De curieux enragés, exigeant une relecture manichéenne du passé, ont récemment profité de la mort violente, aux États-Unis (combien de morts violentes, hélas, par jour, dans le monde ?), d'un Afro-Américain pas tout à fait innocent (et quelle surprise de constater que les tee-shirt à son effigie se sont multipliés comme une traînée de poudre, dès la tragédie - filmée de bout en bout par un quidam ! - connue du grand public) pour importer chez nous une sorte de furieuse mise en cause d'un passé qui, au demeurant, ne les regarde pas - ou guère. Après les zadistes des champs, les zadistes des villes, tous plus incultes les uns que les autres - mais n'oubliant pas d'émarger aux allocations diverses et variées que la France, bonne fille (jusqu'à quand ?) leur délivre avec aménité. Ces identitaires et autres indigénistes poussent, en réalité, à la guerre civile et veulent détruire un pays (à tout le moins, y "foutre le bordel") qu'ils détestent avec force. Ce n'est là, au vrai, qu'un nouvel exemple de la dictature des minorités agissantes, souvent encouragée par certain matraquage médiatique.
Mais comment leur faire entendre que la "colonisation" fut, en réalité, une tentative (maladroite, je veux bien) d'émanciper des peuples considérés comme "arriérés" en diffusant chez eux la culture européenne (je sais, je vais très vite) ? Par bonheur, quelques voix courageuses se sont élevées pour crier au scandale récupérateur. Je me permets d'en citer in extenso une, parue sous forme d'éditorial dans Le Dauphiné libéré du samedi 27 juin 2020. Et puisque le couple présidentiel, à son tour, entre en scène et déclare qu'il faut savoir raison garder...
Et je ne note que pour mémoire, ici, l'incroyable façon dont la nomination comme maître de conférences à la Réunion de l'historienne Virginie Chaillou-Atrous a été remise en cause et même suspendue sur intervention de ce qu'il faut bien nommer des associations identitaires (dont, naturellement, le Conseil représentatif des associations noires de France), lesquelles s'arrogent le droit d'écrire l'histoire à leur façon. Et ce, au motif que l'historienne, spécialiste de l'esclavage, serait née à Nantes !
Et je ne saurais enfin passer sous silence la tribune de l'enseignant Ladji Ouattara, qui, à l'annonce de la prochaine canonisation du père de Foucault, estime que ce serait là un "déni d’histoire", au motif que la vie de l'ermite de Tamanrasset serait "indissociable de la conquête coloniale du Sahara"...
Car ce qui m'intéresse d'abord ici, c'est le sort réservé au père de l'école laïque, gratuite et obligatoire (que la Droite, à son époque, nommait le "Tonkinois") dont les énergumènes précités, au nom d'une odieuse récupération de l'affaire Floyd, voudraient abattre les statues commémoratives, et faire disparaître - par exemple en débaptisant les rues Jules-Ferry -, toute allusion à ce grand personnage (dont je rappelle qu'il fut protestant et franc-maçon). Non, c'en est trop ! J'avais l'intention de faire connaître, d'ici quelques mois (très exactement le 1er avril 2021, on verra pourquoi), un nouveau discours par lui prononcé. En manière de protestation, je le mets immédiatement en ligne. Sans me faire d'illusion sur la portée de mon geste...

 

"II faut que vous nous fassiez des maîtres et des maîtres qui soient des hommes… il nous faut des maîtres qui soient de taille à lutter avec les difficultés du temps présent"
Jules Ferry

 

 

I. J'irai cracher sur la France

 

