Une réflexion délicieuse - et peut-être délicieusement surannée - sur la lecture et l'art d'apprendre. Sur l'acquisition de la culture vraie, en somme...

 

"Il semblerait que posséder une certaine culture, des fenêtres déjà ouvertes sur tous les phénomènes de la matière ou de l'esprit, soit une condition, sinon indispensable, du moins fort précieuse pour acquérir des notions nouvelles et en tirer des conséquences justes, c'est-à-dire pour apprendre".

P. Mille

 

 

 

I. LIRE

 

C'est un phénomène assez frappant que le profond respect porté d'ordinaire, par les sociétés primitives, à l'expérience des vieillards, et le mépris, au moins relatif, où la tiennent nos sociétés contemporaines. Seul, ou presque seul, le petit monde parlementaire, dans les pays civilisés, ressemble en cela aux tribus sauvages. Dans les parlements, il n'est guère fréquent qu'une situation éminente, dirigeante, soit reconnue à un très jeune homme. Il n'est pas rare, au contraire, de la voir attribuer à une autre personne à qui son âge, dans une autre profession, imposerait la retraite ; et il arrive qu'on ne s'en trouve point mal. L'Église catholique est dans le  même cas. Je crois que tout à l'heure on va pouvoir distinguer le motif de ces exceptions. Recherchons d'abord la cause du phénomène général.

Dans les sociétés primitives, qui ne connaissent point l'écriture, la seule expérience qu'il ait été possible d'accumuler se trouve dans la mémoire des vieillards. Le père Huc, dans son Voyage en Tartarie et au Thibet, nous parle d'un crapaud qui fut, pour la même cause, divinisé "parce qu'il avait vécu très vieux" : donc il savait, sinon tout, du moins beaucoup de choses ; plus que le commun des mortels. Pareillement Kâa, le grand serpent python de Kipling, dans le Livre de la Jungle, à force d'avoir traversé des siècles et des siècles sans mourir, a fini par recueillir dans sa tête plate toute l'expérience de la jungle ; il ne lui faut que s'étendre et rêver, pour se rappeler. Et les mandarins annamites m'ont dit parfois : "Que ta sagesse est grande ! Sûrement ta barbe est toute blanche : c'est par l'erreur de nos yeux que nous te voyons si jeune !"... Comme ils ne manquaient point de me faire cette politesse au moment certain où je venais de proférer une sottise, je rougissais de confusion.

Dans nos sociétés civilisées, les livres ont pris la place des vieillards. C'est eux qui sont chargés de conserver et de classer l'expérience accumulée des siècles, et l'on considère alors que c'est perdre du temps, et se tromper, que de rechercher dans les hommes, jeunes ou vieux, ce qui est déjà dans les livres, où les connaissances antérieurement acquises par l'humanité se trouvent non seulement accumulées, mais critiquées, revues, corrigées... Autrefois, c'est avec une voix empreinte de vénération qu'on disait : "un vieux médecin". À cette heure, c'est d'un ton soupçonneux, dédaigneux : car le jeune médecin est tenu pour connaître les méthodes les plus nouvelles, qui sont dans les plus nouveaux livres. Il n’y a guère d'exception, comme je viens de le dire, que pour les hommes d'État et les hauts dignitaires de l'Église, peut-être aussi les hommes d'affaires ; enfin pour les professions qui touchent à la direction politique, morale et économique du monde. C'est qu'ici l'expérience, dans ce qu'elle a de plus immédiatement utile et d'efficient, n'a pu être rassemblée, vulgarisée, codifiée ; elle demeure personnelle.

Dans la plupart des autres cas, l'on considère, de nos jours, qu'on ne doit s'adresser aux hommes qu'à la fin, et par surcroît, après avoir acquis de la connaissance ce qu'il en apparaît déjà dans les livres, afin de savoir ce que les hommes peuvent y ajouter et en corriger. En somme, il ne s'agit plus que de contrôler et parfaire l'expérience du passé par l'expérience contemporaine, et parfois aussi, plus rarement, l'expérience contemporaine par celle du passé. Car il se peut que quelqu'un ait l'air d'avoir raison, momentanément, contre le temps, et que le temps prenne sa revanche.

