Dans Le Figaro du samedi 1er février dernier, sous la rubrique Opinions, le sociologue  Mathieu Bock-Côté invitait à relire "Le terrorisme intellectuel", de Jean Sévillia, primitivement paru vingt années auparavant. J'ai obtempéré, enfin j'ai pris connaissance, n'ayant jamais ouvert ce livre. Et j'en tire la conclusion qu'il n'a pas pris une ride, et en particulier rappelle de façon ô combien salutaire, un certain nombre de faits indubitables, remettant ainsi nombre de pendules à l'heure. Encore un ouvrage d'une scrupuleuse honnêteté, à lire, à relire et surtout à méditer, au moins pour contrebalancer "le progressisme... référence obligée dans le système médiatique... fondé sur la disqualification systématique des contradicteurs" (système totalitaire, patelin, hypocrite, insidieux, visant à ôter la parole au contradicteur, devenu une bête à abattre : l'exemple le plus "remarquable", de nos jours, nous est fourni par le sort réservé à Éric Zemmour) et donner tout le poids et l'attention que mérite ce que Bock-Côté nomme la "dissidence conservatrice" par opposition au "gauchisme culturel" à qui l'on doit, entre autres aveuglements fanatiques, la défense de la Chine du grand bond en avant, et celle de la pédophilie - sorte de grenade empoisonnée qui vient tout juste d'éclater dans les mains sales de ses pitoyables zélateurs - toujours prêts à dénoncer la paille dans l’œil du voisin...
S'agissant plus précisément du chapitre que je propose en ligne, j'ai moi-même appris beaucoup, le lisant, alors même que j'ai suivi de très près les faits qui s'y trouvent rapportés, que j'ai écouté en direct le fameux "Je vous ai compris" (discours qu'aujourd'hui encore, je puis restituer par cœur !) et ai été parmi les premiers lecteurs de La Question...

 

"L'élite radical-chic met ses enfants dans des lycées ou des écoles privés, culturellement exigeants et ethniquement homogènes. Et elle abreuve d'injures le peuple des cités et des banlieues quand il vote pour le Front national".

(A. Finkielkraut, in Libération du 8 avril 1998)

 

 

 

1945. Le drapeau tricolore flotte sur Alger, Brazzaville et Saïgon. Les méharistes patrouillent dans le Sahara, les marsouins dans les rizières. Dans les bureaux des administrateurs coloniaux, les ventilateur, brassent de l'air chaud. À l'école, les petits Noirs récitent leur leçon : "Nos ancêtres les Gaulois". Le dimanche, au kiosque à musique, il y a concert. De métropole, les quotidiens parviennent avec plusieurs jours de décalage.

Dans les atlas, des taches roses symbolisent la souveraineté française. Huit années suffiront à les effacer. Naguère titre de gloire, l'idée coloniale va devenir, entre 1954 et 1962, une infamie.

Quel mécanisme a broyé le rêve impérial ?

Aux colonies, la Ille République avait bonne conscience. À relire les textes du XIXe siècle, on est surpris. Ernest Renan, révéré par les libres penseurs, s'exprimait en termes aujourd'hui interdits : "La conquête d'un pays de race inférieure par une race supérieure qui s'y établit pour le gouverner n'a rien de choquant"(1). Jules Ferry, père fondateur de la gauche laïque et républicaine, pensait de même : "Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je répète qu'il y a pour les races supérieures un droit, parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures"(2).

Race inférieure, race supérieure : ces notions scandalisent rétrospectivement, en raison de l'usage qu'en ont fait les nazis. Mais chez Renan et Ferry, le mot race loin d'un concept prétendument scientifique désignait simplement les communautés humaines conçues dans la continuité des générations. Pour les chantres de la colonisation, un progrès avait été apporté aux peuples d'au-delà des mers par les soldats, fonctionnaires, médecins, commerçants ou missionnaires français. En rougir ne venait à l'esprit de quiconque. Lors de l'Exposition coloniale de 1931, cette fierté triompha.

En 1945, cinq années de conflit ont anéanti la suprématie planétaire des vieilles nations d'Europe. Les États-Unis sont une puissance mondiale. Or les Américains, non sans arrière-pensées pour leurs propres intérêts, sont hostiles à la colonisation européenne. Adoptée à la conférence de San Francisco, la charte des Nations unies, en évoquant les "populations qui ne s'administrent pas encore elles-mêmes", incite les puissances dominantes à "tenir compte des aspirations politiques de ces populations".

