"Monsieur Bousquet, s'il manque peut-être un peu de chaleur humaine, est un démonstrateur remarquable. Il mène son affaire comme un mathématicien, au tableau noir, fait avancer le troupeau des intégrales"
(P. Scize, Au grand jour des Assises, p. 307)

 

 

Le premier jour du procès (17 novembre 1954), le Président Marcel Bousquet (51 ans) entame le dialogue de personnalité avec l'accusé (77 ans), qui lui explique :

- Les coups de feu m'ont réveillé. J'ai pensé que c'étaient des braconniers de l'autre côté de la Durance.

- Et ces braconniers, ils chassaient avec quoi ?

- Ça, je sais pas, je le leur ai pas demandé...

 

L'accusé explique en larmoyant au Président : "Clovis ne m'a plus parlé depuis les cinquante ans de mariage avec ma chère femme".

- Tiens, riposte Bousquet. Ce n'est plus "la Sardine" et "cette vieille salope" ?

 

Le Président interroge Gaston sur ses "pratiques de galanterie". Gaston ne comprend pas.

- Et les femmes ? précise Bousquet.

- Quoi, les femmes ? J'en avais une !

- Elle vous suffisait ?

- Je vous crois ! réplique Gaston, prenant une pose avantageuse et clignant de l'œil, ce qui met la salle en joie.

 

Le Président lui rappelle d'anciennes bagarres : ainsi lorsque Gaston a refusé d'ouvrir à son ami Signoret, dont il a accompagné la retraite - dixit Signoret - de deux coups de fusil de chasse, et d'un "Attends un peu que je te lève de là !" Gaston fait l'éberlué :

- Ça, alors, mon Président, vous m'en contez une ! Je ne vous crois pas !

 

Racontant les conditions de son interrogatoire, l'accusé concède qu'il n'a certes pas été battu, mais du moins menacé du poing par un inspecteur de police (qu'il nomme) :

- Il a crié si fort que j'en sentais sa salive sur ma figure !

 

Le truculent témoin Paul Maillet (42 ans) est à la barre, et donne sa version des faits. Après de longues diversions incongrues sur ses récoltes de pommes et de patates, il raconte pour la dixième fois une histoire de pommes de terre au cours de laquelle il fut trompé par Yvette (quant au poids de son achat) : "J'ai z'été z'à la ferme sur mon motocycle, marque Saint-Étienne"... Puis il laisse échapper (à propos des faits dont il avait eu connaissance, et qu'il taisait) : "Le déshonneur planait sur mon honneur".
Gaston et lui ne sont pas d'accord au sujet d'un geste que le premier aurait eu envers le second, après la dénonciation :

- Maillet, vous êtes un malhonnête homme, vous avez comploté votre coup avec Clovis !

- N'exagérez pas, intervient le Président, ce n'est pas à vous d'insulter un témoin !

- C'est qu'aussi, il dit toujours des conneries ! réplique Gaston en haussant les épaules.

[Curieusement, cette expression "planante" de Paul Maillet avait déjà été utilisée par le commissaire Constant, pour stigmatiser le Tave : "le doute plane sur sa sincérité"].

 

Clovis (49 ans), le fils aîné, et Gaston, son père, s'affrontent sans merci ("un sanglier et un renard", selon Me Pollak). Et au cours de leurs échanges, "Tu ne crachais pas sur le vin d'un assassin !, hurle Gaston.

- J'avais planté la vigne", réplique Clovis.

Un peu plus loin dans l'immonde insulte, Gaston parle de Clovis comme d'un saligaud qui ne fait que mentir. Il en a, lui, des choses sur la conscience, ce sale braconnier !

Braconnier ? rétorque Clovis, ça c'est trop fort ! Il ose m'appeler braconnier, lui qui n'a fait que ça toute sa vie !

Le président Bousquet, après avoir repris la main, et parlé des différentes analyses des graisses, demande à Clovis :

- Est-ce que vous ne vous êtes jamais servi de cette carabine ?

- J'avais trois fusils, et jamais cette carabine n'est rentrée chez moi.

- Pourtant, vous n'alliez pas un peu braconner, le soir ?

- Jamais.

- Si tout le monde était comme vous, les bois seraient vite repeuplés...

La salle est en joie.

 

Clovis, après sa déposition, est confronté à son beau-frère Clément Caillat (qui a épousé sa sœur cadette Augusta - 3e enfant de la famille). Caillat :

- Ne mens pas ! Tu m'as dit ne jamais l'avoir vue à la Grand'Terre ! [la carabine] Regarde-moi en face ! Dis la vérité… On verra qui sera le plus menteur !

Le président Bousquet : - C'est bien la question qui se pose, hélas !

