Fin de l'hommage à Jean Guéhenno. La plume est toujours aussi alerte, mais que souvent la naïveté de l'auteur - et donc son entière bonne foi - montre le bout de son nez !

 

 

1. Le secret

 

On ne sait guère mieux ce que c'est que vivre qu'on ne sait ce qu'est mourir. Comment a-t-on pu faire à Voltaire une réputation de légèreté ? C'est lui qui, une fois, a remarqué et sans seulement hausser la voix, que "l'espèce humaine est la seule qui sache qu'elle doit mourir, qu'elle ne le sait que par expérience", et il observe "qu'un enfant élevé seul et transporté dans une île déserte ne s'en douterait pas plus qu'une plante ou un chat". Ce pourrait être tout un conte. L'homme commença avec la conscience de la mort. Peut- être a-t-il fallu pour cela l'expérience de milliers d'années. Mais notre savoir ne va pas bien loin, et la vie est encore plus mystérieuse que la mort. Il arrive que nous ne sachions pas bien qu'en faire pour vivre heureux tous ensemble. Le sentiment de la mort aiguise la vie. Quel est le rapport de l'une à l'autre ? Cela demeure le secret, et sa recherche fait toute l'histoire de la pensée humaine, commandée par une vague angoisse, un désir de lumière. C'est la matière de nos plus grandes œuvres, le travail continu de l'âme profonde.

Je ne suis pas sûr d'écrire ici exactement ce que je devrais. On voudrait écrire toujours sur une idée. Mais qui s'en vanterait ? Une idée ? c'est une pensée entre les pensées, quelque chose de neuf et de vif, qui surprenne et étonne. Mais on n'a pas si souvent en soi de quoi changer la vie ni . J'ai peur de n'écrire jamais que ce qui pourrait n'être qu'une page de mon journal… Soyons tout à fait franc ! Il me faut bien avouer que c'est même souvent tout ce que j'espère. Sans doute, est-ce risquer de n'aller pas loin, au-delà de soi-même. Mais on y gagne en authenticité. Sainte-Beuve, s'interrogeant sur "le mystère de la vie", et sentant qu'elle se complique davantage à mesure qu'elle avance, écrivait : "ce serait avoir gagné beaucoup dans la vie que de savoir rester toujours parfaitement naturel et sincère avec soi-même… c'est faute de s'écouter de près que, chez la plupart des hommes, la seconde moitié de la vie se perd et manque son vrai sens, en même temps que son dernier bonheur". Il s'agit toujours de vivre attentivement, honnêtement, sans se raconter à soi-même d'histoires trop belles sur soi-même, d'être soi naïvement, fidèle au plus vrai fond de soi, sans prétentions nouvelles, en gardant avec le monde, tel qu'il nous est encore donné, avec les pensées, les idées des autres, nouvelles ou anciennes, tous les rapports dont nous sommes capables, de jouer au grand jeu de la vie aussi bien qu'il nous est possible, l'important n'étant pas de gagner, mais simplement de jouer, car du secret qui fait toute notre angoisse, il arrive que notre art ou notre volonté fassent tout notre plaisir. Le plaisir est dans la bataille et la recherche même.

Le plus grand jeu de la plus haute culture n'est un jeu réservé à personne. Il nous égare quand il nous éloigne de l'humanité. Les hommes sont assez semblables pour que tous soient au moins préparés à y jouer.

Mais comment ne pas se souvenir de la Saison en enfer, des cris de révolte de Rimbaud, de ses pathétiques avertissements : "Nous ne sommes pas au monde"; "La vraie vie est absente" ? Et un poète, anglais, notre contemporain. Auden, va plus loin et pense nous parler de nous-mêmes en parlant de lui comme d' "un étranger, en proie à la peur dans un monde qui n'est pas [son] œuvre". N'y a-t-il pas, dans ces plaintes si sincères, quelque verbalisme ? Elles ne conduisent qu'à une sorte de désertion. Nous sommes au monde, et, par comble, ce monde dans lequel nous vivons, standardisés, automatisés, dépersonnalisés, c'est nous qui l'avons fait. Il est notre œuvre

Pourquoi ne serions-nous pas capables de le refaire, de le changer encore ? et il n'est besoin pour cela d'aucun "dérèglement de tous les sens". Toute la question est de rendre aux hommes leur vrai monde, de leur apprendre à croire en eux-mêmes, en leurs sens, en leur raison, en leur courage. Dans la médiocrité du temps qui passe, et au-delà des anecdotes particulières et personnelles, tels beaux et grands moments, telle action, telle audace, telle image, telle page d'un livre, telle peinture, telle musique nous assurent que la vie mystérieuse, le secret génie de l'espèce ne cesse jamais son travail.