L'Union soviétique est, elle aussi, une puissance mondiale. Le nationalisme en gestation des peuples pauvres, Moscou en mesure le potentiel explosif. Au nom de la révolution internationale, l'URSS soutient les mouvements d'indépendance.

Le temps des colonies est terminé.

 

 

La Constitution de 1946 définit les principes de L'Union française : "La France forme avec les peuples d'outre-mer une union fondée sur l'égalité des droits et des devoirs, sans distinction de race ni de religion". Dans la classe politique, des socialistes aux gaullistes, tous approuvent cette ambition : "Perdre l'Union française, déclare de Gaulle en 1947, ce serait un abaissement qui pourrait nous coûter jusqu'à notre indépendance". Au même moment, le statut de l'Algérie élargit les droits politiques des musulmans : les départements d'Afrique du Nord s'orientent vers un modèle attribuant la citoyenneté française à tous ses habitants.

Un an plus tôt, néanmoins, le sultan du Maroc s'est fait le porte-parole des revendications nationalistes. Et l'Indochine est entrée en guerre. Bientôt éclate l'insurrection de Madagascar. Le vent de l'émancipation s'est levé : Il ne cessera plus de souffler.

Ce sont des intellectuels qui, les premiers, ont cessé de croire à l'Empire. Hérauts de la décolonisation, ils se sentent investis d'une mission : préparer l'opinion à l'abandon des territoires d'outre-mer. Ils se recrutent d'abord dans la gauche marxiste. Communiste, député, maire de Fort-de-France, Aimé Césaire se récrie : "Nul ne colonise impunément : le très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle porte en lui un Hitler qui s'ignore"(3). Des chrétiens s'engagent aussi, taraudés par la mauvaise conscience. Ainsi François Mauriac, qui se lamente dans son Bloc-Notes : "La responsabilité des fellagha n'atténue en rien celle qui, depuis cent vingt ans, pèse sur nous, d'un poids accru de génération en génération" (2 novembre 1954). Mais l'anticolonialisme a des adeptes à droite. Version noble, c'est la position de Raymond Aron, aux yeux de qui l'héritage colonial pénalise économiquement la France, en retardant l'intégration européenne. Version populiste, c'est le réflexe du journaliste Raymond Cartier : "La Corrèze plutôt que le Zambèze".

 

 

Été 1946. À Fontainebleau, Marius Moutet, ministre - socialiste - de l'Outre-mer, conduit des entretiens avec Hô Chi Minh. L'année précédente, ce dernier a proclamé l'indépendance de la république du Viêtnarn. Leclerc débarqué à Saïgon à la tête d'un corps expéditionnaire, un compromis a été trouvé : le Viêtnam du Nord fait partie de l'Union française. Ce statut, Paris aspire à le conforter. "L'Indochine, pour la France, estime le Figaro, n'est pas seulement un débouché et un marché. C'est une des plus belles réussites de ses entreprises d'outre-mer" (8 juillet 1946). "Il n'est pas question pour la France, renchérit le Monde, de renoncer à son influence culturelle, morale, scientifique, économique, d'abandonner ce qui est son œuvre, de renier sa mission civilisatrice" (2 août 1946).

Hô Chi Minh, lui, n'est venu en France que pour aboutir à l'indépendance : depuis dix ans, ce communiste joue habilement la carte du nationalisme annamite et tonkinois. La conférence de Fontainebleau est un échec. Peu après, Hô Chi Minh entre dans la clandestinité. Le 19 décembre 1946, le Viêt-minh déclenche l'offensive contre les troupes françaises.

À Paris, il faut voter des crédits militaires pour l'Indochine : les communistes ne s'y opposent pas. "Les colonies, a écrit l'Humanité en 1945, sont absolument incapables d'exister économiquement, et par conséquent politiquement, comme nations indépendantes". L'attitude du Parti vire à 180 degrés, en mai 1947, lorsque ses ministres sont expulsés du gouvernement. Les opérations françaises au Viêtnarn deviennent, du jour au lendemain, une "guerre de reconquête coloniale au profit de l'impérialisme américain". Action, le 30 juin 1949, lance un appel : "Ouvrons le dossier des crimes commis au Viêtnam". Ces crimes, ce ne sont pas ceux des communistes vietnamiens, ce sont ceux des Français.

