Article subtil sur l'acte lexique : il mérite d'être tiré de l'oubli (en passant vite sur la "pointe politique", passage obligé, sans doute, à l'époque et sous une telle bannière)...

 

Si je suis très sensible à l'honneur qui m'est fait d'ouvrir ce colloque, je suis très conscient de l'imprudence qu'il y a à poser, au seuil de ces débats, la question Qu'est-ce que lire ? lorsqu'on n'a pas qualité de linguiste (et c'est mon cas) pour y répondre d'une manière "technique".

 

Si je la pose pourtant, c'est d'abord parce que je la crois fondamentale et comme "préalable" à toute discussion sur les rapports de la linguistique et de la littérature. C'est ensuite à cause de son extrême actualité. D'une part en effet on nous répète, statistiques à l'appui, qu'aujourd'hui en France on lit (qui est d'ailleurs cet on ?) peu, mal ou vite (et certains prophètes se situant sur un plan plus universel ne se font pas faute d'annoncer la fin de l'ère du livre, de la chose écrite ou imprimée, l'avènement définitif d'une civilisation audio-visuelle). D'autre part, jamais dans le cercle des spécialistes, des théoriciens de la littérature, le mot de lecture n'a connu autant de faveur et n'a revêtu un sens si rigoureux, jamais la question de la relation écriture-lecture n'a été davantage à l'ordre du jour.

 

 

Le lisible

 

Je commencerai par quelques réflexions sur la notion de lisible en mettant en évidence la contradiction suivante :
Des gens de culture moyenne, des critiques de bonne volonté viennent de prendre connaissance du livre difficile d'un jeune écrivain d'avant-garde ; ils disent : c'est très intéressant, c'est très beau, c'est très important sous l'angle de la recherche, mais franchement ce n'est pas lisible. Inversement un lecteur exigeant, un critique attentif à la vraie littérature, devant un roman facile, mais banal et tout à fait conventionnel, déclare : pour moi ce genre d'œuvre est absolument illisible.
Comme on ne peut tenir à la fois pour vrais une proposition et son contraire, on voit bien qu'il y a là une contradiction flagrante que l'on ne peut dépasser qu'en prenant conscience de l'ambiguïté de l'idée de lisible. Dans le premier cas, est lisible ce qui n'oppose pas de résistance (l'illisibilité apparaissant dès que surgit un obstacle). Dans le second cas, au contraire, est lisible ce qui offre une résistance (l'illisibilité intervenant si un effort de déchiffrement ne peut s'exercer ou trouver une prise suffisante). Ou bien l'acte de lire est conçu comme pénétration immédiate, directe, "évidente" du texte. Ou bien il est ressenti comme ne pouvant s'exercer sur du vide, sur un terrain qui cède sans résistance. Cela pourrait se résumer en deux formules sommaires. Dans le premier cas, on estime qu' "on ne peut franchir une porte fermée". Dans le second, qu' "on ne peut enfoncer une porte ouverte".

 

 

Le champ sémantique du verbe lire

 

Or, si l'on explore le champ sémantique du verbe lire, on s'aperçoit que, dans les diverses définitions qui nous en sont offertes, l'accent est mis tantôt sur l'idée de facilité, tantôt sur celle de résistance. En se référant au Littré, on peut obtenir la distribution suivante :
1) Du côté de la facilité (ou saisie immédiate) :
prononcer à haute voix ce qui est écrit ou imprimé : cette personne lit bien ;
prendre connaissance du contenu d'un écrit. d'un livre : cet homme lit beaucoup ;
série de sens figurés :
lire à livre ouvert ;
reconnaître, discerner quelque chose :
"D'où vient ce noir chagrin qu'on lit sur son visage ?" (Boileau) ;
pénétrer immédiatement quelque chose d'obscur ou de caché : lire dans l'avenir, lire dans les étoiles.


2) Du côté de la résistance (ou de la difficulté) :
connaître les lettres et savoir les assembler en mots (sens premier et matériel, conforme à l'étymologie : legere, choisir et assembler) : cet enfant apprend à lire (apprendre impliquant un effort), une écriture difficile à lire ;
déchiffrer matériellement : lire des doigts, lire des yeux, lire de la musique ;
comprendre ce qui est écrit dans une langue étrangère : lire l'anglais, lire le russe ;
suivre une certaine leçon sur un texte qui en offre plusieurs : c'est la lecture au sens philologique du terme, on parle des diverses lectures possibles d'un texte qu'on établit ; expliquer, commenter un texte (sens un peu vieilli) : lire Virgile à des écoliers, d'où dérivent lecteur au sens universitaire du mot et les termes anglo-saxons de "lecturer"», "lecture" : explication, exposé, cours, conférence.

