Dans Le Parisien Libéré du 12 novembre 1954, le journaliste Alex Ancel, envoyé spécial à Londres, rapporte - en marge de l'Affaire Dominici - sa rencontre avec la belle-mère de Sir Jack Drummond. Comme la parole a rarement été donnée à cette vieille dame, dont le sort cruel n'a pas ému grand-monde, et comme le "papier" d'Ancel renferme très peu d'erreurs (l'une d'elles, pour l'anecdote : c'est à Nice que la petite Élisabeth aurait eu vent de la "charlottade" de Digne), nous le reproduisons (sans commentaire) ci-après.
"Je ne m'occupe pas de ce Dominici. J'attends simplement la justice".

 

Dans sa retraite de Chelsea, la belle-mère de sir Jack Drummond nous dit :

"Je ne m'occupe pas de ce Gaston Dominici. J'attends la justice".

 

Londres, 11 novembre. J'ai été reçu cet après-midi par la quatrième victime - indirecte - de l'assassin de Lurs, car le triple crime de la Grand'Terre s'est complété - à distance, le jour même - d'un drame que la pudeur de mon hôtesse, Mrs Constance Wilbraham, a toujours voulu cacher.

Ce drame inconnu s'est déroulé à plus de mille kilomètres de Lurs, le 5 août 1952, à l'heure où policiers et gendarmes se penchaient, au bord de la nationale 96, sur les cadavres des Drummond. Dans son appartement de Chelsea, près de Londres, Mrs Wilbraham était seule. Sa fille Ann Drummond devait rouler quelque part en France, au volant de la "Hillman" avec son mari Jack et Élisabeth. Depuis quelques jours, la grand-mère était sans nouvelles. Mais pourquoi s'inquiéter ? Les siens l'oubliaient un peu. Elle le leur pardonnait volontiers.

- Moi non plus, me dit-elle, je n'aimais pas écrire lorsque, avec mon mari, qui était sollicitor (avoué), nous nous promenions sur les belles routes de France.

Coup de téléphone. C'était une voix inconnue, un peu crispée peut-être, qui déclarait appartenir à la rédaction d'un grand quotidien de Londres. "Savez-vous, interrogeait la voix, comment cette tragédie a pu se produire ? Vous êtes bien la belle-mère, it is not, de sir Jack ?

- My God, qu'y a-t-il ? cria Mrs Wilbraham.

- O excuse me ! bégaya le reporter ; je croyais que le Foreign Office vous avait prévenue...

Depuis ce jour-là, Mrs Wilbraham est paralysée. Il a fallu attendre de longues semaines avant de lui apprendre le massacre qui la laissait seule au monde, à 80 ans, la dernière de sa famille. Encore l'aïeule ignore-t-elle toujours la façon dont la bête humaine a donné la mort à sa petite-fille, après cette course hallucinante au clair de lune, parmi les genêts et les mûriers d'un coin romantique de la Haute-Provence. Elle croit à des balles rapides de carabine, dont on meurt proprement.

 

Les deux dernières cartes à "Mamy"

 

Dans son éternel fauteuil à têtière lumineuse, Mrs Wilbraham dissimule avec un flegme parfait l'émotion dont l'agite l'approche du procès. Elle a de beaux cheveux blancs sur un visage presque sans rides, légèrement rosé aux pommettes. Une robe de soie bleue monte des chevilles au cou pour se terminer en fines dentelles blanches.

À portée de son fauteuil roulant, sur un secrétaire, elle a deux cartes postales françaises, qui sont de la main de deux mortes. En passant par Domrémy, le 29 juillet 1952, Élisabeth avait jeté quelques mots au dos d'une image de l'église : "Passé un très bon moment dans le village où est née Joan of Arc. Dormi dans la voiture. Love, Betty". Deux jours plus tôt, de Calais, Lady Ann avait tenu à compléter l'adresse qui serait valable pour tout le mois d'août, à Villefranche. À"Villa Le Beau Cyprès', tu dois ajouter, Mamy, "Vallon de la Muerta", Ann. C'est ce joli vallon au nom sinistre, que les Drummond quittèrent au matin du 1er août pour remonter vers Digne où Élisabeth tenait à assister à une "charlottade" taurine comme lui en avait donné l'envie une affiche sang et or collée sur un mur de Nice.

 

La "Drummond Food"

 

Dans un coffret de cuir, Mrs Constance Wilbraham a réuni d'autres lettres, celles qui sont parvenues à son gendre au lendemain de la libération de la Hollande, en 1945. L'occupation avait affamé les Hollandais. Comment allaient-ils se réadapter à une alimentation normale ? Il fut décidé, avant d'expédier sur Amsterdam des stocks de ravitaillement, de distribuer d'abord la "Drummond food" (la "nourriture Drummond"), un aliment prédigéré de forme liquide qui permit, en quarante-huit heures, la réassimilation des organismes sous-alimentés. Sir Jack sauva ainsi d'innombrables vies humaines.

Il avait fait ses preuves à Londres même en mettant sur pied le système de rationnement de son pays, privé des importations continentales. C'est à lui que ses compatriotes doivent ces plats dont ils prenaient le parti de rire, sous les bombes, et qui furent baptisés "blitz soups".

- Jack, me dit Mrs Wilbraham, a aussi parcouru les zones de bataille de Libye et de Tripolitaine pour étudier la meilleure nourriture des soldats de Montgommery. Il a été à Malte quand les bombardements italiens déprimaient les habitants.

 

La fable du contre-espionnage

 

Vais-je lui parler, à titre de mauvaise plaisanterie, des pseudo-parachutages de sir Jack pour le compte de l'Intelligence Service et dont la légende avait couru un moment ? Aussi bien, comme il a été prouvé que les fameux "carnets" sont nés de l'imagination d'un détective amateur de Nottingham, je ne crois pas devoir revenir sur ce sujet, qui aurait bien étonné Mrs Wilbraham. On conçoit difficilement qu'un savant pour qui fut créée la chaire de biochimie à l'Université de Londres en 1922, que le roi George VI anoblit en 1944, qui était Docteur honoris causa des Universités de Londres et de Paris, qui eût peut-être pu conquérir le Prix Nobel, pût ainsi être un petit agent du contre-espionnage.

Mais je ne puis m'éterniser auprès de Mrs Wilbraham, qui me convie cependant à regarder la télévision.

- L'appareil m'a été remis en cadeau par "Boots", la firme pharmaceutique dont Jack était devenu Directeur du laboratoire de recherches. Voulez-vous prendre une tasse de thé ?

Je me contente de lui parler en quelques mots du procès, où Mrs Constance Wilbraham s'est constituée partie civile. La vieille dame m'écoute sans broncher, son air affable tout à coup a disparu. Et comme je prends congé :

- Je ne m'occupe pas de ce Dominici. J'attends simplement la justice".

 

La photo (qu'on a pu voir par ailleurs, sur ce même site) illustrant l'article original présente Sir Jack Drummond recevant du Recteur Sarrailh, de l'Université de Paris, le diplôme de docteur honoris causa [Jean Sarrailh (1891-1964) était en effet, à l'époque, Recteur de l'Académie de Paris, après avoir exercé les mêmes fonctions à Montpellier].

 

 


 

 

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