 

 

Jean Guéhenno, in Le Monde, 18 janvier 1978]

 

 

2. L'Éducation populaire

 

 

I. Petite histoire d'une idée

 

J'ai peur, en écrivant encore sur l'éducation populaire, de rabâcher. Mais les passions rabâchent, et c'est une question à laquelle je ne pense pas sans passion, je l'avoue. Parce qu'on parle de la résoudre enfin, ma passion est toute réveillée.

C'est maintenant, peut-être, que la France recommence. Nous l'avons trop dit et nous en avons été tout de suite trop sûrs en 1945. Il y avait trop de plaies ouvertes. Mais est-ce la santé enfin retrouvée ?

Il semble, depuis quelques semaines, que la France vraiment respire, ni trop lentement, ni trop vite. Elle paraît décidée et se comporter sérieusement avec ses rêves. Tout ce qui fut improvisé en 1945 et trop souvent manqué, va-t-il cette fois réussir ?

Parler d'éducation populaire nous reporte aux premiers mois de la Libération. C'est alors qu'on commença vraiment d'en débattre. L'idée avait jailli de ses misères mêmes. On hésitait sur le mot qui la qualifierait le mieux. Devait-on dire éducation ou culture populaire ? L'espèce des professeurs à laquelle j'appartiens inclinera toujours à croire que les malheurs des hommes sont en très grande partie l'effet de leur ignorance et de leur sottise. Nous devons croire, c'est la justification de notre métier, que tout irait mieux s'ils manquaient moins de lumières, de nos lumières ! c'est ce qu'en 1945, après tout, nous avions tout droit de penser des plus récents désastres de l'Europe. L'immonde bêtise fasciste ou hitlérienne avait réglé, si l'on peut dire, le train du monde pendant cinq années. Comment n'eût-on pas pensé que le plus nécessaire était d'augmenter la conscience des hommes ? et en France même ? A quoi donc avaient tenu, en 1940, les incertitudes, les hésitations, les faiblesses de l'opinion ? Vichy, en fin de compte, il est vrai, n'était pas parvenu à se faire suivre, mais il avait eu le temps de mettre en route la machine à avilir. Elle fonctionnait à plein au secrétariat de la Jeunesse, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Désespéré de n'avoir aucune clientèle, Vichy, à l'exemple de l'Italie et de l'Allemagne, flatta et tenta d'acheter la jeunesse pour l'asservir. Il institua le régime des subventions aux mouvements de jeunesse qu'il contrôlait. Le temps heureusement lui manqua. Il était clair, en 1944, qu'une des premières maisons à détruire était cette maison du Faubourg-Saint-Honoré. Mais la détruire ne suffisait pas. C'est alors que l'idée de la culture populaire se fit jour. Elle naquit de la pitié même qu'on avait d'une jeunesse qui avait été trahie.

Ce qu'on doit à de jeunes esprits, et surtout dans un temps où toutes sortes de moyens matériels rendent les propagandes toutes puissantes, c'est sûrement d'abord le respect de leur spontanéité, de leur diversité, de leur liberté. Il n'est jamais temps pour un homme de devenir une bête de troupeau. Au moins faut-il l'en préserver durant ses jeunes années et l'aider à devenir, autant qu'il le pourra, lui-même. Si la France voulait faire face à un monde grégaire et maintenir ses traditions, il était temps que l'éducation de la Nation fît un nouveau pas. Il ne pouvait plus suffire d'enseigner à tous les petits enfants à lire, à écrire et à compter. A l'époque des haut-parleurs, il fallait mieux armer les pensées pour qu'elle résiste au mensonge et garde le goût de la vérité. Toute la récente histoire de l'Europe avait permis de vérifier que certaine demi-culture vaniteuse prépare seulement des dupes et peut être aussi dangereuse et livrer mieux encore les foules à l'éventuel tyran qui l'ignorance même qui du moins se méfie. Les propagandes n'étaient si efficaces que parce que les citoyens étaient sans défense devant elles. Il fallait faire en sorte qu'à toute inquiétude humaine répondît toujours une suffisante lumière, si l'on ne voulait pas que les hommes s'abandonnent aux violences désespérées. L'éducation des jeunes gens et, par delà, l'éducation des adultes, n'étaient pas moins urgentes dans une nation moderne que l'éducation des enfants. Il fallait, à chaque âge, fournir l'homme d'aujourd'hui de ce "supplément d'âme" dont parle Bergson, si nécessaire dans une société qui tous les jours devient plus mécanique, lui expliquer sans cesse son travail, sa vie, son monde, pour que la volonté lui vienne d'y mettre sa propre marque. C'était la condition pour qu'il se sente profondément associé à une culture qu'il ne pouvait que mépriser aussi longtemps qu'il n'en était que l'outil. Ainsi se forma l'idée d'un grand service, d'une Direction de la Culture populaire qui, à l'intérieur du ministère de l'Éducation nationale, sur le même plan, au même titre, selon les mêmes principes apolitiques et dans le même esprit de liberté critique que les quatre autres directions de l'enseignement, entreprendrait cet immense travail qui demeure à faire.