L'affaire mobilise le Parti : campagnes contre la "sale guerre", transmission d'informations au Viêtminh, provocations à la désobéissance, sabotage de fabrications militaires (40 % du matériel, au moment le plus intense).

Les compagnons de route ne sont pas en reste. Les Temps modernes, en 1946, publient un article de Tran Duc Tho, arrêté à Paris pour avoir distribué des tracts antifrançais. Dans son éditorial de décembre 1946, la revue de Sartre accuse : "Il est inimaginable qu'après quatre années d'occupation, les Français ne reconnaissent pas le visage qui est aujourd'hui le leur en Indochine, ne voient pas que c'est le visage des Allemands en France".

Pour l'Asie, les années 1949 et 1950 représentent un tournant. Entrés à Pékin en janvier 1949, les communistes sont maîtres de la Chine. En mars 1949, après l'accord conclu avec l'empereur Bao Dai, le Viêtnam devient indépendant tout en restant associé à l'Union française, comme le sont le Cambodge et le Laos. Le 30 décembre 1949, la France transmet ses pouvoirs au nouvel État vietnamien, mais conserve ses bases militaires dans le pays. Dans la réalité, toutefois, les régions du nord sont contrôlées par le Viêt-minh. En janvier 1950, la Chine populaire et l'URSS reconnaissent Hô Chi Minh ; les États-Unis et la Grande-Bretagne en font autant avec les trois États associés à la France. En juin 1950, la guerre éclate en Corée.

En Indochine, logique des blocs, la France affronte le communisme. Les Français le savent. Aux yeux de 44 % d'entre eux (sondage d'octobre 1950), ce conflit constitue un "épisode de la lutte générale du capitalisme et du communisme", 27 % des sondés se prononcent pour la poursuite des opérations militaires : c'est peu.

Les mois passent. L'effort se prolonge. Bataille lointaine, où se débattent des soldats professionnels. Peu à peu, ces légionnaires et ces parachutistes du bout du monde dérangent une société qui, en métropole, réapprend à goûter la paix et la prospérité. L'enjeu n'étant plus compris, l'opinion décroche.

À gauche, les opposants gagnent en nombre et en virulence. Le 29 juillet 1949, Témoignage chrétien annonce un dossier sur la torture en Indochine : en fait de torture, c'est l'armée française qui est clouée au pilori, non l'humaniste Viêt-minh. À leur tour, les Temps modernes, Esprit, l'Observateur demandent l'arrêt des hostilités.

L'Express, le 16 mai 1953, rapporte les propos de Pierre Mendès France : "Les faits nous ont conduits à admettre depuis longtemps qu'une victoire militaire n'était pas possible. La seule issue réside donc dans une négociation".  Le président du Conseil, Joseph Laniel, s'insurgeant contre les "entreprises de démoralisation de l'armée", François Mauriac qualifie son gouvernement de "dictature à tête de bœuf". À sa suite, des intellectuels catholiques rédigent un manifeste pour le retrait d'Indochine de l'armée française. Il porte les signatures de Jean Delumeau, Jean Lacroix, Henri Marrou, René Rémond, Pierre-Henri Simon (le Monde, 23 décembre 1955). Au même moment, au Viêtnam, les milices catholiques se défendent contre l'insurrection communiste : fusil à la main.

Le 13 mars 1954, le général Giap lâche 35 000 bodos sur la cuvette de Dièn Bien Phu. L'artillerie Viet neutralise les canons français, et détruit la piste d'atterrissage. Les blessés ne sont plus évacués, le ravitaillement ne parvient plus. Sous un déluge de feu, dans la boue, képis blancs, bérets rouges et combattants indigènes repoussent les limites de l'héroïsme. Béatrice, Gabrielle, Anne-Marie, Éliane ou Dominique, leurs points d'appui tombent un à un. Le 7 mai, après cinquante-six jours de siège, le camp retranché succombe. Sur les 12 000 hommes de la garnison, 4 000 ont été tués ou blessés. Les 8 000 prisonniers (dont 2 000 blessés) ont six cents kilomètres à parcourir à pied  jusqu'aux camps de rééducation : plusieurs centaines meurent en route.