Il ne suffit pas de déboulonner les statues, encore faut-il réécrire l'Histoire. Sur le terrain négationniste, où la provocation se mêle à la bêtise, la Ligue de Défense Noire Africaine s'illustre particulièrement.
Lors des manifestations pour Adama Traoré, on avait entendu son président fondateur* assimiler notre pays à un "État totalitaire, terroriste, esclavagiste, colonialiste". N'en jetez plus, la cour est pleine ! Egountchi Behanzin montrait alors l'étendue de sa culture, un sens profond de l'analyse et des nuances. Mais il convenait de ne pas s'arrêter en si bon chemin. La LDNA, qui prétend lutter contre la "négrophobie", crache maintenant sur Charles de Gaulle. L'homme du 18 juin, "incapable de mourir pour sa patrie", aurait fui à Londres par pure et simple lâcheté. Pour étayer cette thèse intéressante, l'association se réfère aux écrits d'un "savant", un certain Coovi Rekhmire surtout connu dans son quartier. Celui-ci n'a d'ailleurs pas fait un grand effort d'imagination, se contentant de réactiver la propagande de Vichy en 1940. Il innove, en revanche, s'agissant de 1944 : Le Général ne reviendra "qu'après la libération de la France par les Africains" ["La libération de la France par les Africains" : c'est très exactement, tordant complètement l'Histoire sous l’œil complice du monde médiatique, la thèse développée par le film "Indigènes", qui a connu son heure de gloire en 2006 avec comme vedette Sami Naceri (dans la vie, multirécidiviste ayant connu à plusieurs reprises la paille humide des cachots). Ah, Naceri et son Thompson M1 dont le chargeur miraculeux était à nombre de coups illimité ! - Note SH]. Sauf à entretenir une insupportable discrimination nationale, voilà ce qu'il convient d'enseigner désormais aux enfants des écoles. Et aussi, "en guise de réparation", la République doit céder aux Afro-descendants "le Palais royal, le Louvre et le château de Versailles". Texto. Quant au Panthéon où reposent nos "grands hommes" qui sont aussi des femmes, mieux vaudrait sans doute le brûler.
Plutôt que d'en rire ou d'en pleurer, on préfère encore crier : "Mort aux cons !" Ce qui, selon l'affreux raciste de Colombey, constituait "un vaste programme".

* Ce groupe, la LDNA, a été fondé par un rappeur raté du nom (de scène) de Gucci-ID, qui veut se faire appeler Egountchi Behanzin, mais qui se nomme Sylvain Afoua. La trentaine, condamné pour viol.

 

© Gilles Debernardi, in Le Dauphiné libéré du 27 juin 2020

 

 

II. Avril 1883 : 4e Congrès pédagogique des Écoles normales de France

 

Le congrès pédagogique, composés des directeurs, directrices, professeurs, maîtres adjoints et maîtresses adjointes des écoles normales d'instituteurs et d'institutrices de tous les départements, a tenu à la salle Gerson sa première séance, le 27 mars, à neuf heures du matin. La réunion était présidée par M. Durand, sous-secrétaire d'Etat au ministère de l'Instruction publique, assisté de M. Gréard, vice-recteur de l'Académie de Paris, de M. Buisson, directeur de l'enseignement primaire, et de plusieurs de MM. Les recteurs et inspecteurs généraux de l'enseignement primaire.

M. le sous-secrétaire d'État a ouvert la séance par l'allocution suivante :

…………………………………………………………………

Après ce discours, où l'on retrouve la modération de langage et le libéralisme philosophique qui sont dans la tradition même de notre Université, M. le directeur de l'enseignement primaire donna lecture de la répartition des membres du congrès en huit sections, cinq pour les écoles normales d'instituteurs et trois pour les écoles normales d'institutrices.

Ces huit sections se rendirent ensuite dans les salles qui leur avaient été affectées au lycée Saint-Louis, pour procéder à l'élection des membres de leurs bureaux ; et la discussion des questions qui avaient été proposées à l'examen du congrès commença immédiatement.

Cette étude absorba toute la journée du mardi, celles du mercredi et du jeudi. Deux réunions plénières eurent lieu vendredi matin et vendredi soir. […]

C'est le dimanche 1er avril qu'a eu lieu, sous la présidence du ministre de l'Instruction publique et des beaux-arts, président du conseil, la séance de clôture du congrès.