Je ne raconterai pas l'histoire de cette direction. C'est une histoire triste, celle d'un fiasco. Il fallut s'installer dans les meubles de l'ancien Secrétariat à la Jeunesse.

L'air ne pouvait être tout à fait pur. La direction se trouva chargée de la distribution des subventions aux mouvements de jeunesse car, la politique s'en mêlant, on n'osa pas les supprimer. On les généralisa seulement. Certes, le gouvernement n'acheta plus personne ; mais il paya tout le monde, et tout le monde se trouva preneur, tous les partis politiques, de l'extrême-droite à l'extrême-gauche, et toutes les confessions religieuses. Ce fut à qui toucherait davantage, chacun surveillant l'autre. Quant à l'éducation populaire à proprement parler, elle finit, après bien des débats, par recevoir un budget que quelques maigres millions. Il fut rapidement assez clair que les divers partis politiques et les diverses confessions religieuses prétendaient s'en charger seuls et ne la jugeaient utile que dans la mesure où elle formerait d'abord leurs militants et leurs fanatiques. De misère en misère, au bout de neuf années, le service de l'Éducation populaire est un petit bureau sans vigueur, sans doctrine et sans moyens, subordonné à la direction générale des Sports, comme si la cervelle d'un homme devait être soumise à ses biceps. Ô nos espoirs de 1945 ! Je disais bien que c'est une histoire triste.

 

 

II. Réflexions sur la jeunesse

 

Depuis trente ans que des tyrans ont eu l'idée de l'exploiter comme force politique, la "jeunesse", et même dans des démocraties, s'est un peu monté la tête. On l'a beaucoup utilisée, c'est-à-dire beaucoup méprisée. Elle a été ici et là l'objet des dols les plus affreux. Les faits auraient pu l'avertir de ce que valent ces flatteries qu'on lui prodigue, avant de l'envoyer à la mort. Elle a pourtant (il est vrai que ce n'est jamais la même) toujours un peu la fièvre. Il semble que beaucoup de gens, qui n'ont pas commis d'autre crime que d'avoir passé quarante ans, se sentent coupables devant elle et en aient peur. Ils la traitent sans loyauté. Il arrive, dans ce faux climat, que "la jeunesse", curieusement, devienne une fin, une carrière, et j'ai vu tel "jeune", comme on dit si vilainement, qui regardait poindre avec une véritable angoisse l'aube de sa trentième année. Il eût bu un verre d'eau de Jouvence avec plus de passion que Mathusalem. C'est une maladie. Elle n'est pas bien grave, à considérer les individus. Il n'est pas d'exemple qu'on n'en guérisse pas. On vieillit. Elle est plus grave politiquement et socialement ; elle peut fausser les rapports entre les générations.