Pour l'opinion, c'est un traumatisme. Le 17 Juin, Mendès est investi président du Conseil. Il s'est fixé un délai très court pour dégager la France de ce conflit. Le 21 juillet, à la conférence de Genève, le cessez-le-feu est proclamé. Le Viêtnam est désormais partagé par le 17ème parallèle.

Aux Tonkinois qui refusent la dictature rouge, il ne reste qu'à fuir, en abandonnant tout derrière eux : 900 000 Vietnamiens du Nord se réfugient au Sud. Français, légionnaires, Africains, autochtones du corps expéditionnaire ou des États associés, 39 888 hommes sont détenus par le Viêt-minh, 29 954 prisonniers ne seront jamais rendus : les trois quarts meurent, victimes de mauvais traitements. Mais à Saint-Germain-des-Prés, on continue à boire du rhum.

Le rideau de bambou est tombé. En 1965, les Américains seront embarqués dans une autre campagne. Plus de vingt ans après la chute de Diên Biên Phu, quand les boat people parleront, on saura ce que le communisme a coûté aux peuples d'Indochine.

 

 

Évoquer un partisan de l'Algérie française, de nos jours, c'est faire surgir de l'ombre la silhouette d'un manieur de plastic, traçant sur les murs le sigle de l'OAS. Mais c'est regarder l'histoire dans un rétroviseur cassé : aux yeux de la majorité des Français, y compris de la gauche politique et intellectuelle, l'indépendance de l'Algérie resta longtemps inconcevable.

Au début de l'insurrection, lors de la "Toussaint rouge" de 1954, le ministre de l'Intérieur, François Mitterrand, est inflexible : "L'Algérie, c'est la France". Tout comme Pierre Mendès-France : "On ne transige pas lorsqu'il s'agit de défendre la paix intérieure de la nation, l'unité, l'intégrité de la République. Les départements d'Algérie constituent une partie de la République française".

Des départements français en Algérie ? Sans doute. Mais l'héritage de la IIIe République est difficile à gérer. Plusieurs décennies d'incurie ont légué une situation trop contrastée. Les 900 000 citoyens d'origine européenne sont en majorité des citadins, souvent rétifs aux mesures visant à accorder des droits supplémentaires aux 8 millions de musulmans, qui sont essentiellement des ruraux. En matière d'équipement routier, sanitaire ou scolaire, certaines zones accusent un sous-développement patent. Tous les ingrédients sont réunis pour nourrir le séparatisme. Instaurer un équilibre en Algérie ne nécessiterait pas seulement des solutions militaires, mais de pressantes réformes politiques et sociales. Là est le drame : après le début de la rébellion, la France place des hommes de qualité au poste de gouverneur (Jacques Soustelle, Robert Lacoste), mais il est probablement trop tard pour une réelle intégration.

Idéologiquement divisé, l'indépendantisme est cependant unifié, pendant l'hiver 1954, sous l'égide du Front de libération nationale. Afin de trancher les liens entre les Algériens et la France, le FLN applique une stratégie de guérilla et d'action terroriste. En ville comme à la campagne, les militaires sont visés, les colons, mais surtout les musulmans loyalistes - en premier lieu les anciens combattants. Le 20 août 1955, dans le Constantinois, 171 civils français et 100 musulmans sont assassinés par des tueurs du FLN. La répression fait 1 200 victimes. C'est un tournant : un fossé de sang est creusé entre les deux communautés. En Algérie, s'enclenche une guerre qui ne dit pas son nom. Du côté Français, contingent compris, 400 000 hommes seront sous les armes, et 210 000 musulmans. Face à eux, 46 000 maquisards de l'Armée de libération nationale.

"Arrêtons la guerre d'Algérie", vitupère Esprit en novembre 1955 : "La violence réside du côté français : c'est le mépris racial de l'Arabe, le truquage des élections, la misère des bidonvilles et l'émigration de faim". Contre leur pays, ceux que le ministre Bourgès-Maunoury surnomme "les chers professeurs" ont choisi de donner raison au FLN. Un Comité d'accueil des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord est créé, exigeant la "cessation de la répression" et "l'ouverture de négociations". Le 27 janvier 1956, ce comité organise un meeting salle Wagram. André Mandouze apporte aux participants le "salut de la résistance algérienne", et Jean-Paul Sartre invite à "lutter aux côtés du peuple algérien pour délivrer à la fois les Algériens et les Français de la tyrannie coloniale".

