Comment lire pour se cultiver, suite du texte de Désiré Roustan.

 

"Ce que je reproche aux journaux, c'est de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes, tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les... Pensées de Pascal !"

(Marcel Proust, Du côté de chez Swann, tome I de La Recherche, Édition Clarac-Ferré, p. 26)

"On appelle éducation attrayante l'excellent système pédagogique qui recommande à l'éducateur de s'appliquer avant tout à éveiller l'intérêt de l'enfant, de se laisser guider par la curiosité de l'élève, de ne jamais imposer une connaissance non souhaitée. Profonde conception, que souvent on interprète à contresens. On la confond avec l'absurde prétention d'instruire l'enfant par une sorte de jeu perpétuel, en lui laissant ignorer la vertu de l'effort et du travail. Mais elle ne songe pas le moins du monde à supprimer l'effort, elle se borne à demander qu'il soit rendu attrayant. Et par ce souci même elle prouve qu'elle est la vraie pédagogie de l'effort, qu'elle attend tout progrès de l'effort le plus intense et le plus durable, puisque l'effort de cette qualité ne s'obtient que si vous lui donnez pour soutien un intérêt, c'est-à-dire en somme une passion, ou tout au moins un sentiment, un désir. Où cette flamme n'a pas été allumée, vous n'observerez jamais le plein effort, celui qui ne se mesure point, qui jaillit de tout l'être, dans une sorte d'ivresse, dans le complet oubli de soi. Si tant de velléités de culture restent stériles, c'est parce qu'elles ne s'accompagnent d'aucun effort tenace et dirigé"

D. Roustan

 

LA LECTURE - COMMENT LIRE POUR SE CULTIVER (2)

- Comment lire la Divine Comédie
- Comment lire les Provinciales
- Comment lire le Contrat social
- Comment utiliser les grands ouvrages pour de modestes recherches
- Le lecteur doit prendre conscience de sa réaction
- La lecture nous introduit dans la vie spirituelle, mais ne la constitue pas.

 

 

 

Comment lire la "Divine Comédie"

 

Supposons que vous désiriez lire la Divine Comédie de Dante. Peu d'œuvres ont provoqué autant de commentaires divergents. Si, pour entendre ce grand livre, il fallait, comme le conseillait Barrès dans un discours prononcé à l'occasion du sixième centenaire du poète, étudier à la fois le philosophe, le théologien, le politique, l'homme d'action, l'adepte de diverses doctrines ésotériques et la vie entière de l'Alighieri, traversée de grandes passions et de tragiques événements, la lecture de Dante ne serait permise qu'aux spécialistes qui lui consacrent plusieurs années. Mais on peut se garder de telles ambitions encyclopédiques et cependant rendre cette lecture fructueuse en considérant la Divine Comédie précisément du point de vue où le dantomane n'aura jamais l'idée de se placer. On peut la regarder comme une grande œuvre humaine, où se trouvent magnifiquement exprimés des sentiments qui sont de tous les temps et peuvent émouvoir le lecteur le moins averti. Aussitôt les symboles s'éclairent et l'on comprend que, dès cette vie même, se réalisent l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis. "Tout esprit qui n'est pas dans l'ordre, écrit saint Augustin, est à lui-même son propre châtiment". Voilà l'exacte définition de l'Enfer. "Chaque-fois qu'un être se dérobe à l'une des grandes lois mystérieuses qui régissent l'univers, cet être entre dans une impasse. Cette impasse est l'Enfer. Nul besoin de l'aller chercher après la mort… Le Purgatoire, pendant la vie même, est l'ascension pénible vers le Bien à travers la douleur, la bonne douleur qui nous réconcilie avec Dieu… Le "droit amour" au rivage duquel Dante parvient guidé par Béatrice est, sans l'aller chercher après la mort, le Paradis"(7). Les trois Cantiques nous offrent donc la peinture de trois conditions différentes de la vie. Nul besoin, si nous ne prétendons pas à l'érudition, de nous attarder à éclaircir toutes les allusions historiques et de fouiller tous les tiroirs secrets. Le lecteur le moins érudit peut se proposer d'étudier la sagesse de Dante, de discerner ce qu'il condamne et ce qu'il approuve, de recueillir ses jugements sur les péchés et les passions, d'interroger cette foi ferme qui n'hésite jamais à montrer la route. "Dante, a écrit le philosophe Benedetto Croce, sait comment il convient de juger les divers sentiments humains et comment on doit se comporter envers eux, quelles actions se doivent approuver et accomplir et quelles se doivent blâmer et réprimer pour conduire la vie à une fin digne et vraie ; sa volonté ne tâtonne pas, n'oscille pas entre des idéals discordants, n'est pas tiraillée par des désirs contradictoires en des sens opposés"(8). Il suffit pour lire Dante utilement de s'efforcer à contrôler cette appréciation.

