L'accueil ignominieux qui avait accompagné, en 2008, la sortie de l'étude si documentée de Sylvain Gouguenheim, intitulée "Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne" m'avait sérieusement interpellé (auparavant, j'aurais pu parler de l'accueil fait à l'ouvrage d'Olivier Grenouilleau sur les traites négrières). Comment des hommes de science (ici, historique) pouvaient-ils faire passer leur idéologie (grosso modo, islamo-gauchiste) avant le souci semble-t-il premier, d'objectivité dans l'examen des faits ? Mais le fait était, et Gouguenheim subit un véritable tir de barrage, puisqu'il avait osé bousculer les idées reçues - et largement erronées. On accusa l'ouvrage d'être pétri de "racisme culturel" et de "révisionnisme" ; et son auteur d'être... sarkozyste !
C'est pourquoi j'ai été particulièrement intéressé lorsqu’un historien espagnol (Serafín Fanjul) s'est attaqué - avec quel luxe de détails et de précisions - à un autre mythe, rejoignant d'ailleurs en partie les recherches de Gouguenheim : les sept siècles d'occupation arabe du sud de l'Espagne comme âge d'or. Mais l'ouvrage de Fanjul est conçu comme une thèse de doctorat, truffé d'innombrables notes très savantes, et donc assez pénible à lire. C'est pourquoi je me suis tourné vers la préface (rédigée par Arnaud Imatz) qui ouvre Al Andalus, l'invention d'un mythe, avec un titre qui ne souffre aucune équivoque : la cohabitation pacifique d’Al-Andalus, une mystification historique
[N.B. : l'ouvrage, pourtant capital, de S. Gouguenheim semble être aujourd'hui tombé dans l'oubli : Michel Onfray a parfaitement démonté les rouages de la mise à l'index - de l'autodafé - des livres s'opposant à la doxa, i. e. la mainmise de gauche sur tout ce qui est à penser].

 

"Ceux qui présentent al-Andalus comme un exemple de tolérance ne font que manipuler brutalement l’histoire... les musulmans ont implanté en al-Andalus un régime pervers, qui a humilié continuellement les juifs et les chrétiens"

Rafael Sánchez Saus (Al-Andalus et la Croix, 2016)

"De-ci, de-là, toujours les échos mauresques des figuiers de Barbarie (Extrait du texte "Albaicín", in Impressions et paysages, de Federico García Lorca). C’est ainsi que parle le poète.
Et le gamin rêveur de Jerez de la Frontera (Cadix), Motril (Grenade) ou Cordoue s’extasie en évoquant de lointains ancêtres qui ont laissé de semblables traces, des traces vivantes ? – et pas seulement des pierres. Puis il consulte n’importe quelle encyclopédie et y lit, incrédule et perplexe, que le figuier de Barbarie est originaire du Nouveau Monde (ou "du Mexique", pour être plus précis). Le cliché de la rhétorique arabophile commence alors à se fissurer. Le figuier d’Inde prolifère bien des deux côtés du détroit de Gibraltar. Mais dans quel sens a-t-il traversé la mer ?? Et à quelle date ?? Certainement pas avant la reconquête de Grenade"

(Serafín Fanjul)

"Il me faut remercier ceux qui m’ont attaqué violemment. Ces derniers ont centré leurs critiques quasi exclusivement sur ma personne, montrant ainsi leur incapacité à démonter des arguments de fond. Devant la solidité de mes données, ils n’ont eu d’autre recours que l’argument ad hominem, le procès d’intention et l’inscription de ma biographie dans une généalogie idéologique qui m’est totalement étrangère. À l’évidence, pour ces gens-là, seul un extrémiste de droite peut s’attacher à rééquilibrer l’interprétation de l’histoire d’Espagne. Le respect de nos ancêtres et de nous-mêmes, la juste répartition des responsabilités historiques, le refus de l’autoflagellation, du masochisme et de la division entre bons et méchants sont pour eux aussi problématiques que suspects. Et pourtant, que les survivances arabes en Andalousie et dans d’autres régions d’Espagne soient peu nombreuses est un fait incontournable"

(Serafín Fanjul)

 

 

 

Depuis quelques années le gouvernement de la Communauté autonome d’Andalousie, la Junta de Andalucia, se plaît à déclarer qu’il envisageait de prendre des mesures légales pour contraindre l’Église à céder la propriété de la "mosquée-cathédrale" de Cordoue. Lors des débats de 2015 sur le projet de loi accordant la nationalité espagnole aux descendants des juifs séfarades expulsés en 1492, des associations islamophiles ont demandé, "au nom de la justice historique" la concession de la nationalité espagnole à tous les descendants musulmans expulsés après 1609. Par la voix de leurs représentants, ces mouvements aiment à répéter qu’"il serait très beau de convertir Cordoue en la Mecque de l’Occident".

On se souvient des cris d’orfraie des gardiens de l’historiquement correct, lorsque l’historien Sylvain Gouguenheim a publié son Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, en 2008. Gouguenheim montrait que l’essentiel de l’héritage grec a été transmis à l’Europe occidentale directement par Constantinople, ce qui bien sûr réduit d’autant le rôle joué par l’intermédiaire arabo-musulman. Un crime de lèse majesté, inacceptable pour les censeurs du tournant du XXIe siècle. Gardiens de la vérité en conserve, bloqués sur des fantasmes, ces nouveaux inquisiteurs ne permettent pas qu’on remette en cause une histoire officielle camouflée en consensus corporatiste.

La guerre idéologique vise à sidérer, manipuler et dominer l’opinion publique. Menée par de pseudo-élites politico-médiatiques, avec l’aide de prétendus "spécialistes", qui bafouent au quotidien les règles les plus élémentaires de la probité scientifique, elle se déroule sans trêves devant les yeux incrédules et consternés d’historiens rigoureux, et dans l’indifférence ou le désintérêt du plus grand nombre.

Voilà déjà plus d’un quart de siècle que les zélateurs de la mondialisation et du multiculturalisme annoncent l’émergence prochaine d’un islam européen, modernisé, réformé, ouvert, modéré, contextualisé, laïcisé, démocratisé, compatible avec les valeurs de la République et de la civilisation occidentale. Gonflés d’orgueil et de mépris, tous ergotent inlassablement, sur "les divergences de spécialistes à propos de l’origine du Coran", feignant d’ignorer que les croyants musulmans et leurs autorités religieuses proclament depuis toujours qu’il s’agit d’un livre incréé ayant Dieu pour seul auteur. Les mêmes répètent à l’envi que ce nouvel islam permettra de marginaliser la "petite minorité fondamentaliste vivier du terrorisme islamiste". Dans la même veine propagandiste, d’autres auteurs, tout aussi confiants et auto-satisfaits, affirment que l’islamisation de la France et de l’Europe, via l’effacement culturel et le remplacement de population, relève du fantasme, que le véritable danger est l’acculturation américaine et "le choc des civilisations" fomenté par les adeptes de la gouvernance américano-sioniste. On peut rêver sur les intentions de chacun. Mais chez les uns comme chez les autres, la caste des pseudo-historiens et des idéologues prospère au quotidien. Ceux-là aiment à se référer au modèle de cohabitation pacifique des trois cultures d’al-Andalus.

L’histoire de l’Hispanie musulmane ou d’al-Andalus est un enjeu archétypique. On veut nous faire croire qu’au Moyen Âge la péninsule Ibérique a connu une remarquable et inhabituelle cohabitation pacifique entre juifs, chrétiens et musulmans. Une admirable symbiose culturelle qui aurait duré vaille que vaille du VIIIe siècle jusqu’à l’expulsion des juifs en 1492, voire, jusqu’à l’expulsion des Morisques en 1609. Mais la réalité est évidemment bien différente. C’est même le contraire, qui caractérise la période qui s’étale de l’invasion de l’Hispanie (711), jusqu’à la fin de la Reconquête (1492). Précaire et difficile, la coexistence a été très tôt insupportable et impossible.

L’historienne, arabiste et académicienne, Maria Jésus Viguera Molins, écrit à ce propos : "On a créé le mythe de la convivialité comme si al-Andalus avait été un paradis d’harmonie religieuse, culturelle et sociale […] Cette idée de convivialité s’explique par les préoccupations et les intérêts actuels, en particulier par ceux qui sont liés à la situation du Moyen Orient et à l’émigration vers l’Europe". Le médiéviste Rafael Sánchez Saus confirme : "Ceux qui présentent al-Andalus comme un exemple de tolérance ne font que manipuler brutalement l’histoire". Sans s’embarrasser de circonlocutions, il ajoute même que les musulmans ont implanté en al-Andalus un "régime pervers", qui "a humilié continuellement" les juifs et les chrétiens.

L’auteur du présent livre, Serafín Fanjul, affirme qu’il s’agissait mutatis mutandis d’"un régime très semblable à l’apartheid sud-africain" et d’une époque globalement "terrifiante". Soulignant que les motifs et les facteurs de luttes et d’affrontements entre l’Espagne musulmane et l’Espagne chrétienne ont été prédominants pendant toute la période concernée, il montre qu’al-Andalus a été tout sauf un modèle de tolérance. Il ne s’agit pas pour lui de nier qu’il y a eu des éléments de communication culturelle (surtout d’origine hellénistique) jusqu’au XIIe siècle. Mais il s’agit de montrer qu’il n’y a jamais eu un merveilleux système mixte sur lequel aurait reposé la cohabitation pacifique ; qu’il n’y a jamais eu un mode de vie partagé par tous, une même perception du monde valable pour tous.

