"La Société des Agriculteurs de France dont le Président est M. Anne-François d'Harcourt, a reçu, pour sa 115e Assemblée Générale, le 22 juin 1982, M. le Professeur Alfred Sauvy.
Cette conférence, parue dans la revue les Agriculteurs de France, 8, rue d'Athènes, Paris 9, nous a semblé extrêmement pertinente. Aussi avec leur accord, et nous les en remercions, nous publions cet important document qui retiendra l'attention de tous nos lecteurs
".

Ainsi la rédaction de Agriculture & Vie (qui était alors un organe défendant l'agriculture biologique) justifiait-elle la publication de cette intéressante conférence, ayant peut-être quelques défauts propres au style "bâtons rompus".
On a déjà dit, par ailleurs, à quel point Sauvy avait joué, sa vie durant, le rôle d'un briseur de mythes. Le texte qu'on va lire n'y fait point exception. Que de préjugés "de gauche" abattus d'un revers de main ! On songe parfois à l'"excessif simplisme des militants", que déplorait Michel Rocard. Si j'associe ces deux noms, c'est pour souligner combien Sauvy se sentait profondément "de gauche". Mais voilà, sans œillères. Et cela était impardonnable aux yeux des trop nombreux "Yaka" et autres "Faut-qu'on".
Enfin, puisque nous en sommes au renversement des mythes, et qu'on vient de commémorer de façon éclatante le soixante-dixième anniversaire des heures glorieuses du Front populaire, je me dois d'appuyer un propos à peine esquissé par Sauvy.
Sans doute est-il encore un peu tôt, mais viendra inéluctablement le moment où les historiens devront se pencher, sans passion, sur la responsabilité du Front populaire dans la déroute sans précédent que constitua le désastre de 40, sur l'opportunité de faire chanter "Viens, Poupoule" et d'abaisser de 48 à 40 heures (sans diminution de salaire) la durée légale du travail hebdomadaire en France, dans le même temps que les Allemands œuvraient, eux, soixante heures...

 

Je n'ai pas l'art de peindre la vie en rose et je vous décrirai les faits tels que je les ressens. Je vous parlerai d'abord de l'évolution économique à court terme, et ensuite de l'évolution à long terme. Dans chacun des cas, j'analyserai les conséquences possibles sur l'agriculture.

Le défaut fondamental de la politique française à court terme, c'est d'oublier que rien de durable ne peut se faire sans création de richesses. Quand un pays est capable de créer des richesses, il peut se permettre de faire des quantités de libéralités financières et même de commettre des erreurs ; sinon il se contente de créer de l'inflation.

Aujourd'hui, dans tous les discours, on vous parle de réduction du chômage et de lutte contre l'inflation. Tout le monde est d'accord sur ces objectifs, mais aucun de nos gouvernants actuels ne parle de création de richesse. Or, c'est le seul moyen, à mes yeux, de combattre à la fois le chômage et l'inflation. Lorsqu'en mai 1981, le journal "L'Expansion" m'a demandé d'écrire une lettre à un président socialiste (on ne connaissait pas encore son nom), je le mettais en garde contre un certain nombre d'idées reçues. En particulier, celle de surestimer l'élasticité de la production et de croire que les 2 millions de chômeurs que la France compte étaient une réserve d'hommes que l'on pourrait facilement mobiliser pour augmenter la production. Cette idée est fausse, car elle ne tient pas compte de l'inflation dans laquelle la France est installée depuis 70 ans. Elle est passée maître dans l'art d'utiliser l'inflation. C'est un moyen de régler les problèmes ennuyeux et les tensions dans les différents secteurs.

Mais les tensions finissent par engendrer des rigidités ; or, si nous souhaitons prendre des initiatives, il faut de la souplesse, sinon aucune politique n'est possible.

Le bilan de 1982 paraît de moins en moins bon. On espérait 3, 4, 5 ou 6 % d'augmentation du P.I.B. par rapport à 1981, on arrivera péniblement à 1 %.

Alors que nous sommes en crise, nous consommons nos richesses, nos réserves de devises, nos stocks, nous arrêtons d'investir en oubliant la fameuse phrase d'Helmut Schmidt : "Les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain". Mais, la plus grande erreur que nous commettions, erreur qui n'est pas propre à la France, ni à la Gauche, c'est de vouloir travailler de moins en moins. Ce n'est pas une mauvaise idée en soi et je considère pour ma part que si l'on pouvait avoir des revenus sans travailler, ce serait merveilleux.

Le travail est un ennemi et mon maître, Tristan Bernard, disait : "L'homme n'est pas fait pour le travail et la meilleure preuve c'est que cela le fatigue". Malheureusement, seul le travail peut nous permettre de créer les richesses dont nous avons besoin.

Personne, jusqu'à présent, n'a osé faire un bilan sérieux de l'aventure de la quarantième heure, et on a jeté un voile sur la période de 1947-1948. Les conséquences pour l'économie du pays, de ces deux dernières années, ont été désastreuses. Il faut savoir que la diminution de la durée du travail, par Léon Blum, a brisé net l'énorme reprise engendrée par la dévaluation, et lorsqu'en 1938, Paul Reynaud m'a donné les pleins pouvoirs pour tout ce qui concernait l'économie et les finances, j'ai rédigé des décrets qui ont entraîné une unanimité contre eux, mais nous avons obtenu la plus forte reprise que la France ait jamais connue (+ 12 %)(1).

Malheureusement, la leçon n'a pas été retenue car nous sommes ennemis de l'expérience. Non seulement nous n'en avons pas tenu compte, mais nous continuons à demander les 35 heures pour résoudre le chômage et augmenter le temps libre. On ne pense pas qu'il y a des secteurs, le secteur tertiaire notamment, où les compensations ne sont pas possibles et que les cinq heures gagnées ici sont forcément perdues ailleurs. Ce sont des vérités que l'on ne trouve pas dans les comptabilités.