 

Gustave (35 ans) est maintenant à la barre. Gaston prend le président Bousquet à témoin :

- Regardez-le ! Il a laissé les champs sans les travailler ; il laissait la luzerne se pourrir ! Et les chevaux restaient à se bouger la queue à l'écurie ! (sic)

- Laissons les récoltes tranquilles !

- Ouais, ouais, les récoltes, il en faut !

 

Le Président Bousquet prouve à l'accusé (nous sommes le 18 novembre) qu'il a, le premier, donné des détails qui n'avaient pas été rendus publics (comme la blessure à la main de Sir Drummond, la blessure à l'oreille d'Élisabeth, la robe à fleurs de Lady Drummond) et donc que personne ne connaissait. À part une personne présente au moment des faits.

- Mon cher, rétorque Gaston, superbe, je ne peux pas m'en souvenir !

 

Bousquet se fait paternel : il questionne le plus jeune témoin (qui est aussi le roi des menteurs, selon les journalistes) du procès, Roger Perrin, 18 ans, garçon boucher :

- Voyons Perrin, lui demande-t-il, vous braconniez avec Gustave, de temps en temps ? Vous alliez souvent avec lui dans la montagne à la chasse ?

- Non, Monsieur le Président, je ne braconnais pas… Je posais juste quelques lacets de temps en temps...

 

Germaine Dominici, épouse Perrin [quatrième enfant de l'accusé, et mère du précédent témoin] est à la barre. Elle explique péniblement pourquoi elle était fâchée avec son père : il avait dit "des choses pas bien" sur elle. Alors, Bousquet :

- Quelles choses ?

- Des choses qu'un père ne doit pas dire sur sa fille.

Gaston, qui a suivi l'échange avec un vif intérêt, se lève :

- Eh ! Ce n'est pas moi qui l'ai dit, c'est son mari ! Un jour, il est venu me dire, "Je l'ai trouvée couchée avec Untel dans la paille. Je me demande ce que je vais faire". Il était en colère. Je lui ai dit : "Ne va pas décrier ton vin si après tu dois le boire" !

- Si mon père n'avait rien dit, rétorque Germaine, mon mari non plus n'aurait rien dit...

[Triste famille, juge l'avocat général (Calixte Rozan) après cet échange aigre-doux entre Germaine et son père]

 

L'adjudant-chef Romanet est à son tour appelé à la barre. Personnage courtelinesque, gendarme jusqu'au bout des ongles, selon Madeleine Jacob, il témoigne :

- Le 5 août à six heures, nous sommes venus à la Grand'Terre sur la moto de la brigade. Et nous avons trouvé une voiture tournée du côté de la brigade. Il y avait un corps sous une couverture. J'ai levé la couverture et j'ai reconnu que c'était une femme et qu'elle était morte. Ensuite, nous avons aperçu un homme mort, ou son cadavre...

 

Petits échanges à fleurets mouchetés, entre le Président et le principal avocat de la défense :

Le Président Bousquet

Vous connaissez le dossier aussi bien que moi.

Me Pollak

- Certainement pas !

- Vous êtes trop modeste !

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- J'ai présidé bien d'autres procès et de plus difficiles que celui-ci ; je n'ai jamais été taxé de partialité, comme vous venez de le faire. C'est bien mal me connaître, Me Pollak !

- Je voulais seulement dire, Monsieur le Président, que vous me fournissiez ainsi l'occasion de préparer ma réponse aux arguments de l'accusation !

- Alors, vous me remerciez !

 

Monsieur Léon Achard, un témoin particulièrement à l'aise, commence par s'asseoir dans le premier fauteuil libre, sans y être naturellement invité.

- Je me demande bien ce qui m'amène ici !

Le Président Bousquet de le lui expliquer doucement.

- Ah oui, j'ai cru voir un fourreau dans un fusil !

Le reste se perd dans une bruyante hilarité générale. À cette inversion étonnante, même le sévère avocat général Rozan s'esclaffe.

 

Le brave témoin Galizzi [Roger Perrin l'avait convaincu d'ajouter foi à quelques-uns de ses mensonges] est dans ses petits souliers.

- Jurez-vous de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité ? lui demande Bousquet

- C'est que... Je vous demande pardon. Je ne sais ni lire, ni écrire…

D'ailleurs, il ne sait pas davantage son âge.

 

M. Angelin Araman (un des gendres de l'accusé, l'époux de Clothilde), décline ses nom et prénom (et ses "quarante ans et demi") d'une telle voix de stentor qu'il fait sursauter l'auditoire. Le Président Bousquet le prie aimablement de parler moins fort.

- Je veux parler, j'ai vu l'arme du crime ! (grand intérêt dans la salle). Alors, Bousquet :

- Quand ?