Fanjul n’a pas peur des mots et ose dire ce que tant d’auteurs pusillanimes taisent : l’image idyllique d’un al-Andalus riche, pacifique, tolérant, avancé et surpeuplé, foyer de culture supérieur et raffiné, qui aurait succombé sous les coups de boutoir des royaumes chrétiens du nord, des barbares, incultes, attardés et fanatiques, est fausse, radicalement fausse. Cette absurdité, cette contradiction dans les termes, ne devrait même pas avoir besoin d’explications et de commentaires. Les affirmations souveraines ou les propos sans détours de Fanjul ne manqueront pas d’étonner ou de heurter quelques lecteurs, mais il parle en connaissance de cause. Éminent spécialiste, reconnu internationalement, il n’a plus à démontrer sa légitimité intellectuelle et scientifique.

Avant de présenter les points clefs des travaux de l’auteur, il n’est pas inutile de rappeler quelques uns des aspects essentiels de la confrontation entre l’Hispanie chrétienne et l’Hispanie musulmane ; de donner quelques repères chronologiques sur le long processus d’invasion, d’occupation, de résistance et de libération que la péninsule Ibérique a connu pendant des siècles.

 

 

La Reconquête, une lutte pluriséculaire

 

La Reconquista occupe une place très importante dans le débat sur l’origine, l’être, le problème et l’identité de l’Espagne. Elle est, avec la romanisation, la conquête de l’Amérique et la place du christianisme et du catholicisme, un des grands thèmes qui obsèdent et divisent les intellectuels espagnols depuis le XIXe siècle. Si les Français se déchirent aujourd’hui entre partisans d’une identité juridico-constitutionnelle (en constant devenir) et défenseurs d’une identité historico-culturelle (conciliant permanence et évolution), les Espagnols connaissent eux aussi le même clivage, source d’interminables et de très virulentes polémiques. Épousant avec enthousiasme la mode déconstructiviste du tournant du XXIe siècle, bon nombre d’essayistes et de personnalités médiatiques de la péninsule ont remis en cause les origines de l’Espagne en tant que nation (communauté) et patrie (terre des pères) au point de faire disparaître l’objet même de leur étude. Sous des plumes parfois délirantes, on a pu lire qu’il n’y avait pas de nation espagnole, ni d’État espagnol, non seulement au VIIe siècle, mais aux XVIe, XVIIe et même XVIIIe siècles. La naissance de l’Espagne en tant que nation et patrie remonterait, selon les goûts de ces idéologues, non pas à la Maison d’Autriche, ni à celle des Bourbons du XVIIIe siècle, mais au XIXe siècle (aux Constitutions libérales, patriotiques voire nationalistes, de 1812 ou de 1876), à la Constitution de la IIe République (1931) ou encore à celle plus récente de 1978. Pour les esprits les plus fébriles, il n’y aurait jamais eu de nation espagnole, ni d’empire espagnol et le terme Espagne ne serait utilisé que par habitude ou par commodité.

L’histoire de la nation espagnole n’est pas aussi exceptionnelle que d’aucuns le disent, dans le passé, mais elle a cependant ses caractéristiques propres, ses spécificités, qui ne sont pas celles d’une construction rétrospective ou d’une simple fiction narrative. Elle est une réalité intelligible à condition d’éclairer, de questionner et d’enchaîner correctement ses principaux composants. La Reconquista constitue l’une des clefs de compréhension de sa genèse.

Qu’est-ce que la Reconquista ? La Reconquête, c’est la lutte patiente et incertaine depuis le VIIIe siècle jusqu’à la fin du XVe siècle, qui a permis aux royaumes chrétiens du nord de la péninsule Ibérique de se libérer du pouvoir musulman. Des siècles d’affrontements, quasi permanents, malgré des périodes de trêves, des alliances circonstancielles entre princes chrétiens et musulmans, voire des contacts bénéfiques entre deux civilisations. L’usage du terme apparaît au XVIe siècle, dans le contexte de la guerre qui oppose les Habsbourg à l’ennemi ottoman, mais l’idée de récupération de l’Espagne chrétienne perdue date d’Alphonse III des Asturies, au IXe siècle, et même d’Alphonse II, dès la fin du VIIIe siècle, donc bien avant l’influence des moines de Cluny et la diffusion de l’idée de Croisade (1063).

Le concept de Reconquista est devenu très controversé en Espagne alors que son usage n’est pas vraiment remis en cause à l’étranger. Pour être plus précis, il convient de dire que cette polémique touche davantage le monde journalistique que le milieu académique. Le rejet de la Reconquête s’explique par diverses raisons. Il y a d’abord l’usage abusif qu’en ont fait les écrivains franquistes dans un passé relativement récent. Les termes "Reconquista" et "Croisade" ont été employés par eux de façon immodérée pour qualifier la guerre civile (1936-1939). Il y a ensuite l’hostilité des écrivains régionalistes, autonomistes et séparatistes qui abhorrent le terme et en font parfois le responsable de tous les malheurs réels ou supposés de leurs peuples. Il y a enfin, le mouvement régénérationniste qui a attribué à la Reconquête une bonne part des maux de l’Espagne, dès la fin du XIXe siècle.

Niant l’existence des premiers soulèvements et mouvements de résistance dans les Asturies, quelques auteurs ont remis en cause la vraisemblance des origines de la Reconquista. À partir des présupposés du matérialisme historique marxiste, d’autres auteurs ont cherché à montrer que la Reconquête n’était que la conséquence naturelle d’un processus de recréation de la classe féodale. Il s’agirait, selon eux, d’un phénomène qui se réduirait à un simple et nécessaire processus économique et social à l’exclusion des facteurs idéologiques, politiques ou religieux.

Les interprétations des "déconstructeurs" ou "révisionnistes" frénétiques de l’idée de Reconquista n’ont cependant pas réussi à ébranler la solidité de la thèse traditionnelle développée depuis deux siècles. D’autant moins, qu’une fois débarrassée de l’imagerie romantique, elle s’est vue confortée par les recherches des historiens médiévistes les plus réputés du XXe siècle et du tournant du XXIe siècle. Claudio Sanchez-Albornoz, maître incontestable, souvent censuré, mais plus rarement démenti tant son érudition est grande, a montré que la guerre a été plus ou moins intense mais continuelle jusqu’au XIIIe siècle. José Antonio Maravall a confirmé que la Reconquête avait deux motivations principales, deux facteurs associés mais distincts : la récupération politique du territoire conquis par les musulmans et la restauration du culte chrétien. Une pléiade d’historiens spécialistes du Moyen Âge en convient. Il y eut, comme le dit le médiéviste Manuel Gonzalez Jímenez, "d’abord la résistance, ensuite la colonisation et, finalement, la conquête et le repeuplement systématiques et programmés".

On sait la place tenue par les princes et les nobles lors des nombreuses batailles de la Reconquête, mais il faut aussi insister sur le rôle éminent de l’Église et du peuple. L’Église est l’axe de la vie du premier petit royaume des Asturies au nord de la péninsule (718-925), non seulement dans le domaine religieux et culturel, mais aussi dans le domaine politique. Dès le début du IXe siècle, quelques années avant la découverte jacobéenne, le roi Alphonse II des Asturies a parfaitement conscience que la véritable force de sa couronne repose sur la défense de la croix. Le médiéviste réputé, Miguel Angel Ladero Quesada, écrit à ce propos : "Les petits comtés et les royaumes chrétiens du nord, en particulier celui des Asturies, se sont développés animés par le souvenir de la vieille idée romano-gothique ; surtout, à partir d’une position commune face à l’islam qui, depuis la fin du XIe siècle, s’exprime par la guerre offensive de reconquête, justifiée par le désir de récupérer ce qui a été arraché des siècles plus tôt, et avec une idéologie de croisade".

Le fameux cri de guerre "¡Santiago y cierra España !" (ordre de charger l’ennemi en se mettant sous la protection de Saint-Jacques, patron de l’Espagne) semble n’être apparu qu’au XVIe siècle, mais l’invocation de l’apôtre à l’heure des combats est connue et avérée dès la fin du IXe siècle. Au XIe siècle, le Cid s’écriait lui aussi avant de charger : "Avec Dieu et Saint-Jacques !". Dès 776, le "Commentaire de l’apocalypse" du Beatus de Liébana (moine du monastère Santo Toribio de Liebana en Cantabrie), mentionnait l’apôtre Saint-Jacques, évangélisateur de l’Hispanie. Mais c’est cependant le Breviarum apostolorum, écrit à la fin du VIe siècle ou au début du VIIe siècle (en France ou en Italie), qui se réfère pour la première fois à la prédiction de Saint-Jacques dans la partie occidentale de l’Hispanie. Saint-Isidore de Séville le connaissait déjà au VIIe siècle. Quant à la construction de la première église mausolée de Saint-Jacques et au premier pèlerinage d’Alphonse II et de sa cour, ils datent de 834.