 

 

Comment lire les "Provinciales" de Pascal

 

Quelles questions présentes à notre esprit nous aideront à lire Pascal ? On peut aborder les Provinciales avec le souci d'examiner si les opinions des casuistes raillés et maltraités par Pascal sont toutes vraiment indéfendables du point de vue de nos idées morales actuelles. Rémy de Gourmont a pris plusieurs fois le parti des victimes de Pascal - sans d'ailleurs entrer profondément dans la pensée de celui-ci. Quelques pages du Chemin de velours nous fournissent donc une orientation pour étudier les Provinciales. Il en serait de plus fécondes peut-être pour qui s'intéresserait au problème théologique de la grâce, à l'histoire de la casuistique, au rapport des idées de Pascal avec les théories d'Arnauld, etc. Mais pour un premier contact avec les Provinciales, le problème posé par Rémy de Gourmont suffit à diriger notre attention.

Pour aborder les Pensées, on pourra prendre d'abord connaissance des fragments où Pascal parle du "cœur". Toute édition passable contient un index qui permet de s'y reporter aisément. On comprendra tout de suite que l'on se trouve en face d'une théorie originale, profonde, et capitale pour l'intelligence de toute la méthode apologétique de Pascal. On possédera donc immédiatement un excellent centre de perspective et l'on trouvera profit à lire toutes les Pensées en se donnant la tâche de bien entendre ce que Pascal appelle le cœur et ce qu'il appelle la raison. Ensuite, - mais ensuite seulement, - pour se rendre compte de ce qu'on aurait dû faire et de ce qu'on n'aura fait qu'imparfaitement, il sera avantageux de lire trois excellents articles de M. Laporte, précisément intitulés Le cœur et la raison chez Pascal(9), qu'on aurait perdu son temps à feuilleter avant d'avoir abordé Pascal lui-même, mais qui mettront beaucoup d'ordre dans nos souvenirs et nous conduiront fort avant dans la connaissance de notre auteur.

 

 

Comment lire le "Contrat social" de Rousseau

 

Encore un exemple pour nous faire comprendre le genre des services qu'on est en droit de demander au critique. Il est bon d'avoir rencontré le jugement paradoxal de Faguet sur le Contrat social de Rousseau, et de savoir que cet ouvrage est aux yeux du commentateur la théorie de l'oppression des minorités, pour orienter votre recherche. Désormais, en lisant le Contrat, vous tâcherez de discerner si une société qui s'organiserait selon les principes de Rousseau se donnerait un régime de tyrannie ou de liberté. Examinant avec cette préoccupation votre texte, vous noterez d'abord avec soin les termes de cette convention que Rousseau voudrait placer à l'origine de toute société et vous vous alarmerez de certaines déclarations, notamment de celle-ci que les clauses du dit contrat se réduisent toutes à une seule, savoir : "l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté" (10). Pareille formule semble excuser d'avance tous les abus de pouvoir de la majorité, puisqu'en signant le contrat l'individu ne s'est rien réservé, a fait abandon de tous ses droits naturels et de tous ses biens. Mais, si vous continuez votre lecture sans perdre de vue la question à laquelle vous cherchez une réponse, vous ne manquerez pas de remarquer bientôt comment Rousseau a complété sa théorie du contrat par une théorie de la loi, qu'il définit l'expression d'une volonté générale dans son objet. L'expression est obscure, mais la lecture du second livre nous l'explique. Une assemblée politique qui voterait la confiscation des biens de telle ou telle personne n'aurait pas voté une loi, parce qu'elle n'aurait pas exprimé une volonté générale dans son objet. Le régime du contrat social ne risque de devenir tyrannique que si le législateur le fausse en méconnaissant le vrai caractère de la loi… Ai-je besoin de dire que je ne prétends pas en ces quelques lignes porter un jugement valable sur les conceptions politiques de Rousseau ? Elles mériteraient une bien autre discussion. Je m'efforce seulement à faire entendre qu'une certaine préoccupation conservée d'un bout à l'autre de notre lecture nous aidera à percevoir le rapport des idées de Rousseau entre elles, et à corriger les vues trop simples qui naissent de la seule étude des premiers chapitres. Jules Lemaitre et Faguet ont écrit de longues études sur Rousseau sans noter le complément important que reçoit sa théorie du contrat de sa théorie du pouvoir législatif.