Depuis qu'il est au pouvoir, l'actuel gouvernement a fait un certain nombre de réalisations sociales que je ne conteste pas, mais il a vécu sur les réserves et les emprunts contractés à l'étranger. S'il arrive une catastrophe supplémentaire, pas une guerre, mais une tension, notre pays sera incapable d'y faire face.

On parle toujours de deux millions de chômeurs, mais on ne dit jamais que le nombre d'emplois a augmenté.

On accuse le nombre de personnes, mais on oublie que c'est dans les pays les moins peuplés (U.S.A., Canada, Australie) qu'il y a le plus grand nombre de chômeurs. C'est non seulement une erreur, mais une faute à l'égard des chômeurs de leur dire que non seulement nous ne sommes pas capables de leur donner du travail, mais qu'ils sont de trop.

Si on faisait une enquête pour connaître les besoins des Français et si on convertissait ces besoins en heures de travail, on s'apercevrait qu'il faudrait en réalité travailler 50 heures ; seulement un tel calcul, personne ne le fait, car les hommes politiques ont peur des résultats ; rien n'est plus terrible que les réalités !

Notre économie est couverte de rigidités. Prenons par exemple le SMIC, je ne suis pas contre son augmentation, mais on ne mesure pas ses conséquences sur la bonne marche des entreprises. Autrefois, dans les entreprises, il y avait toujours 2 ou 3 personnes qui ne faisaient pas grand chose mais que l'on gardait car elles ne coûtaient pas cher. Aujourd'hui, les patrons n'embauchent pas, même quand ils ont du travail, car ils savent qu'ils n'ont pas la possibilité de débaucher. Ce phénomène se rencontre depuis quelques mois en Yougoslavie, où le personnel refuse des commandes pour ne pas embaucher un camarade qu'il faudra peut-être licencier plus tard.

Nous avons deux millions de chômeurs, mais quand on cherche du personnel, on n'en trouve pas : nous avons tous fait cette expérience.

Notre économie regorge d'imperfections, c'est rassurant en un sens, car on peut les corriger ; encore faut-il les déceler, ce qui pour le moment, n'est pas fait.

Un jour, M. Boulin, alors Ministre du Travail, me demande si je connais des moyens pour résoudre le chômage. Je lui ai répondu : "Monsieur le Ministre, j'ai des moyens, mais vous n'en voudriez pas : vous pouvez, par exemple, créer 20 000 emplois en 24 heures en supprimant le quota des chauffeurs de taxi, qui n'existe dans aucun autre pays". "Mais, me répondit-il, je ne pourrais jamais demander cela au Ministre de l'intérieur"!

À défaut de voir les choses comme elles sont, nous faisons nôtre la devise : "Pour vivre heureux, vivons cachés".

Examinons, par exemple, la durée des convalescences. On s'aperçoit qu'elle varie suivant la classe sociale : plus on descend dans l'échelle, plus le nombre des journées d'hôpital augmente. Pourquoi ? Parce qu'à l'hôpital, le convalescent dispose de tous les services, en particulier ménagers, qu'il ne peut pas se payer et qu'il n'a pas la force de remplir tant qu'il n'est pas complètement rétabli. De plus, il aurait beaucoup de mal pour trouver une aide à domicile. Au lieu de laisser ces personnes à l'hôpital à 1500 F/jour, il serait plus sage et moins coûteux pour la Sécurité Sociale de leur rembourser 1 heure 1/2 ou 2 heures de ménage par jour et de les soigner à domicile.

Autre exemple : on vient de bloquer les salaires. C'est le dixième ou douzième blocage auquel j'assiste, souvent avec les mêmes résultats. C'était une mesure nécessaire pour casser le rythme de l'inflation, mais on n'a pris aucune mesure de contrôle et de rigueur pour assurer la sortie du blocage.

Dans ce cas, il est malheureusement probable qu'à la fin du blocage, l'inflation repartira.

Fort heureusement, nous avons une agriculture qui n'est pas malthusienne, à l'inverse de l'industrie. L'agriculture a toujours répondu à la crise en augmentant la production.

L'homme de la ville trouve tout naturel de trouver à sa porte des légumes toute l'année, mais quand le prix augmente de 10 centimes chez le commerçant, il crie au scandale. Quand je compte le nombre d'heures de travail et de transport que cela représente, je suis à la fois émerveillé et épouvanté. Épouvanté, car si la machine se détraque un jour, nous ne savons pas ce qui peut se passer.

Voilà ce que je voulais dire sur l'économie immédiate : nous ne vivons pas mal, mais nous consommons les stocks et si nous ne redressons pas la production, nous ne pourrons pas assurer le maintien de notre niveau de vie à plus long terme.

Avant d'aborder les prévisions à long terme, je voudrais évoquer notre tendance à croire aux miracles et notre laxisme.

Notre société a une croyance confuse dans les améliorations spontanées, sans la moindre idée des services que les hommes se rendent les uns aux autres. On croit que les ordinateurs et les robots vont pouvoir tout faire. C'est vrai que la machine peut réduire le temps de travail, elle peut même parfois le supprimer, mais il reste ce qui est marginal, les secteurs qui ne sont pas mécanisables. Prenons le cas des transports aériens : la durée de vol a considérablement diminué, mais le temps nécessaire avant et après le vol n'a pratiquement pas changé ; on est convoqué une heure avant le départ, et à l'arrivée il faut encore une autre heure pour les contrôles, etc.

