Yves m'avait fait connaître cet écrit il y a plus de dix ans, et m'avait autorisé à le publier ; il m'y avait même encouragé. J'attendais, pour ce faire, un moment propice. Mais ce qualifiant est immonde. Comme si je me réjouissais du départ d'un homme que j'ai approché de près, et fort apprécié, quand bien même ce fut "sur le tard". Où que tu sois, salut et fraternité, Yves !
Les manifestations qui vont accompagner, à n'en pas douter, le septantième anniversaire de la fulgurante avancée de la Task Force Butler américaine de Toulon à Grenoble (et au-delà, naturellement), ne manqueront pas de bruyantes et grandiloquentes allusions aux résistants de la onzième heure, dont les fanfaronnades deviendront autant d'actions d'un particulier éclat - à les entendre, les troupes américaines ne furent que les supplétifs des héros français ayant accompli tout le boulot...
Le texte sobre et plein d'humour écrit par Yves Thélène apportera les bémols nécessaires à la gloire trop facilement acquise a posteriori. Dans un registre beaucoup plus rude, on se souvient qu'André Figueras avait tenté, il y a pas mal d'années, d'écrire la véritable histoire qu'il connaissait parfaitement (comme acteur, et comme gendre de Brossolette), avec des couleurs nettement moins vives.
Quoi qu'il en soit, tapis dans l'ombre, les cocos n'allaient pas tarder à entrer en action, et même en exaction. D'où les atroces règlements de comptes, en particulier (mais pas seulement) entre les communistes et les socialistes SFIO, illustrés sur le plan local par la façon dont l'instituteur-maire socialiste, Monsieur Jullien (individu bien naïf) fut sans ménagement poussé à la démission, aussitôt remplacé par le communiste Jourdan. Sur le plan départemental, cette situation cadenassée perdura jusqu'à ce que la candidature inattendue de Domenech à la députation ("dommage collatéral" de l'affaire de Lurs), vienne (provisoirement) faire bouger les lignes...
Mais savourons maintenant le picaresque récit de Thélène : à sa suite, je préciserai quelques éléments biographiques ayant naturellement rapport à ce qui m'avait permis d'entrer en relation avec cet homme affable et raffiné : l'Affaire Dominici.
"Je n'ai jamais vu autant de résistants qu'aujourd'hui... Ils ont tous des brassards, alors que nous, nous n'en avions pas" (Le commandant Bois-Sapin à son agent de liaison J. Tourniaire, Grenoble, 22 août 1944)
J’avais 21 ans… Ma carte de travail rendue obligatoire en 1943 portait, en belle écriture ronde, avec “pleins et déliés”, la mention : “Allemagne". Il ne me restait plus qu’à prendre le large pour éviter d’aller faire un stage plus ou moins long chez nos voisins d’outre Rhin. Les maquis, à cette époque, n’existaient pratiquement pas, mais je me débrouillais de trouver un refuge, privé de carte d’alimentation et de tabac.
Dès lors, je fus l’objet d’une fiche de recherche de la police française, que j’ai récupérée depuis, et qui précisait “Réfractaire au S.T.O., objet d’internement de M. le Préfet des Basses-Alpes du 9 juillet 1943. Si découverte, conduire au centre d’hébergement le plus proche“. Nous savions ce que cela voulait dire !
Lorsque les premiers éléments de l’armée américaine, en l’occurrence une “Jeep” suivie de quelques G. M. C. armés de mitrailleuses lourdes, libérèrent Peyruis dans le Val de Durance, je me trouvais dans cette même localité en compagnie de ma fiancée - que je devais épouser le 14 octobre suivant.
Avec l’arrivée des Américains, ce fut aussi l’apparition de maquisards et résistants de tous poils, dont certains ne connaissaient même pas le maniement d’un fusil… Les uns et les autres furent dotés de l’arme la plus courante de l’époque : la mitraillette “STEN” qui répondait au coup par coup ou par rafales. Un magnifique jouet qui permettait les concours de tir consistant à faire éclater des briques contre les “paillers”, alors que nous étions sensés contrôler la circulation sur la Nle 96, et rechercher les "collabos" en fuite. À dire vrai, cela nous importait peu…
C’est ainsi que se passèrent les premiers jours de la Libération. Mais cela ne devait pas durer. Mobilisés en quelque sorte, nous devions répondre aux ordres de quelque autorité supérieure que nous ne connaissions pas.