[Après différents discours, et lecture des résolutions par les rapporteurs des sections, M. Lenient, directeur de l'école normale de la Seine, a présenté au nom de l'assemblée une adresse de remerciements à M. Jules Ferry, qui a pris à son tour la parole]

Dans son discours introductif, M. Anthelme Lenient avait entre autres déclaré : "Rappeler ici tout ce que vous avez fait pour l'instruction primaire nous serait impossible, Monsieur le ministre : votre œuvre est trop considérable, déjà ; mais elle est dans nos souvenirs à tous.

Vous avez assuré l'avenir de nos écoles normales ; vous avez rendu à tous les maîtres de l'enseignement l'indépendance et la dignité ; vous avez enfin donné à l'école primaire "les caractères distinctifs de l'école nationale sous un régime démocratique". […]

Permettez-moi, Monsieur le ministre, d'associer à votre nom, dans l'expression de notre reconnaissance, le nom des deux hauts fonctionnaires qui ont été vos dignes et courageux collaborateurs dans la grande œuvre de notre réorganisation scolaire : M. Buisson, notre sympathique et cher directeur , M. Gréard, l'éminent recteur de l'académie de Paris, que vous avez proclamé vous-même "le premier instituteur de France", et que nous sommes fiers d'avoir ainsi à notre tête. […]

 

M. LE MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE prononce ensuite le discours suivant :

 

Je remercie bien affectueusement M. Lenient des paroles qu'il vient de m'adresser en votre nom à tous, mesdames et messieurs.

La gratitude que veut bien me témoigner le corps enseignant n'est pas seulement la plus haute récompense qu'un citoyen dévoué à son pays puisse ambitionner ; c'est une source de force morale singulièrement bienfaisante.

Au milieu de tant de difficultés avec lesquelles nous sommes aux prises, de tant de soucis de nature diverse, et quand je me vois chargé de ce redoutable fardeau des affaires publiques à l'heure présente, il m'est doux, il m'est fortifiant de me sentir uni à tant d'esprits ouverts, à tant d'âmes sympathiques, et au sein d'une assemblée dont on disait justement tout à l'heure qu'elle fait apparaître par une sorte d'éclosion spontanée tout un côté nouveau de l'esprit français, tout un nouveau corps enseignant, celui des écoles normales d'institutrices, ce personnel de création si récente dont M. le recteur nous rappelait avec tant d'à-propos la formation et les rapides progrès.

Peut-être trouvera-t-on au dehors que ce congrès pédagogique n'a point eu l'éclat et l'importance des deux premiers congrès. Ceux-ci étaient vraiment les grandes assises des instituteurs ; c'est là que les principes ont été posés ; ici, c'est autre chose. Nous sommes ici - et je suis loin de m'en plaindre, - en présence de difficultés pratiques, sur ce terrain technique en dehors duquel on ne saurait rien édifier de durable. Il est facile de prononcer sur l'éducation des instituteurs, sur leur avenir, sur les légitimes espérances que la société démocratique met en eux, de grands et éloquents discours ; le difficile, messieurs, ce n'est pas de louer les instituteurs, c'est de les faire !

(Vive approbation)

Et c'est vous qui les faites ! Donc, si l'on trouve que les discussions du congrès se tiennent dans des régions un peu arides, si elles n'ont pas l'intérêt général, le haut essor des précédents débats, je m'en réjouis ; je vous félicite, mesdames et messieurs, d'être restés sur le terrain pratique ; vous avez répondu aux questions qui vous étaient posées, avec réflexion, avec sagesse, avec compétence ; vous avez recherché, comme c'était votre devoir - comme c'est notre devoir à tous - plutôt les moyens d'avancer les affaires que de produire de l'effet. (Très bien ! Très bien !)

Et d'ailleurs, l'effet, le grand et sérieux effet, il est là, sous nos yeux ! Depuis quatre ans, il a été créé 67 écoles normales d'institutrices. Il n'a pas fallu seulement les peupler ; il a fallu leur donner des maîtresses.