"La jeunesse" n'existe pas, ou elle n'a que l'existence d'un mythe, comme ce parti des hommes de quarante ans dont parlait Péguy, ou les partis des hommes de cinquante, puis de soixante ans, à qui les gens de mon âge ne sauraient penser sans tendresse [Rappelons que lorsqu'il rédige ces lignes, Guéhenno est âgé de 64 ans]. Mais il y a des jeunes hommes et des jeunes filles qu'on regarde avec un peu d'envie, avec aussi un peu d'inquiétude, à l'idée de tout ce qui les attend, et qu'à cause de cela il faut aimer et servir droitement. Il y a des jeunes hommes et des jeunes filles qui vieilliront. Ils ont leurs problèmes actuels qu'il faut les aider à résoudre et, par delà, tous ceux qui viendront et pour lesquels il faut les préparer. J'ai eu la chance de passer ma vie avec des jeunes gens. J'avais conscience de tout ce que je leur devais : ils m'empêchaient de vieillir trop vite. Ils étaient d'une effrayante avidité. Je m'offrais tous les jours à eux à dévorer, mais je tendais vers eux souvent le plus coriace, afin qu'il en reste pour le lendemain. Je n'ai jamais été trop tendre. Je ne les ai jamais flattés. J'en ai connu dont les dons m'émerveillaient. Mais de ceux-là mêmes je comptais avec la fierté. Au reste, que deviendrait cette ardeur confuse qui les mettrait aujourd'hui hors de l'ordre commun ? je les mettais en garde contre les avilissements. Je n'acceptais pas de les admirer tels qu'ils étaient, ou du moins de leur dire mon admiration. Je préférais leur donner le goût de cet homme ou de cette femme qu'ils pouvaient devenir, bien plus admirables que ce que, dans l'instant même, ils étaient. Et nous étions amis. Du moins, je le crois, je l'espère. Cette amitié est l'un de mes plus grands souvenirs. Car des jeunes gens, même réunis, ne sont ni si fous ni si vains, et il ne leur déplait pas qu'on les traite comme des hommes, en leur montrant une grande image de leur avenir.

Encore faut-il qu'ils sentent la voie ouverte et qu'on la leur montre. J'avais évidemment affaire à des jeunes gens, à bien des égards, privilégiés. Mais la plante humaine, à considérer la généralité des cas, est-elle jamais plus menacée et cependant plus négligée qu'entre la quinzième et la vingtième année ? Elle n'a jamais été plus ivre de libertés et toutes les fatalités d'un coup tombent sur elle. "Tu as ton certificat. Il y a assez longtemps que tu coûtes. Va gagner ta vie, mon garçon !" Et tout vraiment commence et, pour régler ce tout, il est très fort sur l'accord des participes et la table de multiplication. Les circonstances, le plus souvent, décident du métier qu'il fera, un monsieur qu'on connaît, une famille dont la mère fait le ménage, enfin une chance ! Heureux quand il parvient à satisfaire un goût comme ça qu'il avait, de la mécanique, ou du cambouis, ou de la sciure de bois ! Ah ! Tu aimes les machines, mon garçon. Tu auras le temps de t'en rassasier. Il a quitté l'école à l'âge où il eût commencé à penser. L'instituteur a dit qu'il fallait lire : mais quoi lire ? et où ? et comment ? et qu'est-ce donc que penser ? Il fait comme les copains. Il joue au "foot", il sait par cœur les noms de tous les champions, du poing, de la main plate, des bras, des pieds, etc. La tête seule dans l'homme ne l'intéresse pas. Il va au cinéma. Il écoute les "Variétés" à la radio, les haut-parleurs, quand il y a des élections. Il lit les affiches, les petits papiers sales qui lui tombent sous la main. À vingt ans, voilà un citoyen ! Ses opinions seront ses préjugés, ceux des autres autour de lui davantage encore que les siens. Il y a ainsi de grandes masses d'hommes dont toute l'histoire est celle que les autres leur font. Comment laisser ainsi des esprits d'homme à l'abandon ?

Il est vrai, il y a les divers "Mouvements de jeunesse", les divers groupements politiques de "jeunesse". L'État les aide, leur fournit légitimement les moyens de leur équipement : ce devrait être tout l'emploi des subventions. Il s'y dépense beaucoup de générosité. Sans doute peut-on regretter que l'éducation y soit toujours orientée. Mais les hommes qui mènent, dans ces organisations, ne peuvent autrement, sans doute. Leur foi même les entraîne. Ils ont fait passionnément entre les idées leur propre choix, et n'en sauraient concevoir un autre.