Dans les douars et le djebel, néanmoins, l'armée mène à bien la tâche qui lui est assignée : la pacification. Elle réduit les maquis, garde les routes, veille sur les récoltes, construit des écoles, soigne les malades.

Sa mission consiste également à éradiquer le terrorisme. À Alger, en 1957, la 10ème division parachutiste du général Massu est chargée du maintien de l'ordre : identifier les auteurs d'attentats, démanteler leurs réseaux. Un travail de police, mais les militaires s'exécutent. En quelques mois, le FLN est éliminé de la ville. Gagner la bataille d'Alger a requis un labeur patient : enquêtes, filatures, perquisitions. Dans l'urgence, avant qu'une machine infernale déjà amorcée ne tue des innocents, il a parfois fallu arracher des aveux.

Pour lutter contre le terrorisme, les interrogatoires de second degré sont-ils légitimes ? L'aumônier de la 10ème division parachutiste le pensait, arguant qu'on ne peut lutter contre la guerre révolutionnaire qu'avec des méthodes d'action clandestines. Grave sujet de réflexion, auquel nul officier ayant servi en Algérie n'a prétendu apporter une réponse simple : c'est à contre­cœur que certains d'entre eux se sont trouvés dans l'obligation de faire ce "sale boulot".

Pour d'aucuns, la cause est entendue : les forces de l'ordre sont coupables, parce qu'elles maintiennent un ordre injuste. Par un étrange retournement de situation, l'armée est condamnée, tandis que les terroristes sont absous. Le criminel n'est plus le poseur de bombe, mais celui qui traque les poseurs de bombe.

Le 15 janvier 1955, dans France-Observateur, Claude Bourdet interpelle Mendès-France et Mitterrand : "Votre Gestapo d'Algérie". En 1957, l'Humanité, Esprit, les Temps modernes, Témoignage chrétien dénoncent les méthodes des militaires. Pierre-Henri Simon, au nom de la morale, élève une protestation : Contre la torture. Comités et pétitions se multiplient. Un assistant de la faculté des sciences d'Alger, Maurice Audin, militant communiste enrôlé dans les rangs du FLN, est appréhendé, et disparaît mystérieusement. L'affaire est exploitée contre toute l'armée. Henri Alleg, membre du Parti communiste algérien, est lui aussi arrêté par les paras de Massu. Le livre qu'il publie ensuite, la Question, est saisi. Mauriac et Sartre se solidarisent avec Alleg. Dans le Monde, Henri Marrou fait paraître une tribune indignée : "France, ma patrie..."

Elle est pourtant longue, la liste des crimes irnputables au FLN. Il est pourtant atroce, le sort des hommes, des femmes ou des enfants déchiquetés par un explosif dissimulé à un arrêt d'autobus, dans un café, ou sous les gradins d'un stade. Tous les matins sont découverts les cadavres mutilés de musulmans ayant subi les abominables sévices infligés aux fidèles de la France. À Melouza, en 1957, 315 musulmans sont massacrés par les fellagha parce que leur village obéit à Messali Hadj, un indépendantiste modéré. Au sein du FLN, les règlements de comptes sont sanglants : en 1959, le colonel Amirouche, chef de la wilaya III, décime ses maquis parce qu'il les croit infestés de traîtres. En Algérie ou parmi les Algériens émigrés en métropole, l'organisation séparatiste recourt au chantage, au racket, aux menaces physiques suivies d'exécution.

Parmi les pétitionnaires habituels, qui se rebiffe ? Il faut croire que certaines indignations sont sélectives.

Jusqu'en 1958, personne ou presque ne songe à l'indépendance. Même parmi les adversaires de la guerre, du Parti communiste à Raymond Aron, la tendance est à réclamer des négociations avec le FLN. À partir du retour au pouvoir de De Gaulle, la donne change. Le Général, lui aussi, veut traiter. Il y est décidé, car sa religion est faite : "L'Algérie est perdue. L'Algérie sera, indépendante", a-t-il déclaré à Guy Mollet, dès 1955.