Eh bien, ce personnel nouveau, ce personnel qu'on a dû en quelque sorte improviser, le voilà ! Il est devant nous ! et non seulement il existe, mais il agit, il délibère, il pense, il pense bien et il parle bien (Applaudissements). Ah ! messieurs, quelle déception pour les esprits chagrins ou attardés qui se figuraient que pour la femme française, en dehors de certaines traditions, en dehors de certaines frivolités, tempérées par le catéchisme… (Rires), il n'y avait de place que pour ces deux excès : l'exaltation ou le pédantisme ! Vous donnez, mesdames, à ces détracteurs de votre sexe un éclatant démenti ; on ne trouvera parmi vous ni exaltation ni pédantisme; nous n'y trouvons, et mes collaborateurs en répondent, que dévouement et bon sens.

(Applaudissements)

Pourquoi cela ? Pourquoi ce succès rapide, si rapide, qu'on s'y est vite habitué et qu'on n'en comprend peut être pas suffisamment toute la portée ? Pourquoi une si rapide improvisation a-t-elle si admirablement réussi ? J'en vois, mesdames, deux raisons que je ne saurais vous cacher.

La première, c'est que vous êtes des femmes françaises. Or, tout ce qui a été dit de meilleur, de plus juste, de mieux approprié au sujet, de plus pratique, de plus élevé et de plus délicat sur l'éducation des filles a été dit par des Françaises ; j'en appelle au savant rapport de notre éminent recteur. (Applaudissements)

Et puis il y a eu la part du département de l'instruction publique. Il serait bien injuste de l'oublier en présence des principaux collaborateurs de cette œuvre féconde. Oui, il y a eu dans cette entreprise une inspiration décisive, cet esprit qui souffle d'où il veut, mais qui se retrouve toujours au commencement de toutes les grandes choses ; et vous savez d'où il est venu, le souffle créateur ; il est venu de là-bas, de la jolie colline que vous connaissez bien, de notre cher séminaire de Fontenay-aux-Roses avec ses deux grands éducateurs, Pécaut et Mme de Friedberg. (Vifs applaudissements)

Voilà des résultats, des faits acquis qui doivent nous donner une confiance entière dans l'avenir des écoles normales d'institutrices, et par conséquent dans le succès définitif de l'enseignement laïque des femmes en France.

Je n'ai pas non plus d'inquiétude sur l'avenir des écoles normales d'instituteurs ; mais je veux ici faire quelques observations pour insister surtout, avec tout le crédit que je puis avoir auprès de vous, messieurs, sur les appels pressants et si judicieux que vous adressait tout à l'heure M. le recteur de Paris.

J'ai dit - et j'ai été acclamé - au congrès des instituteurs : l'instituteur, dans une société démocratique, l'instituteur français de notre temps doit être par-dessus tout un éducateur. C'est là sa noblesse, c'est là son avenir.

Mais, messieurs, si l'instituteur doit être un éducateur, que dirons-nous du professeur d'école normale ? Est-ce que cette mission d'éducateur n'est pas pour lui un devoir plus élevé, plus sacré, plus impérieux que pour le simple instituteur ? Est-ce que le professeur d'école normale, au lieu d'avoir dans les mains, comme un professeur ordinaire, le sort, l'avenir intellectuel et moral de quarante ou cinquante enfants, n'a pas dans ses mains le sort, l'avenir intellectuel et moral de cinquante écoles de France ?

Et il reculerait devant ses devoirs d'éducateur, il n'en aurait pas la préoccupation dominante, il n'en aurait pas la passion ardente et presque exclusive ? Il croirait qu'une fois la classe terminée il est quitte envers les âmes de ses jeunes auditeurs ?

Mais c'est alors que commence la meilleure part de sa tâche : rester auprès de l'élève, se mêler à sa vie, à ses jeux, l'inspirer, le diriger dans ses études, dans ses lectures ! Cette jeune âme, cette jeune intelligence, elle arrive dans vos mains à l'heure décisive de sa formation ; vous l'avez à l'âge où l'esprit reçoit son empreinte définitive ; vous êtes donc responsables, et, plus que tous les autres instituteurs, vous avez, messieurs les professeurs d'école normale, vous avez charge d'âmes. (Applaudissements)

Oui, il faut que vous nous fassiez des maîtres et, comme on le disait tout à l'heure, des maîtres qui soient des hommes. Oui, il importe plus que jamais, par le temps qui court, de développer chez l'instituteur les facultés viriles ; nous le voulons indépendant ; commençons par le faire maître de lui-même.