Il y a la Ligue de l'enseignement, des "foyers ruraux", des "maisons de jeunes", des "auberges de la jeunesse", que l'État aide encore. Et là aussi il se fait souvent un très grand travail. Il y a ces innombrables petites sociétés locales, de théâtre, de musique, de chant, etc., où tant de bonne volonté se déploie. Ces organisations toutes ensemble ne concernent qu'une petite minorité. L'immense majorité de la jeunesse et, par delà, de la nation, n'est pas intéressée par elles. Un considérable travail d'éducation reste à faire, dont seul l'État peut prendre la charge et qu'il peut seul conduire dans un esprit de total désintéressement, à l'égard de tous les esprits.

Il faut ajouter qu'il serait temps de remplir le programme de ce beau mot d'éducation. Il ne peut pas s'agir seulement de remplir les loisirs des gens, ni même seulement de les embellir, si nécessaire que cela soit. On est trop porté dans cette époque mécanique à penser que l'homme le plus cultivé sera celui qui aura vu défiler le plus grand nombre d'images, entendu tourner le plus grand nombre de disques. Ces plaisirs ne devraient être que des séductions et des appâts pour les plus lourds d'entre les esprits.

Mais il faut sûrement prendre les choses plus gravement. Des "meneurs de jeu", comme on dit, ne suffiront sûrement pas à étendre la culture populaire. C'est pour un homme du peuple surtout qui en sent le manque que la culture n'est jamais un jeu. Il attend d'elle non qu'elle l'amuse, mais qu'elle augmente sa force, et il n'est pas beaucoup de plus grands drames du monde que celui d'un esprit à qui la culture qu'il désire et qu'il mérite est, du fait des seules circonstances, refusée.

 

 

III. L'objet de l'Éducation populaire

 

C'est surtout ici que je rabâcherai. Il n'importe.

On a parlé d'un "grand Ministère de la jeunesse". Mais qu'est donc le ministère de l'Éducation nationale, s'il n'est pas un "Ministère de la Jeunesse" ? et, quant à être "grand", il ne tient qu'à lui de vouloir l'être. Il ne faut qu'un Ministre qui y croie de toute son âme, qui veuille en faire sa gloire, y attacher son nom, s'inscrire dans la lignée des quelques hommes qui, après Condorcet, eurent la passion de "rendre la raison populaire" et organisèrent les grands services d'enseignement capables, dans l'instant même où ils en avaient la charge, de répandre les lumières dont la nation, au point où elle en était de son développement avait besoin et qu'elle attendait. Que devrait donc être toujours le Ministère de l'Éducation nationale, sinon la grande cervelle de la nation, où viendraient retentir toutes ses angoisses intellectuelles, tous ses désirs de comprendre et de savoir, qu'elle dominerait et qu'elle apaiserait en tâchant de répondre toujours par une idée claire à chaque exigence confuse et passionnée ? Ainsi contribuerait-t-il à assumer tout à la fois à l'ordre profond et le mouvement nécessaire de la nation.

On se trompa en 1945, en espérant qu'une seule Direction à l'intérieur du Ministère de l'Éducation nationale pouvait assurer cette sorte de promotion de la culture populaire. Le vrai est que ce ne peut être la tâche du ministre lui-même. Qu'un Directeur contrôle la besogne technique, l'organisation des services. Mais une telle promotion ne peut manquer d'avoir d'importantes incidences politiques. Les divers partis, certes, ne manqueront pas d'être favorables à l'éducation populaire, mais chacun souhaite qu'elle se fasse à son seul profit, et voudrait en avoir seul la charge. Un ministre seul, de grande autorité politique, peut leur imposer le silence et faire respecter les règles d'un humanisme libre et désintéressé.

Ajoutons qu'une telle promotion suppose encore sans aucun doute une réforme assez profonde de tous les services à l'intérieur du Ministère de l'Éducation nationale lui-même, un rajeunissement quasi miraculeux de l'Alma mater, cette bonne mère nourrice si vieille et, tel est son amour, qu'elle n'imagine pas qu'au cours des siècles l'enfant qu'elle tenait dans ses bras puisse avoir changé. Et seul encore un Ministre pourra propager cet esprit nouveau, établir les liaisons, les connexions nécessaires entre les diverses Directions, les divers degrés de l'enseignement, assurer "des instituts aux instituteurs" comme disait Giraudoux, qui quelquefois était bien plus grave qu'on ne le croit, et, dans la nation tout entière, une circulation encore inconnue de la pensée. Il fera en sorte que le courant passe enfin du supérieur au secondaire, au technique, au primaire. Les plus savants, dans des stages annuels, enseigneront les moins savants. Un professeur qui parle à la Sorbonne pensera que ce qui fait la matière de son enseignement devrait de quelque manière intéresser le plus humble des hommes et, inversement, d'échelon en échelon, à partir de l'instituteur qui les connaît, le cri, le besoin des foules parviendra jusqu'à lui. Le professeur de l'institut et l'instituteur seront, de quelque façon, les mêmes délivreurs. La culture retrouvera son unité, en même temps que ses assises dans la masse des hommes pour qui elle est faite. Le peuple retrouvera ses poètes, les poètes retrouveront leur peuple.