On pourrait parvenir à réduire ces temps, mais pour cela il faudrait faire des efforts administratifs et humains qui amènent à lutter contre le laxisme. Le laxisme est un mot que l'on n'aime pas et que l'on prononce rarement en France. On conçoit par exemple que, dans les administrations et les services, le rendement soit inférieur à celui des autres secteurs. Toutefois, on n'ose pas en parler et on n'ose pas non plus dire du mal des syndicats.

La grande question est de savoir si le progrès technique sera plus rapide que le laxisme. Nous avons eu les "30 ou 20 Glorieuses", mais depuis 9 ans nous avons une croissance quasi-nulle et nettement inférieure à celle que l'on devrait obtenir.

J'en viens maintenant aux phénomènes que l'on peut analyser sur une génération, comme les phénomènes démographiques et leurs conséquences, en particulier sur le Tiers-Monde. Je regrette d'avoir créé le terme "Tiers-monde", car il n'y a pas un seul Tiers-monde, mais des pays extrêmement différents.

Si nous regardons un peu au-dehors, nous constatons qu'il y a deux sortes de pays pauvres, ceux qui réussissent et ceux qui ne réussissent pas, et que l'on appelle les pays les moins avancés. Dans la première catégorie, on trouve les pays néo-industriels du Moyen-Orient : la Corée du Sud, la Malaisie, Hong-Kong et Singapour. Tous ces pays ont une croissance annuelle de 8 à 9 % et deviennent de redoutables concurrents pour notre économie. Dans la seconde catégorie, nous trouvons beaucoup de pays africains.

Dans ces pays, s'est produit le phénomène le plus logique et le moins prévu : la multiplication des pauvres, et nous nous trouvons aujourd'hui devant une implosion démographique.

Jusqu'à la seconde guerre mondiale, la loi démographique quasi-universelle était la régulation des naissances par la mort, la famine, les épidémies et les guerres. Cet équilibre millénaire a été détruit par un événement accidentel. Trois catégories techniques ont contribué à cette rupture d'équilibre

- les techniques antimortelles,

- les techniques antinatales,

- les techniques économiques.

La première est celle qui se répand le plus vite, car elle est d'un coût minime, exige un faible concours de la population et peu de personnel qualifié. Du seul fait de ces techniques antimortelles de masse, la courbe de l'espérance de vie qui, depuis des centaines de millénaires, était à peu près horizontale (aux environs de 25 ans) s'est redressée comme la tête d'un serpent. De son côté, la natalité, loin de baisser par les pratiques antinatales, a souvent monté grâce à la baisse de la mortalité maternelle. Ainsi, des populations qui avaient mis 4 siècles à doubler le font maintenant en 25 ans.

Le raccourcissement des distances a engendré l'esprit de solidarité, sentiment intermédiaire entre la charité et l'obligation. La charité a toujours soulagé la conscience du riche avant de soulager l'estomac du pauvre. La solidarité va un peu plus loin en causant un certain remords permanent et en inspirant la crainte que la trop forte inégalité n'entraîne quelque jour une redoutable obligation juridique appelée impôt.

C'est la deuxième guerre mondiale qui a été le détonateur du mouvement. Cette secousse a été encore accentuée par les horreurs nazies et les pays, indépendants ou non, ont bénéficié de la prise de conscience nationale, concrétisée par la création d'organismes internationaux.

En ce qui concerne les techniques économiques, un choix se présente aux pays peu développés, entre l'industrie et l'agriculture. C'est la première solution, la plus mauvaise, qui est en général retenue.

L'industrie a été considérée comme la marque du progrès. On a tout misé sur elle et particulièrement sur l'industrie lourde. En même temps, on a négligé l'agriculture qui est restée dans un état lamentable. On a oublié que l'avance de l'Angleterre au XIXe a été faite grâce aux progrès de l'agriculture, qui ont permis à l'Angleterre de conquérir le monde.

Ce n'est qu'à partir de 1966, après la menace de famine en Inde, que les organisations internationales procèdent à une certaine révision en faveur des investissements dans l'agriculture.

Deux moyens s'offrent aux pays développés d'aider efficacement les pays en voie de développement :

1) Payer à leur juste prix les matières premières produites par les pays en voie de développement. Il est impossible sur un marché, d'agir durablement sur le prix sans action sur les quantités. Plus sûre serait la perception d'un droit à l'entrée des produits dans les pays industriels et ristourné aux pays d'origine ; meilleurs, encore, sont les accords de Lomé.

Sur les termes de l'échange et les prix des matières premières, les illusions sont loin d'être encore dissipées ; de façon plus générale, il est écrit souvent, notamment par des Européens, que le Tiers-monde est mis au pillage", expression trop forte pour avoir une portée réelle. D'autres déclarent, de façon plus précise, que le gain réalisé par les pays riches est obtenu au détriment des pays pauvres, ceux-ci subissant une perte équivalente. Les résultats infirment une telle déclaration. Du reste, les pays dont les résultats sont les plus décevants (" les moins avancés ") sont précisément ceux qui ont les échanges les moins actifs avec les pays occidentaux.

Si un pays perd vraiment aux échanges avec les pays riches, on peut se demander pourquoi il continue à avoir recours à eux. Certes, l'indépendance politique s'accompagne souvent de servitudes économiques, mais la politique doit avoir le dernier mot. L'Algérie, par exemple, qui a conquis sa pleine indépendance, politique par la révolte, économique par le pétrole ; le Mexique, qui bénéficie lui aussi de cette précieuse ressource ; d'autres encore, ont, avec les pays occidentaux, un commerce très actif qui, si l'on prenait à la lettre les utilisateurs du mot " pillage ", équivaudrait à un véritable masochisme.