Il nous faut, je le répète, des maîtres qui soient des hommes ; il nous faut des maîtres qui soient de taille à lutter avec les difficultés du temps présent.

Ah ! le temps présent ne leur ménage pas les épreuves ; et vraiment, dans une assemblée comme celle-ci, ce serait de ma part un bien grand oubli ou une bien grande ingratitude que ne pas songer à tant d'instituteurs qui, à l'heure qu'il est, au milieu des difficultés que chacun sait, combattent pour nous le bon combat de l'enseignement laïque et national ! (Bravos et applaudissements)

Je veux leur envoyer d'ici un encouragement, et je leur crie : Soyez fermes ! Soyez fermes, mais ne perdez pas de vue cette règle morale qui pour un instituteur est toute la règle de la conduite, c'est que la fermeté ne doit jamais exclure le sang-froid ; c'est que l'instituteur, par cela même qu'il remplit dans la société une fonction d'une nature toute particulière qui lui défend de se mêler à aucune des querelles vulgaires ou violentes qui s'agitent autour de lui, - quand il trouve engagé, comme aujourd'hui, dans des luttes qui ne sont point de son fait, l'instituteur a pour premier devoir de garder son équilibre, de conserver son sang-froid. Ah ! je sais bien que ce n'est pas facile... (Rires approbatifs) Je sais bien que la lutte est bien ardente, bien passionnée... non pas partout, messieurs, non pas assurément dans tous les diocèses de France, non pas même dans la majorité des diocèses ; elle est violente surtout dans certaines régions : là, on ressuscite les traits les plus odieux d'un passé qu'on croyait à jamais disparu ; on a recours à l'excommunication en masse des petits enfants !... Oh ! charité chrétienne !... (Rires et vifs applaudissements)... ou bien on se livre à des auto-da-fé ridicules. (Nouveaux rires et applaudissements)

Messieurs, cette lutte-là, croyez-le bien, c'est bien plus une lutte politique qu'une lutte religieuse ! (Approbation générale)

C'est la revanche de certain parti qui n'a jamais cessé, depuis dix ans, de faire tous ses efforts pour jeter l'Église dans la mêlée politique ; et cette revanche, il la cherche aujourd'hui dans le trouble des âmes naïves ! (Applaudissements répétés)

Cette lutte-là, messieurs, c'est une entreprise laïque dans ses origines et dans ses inspirations, et je pourrais vous le démontrer, si c'était ici le lieu ; je pourrais vous faire toucher du doigt le début de cette campagne, vous la montrer naissant dans un pays et, là, faisant choix, comme d'une victime privilégiée, d'un certain manuel fait par un certain député, bien que le petit livre, attaqué entre tous, fût, par une étrange rencontre, le plus innocent, le plus inoffensif et le plus spiritualiste de tous les livres ! (Rires)

Je dis aussi que c'est une entreprise entièrement laïque et politique dans ses procédés : car, enfin, messieurs, ce ne sont pas des procédés conformes aux rapports qui règlent chez nous la situation respective de l'État et de l'Église ; j'imagine que nous ne vivons pas vis-à-vis de l'Église catholique sur le pied de guerre ; je crois qu'il y a entre nous un contrat qu'on appelle le Concordat ; je pense qu'il y a des ministres, qu'il y a un ministre des cultes, qu'il y a un ministre de l'instruction publique, lequel a dit et déclaré à la face de la France qu'il garantirait la neutralité religieuse dans les écoles.