Mais il ne peut afficher ses intentions tout de suite. "Je vous ai compris", a-t-il lancé aux Algérois, euphoriques depuis la fraternisation franco-musulmane du 13 mai 1958. Face aux pieds-noirs et aux militaires (qui sont maîtres du terrain), de Gaulle temporise. "Moi vivant, jamais le drapeau FLN ne flottera sur l'Algérie", assure-t-il le 28 août 1959. Cette promesse, ne fera qu'exacerber la violence finale du drame.

Quinze jours plus tard (16 septembre 1959), le président de la République proclame le droit des Algériens à l'auto-détermination. Date-charnière : depuis 1954, le discours officiel de l'État soutenait que l'Algérie était irrévocablement française. Cette perspective balayée, ceux qui se sont engagés à fond pour l'indépendance se sentent pousser des ailes.

Francis Jeanson, éditeur au Seuil, collaborateur d'Esprit et des Lettres françaises, est entré dans la clandestinité en 1957. Depuis cette date, il a constitué une filière qui édite le bulletin Vérités pour, "centrale d'information sur le fascisme et l'Algérie". Anciens communistes ou chrétiens de gauche, les complices de Jeanson collectent des fonds pour la révolution algérienne, placent l'argent à l'étranger, fournissent des renseignements au FLN, lui procurent une aide humaine et matérielle.

Alors que l'armée française est en guerre, une telle activité s'apparente à une trahison.

En février 1960, son réseau intercepté par la police, Jeanson se réfugie en Suisse. Le 11 août suivant, en Tunisie, deux militaires français sont exécutés par le FLN. Dans une interview au quotidien communiste italien l'Unità, Jeanson se dit "porté à admirer que les tribunaux algériens n'aient encore condamné, pour crimes de guerre, que ces deux soldats français".

Le 5 septembre 1960, devant le Tribunal permanent des forces armées, s'ouvre le procès des "porteurs de valises" du FLN. La formule est de Sartre, qui, du Brésil, leur envoie une lettre de solidarité. Pierre Vidal­-Naquet témoigne : "Je me suis beaucoup penché sur le problème des tortures. Il s'agissait bel et bien d'un système, d'un univers concentrationnaire comme celui dans lequel j'avais perdu mes parents". En 1960, l'armée française était donc constituée de nazis ? Trente ans plus tard, l'historien rectifiera : "Je regrette la comparaison entre l'Algérie et la disparition dans les chambres à gaz. Pour le reste, j'ai eu totalement raison"(4).

Francis Jeanson écopera de dix ans de prison par contumace.

Pendant le procès, le Monde (6 septembre 1960) révèle l'existence d'un manifeste revendiquant "le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie". Le texte a été publié dans un bulletin pro-FLN, Vérité­-Liberté, qui est saisi et dont le directeur est inculpé de provocation de militaires à la désobéissance. Circulant sous le manteau, le contenu de cette déclaration est dévoilé peu après : "Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien ; nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d'apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français ; la cause du peuple algérien, qui  contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres". L'appel est signé de 121 noms, parmi lesquels Simone de Beauvoir, André Breton, Marguerite Duras, Claude Lanzmann, Jérôme Lindon, André Mandouze, Théodore Monod, Alain Resnais, Alain Robbe-Grillet, Claude Roy, Françoise Sagan, Nathalie Sarraute, Jean­-Paul Sartre, Claude Sautet, Simone Signoret, François Truffaut, Vercors, Pierre Vidal-Naquet. Approuver le refus de servir dans l'armée et soutenir le FLN, de la part de Français, c'est justifier le meurtre d'autres Français. La passion idéologique, avec le manifeste des 121, arbore un air de guerre civile.

Dans les études consacrées à l'histoire des intellectuels, "l'appel des 121" est érigé au rang de mythe. En octobre 1960, la réplique lui est néanmoins donnée par une pétition bénéficiant de soutiens bien plus nombreux : le Manifeste des intellectuels français. Un plaidoyer pour le maintien des trois départements français d'Afrique du Nord : "C'est une imposture de dire ou d'écrire que la France combat le peuple algérien dressé pour son indépendance. La guerre en Algérie est une lutte imposée à la France par une minorité de rebelles fanatiques, terroristes et racistes, armés et soutenus financièrement par l'étranger".