Les pays socialistes, dits de l'Est, ne paient pas les matières premières à un prix plus élevé et ont les mêmes termes de l'échange. Néanmoins, ils ne sont pas compris dans l'accusation de pillage.

2) L'assistance technique : deux méthodes bien différentes.

- Celle de Frères des Hommes : envoi de techniciens qui vont partager la vie des populations et leur montrer comment creuser un puits, utiliser des engrais, combattre les insectes, etc. Cette méthode est très efficace, mais elle exige un apostolat difficilement traductible en termes marchands.

- Le transfert des techniques qui est une façon d'éviter la migration des hommes.

Le transfert a pris une assez large extension, avec des conséquences sérieuses : d'importantes branches, comme le textile, ont été perdues dans les pays riches.

La grande erreur commise sur l'agriculture peut se révéler d'un coût extrêmement élevé.

Ces dix milliards d'êtres humains que nous assènent les calculs et les visées démographiques posent diverses questions tant par leur masse que par leur répartition sur la planète. Elles peuvent prendre trois formes :

1. - Ces hommes pourront-ils être nourris ? Posée dès la fin de la guerre, sous la forme brève "la faim du monde", cette question est "suivie", depuis un tiers de siècle, avec des alternatives diverses. La menace reste permanente.

2 - Derrière cette première question, mais surtout en cas de réponse négative ou dubitative, s'en profile une deuxième, bien moins étudiée jusqu'ici, par une large part, par peur de regarder, par couronnement de l'autruche, à la tête de nos affaires :

Les contrastes que présentent dès maintenant les pressions démographiques vont être encore fortement aggravés par l'infécondité des pays riches et l'exubérance des pays pauvres. Dès lors, des migrations sont inévitables, fatales ; elles soulèvent deux interrogations :

- Quelles seront ces migrations ?

- Quelles formes prendront-elles ?

3. - Si la réponse à la première question se lit de façon assez claire sur la carte et dans les prévisions démographiques, au cours du XXIe siècle, par contre, la forme que prendront les mouvements d'hommes est incertaine, pouvant aller de l'invasion violente à l'accueil volontaire, en passant par diverses formes d'infiltration et de pénétration.

Le nombre d'habitants en situation de famine s'élève à 450 millions environ - ce chiffre est notablement inférieur à ce qu'il a été dans le passé, mais supérieur à nos ressources et à nos aspirations humanitaires.

Deux questions se posent à ce propos :

- Combien d'habitants meurent chaque année, dans le monde, par insuffisance alimentaire ? Le chiffre des décès dus à la faim est difficile à établir. On peut l'estimer à 15 millions sur les 450 millions de personnes en état de famine.

- Pourquoi l'alimentation ne s'est-elle pas améliorée depuis 30 ans, alors que le PIB par habitant a augmenté de moitié dans les pays les plus mal pourvus ?

Parce que les efforts accomplis pour augmenter la production de nourriture ont à peu près exactement compensé la multiplication des bouches à nourrir, sans la dépasser, mais également parce que l'on assiste à un certain ajustement des efforts accomplis aux dangers ressentis. Lorsqu'une crise importante se dessine, les individus comme le monde se remuent quelque peu et font appel à l'élasticité des ressources ; dès que la situation s'améliore ou semble le faire, les ressorts se détendent.

En l'an 2100, nous serons 10 milliards. Ce chiffre dépassera-t-il la capacité alimentaire du globe ?

Les recherches les plus sérieuses sont celles de M. J. Klatzmann : examinant toutes les terres arables du globe, il a estimé quel pourrait être le rendement de chacune, si les meilleures façons lui étaient données. La réponse est claire ; si, dans le monde, la question alimentaire recevait la première priorité, en actes et non en paroles, il serait possible, avec les techniques actuelles, ou en vue, de nourrir, assez convenablement, 10 milliards d'hommes.

Cette constatation réconfortante doit cependant être accompagnée de ses conditions de réalisation : il faudrait que, dans tous les pays et notamment dans les pays riches, une priorité absolue soit accordée à cet objectif, ce qui supposerait des sacrifices considérables, une solidarité quasi-monacale, une diminution de la partie des armements. En outre, des migrations seraient, sans doute, nécessaires pour obtenir partout le meilleur rendement des terres, l'aspect financier cédant le pas, dans cette hypothèse, au souci de produire.

Le reproche suivant a souvent été formulé contre les habitants de pays riches : "Vous consommez des aliments animaux en excès, comportement nuisible non seulement à votre santé, mais à la vie des autres dans le monde. Or, pour produire 1 gramme de protéines de viande, il faut de 3 à 10 grammes de protéines végétales (selon qu'il s'agit de porc, de bœuf ou de poulet). Pour produire les quelque 80 à 100 kilos de viande que vous croyez nécessaires, il faut consommer divers produits estimables, comme les tourteaux, qui manquent alors à l'alimentation des hommes. Sur les quelque 1 200 millions de tonnes de céréales produits dans le monde, le tiers sert à alimenter le bétail des pays riches. Pour la seule alimentation de son bétail, l'Europe importe la production de 25 millions d'hectares. La terre du pauvre nourrit la vache du riche".

À cette surconsommation s'ajoute celle des animaux domestiques. Seulement, ni M. Reagan, ni M. Mitterrand, ni M. Brejnev ne peuvent, un instant, songer à demander à leurs concitoyens un effort de ce côté, si faible qu'il soit ; en attendant, moins du tiers de la population du globe consomme les 3/5 des ressources alimentaires.

Cette multiplication des pauvres dans le monde alors que les riches ont peur de donner la vie ne risque-t-elle pas de provoquer une irruption des premiers chez les seconds ? C'est le problème de tous les temps : vaut-il mieux transporter les hommes ou les marchandises ?