À coté de la foi catholique et du rôle de l’Église, notamment dans le domaine de l’organisation politico-administrative, il faut souligner la place du peuple. La Reconquête est très tôt une aventure populaire ; un étonnant mouvement de pionniers qui cherchent plus au sud une nouvelle vie plus libre, plus indépendante. Pour exploiter une terre en propriété, ces pionniers sont prêts à défier tous les dangers. Ils descendent du nord, prennent une terre, s’engagent à la cultiver et se voient reconnaître le statut d’homme libre, de propriétaire, de "caballero villano", de chevalier vilain. Cette institution originale de l’Espagne chrétienne, permet une mobilité et une ascension sociale inconnues dans la plus grande partie de l’Europe. En contrepartie, le chevalier vilain se doit de posséder et d’entretenir un cheval et des armes et de répondre à tout moment aux appels du roi.

La question lancinante est évidemment : pourquoi les musulmans venus d’Afrique se sont-ils emparés aussi facilement et aussi rapidement de la péninsule ? Un retour en arrière s’impose ici. Rome avait construit l’Hispanie. Il n’y avait pas bien sûr une conscience nationale, mais Rome avait forgé dans la péninsule un sentiment d’appartenance à une communauté. Les Wisigoths (environ 200 000 hommes) étaient arrivés en 410. Alliés de Rome, ils avaient vaincu les Vandales, les Suaves et les Allains. Après la chute de Rome (476), ils étaient devenus les seuls maîtres. Pendant plus de 250 ans, ils maintiennent l’unité de l’Hispanie. Le règne de Léovigild, roi wisigoth d’Hispanie et de Septimanie (568-586), marque un tournant dans l’histoire des origines de l’Espagne au Moyen Âge. Le territoire est unifié, il y a une seule couronne, une religion (IIIe concile de Tolède, en 589), un droit et un legs culturel commun. La population est majoritairement hispano-romaine, de religion catholique, bien qu’il y ait une minorité germanique de religion chrétienne-arienne.

En 589, le roi Recarède Ier abjure l’arianisme et se convertit avec d’autres nobles au catholicisme. La monarchie des Goths reste cependant fragile parce qu’elle est élective ; le roi est élu par les nobles. Il en résulte que chaque fois que le roi veut nommer un successeur de son vivant, de violentes querelles éclatent. Le dernier roi wisigoth important, Wamba, a repoussé une première invasion musulmane en 672. Mais Wamba se voit bientôt déposé par ses rivaux et sa succession s’avère désastreuse. Les nobles se veulent et s’affirment de plus en plus autonomes et indépendants. Le pouvoir se fragmente et se décompose.

Les faits et les circonstances du début de l’invasion ne sont pas suffisamment documentés pour être pleinement fiables. Mais la version traditionnelle la plus admise est la suivante. En 710, le roi Wittiza meurt. Il a pris la précaution d’associer son fils Agila au trône, mais un clan rival élit un autre roi : Rodéric. Une véritable guerre civile, éclate entre les deux factions. Le fils de Wittiza (Agila II) et ses partisans décident de demander de l’aide aux musulmans de l’autre côté du détroit de Gibraltar. L’évêque don Oppas, oncle d’Agila, est chargé de faire la demande formelle. Un autre partisan d’Agila, Don Julian, comte et gouverneur de Ceuta (Ceuta est alors une place forte des Wisigoths), qui a de bonnes relations avec les chefs politico-militaires berbères et arabo-musulmans, joue un rôle clef. Il se pourrait même qu’il ait contribué à financer le transport de troupes et servi de guide aux musulmans.

Le 30 avril 711, Tariq, un général berbère, débarque dans la péninsule à la tête de 7 000 berbères. Un peu plus tard Musa, supérieur de Tariq, fait de même avec 18 000 hommes. À la bataille du Guadalete (près de Cadix), Rodéric trouve la mort. En moins de trois ans, le sud du royaume wisigoth, la partie la plus prospère et la mieux organisée, passe sous le pouvoir musulman. Tolède, la capitale du royaume, tombe en 714. L’existence des voies romaines (des milliers de kilomètres) facilite la pénétration des armées conquérantes dans toute la péninsule. Mais pourquoi l’envahisseur rencontre-t-il aussi peu de résistance ?

Deuxièmement, la pénétration musulmane est bien accueillie et probablement stimulée par certains secteurs influents de la population. Il en est ainsi des Juifs qui, persécutés au VIIe siècle dans l’Espagne wisigothique, considèrent les Maures comme des alliés voire comme de véritables sauveurs contre l’oppresseur.

Troisièmement, au début, le nouveau pouvoir islamique ne prend pas des allures despotiques. Bien au contraire, il pactise avec les pouvoirs locaux, les nobles, les grands propriétaires terriens, goths et hispano-romains. Il permet aux "élites" de conserver leurs domaines et leurs pouvoirs en échange d’un impôt et d’un acte formel de soumission. Pour ne citer que deux exemples : la vallée de l’Èbre reste sous le contrôle de la famille chrétienne Casio, qui, islamisée, devient Banu Qasi ; il en est de même dans le Levant, près de Murcie, ou un potentat nommé Théodore (Teodomiro) devient Tudmir. Des villes comme Tolède ou Merida conservent elles aussi un bon nombre de libertés formelles.

Quatrième raison, l’Islam du début du VIIIe siècle est un credo ostensiblement plus souple, plus élastique, moins rigide qu’il ne le sera plus tard. L’islam présente Jésus non pas comme Dieu, mais comme un homme élu par Dieu. Une particularité proche de l’hérésie arienne qui a été longtemps répandue parmi les Wisigoths. En outre, à l’arrivée des musulmans, l’Église espagnole traverse une profonde crise doctrinale. L’hérésie adoptianiste (selon laquelle le Christ ne serait fils de Dieu que par adoption) est défendue par l’archevêque de Tolède, capitale du royaume et de l’Église.

Enfin, cinquième raison : les historiens rappellent qu’à la veille de l’invasion, l’Hispanie connaît la sécheresse, de mauvaises récoltes, un mauvais approvisionnement et une contraction du commerce extérieur ; autant de facteurs qui se conjuguent pour rendre la situation encore plus conflictuelle.

Au VIIIe siècle, le nombre des Berbères qui entrent en Hispanie ne dépasse guère les 30 000 hommes. La population hispano-romaine et wisigothique s’élève alors à environ 4 millions d’âmes. La disproportion est énorme, mais grâce aux aides et aux complicités qu’ils trouvent sur place, les musulmans s’emparent du pays sans grandes difficultés.

La première résistance ne commence à s’organiser que dix ans plus tard, dans les montagnes des Asturies où les chrétiens trouvent refuge. En 722, ils ont à leur tête Don Pelayo, prince, ou roi élu. Selon la tradition, juste avant la bataille de Covadonga (722) un fait surnaturel se produit : alors que les Maures se rapprochent du pied de la montagne, Pelayo voit une croix rouge dans le ciel, signe de la faveur divine.

De 711 à 756, la présence musulmane est marquée par une véritable orgie de sang. Dans le camp des conquérants islamiques, les différentes ethnies ne tardent pas à s’opposer. La caste arabe est hégémonique mais minoritaire. La majorité berbère se sent flouée, écartée du pouvoir. À l’exclusion des élites collaboratrices, la population hispano-romaine et hispano-wisigothique, qu’elle soit convertie à l’islam (les muladis), ou mozarabe (les chrétiens qui vivent dans la zone musulmane et dont les communautés sont dirigées par des chefs désignés par l’occupant) déteste vite l’envahisseur. Les émirs, puis les califes de Cordoue, vont devoir faire face à de constants conflits territoriaux, sociaux, ethniques et religieux. C’est seulement lorsqu’ils parviendront à imposer leur pouvoir sur le plan interne qu’ils lanceront d’importantes armées contre les chrétiens. Le reste du temps, ils se contentent de razzias, d’incursions dans le centre et le nord. Ils pillent, tuent et retournent sur leurs bases en emmenant des esclaves. Les périodes de paix sont rares.

Réfugiés dans les zones montagneuses du nord, les chrétiens font eux aussi de constantes incursions dans les vallées (parfois jusqu’à 400 km de leurs bases comme dans le cas de Lisbonne, en 798). Lorsqu’ils parviennent dans une ville, ils tuent les Maures et repartent le plus vite possible avec les chrétiens libérés. De part et d’autre du fleuve Douro, les terres sont le théâtre de constantes batailles. La vallée du Douro se dépeuple et devient quasiment désertique.

En 756, Abd al-Rahman Ier, prince de la dynastie omeyyade, débarque. Il renverse le gouverneur de Cordoue et se fait proclamer émir. Toutes les grandes convulsions politiques d’al-Andalus auront désormais pour origine l’arrivée de chefs plus fondamentalistes. Les derniers arrivés conquièrent le pouvoir en accusant leurs prédécesseurs de ne pas avoir islamisé suffisamment le pays : les Omeyyades (en 756), les Almoravides (en 1086), les Almohades (en 1145).

Dans le royaume chrétien des Asturies, à partir du roi Alphonse II, dit le Chaste (791), et surtout d’Alphonse III le Grand (866), la résistance se mue en volonté de reconquête ; l’idée de récupération de l’Espagne perdue devient manifeste. La "Chronique Mozarabe" de 754, chronique anonyme d’un clerc de Tolède, de Murcie ou de Cordoue, se référait déjà expressément à la "perte de l’Espagne", à l’invasion islamique et à la destruction du royaume wisigoth. Mais c’est dans la Chronique d’Alphonse III (fin du IXe siècle – début du Xe siècle), que l’Espagne chrétienne des Asturies se déclare ouvertement l’héritière directe du royaume goth de Tolède et revendique le droit à la reconquête de toute la péninsule.