Paru dans le Figaro et le Monde (7 octobre 1960), ce manifeste recueille 300 signatures : le maréchal Juin, Marie-Madeleine Fourcade, Pierre de Bénouville, le colonel Rémy, Pierre Nord, Daniel Halévy, André François-Poncet, Henry Bordeaux, Roland Dorgelès, Pierre Gaxotte, Henri Massis, Henry de Monfreid, Roland Mousnier, Jacques Perret, François Bluche, Pierre Chaunu, Raoul Girardet, Gabriel Marcel, Jules Romains, Jean Dutourd, Thierry Maulnier, Jules Monnerot, Michel de Saint Pierre, Louis Pauwels, Antoine Blondin, Michel Déon, Roger Nimier, Jacques Laurent, Roland Laudenbach, Pierre Boutang.

Cette liste regroupe des hommes ayant joué un rôle de premier plan dans la libération de la France, et des écrivains, des historiens, des universitaires ou des journalistes, Eux aussi font fonctionner leur intelligence. Eux aussi ont une conscience morale. Eux aussi sont cultivés. Eux aussi ont écrit des livres. Eux aussi ont du talent. Eux aussi sont célèbres. Mais, quand il est question de l'Algérie, ces hommes n'ont pas droit au statut d'intellectuels : leur engagement est méprisé, ou passé sous silence.

En 1960, on l'a dit, un tournant politique a été pris au sommet de l'État. La route vers l'indépendance est ponctuée d'étapes, mais elle se déroule inexorablement, En mars 1960, de Gaulle évoque une "Algérie algérienne liée à la France". En juin 1960 débutent les tractations avec le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). En janvier 1961, par référendum, 79 % des Français disent oui à l'auto-détermination. En mai 1961 reprennent les négociations avec le GPRA. En mars 1962 sont signés les accords d'Évian entre le gouvernement français et le GPRA, approuvés à 90 % des votants par un référendum organisé exclusivement en métropole. En juillet 1962, en Algérie, l'ultime référendum ratifie l'indépendance. En deux ans, rien n'a pu enrayer ce mécanisme : ni les barricades d'Alger (janvier 1960), ni le putsch des généraux (avril 1961), ni l'activisme tragique de l'OAS.

C'est à l'extrême fin, seulement, que l'Algérie française a été défendue par un carré d'irréductibles. Mais règne de nos jours une "hémiplégie du souvenir", constate Jean-François Sirinelli(5) : a posteriori, les prosélytes de la souveraineté française sont sans distinction assimilés aux commandos du désespoir. Et selon la technique éprouvée de l'amalgame antifasciste, l'opprobre est jeté sur tous.

Les adversaires de l'indépendance, pourtant, nourrissaient un dessein généreux : aboutir à la pleine égalité civique des musulmans, dans une perspective de progrès économique et social de l'Algérie. Vision n'était pas seulement défensive (vaincre la rébellion) mais qui offrait un projet : mettre en route un chantier d'avenir, bâtir une communauté fraternelle en Afrique du Nord. Utopie, romantisme ? Avec le recul, il est aisé d'en juger ainsi. Mais c'est manquer à la probité que de caricaturer l'Algérie française en la réduisant aux soubresauts de son agonie.

Le 21 avril 1956, le Monde publie un manifeste "pour le salut et le renouveau de l'Algérie française". Cet appel porte les signatures du cardinal Saliège (auteur, en 1942, d'une retentissante protestation contre les persécutions antisémites), d'Albert Bayet (anticlérical notoire, figure de la Ligue des droits de l'homme - Raoul Girardet raconte l'avoir vu, attablé chez Lipp, lever son verre aux parachutistes : "Au moins eux, ils défendent l'école publique"), et de l'ethnologue Paul Rivet (membre, en 1937, du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes). De leur côté, des militants Algérie française comme Jacques Soustelle ou Georges Bidault ont exercé d'importantes responsabilités dans la Résistance. Guy Mollet et Robert Lacoste, adeptes d'une politique de fermeté en Algérie, sont socialistes. Il faudrait également citer le Michel Debré du Courrier de la colère ("l'insurrection pour l'Algérie française est l'insurrection légale", écrit-il le 2 décembre 1957). Et aussi évoquer Albert Camus, déchiré entre ses racines algériennes et sa sensibilité de gauche, mis en quarantaine par ses amis pour avoir confessé, en 1957 : "Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice". En juin 1960 encore, est créé un Comité de la gauche pour le maintien de l'Algérie dans la République française. La presse quotidienne hostile jusqu'au bout à l'indépendance est représentée par Combat, l'Aurore ou le Parisien libéré, journaux de tradition socialisante, radicale ou démocrate-chrétienne. Même du côté des "soldats perdus", une figure comme Hélie de Saint Marc (qui ne ralliera pas l'OAS), ancien déporté à Buchenwald, symbolise la trajectoire de ces officiers qui puisent leur inspiration dans les seules valeurs patriotiques.