- Le mercredi après le crime.

- Et qui vous l'a montrée ?

- Le commissaire Sébeille ! (La salle croule sous les rires).

Le témoin disserte alors à perte de vue sur la carabine, sur ses pontets, ses chargeurs, sa "boucle grenadière, comme disent les soldats militaires". Puis soudain :

- Moi, Monsieur le Président, j'ai une grave question à vous poser.

- Ah ? fait Bousquet interloqué, eh bien, posez votre question, bien que l'usage n'en soit pas courant…

- Monsieur le Président, je veux évacuer la salle !

- Vous voulez évacuer quoi ?

- La salle, Monsieur le Président. Rester dans le couloir, si vous voulez.

- ??????????

- Voilà : y'a dans la salle un voleur de charreton métallique qui ne me plaît pas ! Pour tous renseignements voir M. Sébeille ! (rires dans la salle)

Bousquet se fait expliquer ce qu'est un charreton métallique.

- Ce voleur de charreton métallique, comme vous dites, qui est-ce ?

- C'est Paul Maillet.

- Qu'est-ce qu'il vous a fait ?

- Rien !

- Est-ce que cette histoire de charreton a un rapport quelconque avec l'Affaire Dominici ?

- Aucun !

Il s'en va, au milieu des rires. Étonnons-nous de ce qu'un des magistrats l'ait qualifié de sympathique hurluberlu...

[Selon les dires d'Araman, Paul Maillet aurait volé un "charreton" appartenant à EdF, puis l'aurait vendu mille francs à un dénommé Bonino ; avant qu'EdF ne reprenne possession de son bien... Mais Maillet, portant plainte pour diffamation, un peu après le procès, vit ses accusateurs (Araman et l'un de ses beaux-frères) reconnaître, au cours de l'instruction, qu'ils avaient été mal informés...]

 

Léon Dominici (un neveu de Gaston, un temps élevé par lui - avant d'être mis à la porte), venu de son lointain Jura, explique dans un plaidoyer émouvant que son oncle Gaston  Dominici n'est pas coupable, qu'il n'a pas pu faire ça. Alors l'inculpé se dresse et, tendant le poing vers le Commissaire, dans la salle :

- C'est ce foutre de Sébeille qui a fait le fourbi de tout ça !

 

Le commissaire Sébeille, justement, fait sa déposition (5e audience). Il en vient à raconter un élément d'interrogatoire de Gustave.

- Vous me dites que la petite était morte. Vous l'avez touchée ?

- Non !

- Et si elle avait été seulement évanouie ? Vous n'avez pas pensé à appeler les parents au secours ?

- J'ai pensé que c'était ses parents qui l'avaient tuée !

Clameurs d'indignation dans la salle d'audience. Sébeille poursuit. Et il a ajouté :

- J'ai pensé qu'après avoir fait ce coup-là, ils s'étaient sauvés...

- Mais que faisiez-vous autour du campement ?

- Je suis resté pour garder la voiture, et les objets qui étaient là...

On comprend qu'après de telles réflexions, un P. Scize ait pu parler du "lamentable Gustave... un pantin de son, un personnage flasque, veule, prodigieusement insensible, un égoïste forcené, une âme de lièvre que tout effraie" (Au grand jour des Assises, pp. 273 et 339).

 

Marcel Dominici (6e enfant de l'inculpé, agriculteur à Notre-Dame-des-Anges, à côté de Lurs) est qualifié par Me Pollak, après sa déposition, de témoin 'neutre'.

L'avocat général Calixte Rozan (45 ans)  : Me Pollak commence à comprendre !

Me Pollak : Quand vous m'aurez tout expliqué, j'aurai tout compris !

Me Rozan : Je n'en doute pas, car je vous sais intelligent !

 

Me Pollak (qui, la veille, a tapé le carton avec Sébeille, ou plutôt contre - car ce sont deux beloteurs passionnés), se lance dans une plaidoirie impossible, et néanmoins brillante. S'est-il soudain souvenu qu'il plaidait (fait très inhabituel) un dimanche ? Le voilà parti dans le lyrisme de la Nouvelle Alliance :

"Et lorsque les policiers, rapport Sébeille page 2 - excusez-moi, on dirait que je lis le verset d'une sanglante Bible - lorsque les policiers le prirent à la gorge, lorsqu'il se sentit enferré, alors il dénonça son père".

 

Gaston est soudain secoué par une violente quinte de toux.

- Qu'est-ce qu'il a, s'inquiète Bousquet

- Il n'est pas bien depuis quelque temps, répond Pollak

À ce moment, Gaston se redresse, fait un petit signe de la main, accompagné d'un sourire, au Président :

- Continuez. C'est rien.