En 813, l’ermite Pelayo découvre la tombe de Saint-Jacques. Selon la tradition, l’apôtre Saint-Jacques a évangélisé l’Hispanie. Après sa mort à Jérusalem, ses disciples ont récupéré le corps pour le ramener en Hispanie et lui ont donné une sépulture. Informé de la découverte jacobéenne, Alphonse II prévient Charlemagne et la cour carolingienne qui donnent un énorme écho à la découverte dans toute l’Europe. Contrairement à une légende tenace, l’histoire de l’Espagne ne cessera jamais d’être en constante relation avec celle du reste de l’Europe.

Le IXe siècle est un siècle de fer. En 844, les Vikings débarquent en Galice. Vaincus par les chrétiens, ils se dirigent vers le sud musulman et attaquent Cadix, Medina Sidonie et Séville. En 858, ils reviennent à Saint-Jacques, puis vont à Pampelune et à Séville avant de piller Nîmes, Arles et Gênes.

L’an 844 est aussi, selon la tradition, l’année de la bataille de Clavijo où l’apôtre Saint-Jacques apparaît pour aider les chrétiens à battre les musulmans. Pendant deux siècles, jusqu’en 910, la situation de l’Espagne chrétienne est extrêmement difficile pour ne pas dire épouvantable. Elle ne dispose que de très faibles moyens face à l’Espagne musulmane qui étend son emprise sur les zones les plus riches, les plus fertiles.

En 929, Abd al-Rahman III, huitième émir de Cordoue, fils d’une captive chrétienne, se fait proclamer Calife. Il neutralise les interminables conflits entre Arabes et Berbères en introduisant un troisième élément ethnique : les Slaves. Le mot "slaves" est le nom que l’on donne dans al-Andalus à tous ceux qui procèdent de la chrétienté européenne et qui arrivent dans l’Espagne musulmane comme esclaves. Ceux sont des Germains, des Normands, des Francs, des Danois, des Galiciens, des Asturiens, etc. ; tous ont été capturés lors de combats. L’unique destin pour ces captifs est la guerre, servir sous le drapeau du Calife. Avec Abd al-Rahman III Cordoue vit ses moments de splendeur (929-961). Le pouvoir du deuxième calife omeyyade Al-Hakam II (961-976) sera pacifique et correspondra à une période artistique et culturelle faste (La bibliothèque d’Al-Hakam aurait eu 400 000 volumes selon la légende, plus vraisemblablement entre 20 et 40 000). Mais après lui, Almanzor "le victorieux" (976-1002) s’illustre par de nombreux autodafés de manuscrits et de codex. La période qui va de la désintégration du Califat (en 1031), jusqu’à la conquête d’al-Andalus par les Almoravides (en 1086), est celle des Reinos de Taïfas, des Royaumes des factions. Il y aura jusqu’à une quarantaine de petits États musulmans. Ils resurgiront à nouveau au XIIe siècle.

Dans le camp des chrétiens, les XIe et XIIe siècles voient la naissance de cinq royaumes qui luttent pour se renforcer. Il y a d’abord le royaume des Asturies (718), puis, les cinq royaumes de Navarre (824), Léon (910), Aragon (1035), Castille (1065) et Portugal (1139). Ces cinq royaumes s’opposent souvent entre eux, mais tous affirment leur culture chrétienne face à l’ennemi islamique. C’est la grande époque de la naissance des Fueros, les fors, ces statuts juridiques, franchises, droits locaux et municipaux, qui sont la source la plus importante du droit médiéval espagnol (XIe-XIIe siècles).

En juillet 1212, la chrétienté livre la bataille décisive contre les Almohades : c’est Las Navas de Tolosa. Le calife almohade, Muhammad an Nasir, rêve d’une conquête qui le mènerait jusqu’à Rome. Il a 20 à 25 000 hommes. Mais, face à lui, se dressent les troupes du roi de Castille, Alphonse VIII, dit le Noble (grand-père de Saint-Louis par sa fille Blanche de Castille), celles du roi d’Aragon, Pierre II, dit le Catholique, et celles du roi de Navarre Sanche VII, dit le Fort. Il y a aussi les ordres militaro-religieux Santiago, Calatrava, etc. En tout, environ 12 à 15 000 hommes. La campagne a été déclarée croisade par le pape Innocent III. Des milliers de volontaires européens ont accouru, mais ces derniers, pour la plupart découragés, renoncent et rentrent chez eux avant la bataille. Aidés d’une minorité de chevaliers européens, les chrétiens espagnols font front et l’emportent. Après Las Navas, la menace musulmane s’estompe. Le dernier vestige de l’Espagne musulmane est le royaume de Grenade de la dynastie nasride. Tantôt vassal, tantôt rebelle, ce petit royaume musulman sombrera finalement dans des querelles intestines.

Au lendemain de Las Navas, la Castille et ses alliés se lancent à la reconquête du nord de l’actuelle Andalousie. Mais soudain tout s’arrête. La famine et la peste sévissent. Le XIVe et le XVe siècle connaissent de nouvelles luttes entre la noblesse et la monarchie. Grenade se rend finalement le 2 janvier 1492. La victoire est célébrée dans toute l’Europe chrétienne. À ce moment là, l’ennemi ottoman s’est déjà emparé depuis quarante ans de Constantinople (1453). Fermant la Méditerranée au commerce italien, il est perçu comme un redoutable danger par tout l’Occident.

Le pouvoir musulman a contrôlé une grande partie de la péninsule pendant près de cinq siècles. Mais au début du IXe siècle, il y a des centres politiques chrétiens stables dans les Asturies et en Navarre et en 1085, Tolède est à nouveau chrétienne. La lenteur de la Reconquista tient à deux séries de raisons. Il y a des causes externes (la plus ou moins grande force du Califat de Cordoue selon les époques) et des causes internes (le caractère répétitif des divisions entre les puissants des royaumes chrétiens, soucieux de défendre leurs intérêts au risque de mettre en péril l’entreprise commune).

Après avoir évoqué à grands traits les conditions de l’invasion par les armées arabo-berbères, et survolé le long processus de Reconquête par les royaumes chrétiens, venons-en au cœur des travaux de l’auteur du présent livre : le mythe d’al-Andalus.

 

 

Le mythe de la convivialité pacifique d’al-Andalus

 

Les livres qui glorifient al-Andalus sont si nombreux, nous dit Serafín Fanjul, qu’il serait illusoire de prétendre les résumer. Il ne se réfère évidemment pas ici aux travaux de la majorité des historiens et arabistes, mais aux œuvres des idéologues et des vulgarisateurs, aux innombrables romans historiques et aux essais prétendument sérieux qui ont été publiés en Europe et en Occident.

À titre d’exemple, on citera deux ouvrages édités dans l’Hexagone. En 1969, Ignacio Olagüe, un paléontologue, qui dans sa jeunesse avait été militant des JONS (Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista), a publié en France un livre intitulé, de façon suggestive, Les musulmans n’ont jamais envahi l’Espagne. Il prétendait que la population hispano-romaine détestait les dirigeants wisigoths et qu’elle avait non seulement préféré mais même souhaité la présence musulmane. En dehors des juifs qui voyaient généralement plutôt d’un bon œil l’arrivée des musulmans, l’arianisme ou "unitarisme" d’une bonne partie de la population, aurait été plus favorable à l’Islam qu’au "trinitarisme chrétien". La conquête de 711 n’aurait été qu’une invention rétrospective pour justifier la Reconquête. Olagüe était un nationaliste espagnol et ses thèses s’inscrivaient dans une tendance historiographique, présente tout au long du XXe siècle, qui consiste à intégrer la civilisation d’al-Andalus dans l’ensemble du devenir de la péninsule ibérique, non pas comme rupture mais comme une continuité par rapport à ce qui l’a précédée. Selon ce point de vue, il n’y aurait pas eu de véritable conquête et donc pas de "perte de l’Espagne". L’Hispanie aurait maintenu ses traits essentiels et aurait même fini par s’imposer aux minorités arabes et berbères ce qui aurait permis l’émergence d’une civilisation brillante avec un substrat beaucoup plus hispanique que musulman. Cette thèse, critiquée en son temps par le médiéviste Pierre Guichard, trouve évidemment aujourd’hui un nouvel écho parmi les musulmans, et notamment, parmi les Espagnols convertis à l’Islam même s’ils se gardent de citer le nom d’Ignacio Olagüe.

Autre exemple, plus proche de la fiction littéraire que de l’histoire : le livre de Sigrid Hunke. Un cas d’école, que Fanjul ne cite pas, mais qui n’est pas sans intérêt pour le lecteur francophone. Orientaliste et théoricienne de l’Universalisme unitarien, Hunke a travaillé dans sa jeunesse pour la SS (Institut de recherche Ahnenerbe). Partisane du néo-paganisme national-socialiste, apologiste de l’Islam, "religion virile contre la religion chrétienne des esclaves efféminés", elle considérait que l’héritage arabo-musulman de l’Occident était plus direct voire plus important que l’héritage gréco-romain. C’est du moins la thèse de son livre Allahs Sonne über dem Abendland – Unser arabisches Erbe (1960), traduit en français sous le titre Le soleil d’Allah brille sur l’Occident : notre héritage arabe (1963). Le philo-arabisme et l’islamophilie de Hunke sont aujourd’hui répandus dans la gauche et l’extrême gauche européenne.