Après avoir défilé à Digne avec les différents maquis du département, nous avons regagné notre base, c’est-à-dire Peyruis. Les Allemands s’étaient repliés dans la vallée de l’Ubaye et, après avoir franchi le Col de Larche, devaient rejoindre l’Italie.
Nous étions vainqueurs et contents de l’être…
C’est alors que notre “détachement” fut désigné pour se rendre à Barcelonnette, à la caserne des Chasseurs, pour y effectuer diverses corvées.
Nous avions à disposition, pour nos besoins et nos déplacements, un autocar de l‘entreprise de transports Jourdan de Forcalquier, équipé de la fameuse marmite à gazogène – ce qui nous donnait entière satisfaction, d’autant que le véhicule était conduit par le chauffeur titulaire de l’entreprise.
Nous partîmes donc, alors que le jour déclinait, avec armes et sans bagages, sous la conduite de notre chef de détachement, qui se nommait M. Bales (cela ne s’invente pas), ancien officier mécanicien dans la marine marchande. Nous étions une trentaine de volontaires. Pour mon compte, j’étais doté d’un fusil mitrailleur anglais dont je connaissais parfaitement le maniement, et d’un servant (Maxime Gedas) qui ne connaissait pas grand chose aux armes à feu, pas plus d’ailleurs qu’Aimé Laugier dit “Médé" qui, lui, était doté d’une mitrailleuse et d’un sac en jute bourré de munitions. Juchés sur le toit. du car nous devions - le cas échéant, on ne sait jamais - assurer la protection de notre équipe.
Cahin-caha nous arrivâmes à Barcelonnette le lendemain après-midi, après avoir franchi les clues de Barles par une épaisse nuit difficilement trouée par des phares camouflés.
Alors que nous nous apprêtions à nous installer, l‘ordre venu de je ne sais où tomba : “les Allemands avaient de nouveau franchi le col de Larche, mais cette fois à 1’envers ; c’est-à-dire qu’ils fonçaient dans la vallée de l’Ubaye, reprenant le terrain perdu. Il convenait d’aller les arrêter".
C’est ce que nous fîmes, du moins en prîmes-nous le chemin. Et nous voilà partis en guerre à bord de notre car, en direction de Jausiers. Les consignes viendraient en route. Une route sur laquelle nous devions bientôt croiser d’autres camions chargés de maquisards. Malgré notre étonnement, nous poursuivîmes notre bonhomme de chemin, mettant tout notre cœur à introduire les munitions dans leurs logements sur les bandes de mitrailleuse : il était temps si nous voulions faire bonne contenance face aux “Boches”.
Pourtant cette débandade avait fini par nous paraître louche et, alors que nous allions atteindre Jausiers, croisant de nouveau un camion, quelqu’un nous lança : “Les Boches arrivent, arrivent… L’ordre est de vous replier dans vos maquis”.
La trentaine de bonshommes que nous étions ne pouvait prétendre arrêter l’invasion… Il était temps de rebrousser chemin, et c’est ce que nous fîmes à la sortie nord du village de Jausiers déserté de ses habitants. La manœuvre était à peine terminée que le moteur de notre véhicule s’arrêta net sans manifester aucune intention de redémarrer. Ceux qui ont connu les fameux “gazos” savent tous les problèmes qu’un chauffeur devait résoudre !...
Ce fut la panique et le car se vida de ses occupants en un temps record. Seuls le chauffeur, le chef de notre détachement, l’officier de marine Bales, le camarade “Médé” préposé â la mitrailleuse et moi-même restâmes sur place.
Il fallait prendre une décision, et vite !...
J’invitai le chauffeur à continuer à “faire les gaz”, tandis que mes deux compagnons et moi-même poussions le lourd véhicule sur une route en légère déclivité. Après plusieurs tentatives, le moteur émit quelques soubresauts et consentit à démarrer… un miracle ! À la sortie de Jausiers, nos vaillants combattants nous rejoignirent et avec un soulagement évident, reprirent leur place. Nous embarquâmes même une dame accompagnée de ses deux enfants et portant un inévitable baluchon.
