'hygiène. On avait fait venir à Drancy plus de cinq cents historiens de l'art, antiquaires, restaurateurs, ébénistes, horlogers, fourreurs et couturières qui, surveillés par un contingent de soldats d'Indochine, étaient employés quatorze heures par jour à remettre en état et à trier selon leur nature et leur valeur les biens qui affluaient - la ménagère en argent avec la ménagère en argent, les casseroles avec les casseroles, les jouets avec les jouets et ainsi de suite. Plus de sept cents trains sont partis d'ici à destination des villes détruites du Reich. Il n'était pas rare, dit Lemoine, que dans ces entrepôts appelés par les prisonniers Les Galeries d'Austerlitz on voie débarquer d'Allemagne les grands bonzes du parti et les gradés de la SS et de la Wehrmacht, venus choisir avec leurs épouses ou d'autres dames un mobilier de salon pour la villa de Grunwald, un service de Sèvres, un manteau de fourrure ou un Pleyel. Les objets les plus précieux n'ont bien entendu pas été expédiés en gros dans les villes bombardées ; où ils sont passés, personne aujourd'hui ne veut plus le savoir, de même que toute cette histoire, au sens propre du terme, gît sous les fondations de la Très Grande Bibliothèque de notre pharaonique président, dit Lemoine. En bas, sur les promenades désertes, se consumaient les derniers restes de jour. Les cimes de la petite pinède, qui du haut de notre observatoire nous étaient parues comme un tapis de mousse verte, n'étaient plus qu'un rectangle uniformément noir? Un temps, nous restâmes côte à côte silencieux sur le belvédère, à contempler la ville qui maintenant brillait de l'éclat de ses feux allumés. [pp. 324-340]

 

© W. G. Sebald, in Austerlitz, 2001, trad. fse chez Actes Sud, 2002.

 


 

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W. G.
Sebald
"L'ultime roman de W. G. Sebald nous fait connaître la vie de Jacques Austerlitz, un homme hanté par une appréhension obscure, lancé dans la recherche de ses origines.
Par ce portrait saisissant d'un émigrant déraciné, fragile, érudit et digne, l'auteur élève une sorte d'anti-monument à tous ceux qui, au cours de l'Histoire, se retrouvent pourchassés, déplacés, coupés de leurs racines - sans jamais en comprendre la raison ni le sens.
La vulnérabilité douce et secrète de Sebald et de ses personnages hors du commun, leur façon d'être tour à tour gagnés par la beauté du monde et la souffrance qu'il engendre font que ses œuvres s'inscrivent dans la mémoire comme des événements majeurs.

Né en 1944 en Bavière, et disparu tragiquement en décembre 2001 [crise cardiaque au volant de son automobile], W.G. Sebald vivait depuis 1966 à Norwich, en Angleterre, où il enseignait la littérature à l'université d'East Angilia. Son œuvre - publiée en France par Actes Sud - a été couronnée par de nombreux prix littéraires à travers le monde, lui valant une reconnaissance internationale".

[4e de couverture]