Cela étant, soulignons que le débat historique sur l’importance du legs d’al-Andalus ne recoupe pas le clivage gauche/droite. Un exemple, particulièrement frappant, suffit à le montrer. Au début des années 1950, une importante polémique opposa deux grands intellectuels espagnols qui vivaient en exil ; deux personnalités jusque-là amies, le philologue républicain antifranquiste Américo Castro et l’historien médiéviste, ancien ministre de la République, plus tard Président du gouvernement de la République en exil (1962), Claudio Sanchez Albornoz. Américo Castro, dont l’œuvre est par ailleurs dominée par une véritable obsession panjudaïque et racialiste, valorisait les bonnes relations entre chrétiens et musulmans. À partir d’un monument d’érudition, Claudio Sanchez Albornoz, montrait au contraire que l’archétype de l’espagnol est né de l’opposition et de la lutte entre l’Islam et la chrétienté.

Fanjul ne s’étend pas non plus sur les nombreux ouvrages panarabistes et panislamistes qui, même dans les pays musulmans les plus modérés, présentent la culture médiévale comme née au sein du monde musulman, sans bien sûr expliquer ni même rappeler l’immense héritage hellénistique, latin, byzantin et perse. Il se limite à quelques commentaires suggestifs et édifiants. Ainsi, ces auteurs islamistes ou philo-islamistes, oublient que l’empereur byzantin Constantin VII envoya en 948 une ambassade à Abd al-Rahman III avec l’œuvre du médecin, botaniste grec Dioscoride. Ils oublient qu’al-Andalus s’est implanté à Cordoue, berceau du poète Lucain (Lucanus) et des deux Sénéques (l’ancien et le jeune, le rhéteur et le philosophe) ; qu’al-Andalus s’est établi à Bilbilis (dans la province de Saragosse), lieu d’origine du poète Martial, à Calagurris (Calahorra) ou est né le rhéteur Quintilien, à Cadix d’où viennent l’agronome Columelle et le géographe Pomponius Mela, à Italica (près de Séville), qui est le lieu de naissance de l’empereur Trajan. Ils oublient, ou feignent d’ignorer, que les conquérants musulmans ont trouvé en Hispanie un humus culturel et technique très dense qu’ils ont assimilé comme ils le firent d’ailleurs dans tout l’orient méditerranéen.

Aborder l’histoire d’al-Andalus n’est pas sans risques nous dit Fanjul. Le premier danger, c’est de voir son histoire comme un tout unitaire et homogène sans tenir compte de l’évolution de la composition sociale et culturelle aux diverses époques. Il y a d’abord une minorité de musulmans qui s’imposent par les armes au début du VIIIe siècle. Il y a ensuite une majorité de chrétiens islamisés dans la seconde moitié du IXe siècle. Il y a une fragmentation du califat au XIe siècle, pour une bonne part en raison de conflits inter-ethniques. Et finalement, il y a, au cours des 250 dernières années, le pouvoir de Grenade, qui est celui d’une communauté caractérisée par le monolinguisme, le monoculturalisme et l’absence de minorités religieuses. Ce royaume de Grenade, qui dura deux siècles et demi (1238-1492), n’était pas lui non plus identique à l’al-Andalus des périodes antérieures. C’était une société terriblement intolérante, par instinct de survie, puisqu’elle était acculée à la mer.

Le second risque, que souligne Fanjul, est de ne pas comprendre qu’al-Andalus, était, avant tout un pays musulman, de langue et de culture arabe dominantes. La présence d’autres communautés (essentiellement des chrétiens et une communauté réduite de juifs, moins de 50 000 personnes au XIe siècle) était tolérée au début, puis acceptée seulement en fonction des circonstances. Elle était tolérée dans des proportions qui n’ont cessé d’être limitées jusqu’au XIIe siècle, lorsque les Almohades ont décidé d’en finir avec les vestiges du passé. Déportés en masse en Afrique, réfugiés dans le nord de l’Espagne ou convertis à l’Islam, les chrétiens-mozarabes ont disparu d’al-Andalus lorsque les chrétiens du nord ont déferlé sur la vallée du Guadalquivir, l’Andalousie actuelle. Et il en est de même des juifs.

Fanjul relève également que la société arabo-musulmane de la péninsule n’était pas non plus affranchie des préjugés raciaux comme l’a écrit l’historien anglais Arnold Toynbee. Bernard Lewis et, avant lui, l’un des pères de l’orientalisme scientifique, le juif hongrois, Ignaz Goldziher, ont montré, à partir de nombreux textes arabes de l’époque, que les critères ethniques étaient couramment utilisés dans al-Andalus. Arabes du nord contre arabes du sud, berbères contre arabes, arabes contre slaves, arabes et berbères contre muladis (musulmans convertis d’origine hispanique) et bien évidemment tous contre les noirs, et réciproquement.

Si chaque étape de l’humanité est marquée par des faits négatifs, l’histoire d’al-Andalus en foisonne, depuis les persécutions antichrétiennes de la moitié du IXe siècle à Cordoue, jusqu’au martyr des frères missionnaires qui osèrent pénétrer dans le royaume de Grenade pour diffuser la parole du Christ, en passant par les déportations de chrétiens en Afrique sous les Almoravides et les Almohades et les destructions, à toutes les époques, de livres et de manuscrits par le feu. Les chroniques, tant musulmanes que chrétiennes, nous parlent d’un état de guerre, de rapine et de pillage intermittent, jusqu’à la fin du royaume de Grenade.

Parmi les nombreux exemples de prohibitions et de châtiments édictés par le pouvoir ou défendus par les intellectuels d’al-Andalus, Fanjul cite le traité d’Ibn Abdun, magistrat musulman de Séville au début du XIIe siècle. On y lit des phrases explicites : "Il ne faut pas vendre de vêtements de lépreux, de juif, de chrétien, ni de libertin". "Le mieux serait de ne permettre à aucun médecin ni juif, ni chrétien, de soigner des musulmans, parce qu’ils ne nourrissent aucun bons sentiments à l’égard des musulmans". "Il ne faut pas vendre de livres de science aux juifs ni aux chrétiens […] parce qu’ils les traduisent et en attribuent la paternité à eux et à leurs évêques alors qu’il s’agit d’œuvres de musulmans". Autre exemple que cite l’auteur, celui du jurisconsulte al-Wansarisi, un contemporain des dernières années d’al-Andalus. Al-Wansarisi demande expressément la peine de mort pour les dhimmis qui insultent le prophète ou l’islam. Il nie la possibilité pour un musulman de demeurer sur un territoire conquis par les chrétiens car cela lui rendrait impossible le djihad et augmenterait les risques de mariages mixtes.

Fanjul souligne qu’"al-Andalus a été un état de religion islamique et de culture arabe depuis son introduction en 711, jusqu’à sa fin en 1492". On peut évidemment ajouter de très nombreuses nuances pour tenir compte des survivances d’éléments culturels antérieurs, du processus d’acculturation de la population soumise, des différentes vagues d’envahisseurs nord-africains, des arrivées d’arabes orientaux, des fuites vers le nord et des déportations vers l’Afrique de mozarabes chrétiens. On doit aussi ne pas oublier les massacres de juifs. Le premier pogrom important se produit à Grenade en 1066. Il se termine par la crucifixion du vizir, le rabbin Joseph Ibn Nagrela et par la mort de 4 000 juifs. La communauté juive est à nouveau très durement attaquée sous les Almoravides, en 1090. Mais cela dit, une fois prise en compte les nuances liées aux différentes époques, il faut encore souligner l’essentiel. "On peut accepter comme hypothèse, nous dit Fanjul, qu’au Xe siècle la moitié de la population d’al-Andalus était déjà islamisée, 80 % au XIe siècle et 90 % au XIIe siècle". La tolérance islamique permettait la survie de communautés minoritaires, mais dans la plus stricte et la plus rigoureuse ségrégation de fait et de droit.

Le sentiment de persécution, la souffrance et l’oppression quotidienne a d’ailleurs conduit très tôt les mozarabes à émigrer vers le nord du moins lorsqu’ils le pouvaient. Soulignons-le à nouveau : la pression islamique, l’obligation de se convertir ou d’émigrer a fini par rendre la présence des juifs et des chrétiens dans al-Andalus tout à fait résiduelle.

Les mozarabes qui fuient al-Andalus pour se réfugier dans les Asturies, dès le règne d’Ordoño Ier, roi des Asturies (en 850), sont nombreux. Ces mozarabes apportent avec eux le savoir isidorien, c’est-à-dire le patrimoine culturel de la chrétienté de Tolède et de la province romaine de Bétique (l’Hispania Baetica, du nom latin du fleuve Guadalquivir). Ce savoir était contenu dans des textes mais relevait aussi de la tradition orale. Parmi les sources écrites, il y avait bon nombre de codex historiques et géographiques et pas seulement religieux. Les clercs de l’Église étaient évidemment ceux qui transportaient ce patrimoine, ceux qui jouaient le rôle de passeurs de la tradition culturelle hispano-gothique.