Nous retournâmes à la caserne de Barcelonnette, où l’ordre de repli nous fut confirmé. Le temps de récupérer quelques paquets de tabac gris et nous reprîmes la route de notre maquis, c’est-à-dire le village de Peyruis.
Nous n’étions pas, hélas, au bout de nos peines. À quelques kilomètres de là, le moteur se remit à tousser : une halte nous permit de nettoyer les impressionnants filtres en toile du « gazo ».
Les informations que nous recevions de nos camarades qui, comme nous, se repliaient, étaient plutôt alarmantes et nous laissaient supposer que les Allemands nous talonnaient. À l’époque, il n’existait aucun moyen radio, du moins aucun des nôtres n’en était doté. Notre fuite vers l’arrière était donc urgente en attendant une résistance organisée.
Nous reprîmes notre route et nous arrivâmes, enfin, au village du Lauzet où l’on nous indiqua que le pont situé au sud du village, sur la route du Col St-Jean, allait sauter incessamment, afin que la route de l’envahisseur soit coupée. Nous le franchîmes et une centaine de mètres plus loin, notre moteur nous lâcha, cette fois définitivement. La nuit tombait…
Aucun camion ne s’arrêta pour nous porter assistance : cela ressemblait bien à un sauve-qui-peut général. Vers le milieu de la nuit, notre officier de marine me chargea d’arrêter, coûte que coûte, un camion pour aller chercher du secours à Seyne les Alpes.
Je me plantai au milieu de la route, la mitraillette menaçante, et un véhicule consentit à s’arrêter. J’invitai l’ami “Médé’ à me suivre et, sans demander l’autorisation, nous enjambâmes la ridelle du camion découvert ; puis, à grands coups de coude, nous nous fîmes une place entre deux occupants. Et nous voilà partis… pour notre dernière heure !..
Nos yeux s’habituant à l’obscurité, nous découvrîmes avec une frousse abominable que nous nous trouvions assis sur les bancs le long des ridelles, en compagnie d’Allemands en tenue de combat, casqués, le fusil entre les genoux. Il nous restait à faire une prière puisque nous n’avions pas la possibilité de nous servir de la mitraillette portée en sautoir, coincés que nous étions entre deux Boches.
Je résumai mon état d’âme en m’adressant à mi-voix à mon compagnon : "Nous sommes foutus !"
Et pourtant, alors que nous grimpions le col St-Jean, les Allemands silencieux et imperturbables restaient impassibles lorsque nous doublions des véhicules arrêtés, entourés de maquisards affairés autour de leurs moteurs.
Pour moi, il était évident que ces soldats faisaient partie d’une première colonne qui allait prendre position un peu plus loin, pour nous prendre à revers. Les minutes s’écoulaient, dernières minutes de condamnés à mort !
Nous arrivâmes enfin au village de Seyne dont les lumières étaient occultées. Le camion s’arrêta au milieu d’un désordre indescriptible de camions et de maquisards.
D’un bond, mitraillette braquée, je me portai à hauteur du conducteur de notre véhicule. Ce dernier me lança : "T’énerve pas ce sont des Polonais, ils sont avec nous !"
Les bras m’en tombèrent, et je ne me souviens plus si je poussai alors un grand soupir ou un râle de frayeur rétrospective !...
Dès l’aube, je me mis en quête d’un garagiste qui accepta de venir remorquer notre véhicule. Il fit même mieux puisqu’il nous dépanna et que nous pûmes rejoindre notre base dans la soirée. Depuis trois jours, nous n‘avions pas dormi et, quasiment, pas mangé.
J’avais alors 22 ans et, comme je l‘ai dit plus haut, j‘épousai ma fiancée deux mois plus tard, le 14 octobre 1944. Le soir, au bal du mariage, un capitaine de l’armée française tout nouvellement débarqué, sollicita l’autorisation de faire un tour de danse avec ma jeune épouse, et cela nous fit grand plaisir.
Le 16 mars 1945, pour son vingtième anniversaire, ma femme m’offrit un beau bébé, une petite fille qui a aujourd’hui 47 ans.
Notre voyage de noces s‘effectua d’une manière très originale, puisque c’est à bord d’un camion-atelier américain que nous nous rendîmes à Grenoble, terme de notre voyage. Nous sommes de nouveau restés en panne dans le village de Monestier de Clermont... Mais, comme dirait l’autre, ceci est une autre histoire !