Jusqu'ici, nous avons considéré la lecture des grands beaux livres comme le moyen le plus à notre portée de nous offrir à l'influence des esprits supérieurs. À ces mêmes livres, et aussi à des ouvrages d'un rang moins éminent, tout de même, mais de haute valeur, il convient de demander encore un autre genre de services, que plus souvent, mais à tort, on attend d'œuvres sans relief : on a avantage à utiliser les documents de première main pour se renseigner, même sommairement, sur une science qu'on ne désire pas approfondir ou sur un mouvement d'idées qu'on n'a nul dessein d'étudier dans le détail. Mais cet emploi des meilleurs ouvrages en vue d'humbles acquisitions suppose qu'on sait travailler ou qu'on est un peu guidé

 

 

Comment utiliser les grands ouvrages pour de modestes recherches

 

Je suppose, par exemple, que vous ignoriez et vouliez savoir ce qu'est l'économie politique. Votre temps est limité, il n'est pas question pour vous de suivre un cours dans une faculté de droit ou un institut commercial, et d'ailleurs vous n'entendez pas vous adonner à cette science, vous ne voulez que faire disparaître une lacune de votre instruction, vous désirez simplement pouvoir mettre une idée sous les mots quand il vous est parlé. dans un journal ou une revue des lois économiques, de l'action des facteurs économiques sur le cours de l'histoire, des rapports de l'économie politique avec la morale, etc. En pareil cas on a coutume d'ouvrir un dictionnaire : on y lit que l'économie politique est "la science de la production, de la répartition et de la consommation de la richesse". C'est la définition classique(11) et je n'ai garde de la critiquer. Mais je crois bien que cette vénérable formule ne dit quelque chose à l'esprit que lorsqu'il possède déjà une certaine notion de la science économique. Sinon chaque terme est obscur et l'ensemble à peu près inintelligible. Le mot "richesses" n'a pas ici le sens du langage courant. "Production de la richesse" est équivoque : un ignorant qui interpréterait littéralement cette expression, pourrait fort bien croire que la science de la production de la richesse. c'est la science industrielle ou la science agricole. "Répartition de la richesse" est encore plus incompréhensible à qui ne soupçonne les phénomènes sociaux très variés que cette rubrique prétend désigner. Bref le dictionnaire ne nous donne qu'un savoir purement verbal, nous n'entrevoyons ni l'intérêt de cette science, ni son objet réel. Et sans doute nous pouvons consulter un dictionnaire moins laconique, rencontrer dans quelque ouvrage de vulgarisation deux ou trois pages sur l'économie politique, mais nous ne serons guère plus avancés, parce qu'on ne se représente pas ce qu'est une science par sa seule définition, même commentée. Il faut, comme on dit, mettre la main à la pâte, pour acquérir une notion concrète et vivante.

 

 

Comment acquérir une première notion de l'économie politique

 

Aussi recommanderai-je un tout autre procédé. Prenez un très bon manuel d'économie politique, par exemple celui de Charles Gide(12), qui est traduit en plus de dix langues et connu dans le monde entier. Lisez d'abord les deux courts chapitres d'introduction, le premier sur La science économique (Objet de l'économie politique. - S'il existe des lois naturelles en économie politique. - Comment s'est constituée la science économique) et le second sur Les diverses écoles économiques (Les écoles au point de vue de la méthode. - Les écoles au point de vue des solutions : école libérale, écoles socialistes, socialisme d'État, christianisme social, solidarisme). Ces deux chapitres ne représentent que trente-six pages. Mais n'en restez pas là : choisissez maintenant dans le corps du volume une question, pour vous rendre compte de ce que les économistes ont à nous enseigner, du genre de recherches qui est le leur : par exemple les chapitres sur la monnaie, ou bien les chapitres sur le crédit et sur les banques. Cela suffit. Au total, vous aurez lu soixante-dix ou quatre-vingts pages d'un livre captivant, d'une admirable lucidité. Cette lecture aura pu vous prendre quatre ou cinq heures. Mais vous aurez vraiment ajouté quelque chose à votre culture, vous aurez découvert un monde nouveau et l'oubli n'aura pas de prise sur des notions aussi riches, aussi parfaitement assimilées.