Lorsqu’on parle d’hellénisation de la culture islamique, il ne faut pas se tromper, nous dit Fanjul. Celle-ci fut brève et limitée à quelques milieux éclairés. Elle fut totalement éradiquée par les Almoravides (en 1086) et par les Almohades (en 1146). En ce qui concerne la transmission du patrimoine hellénistique à une époque ultérieure – au XIIIe siècle –, un point capital doit être relevé. Les études et les traductions réalisées entre le XIIe siècle et la moitié du XIIIe siècle, avant et après Alphonse X le Sage (roi de Castille et de Léon, de 1252 à 1284), n’avaient pas pour fin de connaître, d’admirer, ou d’adopter les réalisations culturelles de l’islam et encore moins les croyances musulmanes. Il s’agissait de transmettre à la Castille et à l’Europe latine les connaissances helléniques qui avaient été assimilées par les musulmans. C’est la raison pour laquelle les philosophes (par exemple l’irakien al-Kindi, l’iranien al-Fârâbî, le persan Avicenne, le natif de Cordoue Averroès, les juifs Ibn Gabirol, né à Malaga, et Maïmonide, né à Cordoue), furent préférés aux théologiens, aux ésotéristes, aux juristes et aux mystiques.

Dans son Discours de réception à l’Académie royale d’histoire, Fanjul consacre des commentaires très denses et très documentés à la transmission des anciennes sciences grecques à l’Europe par les musulmans d’Hispanie et par les autres voies essentielles que furent la cour carolingienne, l’empire germanique d’Oton, la Sicile, Rome et Constantinople (VIIIe, IXe et Xe siècles). À cette occasion, il enfonce un peu plus le clou : "Qu’on le veuille ou non, sur le plan religieux, l’Europe n’a pratiquement rien pris de l’islam, ni des dogmes, ni des arguments théologiques, ni des références textuelles […] ; elle n’a rien pris non plus dans le domaine juridique, institutionnel ou politique".

Au lendemain de la prise de Grenade et pendant tout le XVIe siècle, la liste des œuvres (romans, comédies théâtres, musique) composées en Europe pour glorifier l’exploit des Rois catholiques, est extrêmement nourrie. Au XVIIe siècle, bien des livres exaltent encore l’épopée de la Reconquête, notamment en France et en Angleterre, mais ils critiquent désormais âprement la puissance impériale espagnole.

Aux XVIe et XVIIe siècles, l’Espagnol est perçu à l’étranger comme grave, sérieux, orgueilleux, réfléchi et amoureux de l’ordre. Mais dès le XVIIIe siècle, la description flatteuse cède la place à un portrait calomnieux et réprobateur, celui d’un être passionné, frénétique désorganisé et imprévisible. Fanjul le montre bien : la propagande anti-espagnole prétend désormais fixer les traits caractéristiques, a-historiques et inaltérables de l’Espagnol. Parmi eux, la condition d’héritier d’al-Andalus occupe bien sûr une place privilégiée. L’Espagnol, est inquiétant, sinon inférieur ; il est considéré comme inextricablement lié aux Maures. Et cela, paradoxalement, en dépit de tous les efforts que font les autorités et le peuple espagnols pour éliminer les vestiges matériels et spirituels du prétendu "sang maure" (on sait la prolifération au XVIe siècle des enquêtes de pureté de sang pour empêcher les nouveaux convertis d’occuper certains métiers et certaines fonctions de l’enseignement et de l’administration ; des statuts adoptés par de nombreuses institutions publiques ou privées en dépit des avis contraires du Pape).

Les lettrés et les philosophes italiens de l’époque ne sont pas moins critiques. Ils reprochent aux Espagnols d’être de mauvais chrétiens en raison de leur fond hébraïque et mauresque. Luther, féroce antisémite, les assimile aux Maures et aux Juifs. Ulrich von Hutten, humaniste et grand propagandiste de la Réforme, laisse libre cours à ses obsessions. Les Espagnols sont, selon lui, des mamelouks, des marranes, des paresseux, des traitres et des porcs. Les libelles publiés à Frankfort, le centre éditorial ou pullulent protestants et juifs qui ont fui la domination espagnole, ne se comptent pas.

En France, au XVIIIe siècle, l’encyclopédiste Masson de Morvilliers, qui ignore tout de la culture de la péninsule, pose la question : "Mais que doit-on à l’Espagne ? Et depuis deux, quatre, dix siècles ? Qu’a-t-elle fait pour l’Europe ?" Et on devine sa réponse : rien ! Effacé l’humanisme de la Renaissance et tout le "Siècle d’or", l’époque de la culture classique espagnole des XVIe et XVIIe siècles… Gommé le mouvement de la Illustración au XVIIIe siècle, le réformisme de l’Espagne des Lumières de Philippe V à Charles IV…

Au XIXe siècle, les Espagnols afrancesados, partisans des Lumières, importent l’idée que le fanatisme chrétien a détruit la tradition de tolérance religieuse. Ce fanatisme chrétien aurait, selon eux, étouffé la tradition industrieuse féconde et créatrice d’un peuple de poètes, d’artisans et de chevaliers. L’intelligence, le travail et le sens de l’honneur auraient été alors abandonnés au profit de la brutalité la plus stupide.

Toujours au XIXe siècle, le voyageur parisien, Théophile Gautier, aveuglé par les inévitables stéréotypes, constate devant Irun, ville du Pays Basque espagnol, que "tout est blanchi à la chaux selon l’usage arabe". Valladolid est selon lui "une ville propre élégante, et se ressentant déjà de la proximité avec l’Orient". L’Espagne est tenue pour une nation semi-africaine. À la même époque, le peintre finlandais Edelfelt déclare : "Les Maures ont laissé tant d’œuvres magnifiques que je ne saurais dire s’il y aurait encore grand-chose si on effaçait ces 700 ans de domination arabe". Exit donc, le riche patrimoine artistique chrétien, l’art roman, le millier de monastères, les splendides cathédrales, les palais de la renaissance, le baroque, etc.

Pendant des décennies, les voyageurs romantiques ne cessent de répandre leur arabophilie et leur maurophilie littéraire dans toute l’Europe. Tous ou presque tous, répètent à l’envi que les coutumes espagnoles sont différentes des coutumes européennes parce qu’elles sont en grande partie d’origine arabe. À les entendre ce qui a vraiment tout gâché c’est le feu corrupteur du catholicisme inquisitorial. L’Espagne sous la domination des Romains puis des Maures était un Eden, un jardin d’abondance et de délices. Les chrétiens espagnols n’ont apporté que ruine et désolation. Tous les grands épisodes qui jalonnent l’histoire d’Espagne auraient été marqués par les pires calamités : la Reconquête, un exemple de fanatisme religieux ; la conquête de l’Amérique, un modèle de pillage et de génocide ; les guerres européennes de la Réforme et de la Contre-Réforme, une manifestation extrême d’intolérance, de sauvagerie et de violence…

L’Histoire le démontre, les pays qui exercent une hégémonie mondiale ou continentale font tôt ou tard l’objet d’une légende noire. Mais la propagande anti-espagnole a été singulièrement mordante, agressive et malhonnête. Marqués par les théories positivistes, laïcistes, matérialistes et racialistes de leur époque, les voyageurs romantiques du XIXe siècle inventent un type physique arabe qu’ils veulent voir dans l’espagnol. Ils méconnaissent totalement l’histoire de l’Espagne et ignorent que les repopulations du territoire ont laissé peu de place aux descendants des musulmans. Ils ne savent pas davantage ou feignent de ne pas savoir que ces musulmans d’Hispanie descendaient pour leur immense majorité d’hispano-romains et d’hispano-wisigoths convertis à l’islam. Le phénotype moyen des hispano-romains et hispano-wisigoths est demeuré stable depuis l’époque romaine. Il peut difficilement être "arabe". L’entrée d’un total de 30 000 à 50 000 guerriers arabes et berbères sur 4 à 5 millions d’habitants ne pouvait pas modifier substantiellement la composition raciale de la péninsule. Et cette situation de disproportion s’est maintenue jusqu’au XVIe siècle (de 3 à 4 millions au VIIIe siècle la population est passée à 5 millions au XVe et à 8 millions au XVI-XVIIe siècles). Si le métissage s’était vraiment produit à grande échelle, commente Fanjul, le choc de deux cultures aurait été impossible par manque de base sociale pour la confrontation et cela quelque soit la volonté du pouvoir politique et du bas clergé.