 

L'acte de lire

 

Si utiles que soient ces définitions élémentaires, elles ne suffisent pourtant pas. Elles ont en effet l'inconvénient de laisser supposer que la lecture repose avant tout sur un "décodage", sur l'emploi d'un "code" qu'il faut savoir utiliser pour parvenir à. la mise en évidence d'un message. Cela est sans doute vrai dans une large mesure, mais c'est ici que l'on voit qu'il y a lecture et lecture (et que lire le journal, lire une affiche, lire une lettre, lire un roman, lire de la poésie ne sauraient évidemment se ramener à une seule et même opération). S'il ne s'agit en effet que de déchiffrer un code et de parvenir le plus vite possible à obtenir le message proposé, les moyens les plus rapides et les plus superficiels seront les meilleurs. Tout le monde a entendu parler des méthodes dites de "lecture rapide" (dont le Président Kennedy était, nous dit-on, un adepte) diffusées à grand renfort d'une publicité douteuse dont les lignes suivantes, tirées d'un prospectus reproduit dans plusieurs quotidiens, donneront un exemple : "Tandis que l'auditeur d'un professeur entend ce dernier à la vitesse de 9 000 mots à l'heure, un lecteur ordinaire lit à la vitesse de 27 000 mots à l'heure. Mais un lecteur moyennement rapide double aisément ce rythme ; en outre, s'il pratique "l'écrémage", il double ou triple ce dernier rythme. Aucune autre technique d'information ne permet d'atteindre ces vitesses d'acquisition." On appréciera l'idée d' "écrémage". On comprendra aussi immédiatement que l'insuffisance de la notion de codage vient, singulièrement en littérature, du fait qu'elle suppose la présence d'une réalité préexistante à l'organisation des signes c'est-à-dire au texte, à l'œuvre. Or, la lecture "littéraire", comme l'écriture, est constitutive de l'œuvre. On pourra s'en convaincre en essayant d'analyser et de classer en deux séries les composantes essentielles de l'acte de lire :

A) Au niveau visuel : lire, c'est d'abord regarder. On se référera ici aux célèbres ouvrages d'Ezra Pound, How to read, et surtout A. B. C. of reading (L'A. B. C. de la lecture, traduit en français en 1966 par Denis Roche aux éditions de L'Herne), où Pound écrit, à propos de la "méthode idéogrammatique" et des travaux d'Ernest Fenollosa sur le caractère écrit chinois (p. 20-23) : "L'idéogramme chinois ne tend pas à être le dessin d'un son, ni un signe écrit rappelant un son, mais il est le dessin d'une chose ; d'une chose dans une position et une relation données, ou d'une combinaison de choses. Il signifie la chose ou l'action ou la situation, ou une qualité qui se rapporte à des choses qu'il représente... Sur des tables montrant les caractères chinois primitifs dans une colonne, et les signes conventionnels actuels dans une autre, n'importe qui peut voir comment l'idéogramme pour "homme", pour «. arbre" ou pour "soleil levant", s'est développé ou "s'est simplifié à partir de", ou s'est réduit à l'essentiel des premiers dessins de l'homme, de l'arbre ou du soleil levant... Mais quand le Chinois voulait dessiner quelque chose de plus compliqué, ou une idée générale, comment s'y prenait-il ? Il veut définir le rouge. Comment peut-il le faire dans un dessin qui n'est pas peint en rouge? Il réunit (ou son ancêtre réunissait) les dessins abrégés des choses suivantes :

