Cet article date de trois lustres, et pourtant il est d'une brûlante actualité - dans la mesure où il n'est pas trop tard, car nous sommes entrés de plein fouet, et joyeusement, dans le mur...
Une phrase mérite particulièrement d'être retenue, en exergue : "En quinze ans, nous avons bâti une société de rentiers doublée d'une société d'assistés". On se demande bien qui était, pour l'essentiel, au pouvoir, durant cette période.
Mais écoutons les réflexions sévères, lucides et modérées de René Lenoir

 

Pas de démocratie, pas de République sans citoyens liés implicitement ou explicitement par un contrat social. En Europe, celui-ci repose sur deux piliers : les droits de l'homme, qui assurent les libertés essentielles, l'égalité devant la loi et la possibilité d'ascension sociale ; la protection sociale, qu'a rendue indispensable le système industriel en rompant ou en distendant les solidarités familiales ou de voisinage, et qui institue entre citoyens une réciprocité devant les risques majeurs de l'existence.

Sécurité juridique et relative sécurité matérielle sont liées : l'expérience montre que des personnes trop démunies et trop angoissées sont incapables de profiter des libertés formelles et de faire valoir leurs droits.

Obnubilés par le chômage, qui réduit les moyens de beaucoup de gens et les prive de reconnaissance sociale, nous ne voyons pas l'incidence désastreuse des taux d'intérêt réels fortement positifs qui sont en train de modifier la structure de la société et vont accentuer sa fracture dans les années à venir. Durant deux siècles, le développement industriel s'est fait avec des taux d'intérêt réels négatifs ou à peine supérieurs à l'inflation. La finance était la servante de l'économie. La morale était puritaine, et chacun s'efforçait d'épargner. C'est l'épargne européenne qui a permis le développement de l'industrie américaine et de l'industrie russe au XIX siècle.

Tout a basculé en 1982 sous une triple influence : celle de l'endettement des pays du Sud favorisé par des prêts inconsidérés des États et des banques du Nord ; celle du rapatriement des pétrodollars dû à la baisse du prix du pétrole et des investissements réalisés par les pays pétroliers ; celle de l'endettement public dans les principaux pays industriels. Il n'existe plus dans le monde qu'un seul créditeur structurel : le Japon ; tous les autres pays sont des emprunteurs. L'argent est rare, il est donc cher : les taux d'intérêt réels ont dépassé l'inflation de trois, puis de six, puis de neuf points. En France, ils lui sont, à l'heure actuelle, supérieurs d'environ six points et demi.

Le rôle néfaste de ces taux d'intérêt réels élevés se constate à plusieurs niveaux. Ils favorisent la rente au détriment de l'activité. Durablement supérieurs au taux de croissance de la productivité, ils sont synonymes d'appauvrissement. Ils freinent les investissements. Des entreprises équilibrent leurs comptes en plaçant leurs disponibilités plutôt qu'en produisant de la richesse. L'économie est devenue la servante de la finance.

Les particuliers aisés s'enrichissent en plaçant leur argent (sans risques quand il s'agit de Sicav monétaires) ; les ménages obligés d'emprunter pour du mobilier, un véhicule ou un logement s'appauvrissent : entre 1982 et 1992, les taux des prêts s'étageaient de 13 % à 18 %. Et l'on s'étonne que la consommation stagne ! Des millions de ménages sont surendettés. Fin 1994, les banques avaient procédé à 1,8 million de retraits de chéquiers. Ainsi, l'argent n'irrigue plus la consommation ; il s'entretient lui-même, il s'accumule sur un pôle de la société. En une quinzaine d'années, nous avons construit une société de rentiers doublée d'une société d'assistés.

Il en résulte une déformation de la structure de la société. Vers la fin des années 70, elle avait encore la forme d'une montgolfière : une catégorie limitée de riches au sommet, des pauvres pas trop nombreux dans la nacelle, un ventre volumineux. Valéry Giscard d'Estaing pouvait écrire en 1975 que la majorité de la population se retrouvait dans une classe moyenne en voie d'homogénéisation. Les classes dites populaires accédaient peu à peu aux mêmes standards de consommation : la montgolfière tirait lentement tout le monde vers le haut. Du coup, Raymond Barre, en matière de logement, faisait basculer l'aide à la pierre sur l'aide à la personne, une aide temporaire permettant aux jeunes ménages d'accéder à des revenus suffisants.

Aujourd'hui, en France, comme dans les autres grands pays industriels, la société prend la forme d'un sablier. Au sommet se renforce une classe aisée ; les patrimoines mobiliers et immobiliers se gonflent, comme le montre le partage de la valeur ajoutée entre 1982 et 1992 ; 10 % des Français détiennent 55 % de la fortune nationale.

Vers le bas, les poches de pauvreté se creusent. Cinq millions de personnes vivent avec des revenus inférieurs à 2 300 F [350 euro] par unité de consommation. Quant aux classes moyennes, elles fondent vers le bas, le col du sablier s'amincit.