Avec ces maîtres d'un esprit nouveau, il sera possible de transformer l'enseignement primaire, d'aménager autrement l'école de village, d'en faire une sorte de foyer de la nation où les hommes iraient, toujours sûrs d'y rencontrer, après l'instituteur de l'enfance, un maître capable de les conseiller dans leur profession même, de les guider dans leurs loisirs, de changer la qualité de leurs plaisirs, de leur apprendre à penser, à lire vraiment, c'est-à-dire à distinguer, dans une page imprimée, le faux du vrai.

Il sera possible de corriger toutes les erreurs de la première enfance, d'organiser solidement un enseignement postscolaire obligatoire, d'orienter utilement les jeunes gens, de reconnaître et d'aider les vocations tardives, d'obtenir que l'esprit ne se perde jamais et que l'intelligence trouve toujours son juste emploi, de faire des citoyens, de sauver en eux la puissance de choix, de les initier à la politique, pour qu'elle cesse d'être, selon un mot fameux, leur destin, et devienne leur volonté, d'expliquer aux gens, autant qu'il est possible, leur métier, leur vie, leur monde. Leur métier ! Pour qu'ils ne soient jamais des robots ahuris et désespérés, mais reconnaissent leur rôle dans l'œuvre générale et éprouvent au moins la joie de leur participation. Leur monde ! J'ai entendu une fois M. Todès-Bodet, alors qu'il était directeur général de l'U.N.E.S.C.O. - c'était à Elseneur - évoquer l'effrayante "solitude spirituelle" où nous jette une société où pourtant nous ne sommes désormais à peu près jamais seuls. "Jamais, expliquait-il, cette solitude n'a été si profonde ni pourtant si méconnue". Et sir John Maud, secrétaire général permanent de l'Éducation du Royaume-Uni, intervenant à son tour, cita un vers d'un poète anglais, Housman : "Moi, un étranger, en proie à la peur, dans un monde qui n'est pas mon œuvre", qui, disait-il, trouvait aujourd'hui un écho dans tous les pays. Et nous avons tous alors senti le tragique de ce temps, et de ce que doit et peut être l'éducation des adultes, nous n'avons plus douté. Il ne s'agit jamais que de donner un sens à notre travail et à notre vie, et de faire en sorte que le monde soit notre œuvre

Les occasions, les moyens de l'éducation populaire ? Ce n'est pas le lieu d'en parler. Mais partout où dix, ou vingt hommes se trouvent régulièrement rassemblés, dans une caserne, dans une société de village, dans une usine, dans un comité d'entreprise, dans un syndicat, etc. il y a lieu à enseignement. La seule question est de l'adapter, d'aller exactement à la rencontre des besoins et c'est ici surtout que le maître doit songer à ne pas parler pour son plaisir, si bien qu'il parle, mais vraiment pour le besoin d'autrui.

Prenons-y garde ! L'éducation populaire est sans doute l'unique remède des éventuelles violences. Elle seule est capable de substituer la sérénité des controverses à la fureur des propagandes. Il est assez remarquable que les propagandes totalitaires, de quelque tendance qu'elles soient, n'ont jamais eu prise dans les pays où elle a été sérieusement organisée, en Suède, en Norvège, au Danemark. Elle ne manquera pas de faire des citoyens exigeants, mais n'est-ce pas ce que doivent être des hommes ? On ne saurait assurer qu'elle augmentera le bonheur de ce pays. Elle en augmentera sûrement la conscience(1).

 

Jean Guéhenno, in Le Figaro, mi-novembre 1955]

 

 

3. Lettre à Jean Guéhenno

 

[sur La foi difficile, paru chez Grasset en 1957, 253 p.]