Eh bien, vous avez trouvé des livres qui ne sont pas neutres, dites-vous : les avez-vous apportés au ministre de l'instruction publique ? Avez-vous porté plainte ? Avez-vous cherché à négocier ? Pas du tout ! La guerre tout de suite ! La guerre sans phrases ; les violents la veulent, les sages suivent pede claudo ! (Applaudissements)

Messieurs, la guerre, de notre part, on ne l'aura pas ! Nous resterons, dans cette question comme dans toutes les autres, sur le pied de la défensive. Nous avons des armes légales, nous en userons. Oui, nous en userons quand nous nous trouverons en présence de certaines violences qu'aucune âme vraiment religieuse ne saurait tolérer ni excuser ; et puis, quand on voudra nous donner la paix, alors nous aviserons. (Très bien ! très bien! Rires et applaudissements)

Mais il y a deux points sur lesquels nous ne transigerons pas : premièrement l'État français n'acceptera jamais que, sous une forme ou sous une autre, la censure des livres qu'il juge à propos d'introduire dans ses classes dépende d'un autre que de lui-même ! (Bravos et applaudissements) Et l'État français, l'État républicain de 1883 n'acceptera jamais que sous un prétexte ou sous un autre, - et à plus forte raison sous de faux prétextes -, on porte atteinte à la grande loi du 28 mars 1882. Cette grande loi s'exécutera, et si les événements récents nous ont fait découvrir quelques lacunes, ces lacunes nous les comblerons ! (Nouveaux applaudissements)

Est-ce à dire, messieurs, qu'il n'y ait absolument rien à faire ? J'ai trop l'habitude de dire ce que je pense pour ne pas vous déclarer qu'à mon avis, il y a des partis à prendre.

Il y a à tirer un enseignement de ces agitations - dont il ne faut s'exagérer ni la durée ni la persistance, croyez-le bien -, mais qui sont de la nature la plus fâcheuse, qui troublent l'école et les familles, et qui constituent dans tous les cas, pour beaucoup de nos instituteurs, la plus douloureuse épreuve.

On nous a, à cet égard, messieurs, donné bien des conseils ; on nous a suggéré maintes solutions. Il en est une qui semble agréer à des esprits fort distingués ; elle paraît simple, radicale ; elle consisterait, dit-on, à supprimer le manuel d'instruction civique comme livre de classe et à ne plus le laisser pénétrer que dans la bibliothèque du maître.

Cette solution, j'y ai beaucoup songé ; je l'ai attentivement examinée ; je ne la crois pas bonne. Je crois qu'elle constituerait pour nos adversaires, - qui sont, ne l'oublions pas, des adversaires politiques, qui en veulent à ces manuels parce qu'ils attaquent non pas la foi, - la foi, ils ne l'attaquent pas - mais l'ancien régime ; et c'est là leur crime véritable ! (Oui, oui, bravos !) - je crois, dis-je, que cette solution donnerait à nos adversaires, fort gratuitement, l'avantage d'une victoire qui n'a véritablement pas été remportée.

Et puis, est-ce que la question serait tranchée ? Si nous retirons les manuels des mains des élèves, on les poursuivra dans les mains des maîtres, et nous ne serons pas beaucoup plus avancés. (Rires)

Messieurs, je crois que pour bien résoudre la question, il faut l'approfondir un peu plus. On confond à tort, dans toute cette affaire, deux choses très différentes - , et nous rentrons ici sur un domaine pédagogique où, je n'en doute pas, vous voudrez bien me suivre ; je parle devant des personnes particulièrement compétentes et connaissant bien nos programmes.

Les programmes du conseil supérieur font une distinction très nette entre l'enseignement moral et l'enseignement civique, en les traitant comme deux choses absolument distinctes. Le programme de l'enseignement primaire a marqué de toutes les manières cette séparation. Il a placé l'enseignement civique, où ? dans le programme de l'éducation intellectuelle, et il a rangé sous ce titre des notions positives, concrètes, parfaitement ordonnées, sur l'organisation de la société et des pouvoirs publics ; il y a ajouté un peu de droit usuel, un peu d'économie politique, toutes choses qui comportent essentiellement un enseignement didactique, catéchétique, comme on dit, toutes choses qui ne peuvent pas s'enseigner par le maître seul et qui ont besoin du livre comme auxiliaire.