Les mouvements des hommes sur la terre sont, du point de vue économique, commandés par :

1°) l'emplacement des richesses naturelles ;

2°) les techniques productives ;

3°) l'emplacement des richesses accumulées ;

4°) la dispersion des revenus ;

5°) les modifications de goûts ;

6°) l'agrément de certains lieux de séjour, temporaires ou définitifs ;

7°) le progrès du savoir et sa localisation.

Divers facteurs peuvent ajouter leur rôle, tels que habitudes, inertie, attrait du nouveau et, bien entendu, frontières et obstacles politiques.

Ce rappel de vue classique va nous éclairer dans la recherche des migrations futures.

Dans l'Europe socialiste, qui se prolonge jusqu'à Vladivostok, aucune entrée durable n'est acceptée, non plus qu'aucune sortie de nationaux. L'homme appartient à son pays et les autres n'ont rien à y faire.

Plus insulaire que la Grande-Bretagne, le Japon s'est toujours refusé de faire appel à des travailleurs étrangers. Du reste, pendant longtemps, l'industrie a trouvé une main-d'œuvre facile, dans l'agriculture en voie de mécanisation et dans l'artisanat. Avec une prudence qu'on ne saurait sous-estimer, il n'a pas cédé, comme l'Europe, à la tentation d'appeler des mercenaires peu exigeants, préférant la sous-traitance, ou la création de filiales, dans des pays moins avancés.

Dans l'ensemble du monde, les mouvements d'hommes sont, depuis la "crise" économique, moins intenses ; mais trois d'entre eux attirent l'attention :

1°) L'afflux vers les gisements de pétrole de quelques milliers de gens de tous les pays environnants ;

2°) Les expulsions et les réfugiés : ils sont plus de 10 millions dans le monde ;

3°) L'immigration clandestine aux États-Unis : environ 300 000 personnes par an.

Sans atteindre l'intensité observée aux États-Unis, l'immigration clandestine est continue en Europe et s'entretient, en quelque sorte, d'elle-même. En Allemagne, les expulsions de Turcs, arrivés sur les aéroports, sont loin d'être respectées. En France, Maghrébins et Noirs cherchent une terre plus hospitalière que la leur et la trouvent.

Ainsi, dans ces pays frappés d'un chômage intense, afflue une population supplémentaire, peu exigeante, qui risque de supplanter la main-d'oeuvre nationale, incapable de protester et même de réfléchir.

Le transfert des richesses vers les hommes paraît, a priori, plus recommandable que le transfert des hommes. En priorité, on peut d'abord suggérer l'arrêt des transports de matières premières et leur transformation sur place. Le transport du riche vers le pauvre peut néanmoins s'imposer et prendre diverses formes :

1°) transport continu d'aliments vers les régions surpeuplées en détresse ;

2°) transports de biens de consommation, à la faveur de crédits, de dons publics ou privés ;

3°) transferts de capitaux, de matériel productif, de machines ;

4°) transfert de techniques, de savoir, en vue de produire plus de richesses.

Le troisième et surtout le quatrième moyen sont les plus recommandables : la culture intensive, l'exploitation des ressources naturelles, peuvent, partout, faire des progrès considérables. L'intérêt des pays occidentaux est d'intensifier, le plus possible, l'exploitation des ressources naturelles, dans les pays susceptibles de se déverser vers eux. Intérêt des riches et des pauvres convergent ici singulièrement.

Seulement, il est à craindre que ces efforts s'avèrent finalement insuffisants. La tentation sera alors inévitable : transporter les hommes vers les richesses, ce qui signifie migration vers les pays riches.

Ce mouvement inéluctable des pays pauvres vers les pays riches peut prendre diverses formes :

1°) La migration classique, autorisée et plus ou moins organisée.

2°) La migration clandestine, par infiltration.

3°) La migration massive en force, appelée invasion.

4°) La migration massive pacifique, que l'on n'ose pas arrêter par la force.

5°) La liberté de migration, entre deux ou plusieurs pays.

6°) La modification des frontières et la cession de territoires.

Seules sont actuelles les deux premières, la seconde n'étant que subie, tolérée. L'infiltration peut, d'ailleurs, quitter un jour le stade individuel et prendre des formes plus massives : passagers d'un avion que les autorités n'osent refouler, franchissement de la frontière par groupes, plus ou moins armés, " touristes " se dispersant sur le territoire...

II reste à voir si les autres modes de migration peuvent survenir et si un autre mode pourrait être trouvé.

Disposant de terres inexploitées, ou exploitées très extensivement la France est particulièrement en vue. Peut-être peut-on rappeler, à son propos, un épisode peu connu :

Longtemps présidé par le Général de Gaulle, après la guerre, le Haut Comité de la Population a envisagé, un jour, l'éventualité d'une installation de ménages algériens dans le Midi de la France. II était évidemment inspiré par la réussite des Italiens, entre les deux guerres, en Gascogne et en particulier dans le Gers : le jeune immigrant travaille d'abord comme salarié auprès du vieux paysan et prend ensuite la place de celui-ci, lorsqu'il cesse son activité.

Une telle idée peut-elle être reprise un jour, pour dégager les surplus de population du Maghreb ? Ces hommes ne produiront-ils pas plus de nourriture - c'est l'objectif essentiel - dans ces terres abandonnées, que dans les bidonvilles de Casablanca ou d'Alger ? Deux difficultés importantes :

1°) Les Italiens étaient culturellement si proches des Français qu'ils se sont fondus rapidement parmi eux.

2°) L'agriculture nécessite aujourd'hui d'importants capitaux et de vastes surfaces.

Le problème est donc tout différent. Le risque d'afflux dans les villes, où l'allocation de chômage est devenue un droit, serait, en outre, un obstacle redoutable.