D'où vient cet affaissement des classes moyennes, qui donnaient jusqu'ici son assise à la société ? Du chômage et de la baisse progressive des garanties de l'assurance-chômage, de la généralisation des statuts précaires, de l'endettement, mais aussi de la quasi-stagnation des salaires. Dans le partage de la valeur ajoutée de 1982 à 1992, sur 526 milliards en principe affectés aux dix-huit millions de salariés, seulement 166 milliards sont allés aux salaires nets, les cotisations sociales absorbant 360 milliards. En effet, notre système de Sécurité sociale reposant sur des cotisations assises sur l'homme au travail, quand le nombre de personnes ayant un emploi diminue alors que les besoins continuent de croître, il faut bien majorer les cotisations.

En outre, la promotion globale des bas revenus n'est plus ni programmée ni garantie, et l'entrée dans la société salariale ne se fait plus sur la durée d'une vie professionnelle mais à titre précaire. On voit tout de suite l'incidence sur le logement : l'aide personnalisée au logement a peu de chances de diminuer ; pour un nombre croissant de gens, elle doit se pérenniser et, pour d'autres, elle ne peut plus suffire.

En quinze ans, nous avons bâti une société de rentiers doublée d'une société d'assistés.

Cette «déformation» de la société se produit alors que la richesse marchande, à l'exception de l'année 1993, n'a cessé de croître : on est bien en présence d'un problème de répartition et d'utilisation de la richesse nationale. Les fondements du contrat social commencent à être ébranlés.

Que peuvent faire les gouvernements ? Il leur est impossible d'abaisser les taux d'intérêt réels, les capitaux s'enfuiraient vers les zones où ils sont mieux rémunérés. Peuvent-ils au moins corriger au plan interne les effets de distorsion qu'imposent à la société le chômage et les taux d'intérêt élevés ? Prenons le budget social de la nation, qui comprend, en sus de la Sécurité sociale, les dépenses de protection sociale payées par l'impôt national et local : les nécessaires réductions de la progression des dépenses de soins et des retraites ne suffiront pas à l'équilibrer.

Le recours modéré à la capitalisation, par l'assurance et les fonds de pension, peut être utile à l'économie et renforcer les retraites des gens qui peuvent s'assurer. Utilisé à grande échelle, il accentuerait la fracture sociale en supprimant la réciprocité devant le risque, il conduirait à une dérive à l'américaine où le social est financé à 15 % par l'impôt, alors que la moyenne est de 30 % dans les pays de l'OCDE. Il faut donc fiscaliser davantage son financement, ce qui a commencé d'être fait avec la CSG. Qui dit fiscalisation dit ponction supplémentaire. Va-t-on la faire supporter aux classes moyennes qui coulent vers le bas ?

La même démonstration peut être faite à propos de la réduction du déficit budgétaire et de la charge de la dette. Elle suppose des sacrifices que l'équité comme le bon sens commandent de faire supporter à ceux qui en ont les moyens. Quelle est ici la marge de manœuvre des gouvernements ? Elle n'est pas nulle. Le gouvernement a réduit les exonérations sur les plus-values mobilières de 316 000 F [48173 euro] en 1992 à 100 000 F [15245 euro] en 1994 et à 50 000 F [7622 euro] en 1995. Mais pourrait-il aller plus loin dans une meilleure répartition des charges ? La liberté de circulation des capitaux interdit de les taxer trop fortement. Comme il vient d'être montré, ils sont rares, ce qui maintient des taux d'intérêt réels trop élevés. La seule voie ouverte est celle d'une taxation raisonnable et uniforme des capitaux au niveau européen, ce qui n'est pas hors de portée, et même au niveau de l'OCDE. Ainsi les nations dites développées cesseraient de se disputer l'épargne disponible en exonérant ses revenus de toute participation aux charges communes. Un tel accord contribuerait à stabiliser ce grand marché nerveux des capitaux.

L'enjeu est capital pour les démocraties. Il y a peu de probabilité de voir amorcée à moyen terme une nette décrue des taux d'intérêt réels. Sans mécanismes correcteurs, la richesse va donc continuer à se polariser dans nos sociétés sur un nombre limité de personnes. Mais, dès lors que profits et rentes sont les seuls revenus à bénéficier des fruits de la croissance, de nombreux agents n'ont plus intérêt à cette croissance. Il faut arrêter la dérive amorcée il y a une quinzaine d'années. La cohésion sociale, élément indissociable de la compétitivité, peut être retrouvée et renforcée par une meilleure redistribution des revenus et par la dépense publique d'investissement, facteur de croissance.

La société «en sablier» nous ramène à Rome, au conflit entre patriciens et plébéiens qui, nous dit la fable, fut réglé par la négociation.

Ilya Prigogine nous a appris que les systèmes physiques apparemment bien structurés basculent d'un coup en raison de fluctuations à leur marge. La structure du système français se lézarde au centre. Si, de surcroît, sa périphérie marginalisée et fragile grossissait, craignons un basculement vers des formes imprévisibles qui n'auront plus rien de républicain.

 

© René Lenoir, La démocratie au péril de la finance, article paru dans Le Monde du 21 février 1995

 


 


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