une ROSE une CERISE
de la ROUILLE un FLAMANT ROSE



C'est tout à fait, vous le voyez, le genre de choses que fait le biologiste (mais d'une façon beaucoup plus compliquée) quand il rassemble quelques centaines ou quelques milliers de coupes pour n'y choisir que ce qui est nécessaire à son exposé général. Quelque chose d'approprié au cas, qui s'applique à tous les cas. Le "mot" ou l'idéogramme chinois pour rouge est basé sur quelque chose que tout le monde CONNAÎT".
Au terme de cette analyse, Pound conclut : "Ceci, néanmoins, est la SEULE MÉTHODE pour étudier la poésie, la littérature, ou la peinture". Or, il est bien évident que l'importance du fait de regarder, de déchiffrer des signes avec les yeux n'apparaît pas dans la lecture courante, dans la lecture du texte normal. Elle apparaît au contraire d'une façon particulièrement nette et provocante chaque fois que nous avons affaire à des signes inhabituels, aux caractères d'une langue étrangère, à des corps typographiques particuliers, ou simplement lorsque l'espace de la lecture est modifié : soit que nous devions lire de haut en bas, comme pour un texte chinois, ou de droite à gauche, comme pour un texte arabe, soit que les mots et les phrases soient distribués dans la page de façon à construire des formes ou des figures. Il serait aisé de multiplier les exemples :
- l'écriture phonétique, qui donne à un mot ou a un groupe de mots une apparence inattendue, en fait une sorte de phénomène insolite : on connaît les exemples célèbres fournis par l'œuvre de Queneau qui est un maître du genre, on en trouverait de plus curieux encore dans les textes que Dubuffet vient de publier sous le titre Prospectus et tous écrits suivants, notamment dans les morceaux d' "art brut" de la section Jargon, Frénésies où la phrase se découpe phonétiquement en segments, tronçons, groupes de mots bizarres carrés dans de grosses majuscules, immédiatement "visibles" ;
- les "calligrammes" à la manière d'Apollinaire, où la phrase poétique devient jeu de lignes et constructions d'images ;
- les recherches formelles réalisées par Butor dans ses derniers livres, où l'aménagement de l'espace du texte, les soucis d' "architecture" graphique, le recours aux structures du "mobile" jouent un rôle décisif ;
- un livre aussi complexe, au plan de l'organisation formelle, que le beau roman de Maurice Roche, Compact.
Ces divers exemples montrent que tout ce qui, dans l'acte de lire, sollicite d'une manière particulière le regard, le "dérange", le provoque, l'oriente, le dirige dans un sens nouveau, modifie non seulement les formes mais l'idée même de la lecture, en ce sens la conteste et la remet totalement en question.

 


B) Au-delà du niveau visuel : Si nous dépassons le niveau visuel, celui de l'intervention du regard. que trouvons-nous ? Ezra Pound nous apprend encore une précieuse réponse, lorsque - se plaçant cette fois sur le terrain de la communication - il distingue trois procédés qu'utilise tout texte littéraire en vue de se charger de sens et affirme que lire consistera toujours à "effectuer" ces trois séries de procédés. Il leur donne des noms grecs qui en résument parfaitement le sens et la portée (p. 68) :
- la logopoeia ou travail poétique sur les associations syntaxiques à contenu intellectuel ou émotionnel qui font le discours.
- la melopoeia ou travail poétique sur les sons, destiné à "produire des corrélations émotionnelles par le bruit et le rythme du discours" (on rappellera à ce sujet que la lecture est aussi une opération de la bouche, comme le montrent la lecture "psalmodiée" du Moyen Age et la lecture de l'enfant formant les mots sous ses lèvres au fur et à mesure qu'il déchiffre son texte)
- la phanopoeia ou travail poétique sur les images, destiné à "projeter l'objet (fixe ou en mouvement) jusque sur l'imagination visuelle" ;
Il est frappant que l'on retrouve cette division, cette répartition en trois plans d'opération chez presque tous les théoriciens de la lecture ou de l'écriture.
Sommaire et symbolique chez Pound, elle est évidemment plus complexe ailleurs, mais elle s'inspire toujours des mêmes principes. C'est ainsi que Tristan Todorov dans son étude La description de la signification en littérature (Communications, N° 4, Recherches sémiologiques) la retrouve, selon un ordre différent, lorsqu'il distingue :

- le plan des sons : "Le premier plan de la description est celui des sons. L'expression peut devenir contenu en littérature grâce à la mise en valeur du signe linguistique, produite par une convention. Ces phénomènes, qui ont toujours provoqué beaucoup de discussions, peuvent être répartis en trois groupes sans que ces groupes aient des limites nettes entre eux. Le premier et le mieux connu en linguistique c'est l'onomatopée, où l'expression du signe reproduit les sons qu'il désigne. C'est en même temps le cas où le contenu survient obligatoirement pour la compréhension - les onomatopées sont différentes même dans les langues très proches. Le groupe voisin peut être désigné comme "illustration sonore". Ce sont les cas où les mots, sans être des onomatopées, évoquent chez nous l'impression auditive du phénomène décrit (grâce à la synesthésie on étend cette illustration sonore aussi sur les autres sens)... Le troisième groupe, c'est ce qu'on a appelé le symbolisme sonore..."
- le plan grammatical : "Le plan grammatical (ou le plan de la forme du contenu) joue un rôle encore plus important pour la signification en littérature. La signification grammaticale, étant obligatoire et inévitable, est effacée dans la langue parlée, mais en littérature (en prose aussi bien qu'en poésie), où tous les plans du système linguistique sont "actualisés" et mis en valeur, elle retrouve son sens premier... Depuis longtemps les écrivains - plus que les critiques littéraires - se sont aperçus de la signification accrue des catégories grammaticales en littérature ; mais c'est surtout la linguistique descriptive qui a montré leur rôle véritable, grâce à la description formelle et précise".
- le plan de "la substance du contenu": "Le plan de la substance du contenu est traité en linguistique par la sémantique. Ce domaine peu "structuré" est considéré en analyse littéraire très souvent en termes de rhétorique, à travers les "images". Les classifications des rhétoriques proposées jusqu'à ce jour, recouvrent en général le classement des changements du sens établi par la sémantique traditionnelle".