Parmi ces hommes, où sont les fascistes ?

Jusqu'en 1960, les partisans de l'indépendance mènent un combat minoritaire. Non sans courage : saisies, poursuites, prison, ils encaissent les coups. Après cette date, la position de l'État ayant viré de bord, ce sont eux qui se trouvent du côté du plus fort. Les professionnels de la pétition auraient cent motifs de se mobiliser : les garanties illusoires accordées aux pieds-noirs par les accords d'Évian ; les civils tués rue d'Isly par des balles françaises ; l'exode déchirant de ces familles à qui le choix n'est laissé qu'entre "la valise ou le cercueil" ; en juillet 1962, après l'indépendance, la communauté européenne livrée sans défense à la vengeance du FLN (6 500 personnes assassinées) : le massacre de 150 000 harkis, désarmés et abandonnés aux tortionnaires. Rive gauche, nulle fulmination ne se fit entendre. Rive droite non plus, d'ailleurs.

 

 

Aujourd'hui, l'aventure coloniale commence à être réévaluée. Jacques Marseille a apporté les preuves que l'empire, sur le plan économique, a plus coûté à la France qu'il ne lui a rapporté. Aucune des matières premières consommées par les principaux secteurs de l'industrie nationale ne venait des colonies ; la France achetait dans son empire des produits qu'elle pouvait trouver meilleur marché ailleurs ; mieux, l'État soutenait des productions coloniales qui concurrençaient certains secteurs métropolitains(6). Daniel Lefeuvre a démontré que la France n'a pas exploité l'Algérie : elle l'a secourue. Des années 1930 aux années 1960, l'Algérie ne pouvait subvenir à ses propres besoins  : c'est elle qui avait besoin de la France, non l'inverse(7). Le leçon qu'en tirent ces historiens, c'est que la France n'a pas pillé ses possessions d'outre-mer. Au contraire, elle les a soutenues. Par choix politique. L'indépendance de l'Algérie était-elle inéluctable ? En tout cas, elle aurait dû s'effectuer autrement. En témoigne cet aveu du mathématicien Laurent Schwartz, qui fut très engagé pour le FLN : "J'ai espéré qu'ils ne seraient pas musulmans à ce point-là, qu'ils garderaient les Français en Algérie, mais sans privilèges. Nous avons sous-estimé les questions nationales, les crimes commis par les Algériens sur les Français"(8).

La sociologue Dominique Schnapper, fille de Raymond Aron, a de même compris, grâce aux travaux d'un de ses étudiants, l'engagement des musulmans loyalistes : "Le choix en faveur de la France au cours de la guerre d'indépendance, qui fut aussi une guerre civile, fut souvent lié à l'adhésion à la France et aux droits de l'homme, parfois au hasard de la guerre et des liens familiaux, parfois au refus du terrorisme du FLN" (Le Monde, 4 novembre 1999). Et de poursuivre : "La France s'est mal conduite. La réconciliation entre l'Algérie et la France ne sera jamais complète si elle s'établit sur un déni de justice. C'est l'histoire qui a constitué les harkis et leurs familles en tant que collectivité historique, c'est en tant que collectivité historique qu'ils réclament la vérité."

Le terrorisme intellectuel, quarante ans après, s'opposera-t-il à ce travail de mémoire ?

 

Notes

 

(1) Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale, 1871.
(2) Jules Ferry, allocution devant la Chambre des députés, 28 juillet 1885.
(3) Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955.
(4) Jean-François Sirinelli, La Guerre d'Algérie et les intellectuels français, Complexe, 1991.
(5) Ibid.
(6) Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français, Albin Michel. 1984.
(7) Daniel Lefeuvre, Chère Algérie, Société française d'Outre-mer, 1997.
(8) La Guerre d'Algérie et les intellectuels français, op. cit.

 

© Jean Sévillia, in Le terrorisme intellectuel, 1ère édition chez Perrin, 2000.

 


 

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