 

 

Comment étudier un mouvement d'idées

 

Je donnerai le même conseil à qui veut se renseigner sur un mouvement d'idées ancien ou récent. Vous voulez connaître le stoïcisme ? Laissez de côté les résumés d 'histoire de la philosophie, lisez un texte original ou du moins sa traduction. Ouvrez par exemple les Entretiens d'Épictète, recueillis par Adrien, traduits par Courdaveaux(13). C'est une erreur de choisir le Manuel d'Épictète, qui est un abrégé, très sec et dépourvu de saveur. Les Entretiens sont un beau livre, dans lequel apparaît en pleine lumière la physionomie d'un sage qui vivait sa doctrine, plus encore qu'il ne la professait. Au lieu d'Épictète, on pourrait lire les Pensées de Marc-Aurèle, dont il existe plusieurs bonnes traductions(14), ou encore les Lettres à Lucilius de Sénèque, dont on possède une version exquise, celle de Pintrel, revue par La Fontaine(15). Un seul de ces trois textes suffit à nous donner l'accent de la doctrine, ce que ne ferait aucun commentateur.

 

 

Comment s'initier à une théorie nouvelle

 

Même méthode pour nous initier à des théories qui datent d'hier. Depuis plusieurs années la psychanalyse du psychiatre autrichien Freud excite une vive curiosité. Pas de semaine qu'on ne nous en propose quelque nouvel exposé. On a vraiment une connaissance très passable de la psychanalyse quand on a lu l'Introduction à la psychanalyse(16) ou la Science des rêves(17), et il faut commencer par-là, même si l'on se propose d'étudier aussi les adversaires de Freud, surtout si l'on se propose de les étudier. On hésiterait à proclamer des vérités aussi évidentes, si on ne les voyait aussi souvent méconnues : on rencontre constamment des personnes d'une certaine culture qui lisent tout ce qui paraît de réfutations des idées de Freud sans avoir jamais ouvert un ouvrage de Freud lui-même. C'est d'avance abdiquer, c'est renoncer à toute réaction personnelle : privé de toute connaissance directe de la doctrine où puiserions-nous notre force de résistance ?

Voici donc notre sixième conseil : recourir au document de première main, tout au moins à un ouvrage de haute valeur, même à la lecture partielle de ce document si elle ne peut être intégrale, plutôt qu'aux exposés sommaires qui sacrifient le ton et la couleur.

 

 

Le danger de recourir aux abrégés

 

L'abrégé laisse trop de travail à faire à l'esprit, et, pour cette raison, n'est pas le plus court chemin. Il n'est utilisable que lorsqu'on sait déjà et qu'un mot peut suffire à évoquer des souvenirs qui éclairent la formule concise. Mais commencer par l'abrégé est une hérésie, parce qu'en ce cas la formule concise reste sans écho. J'ajoute que même quand on sait ou qu'on a su, le recours à l'abrégé est souvent néfaste : les idées perdent leur vie dans ces comprimés de connaissances, le mouvement de la pensée disparaît et la mémoire n'a plus à retenir que des mots. C'est la dessiccation, le racornissement du savoir, véritable maladie professionnelle, qui menace tous ceux qui, par métier, visent à la condensation des notions transmises, c'est-à-dire tous ceux qui enseignent. S'ils ne rajeunissent pas incessamment leur savoir par le travail personnel, s'ils prétendent vivre, comme on dit, sur l'acquis, ils s'aperçoivent bientôt que rien n'est acquis que pour un temps. Ils finissent par ne plus posséder que ces résumés éternellement dictés aux successives générations d'élèves, jadis simples programmes un peu détaillés d'un cours plus riche, aujourd'hui promus au rang du cours lui-même. Tels des livres dont les seules tables des matières subsisteraient.