À coté de ce prétendu "physique arabe", il existe toute une mythologie espagnole de carton pâte, avec ses inévitables gitans, et même ses indigènes païens qui auraient repeuplé une partie de l’Espagne après l’expulsion des Morisques. Mais par bonheur, il y a encore des historiens honnêtes et rigoureux, qui osent dire la vérité sur le paradis et la non-discrimination d’al-Andalus ; qui ont le courage de dire que le musulman se déplaçait à cheval et le chrétien avec un âne ; qu’un chrétien qui tuait un musulman, même en cas de légitime défense, était immanquablement condamné à mort, alors que cette règle ne s’appliquait pas dans le cas inverse ; que le témoignage d’un chrétien contre un musulman n’était pas recevable devant un tribunal ; qu’un chrétien devait se lever lorsqu’un musulman entrait et qu’il ne pouvait le croiser que du côté gauche, considéré comme maudit ; qu’un chrétien ne pouvait pas avoir de serviteurs musulmans ni une maison plus haute que celle d’un musulman sans être obligé de la démolir ; qu’une église lorsqu’elle n’était pas rasée devait être plus basse que la mosquée ; que le chrétien dhimmi devait payer un impôt plus élevé et indépendamment de sa fortune parce qu’il était chrétien ; que les amendes infligées pour les mêmes infractions étaient inférieures de moitié pour les musulmans ; que les mariages mixtes entre les membres des populations soumises et islamisées et les femmes arabes étaient quasiment impossibles et absolument interdits entre musulmans et païens (musrikies) ; que la soumission de la femme aux hommes de sa famille était totale ; que l’intransigeance avec les autres religions était insoutenable…

Abordons maintenant un thème moins douloureux et beaucoup plus favorable à l’Hispanie musulmane. Que reste-t-il de l’art hispano-musulman dans la culture espagnole actuelle ? Quelques monuments impressionnants ont survécu aux dommages du temps. Leur impact visuel donne un poids incontestable à l’idée d’une pénétration de l’art arabe dans la culture espagnole. Mais il faut préciser ici ce qu’est ce patrimoine architectural hispano-musulman, hispano-mauresque ou hispano-arabe. Pour cela, il faut répertorier plusieurs types d’architecture. Premièrement, l’art califal, limité au IXe et Xe siècles. Le centre quasi exclusif de cet art est Cordoue avec un monument unique, la Mosquée-Cathédrale (dont les colonnes romaines ont été récupérées et les mosaïques posées à partir du savoir faire byzantin). À Tolède, on trouve aussi la Mosquée Ermitage du Christ de Lumière. Deuxièmement, il faut citer l’art almohade qu’illustre la Giralda de Séville (fin du XIIe siècle) et, plus tard, l’art nasride, avec le Palais de l’Alhambra de Grenade du XIVe siècle. Enfin, troisièmement, il faut distinguer deux arts syncrétiques : l’art mozarabe, survivance de l’art hispano-visigotique (des Xe et XIIe siècles), et l’art mudéjar, art beaucoup plus répandu, art aux caractéristiques à la fois chrétiennes et arabes. Cet art mudéjar s’est développé du XIIIe siècle au XVe siècle, dans les territoires reconquis par les chrétiens. Les exemples d’art mudéjar sont : l’Alcazar de Séville, la Synagogue El Tránsito de Tolède ou le Palais de l’Aljaferia à Saragosse. Cela étant dit, il faut aussi souligner que les limites entre l’art hispanique antérieur et postérieur à l’occupation arabe ne sont pas claires. Les deux étapes, nous dit Fanjul, sont intimement liées et doivent une bonne part de leur esthétique à la production gothique. C’est le cas de l’église de Melque de Cercos (commune de Ségovie) ou des éléments primitifs du monastère Saint-Jean-de-la-Peña (province de Huesca), qui comportent de nombreux arcs outrepassés (arc en fer à cheval). Ces arcs ne sont pas le produit de l’influence mauresque mais de la tradition wisigothique.

Ajoutons pour être complet, que ce ne sont pas seulement cinq ou six monuments remarquables qui nous sont parvenus, mais un nombre relativement important d’anciennes mosquées (une dizaine qui ont été souvent réutilisées comme églises et qui avaient été parfois avant des temples romains ou des églises wisigothiques), des ruines de palais, des bains, des forteresses, etc. Tout cela est bien connu. Mais cet ensemble de constructions éparses et datées, relevant d’époques très différentes, ne dépasse pas les limites de l’"architecture érudite", d’une architecture aujourd’hui morte. Qu’en est-il alors de l’architecture populaire hispano-musulmane, c’est-à-dire des traces vivantes ? Ces traces sont extrêmement rares.

Fanjul rappelle que l’étroitesse des rues et des maisons, dans les centres urbains des époques passées, n’est pas une spécificité du monde hispano-musulman, mais un phénomène généralisé dans toute l’Europe. Les constructions à partir de terres argileuses que l’on retrouve en des endroits très différents de la péninsule ne sont pas davantage le résultat d’une influence arabo-musulmane. Des documents attestent l’existence d’habitations et de murs en pisé depuis le premier âge du fer. La tuile, objet d’origine romaine, domine dans l’habitat de tout le pays, Andalousie comprise. Les toitures sous forme de terrasse n’existent que dans les zones à faible pluviosité. Il n’y a qu’une seule exception : l’habitat de la région des Alpujarras. L’habitat typique d’Estrémadure se retrouve dans les provinces de Huelva et de Cordoue, tandis que la province de Jaén est influencée par l’habitat castillan. À vrai dire, souligne Fanjul, il n’existe pas de maison andalouse typique qui soit le modèle de tout un habitat régional. Lorsque l’on pense aux grilles à avant-toit et aux patios "andalous", on se réfère en réalité au modèle sévillan et cordouan qui est inspiré (en ce qui concerne le patio) de la domus romaine telle qu’elle est reprise au XVIe et XVIIe siècles. Le prototype sévillan de "maison populaire andalouse" (que l’on retrouve rarement à Almería ou Jaén) ne présente aucun élément arabe. Même la blancheur des murs ne donne aucune indication en ce sens car elle n’est pas le monopole de l’Afrique du Nord.

Fanjul écrit des pages définitives sur la prétendue présence voire l'empreinte socio-culturelle des Arabes en Amérique avant le XIXe siècle. Les élucubrations littéraires sur les "réminiscences arabes" dans la langue et la culture populaire traditionnelle espagnole ne résistent pas davantage devant la solidité de ses connaissances. On répète ad nauseam qu’il existe un vocabulaire espagnol très conséquent dont la racine est arabe. Cette influence linguistique serait soi-disant un argument de plus en faveur de la thèse du legs arabo-musulman. Mais en réalité, cette influence est très marginale. Voilà ce qu’en dit Fanjul, résumant ses travaux : "La phonétique, la prosodie, la morphosyntaxe de l’espagnol n’ont rien d’arabes. Rien ! Dans le lexique vivant il subsiste 450 mots vraiment en usage, bien qu’il y ait environ 950 étymons, qui, avec les dérivés composent un total de 3 000 vocables, auxquels il faut ajouter environ 2 000 toponymes. C’est très peu en proportion, et d’autant moins qu’il s’agit d’un vocabulaire qui se rapporte à des techniques médiévales (agricoles, armes, construction) qui ont été remplacées ou sont en net recul. Il n’y a pas non plus de lexique d’origine arabe à signification spirituelle ou abstraite, ce qui est très révélateur".

Les influences arabo-musulmanes dans les domaines alimentaires, vestimentaires, des fêtes populaires, de la musique (de la topographie et de la toponymie) sont tout aussi limitées. Fanjul montre, là encore avec une érudition sans faille, que dans ces domaines les origines arabo-musulmanes sont marginales alors que les filiations latino-germaniques et chrétiennes sont prédominantes voire écrasantes.

Un exemple cocasse : le flamenco et le cante jondo. Ce chant typiquement andalou des gitans serait, selon certains, d’origine arabe. Mais ceux qui le disent oublient qu’il n’y a aucun pays arabe où on chante et où on danse de cette manière. Quant aux gitans des Balkans, ils ne chantent pas et ne dansent pas non plus de la même façon. En réalité, les coplas flamencas n’ont pas plus de deux siècles. Elles datent des XVIIIe et XIXe siècles. Le flamenco n’a commencé à intéresser l’aristocratie libérale, qui prétendait alors s’encanailler, qu’au XIXe siècle. À cette époque, il n’était pas du tout en odeur de sainteté dans le peuple. La danse populaire était la jota, mais certainement pas le flamenco qui n’est devenu populaire que bien plus tard, au XXe siècle.

Un mot enfin sur trois thèmes polémiques, que Fanjul affronte sans chercher à les esquiver : l’expulsion des Juifs, en 1492, l’expulsion des Morisques, en 1609, et le déclin de l’Espagne, à partir de la fin du XVIIe siècle.

À la veille de l’expulsion, ordonnée par les Rois catholiques à Grenade, en 1492, il y avait en Espagne environ 200 000 juifs. Près de la moitié, souvent les plus riches et les plus cultivés dont un bon nombre de rabbins, acceptèrent de se convertir au christianisme pour rester dans le pays ; les autres, entre 80 et 100 000 préférèrent l’exil. À peine un tiers retournèrent plus tard en Espagne en déclarant s’être fait baptisés.

Les auteurs modernes condamnent à l’unanimité cette expulsion parce qu’elle fut un drame social et un acte cruel. Mais il revient à l’historien de l’expliquer sans pour autant la justifier. Il faut d’abord rappeler que les Juifs avaient été expulsés du Royaume d’Angleterre par Édouard Ier en 1290, du Royaume de France par Philippe Auguste et Philippe IV en 1182, 1306, 1321 et 1394, de l’Archiduché d’Autriche en 1421, et des duchés de Parme et de Milan en 1488 et 1490. Le cas de l’Espagne n’était donc pas aussi isolé et "révélateur d’un climat" que le prétendra la légende noire anti-espagnole.