Ce voyage en Ubaye fut mon dernier acte de résistant. Au retour nous pouvions chanter la “Marseillaise’ sans risquer la déportation, après que l’on nous avait fait chanter, à l’occasion des fêtes de l’école laïque : “Une fleur au Chapeau…" en 1938, “Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried…", en 1939 et “Maréchal, nous voilà...” en 1941.
Ce récit est parfaitement authentique, Quarante-huit ans après, quelques rares personnes encore en vie peuvent en témoigner. Malgré le ton que je donne à cette histoire (vraie), je n’oublie pas pour autant les stèles qui jalonnent la vallée de l’Ubaye portant, gravés dans la pierre, les noms de ceux qui sont tombés pour notre liberté.
Le pont du Lauzet, finalement, n’a pas “sauté”. Il fut, quelques années plus tard, le théâtre d’un terrible accident. Un car de jeunes écoliers ayant dérapé sur le verglas, franchissait le parapet pour aller s’abîmer cinquante mètres plus bas. L’on devait déplorer la mort de quelques dizaines d’enfants...
[© Yves Thélène, Les Mées, 1er février 1993]
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C'est d'ailleurs ce qui conduisit ce "témoin capital", correspondant local du défunt "Provençal" (et, dans le privé, gendre de Faustin Roure), à commettre une erreur dans le texte qu'il écrivit pour l'ouvrage collectif dont l'ambition affichée était de "briser la loi du silence", "Dominici, de l'accident aux agents secrets" (Éditions de Provence, 1997). Il y affirme en effet que parvenue bien tard sur les lieux, l'escouade policière marseillaise ne vit pas les cadavres en place, le juge Périès ayant donné l'ordre de les transporter à Forcalquier. Toutes les photos d'époque démentent cette affirmation. Yves m'expliqua qu'il la tenait du communiste Jean Teyssier (autre co-auteur de l'ouvrage précité), pas forcément sur les lieux, lui non plus, au moment de l'arrivée de Sébeille, et qu'il n'avait pas davantage cherché à la vérifier, le point lui paraissant secondaire (ce qui n'est pas, nous le savons).
Quoi qu'il en soit, Thélène suivit ensuite l'affaire de bout en bout, et assista en particulier à la totalité du procès : il m'avait confié que, jeune correspondant local, c'est à l'amitié bienveillante de Sébeille en personne qu'il dut ce privilège. Par la suite, il ne cacha jamais son opinion sur l'affaire, selon lui "jugée et bien jugée à Digne", et il résuma sa pensée dans une formule peut-être alambiquée, mais tellement savoureuse : "… je crois sa cause [la tentative d'un petit-fils du Patriarche pour faire innocenter son grand-père] perdue d'avance quoi qu'en disent tous ceux dont la publicité qu'ils en retirent en s'occupant de cette affaire arrange les leurs".
Un beau jour, il y a de cela huit ans, je fus sollicité par un journaliste du Monde, à qui le quotidien avait commandé un article sur l'affaire de Lurs, et qui souhaitait que je le cornaque sur place. Naturellement, je fis appel à Yves Thélène, pour m'aider dans cette tâche (photo). Ce fut une belle journée du mois de juin.
Pour la petite histoire, je rappelle que l'article du journaliste Ch. Colombani fut proprement caviardé, censuré, réécrit même par un autre, tout ce que l'on voudra : censure, face cachée du quotidien du soir ! (Cf. sous ce lien, le récit complet de cet "incident")
[pour la petite histoire toujours, espérons que Le Monde saura trouver, sur ce point, son chemin de Damas : ne vient-il en pas effet, après un long article consacré à la disparition (le 11 août dernier) du grand sinologue belge Simon Leys (1935-2014), de faire son mea culpa pour avoir éreinté, dénigré et plus encore peut-être, l'auteur de "Les habits neufs du Président Mao" (1971), ouvrage dénonçant avec virulence la prétendue révolution culturelle du régime communiste chinois ? Il est vrai que le journal ne fut violent ou cynique qu'en paroles, laissant aux sinistres maoïstes (dont nombre arpentent aujourd'hui les allées du pouvoir) la responsabilité des sauvages, des inqualifiables voies de fait contre cet auteur...]