 

 

Écrire après avoir lu

 

Septièmement enfin : lire pour se cultiver, c'est lire de près, avec la volonté de trouver sa substance dans ce qu'on lit, donc de dégager l'essentiel et de s'en assurer la possession durable. Il sied par conséquent que la lecture soit suivie d'un certain effort de réflexion, que l'écriture favorise. Prendre des notes, j'entends les prendre intelligemment, c'est s'efforcer à discerner le meilleur, à retrouver la suite des idées, à distinguer les arguments d'une démonstration, c'est s'obliger à projeter de la lumière sur ce qu'une insuffisante attention laissait dans un brouillard. Se bornerait-on à recopier quelques beaux passages, pour y revenir commodément et ressentir à nouveau la forte impression qu'ils produisirent aux premières lectures, ce soin ne serait pas perdu : plusieurs hommes d'étude ont conscience d'avoir formé leur goût en créant ainsi pour leur usage personnel une anthologie des pages auxquelles ils devaient leurs plus vives émotions littéraires. Mais recopier et résumer, ce sont encore des occupations trop passives.

 

 

Le lecteur doit prendre conscience de ses impressions et de sa réaction

 

Il est plus profitable de se contraindre à formuler son impression, à discuter une opinion de l'auteur, à rechercher ce qu'on admet et ce qu'on rejette de la thèse soutenue. Cet effort pour se ressaisir ne doit pas être fourni trop tôt. D'abord il faut sympathiser. C'est le moyen de comprendre. Il faut s'abandonner, s'oublier, tâcher de voir avec les yeux de son guide, entrer dans ses façons de sentir et de raisonner. Mais la lecture terminée, - et, s'il se peut, la seconde lecture terminée, - il convient de prendre conscience de sa réaction intime. Nul besoin d'écrire une longue dissertation, quelques lignes le plus souvent suffisent, si elles s'inspirent d'un ardent désir de voir clair en nous-même. Voulez-vous un modèle ? Il nous est offert par un admirable petit livre : Quinze ans d'éducation de Félix Pécaut(18). Ce grand éducateur, dont l'action sur les normaliennes de Fontenay-aux-Roses a été si profonde, s'asseyait chaque matin à sa table de travail pour préparer la plume à la main la causerie par laquelle commençait la journée de ses élèves. Le sujet était souvent sa dernière lecture, mais si grande que fût son expérience de l'enseignement, il se refusait à l'improvisation totale, il s'imposait de déterminer dans le recueillement les points sur lesquels porterait l'entretien. Chaque jour une ou deux pages s'ajoutaient à ses cahiers, dont ce volume fut extrait. Il met donc sous nos yeux des notes que Félix Pécaut ne destinait qu'à lui-même, qu'il rédigeait avec le seul souci d'ordonner ses idées et de se situer en face de l'auteur qu'il avait lu. Je ne vois pas de meilleur procédé pour faire servir nos lectures à notre formation.

 

 

Préceptes à observer pour que la lecture serve à la culture

 

Résumons-nous. Il faut lire les grands livres ; les aborder le plus tôt qu'on le peut ; les lire au moins deux fois, la première fois pour voir l'ensemble et sans se buter aux difficultés, la seconde pour les entendre de notre mieux et sans trop redouter de laisser subsister quelques ombres ; il faut préférer les lectures qui nous coûtent quelque effort ; il faut lire avec une question posée dans l'esprit, avec une idée à contrôler ; il faut recourir à l'ouvrage de haute valeur, serait-ce même à un fragment limité de cet ouvrage, plutôt qu'aux abrégés desséchants ; il faut se ressaisir après avoir lu, dégager son impression, la noter en quelques phrases très simples et parfaitement sincères... Il y aurait bien plus à dire sur l'art de lire pour se cultiver, mais peut-être tout est-il dit dès qu'on souligne que la lecture profitable est celle qui devient à quelque degré une étude. Je n'entends pas ce mot au sens de l'écolier, lequel ne se cultive pas toujours quand il "étudie", parce qu'il refuse souvent l'élan de sa bonne volonté à l'exercice imposé et ne cherche en "étudiant" qu'à monter des mécanismes. J'entends par étude l'effort intellectuel, la recherche active. Si la lecture n'est pas stimulation de l'esprit, incitation à prolonger par la méditation l'enseignement de l'auteur, elle est paresse. Plusieurs lisent pour se dispenser de réfléchir par eux-mêmes. Leur personnalité s'efface devant celle de l'écrivain. En lisant ils aliènent leur pensée, ils s'anéantissent. II faut lire pour se trouver et pour rendre plus intense la vie de l'esprit.