Vous me trouvez peut-être un peu noir. Je ne demande qu'à voir les bonnes choses, mais je pense que voir les choses en noir est la meilleure façon de les faire en rose. Actuellement, la lumière sur ces sujets est proscrite, nous devons d'abord avertir l'opinion et nous serons peut-être étonnés ensuite de la facilité des choses.

Après avoir donné quelques anathèmes qui sont pour moi pénibles, il me reste la tâche la plus agréable, c'est un double remerciement : envers la S.A.F. de m'avoir invité et envers vous de votre si aimable attention.

QUESTIONS

A.F. D'Harcourt : Peut-on dire que l'inflation a toujours existé et existera toujours ?

A.S. : Jusqu'à 1914, nous avions l'étalon-or au-dessus de nous, et si, par hasard, il y avait une dépense un peu forte ou un commerce extérieur un peu difficile, il y avait le métallier des valeurs qui obligeait l'État à revenir aux mesures assurant la stabilité de la monnaie. Ainsi, dans les 12 ou 15 pays où il y avait l'étalon-or, il n'y avait pas lieu d'y avoir de l'inflation. Elle est née en août 1914, quand on a abandonné l'étalon-or.

Question : Comment pouvons-nous aider les pays en voie de développement ?

A.S. : Aider les pays en voie de développement, cela implique la croissance, sinon il faudra prendre sur nos produits, sur nos revenus actuels, ce que personne ne conçoit aujourd'hui. Par contre, si nous acceptions de travailler une heure de plus par jour pour les pays en voie de développement, cela ne nous coûterait rien, mais le fait que nous devions travailler pour fournir des produits aux pays sous-développés suppose fatalement une certaine croissance.

Question : Est-il compatible aujourd'hui de concilier niveau de vie et temps de travail ?

A.S. : Nous avons commis une erreur énorme en voulant réduire le temps de travail à 35 heures sous prétexte que cela donnerait des emplois. On n'a pas vu les inconvénients. C'est une mesure prise contre les pays pauvres. On va échanger 1 heure de notre travail contre 4 heures du leur à la place de 1 contre 5 heures. Cette idée est un sanctuaire-idée du XIXe siècle qui fait que nous sommes dans le sens de l'histoire.

Question : La banque mondiale a donné jusqu'à 40 % de ses prêts pour l'agriculture et cela vient d'être ramené à 32 % récemment. Qu'en dites-vous ?

A.S. : Je pense qu'il faut des experts pour faire de bons plans et il faut sur le terrain des gens pour les faire appliquer. C'est un peu simpliste de vouloir opposer les deux, car il y a besoin des deux aspects.

Peut-être me suis-je mal exprimé car j'ai dit que c'était très insuffisant ce que nous avions fait pour l'agriculture. En 1966, les organismes internationaux ont fait modifier un état des choses précédent car on voyait venir une famine en développant seulement l'industrie lourde ; la première chose à faire dans un pays est de développer l'agriculture.

Question : Dans un de vos livres "L'économie du diable", vous dites que si les choses vont mal, c'est que l'on confond les buts et les moyens car on crée des emplois non pour produire, mais pour diminuer le nombre de chômeurs. N'en est-il pas de même dans l'agriculture où l'on vit avec la loi d'orientation de 1961 de Pisani qui voulait une agriculture bon marché, familiale et technologique pour développer l'industrie alors que les producteurs américains organisaient des colloques dans le monde entier pour promouvoir leurs produits, à l'exemple du Japon qui se nourrissait de riz et qui, maintenant, se nourrit de pain parce que les USA ont appris à s'en nourrir. Ne croyez-vous pas que les agriculteurs ne sont pas dans un carcan et ne faudrait-il pas créer une agriculture d'entreprise et non pas une agriculture d'assistés ?

A.S. : Je ne suis pas un spécialiste de l'agriculture française. Nous devons pouvoir exporter des produits agricoles car la France sera étouffée, un jour, si elle n'a pas une balance des paiements équilibrée. Je donnerais à la recherche agronomique plus d'importance. Une question se pose, celle du nombre d'agriculteurs. Pendant 30 ans, on était contre la diminution de la population agricole, j'ai été obligé de lutter contre. Or, elle a diminué, c'était nécessaire, mais elle a vieilli, l'âge moyen doit être supérieur à 50 ans. Donc, même s'il n'y a pas d'excédents, il y a un problème de besoins de travailleurs agricoles. II y a un fait nouveau : il y a une trentaine d'années, quand on parlait de retour à la terre, cela semblait absurde, ce qui montrait que le métier agricole n'était pas un métier bien considéré autrefois. Or, je connais aujourd'hui des exemples de jeunes gens qui n'ont pas d'ascendance agricole et qui sont venus à la terre. Le problème des techniques, des connaissances, du financement va se poser car ce qui est abordable n'est pas de la meilleure qualité. Ce sera un problème de demain. On peut tout de même penser qu'il peut y avoir des malheurs, des périodes où les bateaux n'arrivent pas. Nous aurons besoin de secours pour ne pas tomber dans une misère trop grave. Or, je ne crois pas qu'il y ait le moindre effort de stock de précaution sauf peut-être dans l'armée. Pourquoi le Gouvernement ne mesure-t-il pas ce risque ? Que ferions-nous si l'essence n'arrivait pas ? Il faudrait plusieurs années pour refaire les stocks.

Question : Comment sortir de la misère les pays en voie de développement ?