Beaucoup d’auteurs voient également dans cette expulsion une calamité socio-économique et même l’origine du déclin de l’Espagne. L’évènement ne fut cependant pas perçu de cette façon à l’époque puisque l’Université de la Sorbonne félicita les Rois catholiques. Cela dit, les dommages économiques doivent être relativisés ou remis en perspective. Les Juifs les plus riches choisirent majoritairement de rester en Espagne. Quant au déclin de l’Espagne, il ne commença pas en 1492 mais cent cinquante ans plus tard.***

Autre donnée à prendre en compte  : à la veille de l’expulsion, les juifs convertis au christianisme étaient au nombre de ceux qui faisaient le plus pression sur les autorités pour l’obtenir. Ces derniers alléguaient que les judaïsants, "faux chrétiens", étaient nombreux en raison de l’influence et du prosélytisme des juifs pratiquants. Le dominicain, Tomas de Torquemada, un juif converti, confesseur de la reine Isabelle la Catholique et premier Inquisiteur général de Castille et d’Aragon était l’un des principaux avocats de l’expulsion. Les Rois catholiques, la haute noblesse et le haut clergé étaient plutôt réservés. Ils étaient même parfois les protecteurs et amis des juifs (les rabbins Abraham Senior et Isaac Abravanel, pour ne citer qu’eux, étaient des financiers de la cour et des conseillers des Rois catholiques ; c’est un financier juif, Luis de Santangel, qui a signé le 17?avrill 1492 les "Capitulations de Santa Fe", contrat entre Christophe Colomb et les Rois catholiques). Mais la principale préoccupation était la pleine intégration des juifs convertis? ; une intégration qui était d’autant plus difficile qu’ils étaient suspects aux yeux d’une grande partie du peuple. Cette méfiance populaire reposait fondamentalement sur trois facteurs : l’accusation de déicide, l’exercice du prêt et de l’usure et la pratique rigoureuse de l’endogamie. Elle se traduisait par des tensions sociales périodiques, ce que précisément les Rois catholiques voulaient le plus éviter. La conversion des juifs de stricte observance se révélant impossible, l’expulsion fut finalement considérée comme la seule solution pour parvenir à intégrer pleinement les juifs convertis.

Fanjul mentionne l’expulsion des juifs, sans s’étendre davantage sur un sujet qui n’est pas au centre de son champ d’étude, mais il consacre en revanche de précieux développements à l’expulsion des Morisques46. La cour de Philippe III est restée longtemps divisée entre modérés et partisans de la solution radicale. Le roi a hésité pendant près de dix ans avant d’ordonner l’expulsion. Environ 275?000 Morisques ont été expulsés et transférés, entre 1609 et 1614, pour la plupart dans les possessions espagnoles d’Afrique du nord.

En dehors des motivations religieuses voire idéologiques, de l’antipathie pour une communauté fermée qui tendait à l’endogamie, et, plus accessoirement, des arguments économiques (le niveau socio-économique moyen des Morisques étant nettement plus bas que celui des uifs), les Espagnols avaient trois raisons concrètes de se défendre contre les Morisques. Il y avait d’abord, les révoltes répétées des Morisques, dès 1492, surtout en haute Andalousie. La rébellion sanglante des Alpujarras, sur le flanc sud de la Sierra Nevada entre Grenade et Almería, dura près de trois ans (1568-1571). L’historien et anthropologue, Julio Caro Baroja, insiste sur l’absence de "ductilité" du Morisque, sur son "incapacité à s’accommoder d’une situation de biculturalisme comme le judaïsant". Il y avait ensuite, la piraterie, le brigandage, la complicité et la participation des Morisques à la pénétration des Turcs et des barbaresques sur le territoire espagnol. En plein XVIe siècle, Alger extorquait plus de 100 000 pesos or annuels à l’Espagne pour le rachat de captifs chrétiens. Il y avait enfin, la méfiance à l’égard des Morisques en raison de leur collaboration et de leur connivence avérées avec les protestants d’Europe et les royaumes ennemis déclarés de l’Espagne. Ainsi, malgré la conversion au catholicisme d’Henri IV, les Morisques valenciens dirigèrent au roi de France, en 1602, un mémoire dans lequel ils lui demandaient de soutenir leur liberté religieuse et de les libérer de l’oppression. Les Morisques offraient en contrepartie une armée de 60 000 hommes et assuraient : "ne vouloir obéir qu’à la volonté de SM le roi de France". Des agents ou espions français furent arrêtés à Valence, notamment Monsieur de Panissaud et Pascal de Saint-Estève.

Dernier sujet de débats et de controverses interminables : la perte d’influence ou la décadence de l’Espagne. Parmi les causes de ce déclin, une série de facteurs endogènes et exogènes ont été infiniment plus décisifs que les expulsions de populations en 1492 et 1609. Reprenant pour l’essentiel les travaux de l’historien britannique John Elliott, Fanjul cite plusieurs raisons :

– Les impôts excessifs qui ruinèrent et dépeuplèrent le royaume de Castille au cours du XVIe siècle.

– La terrible épidémie de peste de 1599-1600 et ses effets de dépopulation et de manque de main d’œuvre.

– L’exode rural vers les villes qui généra une pénurie de produits agricoles.

– Le puits sans fond des dépenses creusées par les guerres de religion en Europe. – L’insuffisance des envois de métal d’argent d’Amérique, qui ne couvraient qu’une faible partie des dépenses (moins du ¼ du budget annuel).

– Enfin, la dépendance croissante des importations provenant du nord de l’Europe.

La véritable inflexion date de 1643, le déclin s’accélérant par la suite sous Charles II dit l’ensorcelé (1665-1700), puis, sous le règne des Bourbons. Une interprétation somme toute fort éloignée des inévitables clichés sur l’Empire guerrier, despotique, mercantiliste et intolérant, dominé par une caste oisive obsédée par la hidalguia.

On en finirait pas de présenter les données, les informations et les arguments développés au fil des pages de ce livre. L’abondance des sources, la qualité de la documentation, la rigueur de l’analyse et la clarté de l’exposition sont impressionnants. Mais ce qui frappe le plus chez Serafín Fanjul c’est le courage et la probité scientifique. Sa force est de ne jamais quitter le solide terrain des faits historiques vérifiés. Luttant résolument contre les falsifications et les manipulations de l’Histoire, il honore sa profession.

 

 

Né à Madrid, en 1945, dans une famille d’origine galicienne, Serafín Fanjul García est l’un des plus prestigieux arabisants espagnols. Antifranquiste et militant communiste dans sa jeunesse, il a très tôt abandonné la politique pour s’orienter vers la recherche et l’enseignement. Ancien directeur du Centre culturel hispanique du Caire, professeur de littérature arabe à l’Université autonome de Madrid, membre de l’Académie royale d’histoire, il a consacré sa vie à l’étude de l’Islam comme phénomène religieux, sociologique, économique et politique. Auteur d’études littéraires érudites telles Las canciones populares árabes, La literatura popular árabe et El mawwal egipcio et de traductions d’Ibn Battuta, d’Al-Hamadani, d’Al-Jahiz et de Hassan al-Wazzan (Léon l’Africain), il est connu du grand public espagnol pour avoir publié deux remarquables ouvrages, plusieurs fois réédités, aux éditions Siglo XXI, Al-Andalus contra España. La forja del mito (Al-Andalus contre l’Espagne. La construction d’un mythe), 2000 et La químera de al-Andalus (La chimère d’al-Andalus), 2004. Il a également publié une étude montrant le rôle fondamental joué par les Européens, et notamment par les Français, dans la création de l’image mythique et stéréotypée d’une Espagne primitive, exotique et mystérieuse, qui a pour titre Buscando a Carmen (À la recherche de Carmen), 2012, une allusion insolite à la célèbre héroïne néo-romantique de Mérimée et de Bizet. Enfin, il ne faut pas oublier son magistral discours de réception à l’Académie royale d’histoire, le 22 avril 2012, Al-Andalus, una imagen en la Historia. Le livre que le lecteur a entre les mains est une version légèrement abrégée et adaptée pour le public francophone des deux volumes qui ont sans doute le plus contribué à la notoriété de Serafín Fanjul, Al-Andalus contra España et La quimera de al-Andalus.

 

 

© Arnaud Imatz (Membre correspondant de l’Académie royale d’histoire d’Espagne),"La cohabitation pacifique d’Al-Andalus, une mystification historique", Introduction à Serafín Fanjul Al Andalus, l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, L'Artilleur, éditeur, 2008.

 


 

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Al
Andalus
"AL-ANDALUS. Expression désignant les territoires de la péninsule Ibérique sous domination arabo-musulmane de 711 à 1492. La longévité d’al-Andalus, très vite contestée par l’émergence au nord de royaumes chrétiens donnant à la Reconquista sa première impulsion, fait se succéder sur le territoire hispanique les principales dynasties de l’islam médiéval. Après le renversement des Omeyyades par les Abbassides de 750 à 756, Abd al-Rahman, petit-fils du calife omeyyade déchu Hicham ibn Abd al-Malik, se réfugie d’abord en Afrique du Nord puis en al-Andalus. Il remporte la bataille d’Alameda en 756 et fonde l’émirat de Cordoue, qui permet à la dynastie omeyyade de se maintenir au pouvoir dans la péninsule jusqu’au XIe siècle. L’instabilité des royaumes de Taïfas (1031-1094) qui lui succèdent facilite alors la conquête de la péninsule par la dynastie berbère des Almoravides (1086-1145), avant que cette dernière ne soit elle-même renversée par les Almohades. La décadence de l’Empire almohade, amorcée en 1212 à la bataille de Las Navas de Tolosa, accélère la Reconquista, qui s’achève le 2 janvier 1492 par la prise de Grenade. La défaite du royaume musulman de Grenade contre les Rois catholiques met un terme à l’existence d’al-Andalus et marque la fin de l’Espagne arabo-musulmane".

[Extrait du glossaire de cet ouvrage]