 

 

La lecture nous introduit dans la vie spirituelle, mais ne la constitue pas

 

Proust écrit : "La lecture est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas". Et il explique qu'il est des esprits indolents, incapables de descendre spontanément dans les régions profondes d'eux-mêmes et qui ont besoin d'une intervention étrangère pour découvrir et exploiter leurs propres richesses : "Tant que la lecture est pour nous l'incitatrice, dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l'esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l'effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n'avons qu'à prendre la peine d'atteindre sur les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement .dans un parfait repos de corps et d'esprit".

 

Notes

(7) J. Victoria Ocampo, De Francesca à Béatrice, Paris, Bossard, 1926, in-12. C'est une délicieuse introduction à la Divine Comédie.
(8) Ibid., p. 14.
(9) Dans la Revue philosophique de 1927.
(10) Contrat social, livre I, chapitre VI.
(11) Toutefois cette définition n'est pas très ancienne. On ne la trouverait pas dans l'Encyclopédie (1755), où l'article "Économie politique" est signé du nom de J.-J. Rousseau. Au XVIIIe siècle, l'Économie politique n'est pas encore séparée de la Politique.
(12) Principes d'économie politique ou Cours d'économie politique : c'est à peu près le même ouvrage, un peu plus développé sous le titre de Cours. Il a été publié par la librairie Larose et Forcel à Paris.
(13) Paris, Perrin, 1908, in-12.
(14) Notamment celle d'Auguste Couat, éditée par Paul Fournier, Bordeaux, Féret, 1904, in-8°.
(15) Parue chez Barbin en 1681, réimprimée avec une introduction de Maeterlinck, Lyon, Lardanchet, 2 vol. in-8°, 1921.
(16) Traduction Jankélévitch, Paris, Payot, 1921, in-8°.
(17) Traduction Ignace Meyerson, Paris, Alcan, 1926, in-8°. - On pourrait à la rigueur se contenter de la simple brochure de Freud intitulée La Psychanalyse, traduite par Yves Le Lay avec une introduction de Claparède, Genève, Éditions Sonar, 1921, in-8°.
(18) Un vol. in-16, Paris, Delagrave. 6e éd., 1913. [Réédité en 2008 dans la Bibliothèque républicaine (Groupe d'édition Le Bord de l'eau) avec une présentation de Patrick Cabanel].

 

 

© Désiré Roustan, in La Culture au cours de la vie (Collection Psychologie et Culture générale), Éditions de l'Institut Pelman, 35, rue Boissy d'Anglas, Paris, 1930

 

 

 ruskin


 

 

 

Tombeau pour la lecture : Utile complément, pour se distraire et pour méditer...

 

Lorsque j'étais enfant, dans mon village natal, on disait d'une vieille femme habitant seule dans une immense et étrange maison qu'elle était une sorcière. Sabbats et balais chevauchés, furies les nuits de pleine lune et cornues enfouies dans ses caves, j'ai tout imaginé de cette pauvre veuve parce que tous dans le bourg alimentaient cette rumeur. Recroquevillée, flétrie et grise, elle n'apparaissait que subrepticement derrière sa fenêtre, cachée par la dentelle d'un rideau jauni par le soleil.

Plus tard, lorsque je m'enquis des raisons pour lesquelles on lui faisait cette mauvaise réputation, on me dit qu'on l'avait vue parfois chevaucher la pierre tombale de la sépulture de son mari, la nuit, dans le cimetière du village. Et puis, circonstance aggravante, qu'elle avait placé dans le cercueil de son époux défunt, avant le grand départ, trois ou quatre livres afin que la lecture rende moins pénible son chemin vers l'au-delà. Depuis, j'aime la mémoire de cette femme, sorcière si l'on veut, mais si délicate et prévenante à l'endroit de son compagnon d'infortune. Je ne sais si, à son tour, entre les planches de sa dernière demeure, quelqu'un a pris soin de lui donner de quoi lire. Mais, pour une fois, j'aimerais qu'il existe une vie éternelle de sorte qu'en cette heure, ailleurs, elle puisse feuilleter les pages d'un vieux volume susceptible de la conduire en des endroits moins sinistres que le paradis ou moins interlopes que l'enfer.