 

Monsieur,

Le titre de votre livre est beau : j'entends bien que des théologiens pourraient en discuter, observant, l'un que la foi est un don de la grâce, l'autre qu'elle ne peut qu'être difficile ; que serait une vertu dont la pratique serait aisée ? Aussi bien ne s'agit-il pas ici de la foi des théologiens, mais de la recherche d'une sagesse. Nous en avons grand besoin en ces temps de démesure(2).

Cette sagesse, vous avez eu quelque mérite à en poursuivre la quête : votre génération a connu le scandale de la première guerre mondiale, opposant des pays qu'associait le progrès de la civilisation, rompant ces habitudes de vie commune qui créaient, sans qu'il fût mis en formule, un concert européen. Je n'oublie pas la lumineuse démonstration d'Élie Halévy : la poussée des nationalismes en Asie déclenchant, par une suite de réactions en chaîne, l'éclatement de l'Empire ottoman ; sitôt la question d'Orient résolue, l'existence même de la Double Monarchie en question et, par voie de conséquence, le mécanisme des alliances mis en mouvement. Mais quelque imparfaite que fût l'Europe de 1914, rien ne justifiait qu'elle se plongeât dans l'abîme. À commencer par la monarchie habsbourgeoise, qui allait précipiter le péril qu'elle croyait conjurer.

La paix apparemment revenue, vous vous êtes retrouvé citoyen d'une Europe diminuée qui, avec sa richesse, semblait avoir perdu l'espérance et la fierté, lentement mais irrémédiablement empoisonnées par ces toxines nées de la guerre, le Fascisme et le Nazisme qui ont finalement provoqué la seconde guerre mondiale(3). Il vous a semblé qu'une révolution fomentée pour libérer les prolétaires du monde entier tournait, elle aussi, au culte de la force et au mépris de l'homme : quel scandale plus grand, pour un homme qui entendait rester, quoi qu'il advienne, dans les rangs du simple peuple.

Dans cette époque de l'entre-deux-guerres où nous n'avons pas, nous autres Français, fait si bonne figure, vous avez lutté - puissiez-vous nous servir d'exemple - contre la bêtise et la lâcheté. Vous avez eu votre part dans ce sursaut de 36, où il a semblé, comme vous le dites, que la France retrouvait son mouvement. Vous avez été vaincu ; nous avons été vaincus. Nous voici témoins de choses que n'avait pas prédites l'Apocalypse. D'autres auraient renoncé. Mais vous êtes l'héritier de gens têtus, qui vous ont transmis, pour seul héritage, la longue patience des humbles. Vous voilà de nouveau prêchant la sagesse à des gens qui ne veulent pas entendre.

En fait de sagesse, nous n'avons sans doute pas trouvé beaucoup mieux que les Grecs, nos maîtres : il m'a semblé, à vous lire, que vous prisiez, par-dessus toutes, les vertus dont ils nous ont, les premiers, donné l'exemple : la lucidité, le refus d'abdiquer son autonomie, sa fierté d'homme, en se laissant troubler par l'adversité ; comme l'a rappelé le Père Festugière, le héros par excellence, c'est Héraclès, persécuté par l'injustice des dieux, et qui pourtant conserve sa fermeté d'âme.

Nous pourrions trouver de plus mauvais compagnons : il est en tout cas, un tournant de leur histoire, cette époque hellénistique si importante à tant d'égards, où ils se sont trouvés plus proches de nous que nous ne sommes habitués à le penser. Ils étaient accoutumés à exercer leur initiative dans le cadre de libres cités : ils se sont retrouvés sous la pesante tutelle de la Macédoine. Ils ont cherché en eux-mêmes l'autonomie que la cité ne pouvait plus garantir. C'est alors qu'ils ont élaboré les règles de vie qui dans la suite se sont partagé l'adhésion des hommes éclairés, les uns se retirant du monde pour vivre dans la pratique de l'amitié, les autres cherchant à se conformer activement à l'ordre du Monde. Dirai-je que, dans votre volonté d'être enfin en paix avec vous-même, mais en même temps accordé aux autres hommes et à leur avenir, vous m'avez semblé incliner vers les Stoïciens ?