L'enseignement moral, au contraire, a été rangé dans une autre catégorie ; on lui a fait une place à part, une place d'honneur. On a dit au maître : l'enseignement moral, ce n'est pas un enseignement didactique, cela ne se fait pas en trente leçons, ni en quarante ; cela se fait toujours, cela doit se mêler à tout l'enseignement, à tous les entretiens du maître avec l'élève ; c'est une leçon qui doit à tout instant sortir du cœur du maître pour passer dans le cœur de l'élève. Ce n'est pas un procédé, ce n'est pas un cahier ou un livre ; c'est un ensemble de moyens ayant pour but de créer dans l'école une atmosphère morale élevée, une atmosphère saine et fortifiante ; et l'on n'y arrive pas par un procédé plutôt que par un autre : le procédé, c'est à la fois la lecture, la conversation, la récitation, le chant ; c'est un ensemble de moyens aussi variables que l'intelligence du maître lui-même. Tant vaut l'âme du maître, tant vaut l'enseignement moral ! (Très bien ! Très bien !)

L'idéal de cet enseignement ainsi compris serait qu'il fût donné par le maître, et sans livres ; et vous le pouvez faire, et vous le faites, messieurs les directeurs d'écoles normales ; mais ce que vous pouvez, est-ce que tous nos instituteurs de village le peuvent également ?

Est-ce qu'il n'est pas trop clair que, si nous leur ôtions, par impossible, cet appui d'un livre quelconque, si élémentaire qu'il soit, mais qui du moins leur sert d'appui sur un terrain aussi nouveau pour eux, nous frapperions au cœur cet enseignement lui-même ?

Du reste, l'enseignement moral a un instrument qui est vieux comme le monde, comme les écoles tout au moins : ce sont les livres de lecture. Les livres de lecture sont tous des livres de morale. Le plus attaqué de ces manuels, celui de M. Compayré, est un livre de lecture.

Supprimerons-nous aussi les livres de lecture ? Dirons-nous au maître qu'il n'aura pas le droit de choisir et d'indiquer à ses élèves un livre de lectures morales, et qu'il doit trouver en lui-même et dans son propre fonds tous les développements, tous les exemples, toutes les pensées, tous les beaux traits qui constituent l'aliment nécessaire de l'enseignement moral dans l'école primaire ? - Vous le voyez, messieurs, l'idée de supprimer le livre d'enseignement moral n'est pas pratique, et ce n'est pas une solution.

Mais alors, que faire ? Dans ma pensée, il faut absolument laisser à la liberté, telle qu'elle est aujourd'hui réglée, c'est-à-dire aux conférences cantonales d'instituteurs et d'institutrices sous la direction, sous le contrôle, que je voudrais très sérieux et très effectif, des commissions départementales, il faut laisser à cette organisation, telle qu'elle a été établie par le Conseil supérieur, le choix des livres de morale comme de tous les autres livres de classe, sous peine de nous lancer dans une réglementation universelle qui serait au-dessus des forces humaines.

Mais, cela dit pour l'enseignement moral, est-ce que la même solution convient pour l'enseignement civique, bien défini, bien limité, non plus confondu avec l'enseignement moral par une erreur où les gens du monde tombent aisément, mais nettement mis à part, comme le savent des hommes du métier ?

Est-ce que cet enseignement civique, qui ne contient que des notions sur le gouvernement et sur la société, et qui donne en définitive la juste mesure de ce qui peut pénétrer d'idées politiques dans l'école, cet enseignement qui doit reposer, j'imagine, sur le respect des institutions qui nous régissent et qui ne doit pas respirer la haine et le mépris du temps présent, comme certains livres de fabrication récente qui me sont tombés dans les mains, cet enseignement-là, l'État peut-il y rester indifférent ? N'est-il pas d'ailleurs entièrement nouveau ? N'a-t-il pas besoin d'être réglé, guidé ?