Des années après, lisant Montesquieu, j'ai songé à ma sorcière délicate en trouvant dans Mes pensées cette belle idée du philosophe bordelais qui confiait n'avoir jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture ne lui ait ôté. Que fallait-il en conclure ? Qu'il n'avait jamais eu à connaître d'authentiques douleurs ou que, véritablement, la lecture avait ce pouvoir magique ? Peines de coeur et douleurs à l'âme, blessures profondes et plaies béantes sont le lot de tous. Les deuils s'ajoutent aux méfaits de l'entropie et chacun sait que son temps est compté. Aussi, la lecture est-elle le seul baume permettant d'offrir à qui la pratique une occasion de changer de temps et d'espace, d'aller ailleurs et de vivre en d'autres époques.

Être contemporain d'Ulysse et des flots céruléens, cheminer avec Béatrice non loin des enfers, accompagner un hidalgo dans ses combats contre les moulins à vent, traverser Mégara dans les jardins d'Hamilcar, assister Des Esseintes dans sa morbidezza, Bardamu et Roquentin dans leurs déchéances moites, suivre du regard Solal le magnifique, écouter un sofa raconter ses mémoires, prendre part aux architectures du corps dans le château de Silling et mille autres vies encore, une fois le vice, une autre la vertu, ici l'orgie et la débauche, là une aventure mystique et la cellule d'un renonçant, chaque lecture est l'occasion d'une nouvelle existence en de nouveaux endroits.

Un livre en main, je songe à ses parfums semblables à ceux d'une femme ou d'une forêt, au velouté des papiers pareil à celui des peaux, au bruissement des pages comme bruissent et bougent des corps dans des draps neufs, aux promesses de bonheur déduites d'un regard lancé à l'épaisseur du volume. Vélins et vergés, colles aux effluves puissants, baskerville ou garamond, pliages savants qui laissaient au lecteur le soin de mériter la lecture, les livres anciens, aux pages ébarbées parce que coupées, livraient leurs secrets avec plus de retenue qu'aujourd'hui. Depuis toujours l'état du volume renseigne sur le lecteur et sa lecture : entamée, achevée, en cours, abandonnée. Les traces de doigts sur la tranche, grisée ou noircie, selon le degré de familiarité et de compagnie partagée, les dos assouplis par les ouvertures réitérées, les pages cornées ou les signes cabalistiques échoués dans la marge, les traits de crayon et leur épaisseur en rapport avec l'enthousiasme qui les a sollicités, tout livre raconte son lecteur à qui sait déchiffrer les indices.

Car il est lui-même un corps avec ses cicatrices et ses vergetures, ses fatigues et ses mémoires, sa peau tannée et ses chairs consistantes. D'ailleurs, la lecture est au volume ce que l'entropie est à la vie quotidienne : une épreuve. De celle-ci sortiront à jamais les avis induits par les émotions, les passions ou les sensations. Alors, un livre deviendra le compagnon pour l'île déserte ou connaîtra les affres de l'abandon dans de misérables cartons où il patientera pour de plus réjouissants destins.

Au pied du lit, après qu'on l'a abandonné au milieu de la nuit, dans la poche d'un long manteau qui nous protège de l'hiver, dans le bagage qui nous accompagne au bout du monde, sur le rayonnage d'une bibliothèque où sont nos volumes élus, en pile sur le bureau où l'on écrit une lettre à l'ami, le livre est toujours un alter ego, un double qui prend sur lui de nous rendre la vie moins pénible. Lu pour l'autre vacarme sous la couverture ou pour soi près d'un fleuve, dans le vacarme d'un café ou la solitude d'une chambre d'hôtel, dans une librairie ou à la table matutinale d'un petit déjeuner, le livre tient toujours ses promesses. Et je crains que dans mon village natal on ait eu tort de prendre pour une sorcière celle qui, tout bonnement, offrait à son époux en route vers le néant de quoi alléger la douleur qu'on prête aux morts.

© Michel Onfray, in Le désir d'être un volcan (journal hédoniste) Collection "Figures", Bernard-Grasset, Paris, 1996

 

 

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