A.S. : Il y a une théorie et une pratique. Si on veut sortir de la misère les PVD, il faudrait nous concentrer sur ceux qui sont vraiment attardés, car certains n'ont plus besoin de nous. Ils vivent plus ou moins bien. La première chose est l'instruction élémentaire : qu'ils sachent lire et écrire. Il y a déjà maintenant 35 ans qu'on le dit mais on n'a pas employé les bonnes méthodes, et la moitié des agriculteurs dans le monde sont des illettrés. Cela peut se faire petit à petit. Cette culture qui a amené des rancœurs à l'UNESCO doit être très pratique, ce que les enseignants n'aiment pas car ils se croient abaissés en la dispensant. Pour moi, c'est le secret des pays africains. Il peut y avoir plus ou moins de charité, mais le problème ne sera pas résolu tant qu'ils ne sauront pas cultiver leurs terres. Ajoutez à cela que la culture donne aussi l'idée d'avoir moins d'enfants, la fécondité est un bien en soi, on a toujours adoré la déesse fécondité, on les soigne, c'est un bien, mais il faut pouvoir les élever.

Question : Hier, la France importait des matières premières, aujourd'hui elle importera du super et de l'essence au lieu du pétrole, donc cela exige de plus en plus de devises. Que faut-il produire pour payer ces importations de plus en plus importantes ? Que faut-il que nous produisions si nous ne fabriquons plus tout ce qui assurait hier une certaine indépendance ?

A.S. : Cette question aborde l'idée de savoir si nous restons dans un monde, dans une atmosphère mondiale ou si nous voulons faire notre politique nous-mêmes. Il y a beaucoup de gens qui s'imaginent que la France est un pays indépendant, et aux élections aucun des candidats n'a dit : " n'oublions pas que nous sommes un pays indépendant ". Donc, à moins de recourir à une quasi-autarcie que tout le monde sait ruineuse, où il faudrait supprimer le chauffage l'hiver, et combien de choses de tous les jours, nous n'avons pas la liberté totale de nos actions. Nous avons une liberté partielle. Nous avons quelques moyens. Nous savons que nous n'avons pas notre énergie et les matières premières, et nous savons que quels que soient les efforts que nous faisons : économie d'énergie, nucléaire, nous devons exporter beaucoup.

J'ai parlé du secours de l'agriculture et des industries alimentaires, mais personne ne pense que ces exportations alimentaires puissent être suffisantes pour ravitailler l'année entière, donc nous devons exporter des produits finis. On en vient toujours à la matière grise, de la première industrie. Dans les réalisations agro-alimentaires tant sur le marché intérieur que pour exporter, la France a besoin de produits spéciaux ; or il y a des occasions qui ne sont saisies en France, et tout le monde est d'accord excepté au moment où on arrive à l'exécution.

Question : Vous avez écrit un livre "Socialistes en liberté". Pourquoi les socialistes au pouvoir se trouvent-ils, selon vous, contraints de limiter ces libertés pour maîtriser les problèmes économiques que vous avez évoqués : inflation et chômage ? Je parle de la liberté des prix en matière de revenus et des salaires.

A.S. : Je crois que même si nous étions dans le régime communiste le plus poussé, il y aurait des libéraux et des interventionnistes. C'est donc une querelle permanente entre ceux qui veulent plus de libertés et ceux qui veulent plus de contrôle, et il y a des alternances car nous n'avons jamais la formule idéale. Ceci vient de ce que notre société ne se connaît pas et ne peut pas se diriger convenablement. C'est une notion qui paraît curieuse et qui est différente du XVIIIe siècle où l'économie était très simple. Il y avait des gens qui travaillaient la terre et d'autres qui prélevaient une partie de cette production avec des droits différents. Maintenant, nous avons une économie complexe que personne ne saisit et à plus forte raison l'opinion publique, mais même aucun homme d'État ne peut arriver à saisir toute la société. Nous sommes condamnés à l'imperfection, au tâtonnement et cela se traduit notamment par cette alternance de contrôles des prix et de liberté. Ce n'est pas une sinusoïde particulière, car il y a malgré tout une tendance vers le contrôle.

Tout ce qui est nationalisé le reste ; les interventions que l'on fait (sécurité sociale) on ne revient pas dessus. Il y a tout de même une marche dans le sens de l'État, dans le sens de la collectivisation.

Question : Quand on parle de l'agriculture assistée, pourrons-nous continuer à être assistés ou est-ce que nous pourrons vivre de notre travail sans être assistés ? Les industries agro-alimentaires vont se développer et être le pétrole vert, mais elles vont prendre les marges bénéficiaires que nous avions tendance à essayer de récupérer, alors comment ferons-nous pour ne plus être assistés ?

A.S. : C'est un mot dégénéré en France. Le mot aide ou soutien est plus noble. Je ne crois pas que l'on puisse supprimer les différentes aides ou soutiens à tel ou tel secteur, et je ne crois pas qu'il y ait un seul pays dans le monde, même les USA, où il n'y ait pas quelque aide de la part de la puissance publique. Le tout est de savoir à qui on la donne et comment. C'est une question politique. Dès l'instant où le Gouvernement souhaite un excédent agro-alimentaire, il va penser à donner des aides de façon à augmenter la part de l'agro-alimentaire. Certains ne voudraient donner que dans ce sens là, car il y a toujours des sociaux qui disent qu'il faut donner à tel ou tel dans la détresse, et l'arbitraire de ces choix est politique ou d'équilibre entre les deux.

Question : Comment expliquez-vous que la chute de natalité semble stoppée en France ?

A.S. : La démographie en France est depuis 6 ans dans un état de stabilité que personne ne sait expliquer. Nous savons pourquoi elle a baissé : il y avait eu en 1960 des enquêtes. Beaucoup d'enfants naissaient sans être voulus, mais sans pouvoir dire qu'ils aient été mal vus dans les familles (les benjamins ont toujours été les plus choyés). Depuis, on a inventé un moyen de ne plus avoir que des enfants voulus avec la pilule d'abord puis l'avortement ensuite.