À tout prendre, la faillite des états nationaux, telle que nous la constatons en ce milieu du vingtième siècle, n'est pas sans rappeler la faillite de la cité à l'époque hellénistique. Les formations territoriales qui se partageaient au dix-neuvième siècle le sol de l'Europe se rapprochaient plus ou moins de l'idéal défini par Renan. Fondée sur la conscience d'un héritage matériel et spirituel transmis par les ancêtres, sur la volonté de poursuivre un commun avenir, la collectivité était en mesure de garantir à chacun de ses membres la sécurité et l'intégrité. Elle le pouvait même en temps de guerre, les techniques d'agression n'étant pas telles qu'elles puissent mettre en jeu l'existence physique de tout un peuple. Est-il de nos jours une formation politique, même l'U.R.S.S., même les U.S.A., qui puisse, avec un pourcentage acceptable de chances, garantir l'intégrité de ses ressortissants ?

D'autre part, il n'apparaissait pas, au dix-neuvième siècle, qu'il y eût un rapport entre les dimensions matérielles d'une collectivité et son aptitude au progrès ; aussi bien celui-ci semblait-il la somme des initiatives individuelles. C'est au vingtième siècle que, simultanément, les collectivités nationales se sont vu transférer les responsabilités les plus lourdes, et se sont trouvées de plus en plus incapables de les assumer dans leur intégralité.

Ces évidences, beaucoup de nos compatriotes veulent les ignorer : puissent-ils ne pas payer trop cher leur illusoire confort intellectuel. Il m'a semblé que vous songiez à donner aux autres des raisons de ne pas abdiquer. Il est certain qu'en un siècle où les entités politiques qui semblaient les mieux assises perdent en quelque sorte, avec leur efficacité, quelque chose de leur réalité, la nation survivra que par un effort intérieur. Nous resterons français si nous conservons le goût de la liberté, le souci de la clarté d'esprit qui sont notre héritage, comme inscrits sur notre carte d'identité.

Ceci vaut aussi pour l'Europe : vous avez été "européen" à une époque où beaucoup ne l'étaient pas, qui le sont devenus depuis. Vous l'étiez par horreur de la guerre, sans doute aussi parce qu'il vous semblait qu'un Français ne peut tenir pour étranger Gœthe ou Mozart. Si je vous ai bien compris, vous n'êtes pas sûr que l'Europe ait beaucoup avancé par la création des diverses communautés qui peuvent se réclamer de 1'idéal européen. L'Europe n'existera que si chacun d'entre nous se l'approprie comme son espoir le plus intime. C'est dire qu'elle déborde tout ce qui a été fait jusqu'à présent ; qu'elle ne saurait être un agglomérat de communautés dépersonnalisées, uniquement liées par la peur ; qu'elle n'existera vraiment, que si chacun de ses constituants demeure susceptible d'un apport original et souhaite que les autres demeurent tels.

Je ne me dissimule pas qu'à chacune de ces affirmations s'attachent autant d'incertitudes. Ne serait-ce votre tâche, à vous et à ceux qui, dans la République des lettres sont vos proches, de travailler à les lever ?

 

 

Maurice Sorre, in Les Cahiers de la République, 2e année, n° 10, novembre-décembre 1957]

 

 


Notes

(1) Guéhenno "rabâche" peut-être, mais surtout quel utopiste ! J'ai raconté par ailleurs (comme introduction à un bel extrait de Le silence de la mer) un souvenir de "culture populaire" : quel fiasco ! Et on sait que les tentatives effectuées par la Droite, de se servir de la Télévision, dans les années 65-70, comme outil culturel, sont rapidement tombées à l'eau. Également, on ne peut plus guère, aujourd'hui, parler de dureté des rapports sociaux. Il est manifeste qu'il y a plus de patrons que d'ouvriers exploités. Le "coulage" est devenu courant, en particulier dans la Fonction publique. Mais naturellement, il ne faut pas en parler, c'est politiquement incorrect.
(2) M. Sorre ignorait, bien sûr, qu'en ce qui concernait l'hubris, le pire était à venir !
(3) D'aucuns pourraient légitimement objecter qu'il manque à cette liste le Communisme, né dans les mêmes conditions, et souvent allié des deux premières "toxines". Cf. Le livre noir du Communisme. Crimes, terreur, répression (Robert Laffont, 1997), ouvrage en son temps mis sous le boisseau. Rédigé par un collectif d'universitaires (Stéphane Courtois, Nicolas Werth et all.) pour marquer le quatre-vingtième anniversaire de la Révolution russe de 1917.

 


 

 

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