Et, sans parler même de la porte qu'il ouvre aux discussions politiques et de la facilité qu'il y aurait, avec des manuels blancs ou rouges, de faire de l'école primaire un champ de bataille des partis,- ce qui serait la pire des décadences pour l'école primaire et le pire des fléaux, - sans nous occuper davantage de cette littérature antirépublicaine, qui se développe sous nos yeux, - car tandis qu'on nous reproche nos manuels républicains, qui ont, paraît-il, le tort de mettre la Révolution trop haut, j'en vois apparaître d'autres qui la mettent très bas, qui la calomnient et l'injurient - (Oui ! oui ! Applaudissements)... est-ce qu'il n'y a pas, messieurs, un danger d'un autre ordre, et non moins grave apparemment : le danger d'introduire des notions erronées dans des matières qui sont, de leur nature, fixes, certaines, la Constitution, par exemple, les pouvoirs publics, la loi ? Mais, messieurs, toutes ces choses ont leur définition, leur formule, et, en pareille matière, ce qu'il faudrait, si c'était possible, ce n'est pas la liberté des manuels d'enseignement civique ; il n'en faudrait qu'un, le manuel-type avec la bonne, avec la vraie formule, parce qu'il n'y a, en ces matières, qu'une formule qui soit bonne et qui soit vraie.

Sans aller jusqu'au manuel-type, voici, messieurs, ce que je songe à faire pour couper court à toutes ces attaques et à toutes ces polémiques d'une bonne foi plus que douteuse. Je voudrais que tous les manuels d'enseignement civique inscrits par les commissions départementales sur la liste des livres qui peuvent être introduits dans les écoles publiques fussent envoyés et soumis directement au ministre de l'instruction publique.

Le ministre, aidé d'une commission, les examinera au double point de vue de la correction législative et de la correction politique ; car, si nous avons promis la neutralité religieuse, nous n'avons jamais promis la neutralité politique, entendue en ce sens qu'un manuel placé dans les mains de nos enfants aurait le droit de diffamer la Révolution française et de dénigrer la République. (Bravos et applaudissements prolongés)

Voilà comment j'envisage cette question des manuels. J'ai pris la liberté de vous en entretenir parce que vous êtes particulièrement compétents pour en peser les éléments. Il me reste maintenant à vous remercier, à vous saluer du fond du cœur, et à vous ajourner, mesdames et messieurs, à un prochain congrès. (Double salve d'applaudissements)

Après ce discours la séance est levée à 11 heures.

 

In L'Instruction primaire, n° 32, 5e année, du 8 avril 1883. Pp. 675 sq.

[journal d'éducation pratique pour les instituteurs, les institutrices et les directrices d'écoles maternelles]. L'Instruction primaire paraît tous les dimanches chez H. Belin.

 

 

Congrès
pédagogique
"Vous avez entendu, monsieur le ministre, l'exposé de nos résolutions et de nos vœux. La plupart ne sont que la confirmation ou l'extension des mesures prises dans ces dernières années ; quant aux quelques desiderata que nous avons cru pouvoir exprimer, ils sont inspirés également par cet esprit d'équité, de bienveillance et de vrai libéralisme qui a constamment présidé à à tous vos travaux.
Pour compléter votre œuvre, monsieur le ministre, et suivant la méthode si sage et si pratique que vous avez adoptée de diviser les difficultés pour mieux les résoudre, il reste à voter une grande loi, qui doit rendre aux maîtres et aux maîtresses de nos écoles primaires la sécurité qui leur manque.
Qu'il me soit permis, monsieur le ministre, de vous assurer qu'ici encore, vous avez derrière vous l'armée des instituteurs tout entière, sans une seule exception. La bataille sera rude sans doute, mais vous êtes vaillant, monsieur le ministre, et notre cause est juste. Vous avez d'ailleurs remporté des victoires plus difficiles : nous avons donc bon espoir.
Quoi qu'il arrive, monsieur le ministre, veuillez être assuré que nous nous efforcerons toujours de justifier votre haut intérêt et votre puissante sollicitude, en continuant à mettre au service de nos chères écoles normales tout ce que nous avons d'intelligence et de forces".

[Adresse de remerciements à M. Jules Ferry par M. Lenient, directeur de l'école normale de la Seine - extrait]