C'est un fait incontestable. Pourquoi cela s'est-il arrêté en 1976 ? Pourquoi en-dessous d'un peu plus de 2 enfants par ménage ? On n'en sait rien. Parce que nous sommes ignorants de beaucoup de choses. Il y a des phénomènes seconds sur lesquels nous n'avons aucune emprise pour le moment. Nous pouvons calculer ce qui arrivera dans telle ou telle hypothèse ou avec beaucoup de certitude ce qui arrivera avec un gouvernement socialiste ou une législation plus ou moins sociale ; nous sommes plus aptes à dire quelle sera la population des pays pauvres en 2100 que de dire ce qui va se passer en France quand le gouvernement aura pris telle ou telle mesure.

CONCLUSION

par A. F. d'Harcourt

Il me reste le privilège de conclure en remerciant le Professeur Sauvy. Je voudrais lui poser quand même une dernière question d'ordre pratique pour cette maison. Nous accueillons en tant qu'agriculteurs des stagiaires africains de pays francophones, et comme vous avez une connaissance particulière du terrain, je souhaiterais que vous puissiez dire devant nous ce qu'ils attendent de nous ? J'entends par là que ces stagiaires vont venir passer quelque temps sur nos exploitations, connaître le marché technique, les incidences financières, voire le rôle de la femme, comment fonctionnent les coopératives. Croyez-vous que ça soit cela qu'ils attendent de nous ? Nous aimerions avoir non pas une recette, mais un avis de votre part pour savoir ce que nous pourrions au mieux leur apporter ?

A.S. : "Ils ne savent pas au juste eux-mêmes ce qu'ils vont trouver. Ils sont d'abord contents de venir, de voyager. Ils ont bien entendu des idées dans leur pays. Ils ont bien conscience qu'en travaillant mieux on peut avoir de meilleurs rendements. Les plus intelligents sauront s'adapter, d'autres ne comprendront pas ou voudront appliquer des choses qui ne le sont pas".

Merci Monsieur le Professeur. Je conclus en disant qu'à une époque troublée où on commet l'erreur de faire de l'emploi un but en soi alors qu'il ne peut être que la résultante d'une activité économique, en fait vous réconfortez l'agriculteur en affirmant que là aussi, il ne suffit pas de créer des emplois artificiels quand il faut rechercher une certaine souplesse dans les structures et une certaine diversité. Vous avez dit que l'intérêt économique ne commande pas l'arrêt de l'exode rural, mais la construction d'un plus grand nombre de villes à l'échelle humaine. C'est le démographe qui parle et nous en tiendrons compte dans nos réflexions que nous avons sur le plan politique et dans nos régions. Vous pensez que les problèmes de nourriture se traduiront un jour en termes d'espace et que l'intérêt des Occidentaux est d'intensifier le plus possible l'exploitation des ressources naturelles dans les pays susceptibles de se déverser vers eux.

Enfin, vous dites que l'Europe est condamnée à produire si elle veut, mais veut-elle encore se sauver ?

Votre grande leçon est en fait une leçon de tolérance et de courage que je retiens, c'est-à-dire le regard que nous devons porter sur la vie en général et le Tiers-Monde en particulier. Votre acte de foi vous l'avez écrit, on l'a ressenti aujourd'hui "toutes les attitudes peuvent être défendues excepté l'indifférence", c'est la définition que vous donnez du pluralisme en démocratie. La démocratie consiste à savoir se diviser. Autrement dit c'est l'art d'écouter, de se comprendre et de décider.

L'avenir est aux entrepreneurs. Il faut bien que nous autres, agriculteurs, nous le soyons quels que soient les régimes politiques, quelles que soient les péripéties. En nous donnant un sentiment de légitime fierté, vous nous avez donné en même temps un art de vaincre les difficultés de la vie et de notre temps. Pouvons-nous avoir confiance, confiance et espoir car l'homme sauvera l'homme ? La vie des peuples est comme celle des hommes et quand Paul Valéry nous disait que " nous inaugurons l'ère du monde fini, car nous n'avons plus de découvertes à faire, parce que chacun des points de la terre peut être atteint en quelques heures et peut être relayé par l'image instantanément et par le son. Il ne pensait pas que nous habiterions bientôt un monde nouveau et à recommencer, les pays jeunes appelés à prendre la place des pays usés comme le nôtre, et rêver à une plus grande égalité sociale. Si nous persistons à la rechercher au prix d'une restriction des libertés, nous commettons une faute économique qui nous conduira à la régression sociale et ce sont toujours les forts qui gagnent s'ils ne se laissent pas aller au relâchement, le mot que vous avez employé est "laxisme". S'ils restent éclairés, s'ils acceptent l'arbitrage subsidiaire de l'État, ce sont eux qui tireront les classes sociales, tous les peuples et tous les hommes vers le haut.

C'est donc une leçon de courage que vous nous avez donnée. Nous allons chacun d'entre nous y réfléchir et je crois que ce message que vous nous avez transmis est une sorte d'interpellation à l'égard de notre fonction sociale, à l'égard de ce que nous faisons, à l'égard de nos propriétés et de nos exploitations, du contact que nous pouvons avoir avec notre personnel et avec tous les hommes.


Note

(1) Alfred Sauvy fut un temps conseiller de Paul Reynaud, Ministre des Finances du 3e gouvernement Daladier (avril 1938-mai 1939) ; c'est à ce poste qu'il contribua puissamment à la préparation de 42 décrets-lois concernant en particulier le Code de la Famille, et la libération de la production industrielle [note SH].

 

© Alfred Sauvy in Agriculture & Vie n° 140, avril-mai-juin 1982, pp. 6-12

 


 


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