 

 

Une "seconde" lecture

 

Or, il n'est pas d'expérience véritable de la lecture qui ne suppose une "perception", fût-elle globale et intuitive, de ces trois séries d'opération sur les signes. Jean Ricardou l'a fort bien dit, dans ses Problèmes du nouveau roman (p. 20) : "Lire la littérature, en conséquence, c'est tenter de déchiffrer à tout instant la superposition, l'innombrable entrecroisement des signes dont elle offre le plus complet répertoire. La littérature demande en somme qu'après avoir appris à déchiffrer mécaniquement les caractères typographiques, l'on apprenne à déchiffrer l'intrication des signes dont elle est faite. Pour elle, il existe un second analphabétisme qu'il importe de réduire". Cette idée mérite d'être soulignée, et surtout d'être examinée dans toutes ses conséquences théoriques et pratiques. La suite du texte de Ricardou est très éclairante à cet égard : "Or il se trouve que la pratique de cette seconde lecture ne va pas sans une latérale utilité. Tout lecteur rompu au décryptage des signes langagiers saura désormais, en toute occasion, démasquer les langages falsifiés que la société lui impose. Si la littérature, nous l'avons vu, est toute appliquée à ne prouver qu'elle-même, il existe en revanche maints langages utilisés pour emporter la conviction. N'évoquons pour simplifier que les seules publicité et propagande. En ces utilisations, les pouvoirs créateurs du langage sont asservis : ils viennent doubler, renforcer insidieusement, les "idées" qu'on souhaite répandre. Ils jouent le rôle d'adjuvants "poétiques". L'adepte de la seconde lecture sera en mesure de les détecter, d'en dresser la liste. Il saura démasquer les rhétoriques honteuses qui composent ces langages frelatés". Langages frelatés : nous savons bien qu'ils existent, depuis celui qu'utilise le gouvernement américain, par l'intermédiaire de sa presse et de sa propagande, pour convaincre la population américaine de la légitimité de la guerre du Vietnam, jusqu'à celui dont usaient et abusaient les journaux et la radio de Prague sous Novotny et qui a disparu comme par enchantement du jour où les Tchécoslovaques ont décidé qu'ils en avaient assez. Un monde qui aura franchi les barrages du second analphabétisme sera un monde qui aura quelque chance de repousser les langages falsifiés.
Fermons cette parenthèse et concluons que l'effort de déchiffrement dont il est question ici implique une mutation de l'idée même de lecture qui ne serait pas possible si, depuis une quinzaine d'années, la littérature elle-même n'avait accompli une mutation décisive, si les écrivains eux-mêmes n'étaient devenus plus conscients des ressources qu'ils utilisent, des mécanismes de la création littéraire. C'est parce qu'il y a eu une nouvelle écriture qu'il y a eu une nouvelle lecture. Or, cette nouvelle lecture, nous le savons bien, c'est dans son ensemble la Nouvelle critique, qui est apparue précisément à une époque où s'opérait une transformation de la littérature, qui a été contemporaine des recherches du Nouveau roman. Mais inversement on constate aujourd'hui qu'une nouvelle écriture ne peut se nourrir que d'une nouvelle lecture. Cette dialectique serrée entre écriture et lecture n'est pas sans danger dans la mesure où elle peut, à la limite, être à l'origine d'une superposition absolue de l'auteur au lecteur, donc aboutir à la promotion d'un personnage curieusement "solipsiste", l'auteur-lecteur théoricien absolu de la littérature, en dehors duquel il n'y aurait plus d'expérience littéraire possible : elle n'en est pas moins une des caractéristiques fondamentales - et provisoirement les plus fécondes - de la "situation" de la littérature de notre temps.
Ce qui m'amènera à reprendre ma question initiale Qu'est-ce que lire ? en précisant qu'il ne me paraît pas possible de la poser intransitivement. Il n'y a de lecture que d'une écriture, c'est-à-dire que d'un texte, et si la notion de lecture est une notion dialectiquement vivante, supposant des enrichissements et des transformations, c'est parce que la notion d'écriture elle-même n'est jamais arrêtée, immobile, mais en "dépassement" constant, en constante mutation créatrice.

 

 

© Raymond Jean (1925-2012), in Linguistique et Littérature, Colloque de Cluny, 16-17 avril 1968 (publié par La Nouvelle Critique, mensuel des intellectuels communistes, n° spécial)

 

 


 

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