Personnellement, je suis enclin, à l'âge trop mûr où j'arrive, à ne plus lire les livres que pour découvrir ce qui n'est plus vrai, ce qui a déjà changé, ou ce qui va changer ; et, dans ce sens, pour m'aider à ce travail de l'esprit, à préférer les livres les plus récents, s'ils ont quelque valeur, aux plus anciens, quel que soit leur mérite. Mais il faut, pour diminuer les risques de cette méthode dangereuse, et que je ne saurais recommander à tout le monde, avoir lu déjà beaucoup de livres, en avoir, le mieux qu'on a pu, digéré la matière. Elle est périlleuse pour les débutants, qui risquent de se tromper perpétuellement, de prendre le particulier pour le général, et le transitoire pour le futur définitif ou probable. Il est certain que pour eux la méthode inverse est infiniment préférable, et que les vieux livres, les livres qui font partie du patrimoine de l'humanité, qui en sont le trésor, doivent faire d'abord leur nourriture. Ils forment la base de notre intelligence contemporaine, et plus encore de nos sentiments, de notre morale, à notre insu, autant que, même pour les incroyants, la tradition chrétienne. Patriotisme, civisme, honneur, manière de concevoir l'amour, quelle idée en aurions-nous sans la littérature, l'histoire, la philosophie helléno-­latines, sans Ronsard, sans Corneille et Racine ? Et le plus curieux c'est que beaucoup de gens, c'est que la plupart d'entre nous, en France, ont ces conceptions, bien souvent, sans connaître une ligne de Sophocle, d'Euripide, de Platon, un seul vers de Ronsard, de Corneille et de Racine. Mais, de génération en génération, comme par endosmose, ils ont appris à penser comme eux. Imaginez alors, et c'est notre histoire, à tous ceux d'entre nous qui reçûmes cette culture helléno-latine qu'ils les retrouvent dans leur fraîcheur, leur originalité premières, comme enfin elles furent d'abord exprimées, révélées ! C'est pour eux comme si, ayant rêvé d'un paysage, d'une maison, ils les voyaient, reconnaissaient que cette maison, ce paysage existent. On devient plus clair à soi-même, on se confirme dans ce qu'on est. On songe : "Oui, nous avons la même idée du dévouement à la patrie depuis Mucius Scévola, la même idée de la vertu des femmes depuis Lucrèce, la même idée de la piété filiale depuis Antigone". On se sent de la sorte le dernier anneau d'une longue chaîne, décorée, de siècle en siècle, de médaillons sublimes. Et c'est ensuite seulement qu'on se demande, ayant conçu en quoi on reste pareils à ces lointains ancêtres, par quoi on en diffère. Ainsi naît, le plus ordinairement, le besoin d'apprendre : d'une émotion d'ordre esthétique ou moral, et bien souvent esthétique et moral tout à la fois. La meilleure et la plus féconde curiosité est celle qui vient de l'amour ou de l'enthousiasme.

J'ai fait exprès de ne citer que des légendes connues, qu'on pourrait dire usées, si elles n'étaient si belles, mais j'ai éprouvé la même suite d'impressions en lisant Térence. Ses personnages semblent tout d'abord su près de nous, si humains ! Leurs passions et leurs vertus, s'ils en ont, semblent si proches des nôtres ! On se demande alors : "Mais qu'avons-nous apporté, depuis, qui vaille la peine que nous nous vantions ?" Ce souci même, et cette admiration, font qu'on y regarde de plus près. On s'aperçoit alors que ce que nous avons apporté, c'est le respect de l'homme, en tant qu'homme, d'où qu'il vienne et quel qu'il soit, et non plus du seul citoyen de condition libre. En d'autres termes, ce que nous avons apporté, c'est l'abolition de l'esclavage. Des phrases alors de Tacite nous stupéfient, comme celle-ci, que je cite de mémoire. Il s'agit d'un esclave du nom de Clémens qui, sous Tibère, imagina de se faire passer pour le dernier fils d'Agrippa, fils adoptif d'Auguste : "Ce dessein, dit Tacite, n'était point d'un esclave : non servili animo concepit". Il ne viendrait à l'idée de personne aujourd'hui que la servitude peut empêcher un homme d'avoir des idées politiques, et de former des plans heureux ou malheureux, détestables ou salutaires. Tandis que Tacite s'étonne très sincèrement qu'un esclave puisse avoir un cerveau, et l'employer à de grands projets. C'est le christianisme qui a changé nos idées. La civilisation helléno-latine ne doutait point que les hommes n'eussent une âme ; mais elle en faisait assez peu de cas, et la considérait, en somme, comme temporaire : s'affaiblissant, s'évanouissant presque avec le temps. C'était un "fantôme" plus qu'autre chose. Avoir une âme durable apparaissait un privilège dont on n'était guère sûr de jouir, à moins d'être divinisé, comme les empereurs, de s'être vu ériger des statues, ou tout au moins d'avoir son nom inscrit sur des tablettes où le "double" pourrait venir s'enfermer. Et même, dans ce cas, quelle était la durée de l'existence du double ? On n'en savait trop rien. Le christianisme, l'ayant recueillie en Égypte, a confirmé la croyance en l'immortalité de l'âme ; il a fait de l'âme immortelle une propriété nécessaire de la nature humaine, appartenant à tous les hommes. C'est une des grandes raisons pour lesquelles il nous est devenu impossible de croire qu'une âme immortelle puisse appartenir, avec son corps, à une autre âme. Et le dogme de l'égalité de tous les hommes entre eux, par surcroît, a fini par en sortir.

Il est vrai que, d'autres fois, en lisant ce même Tacite, on est surtout frappé par des observations de détail, qui sont de tous les temps, et semblent sortir de la plume d'un journaliste de génie : ainsi de l'arrivée, à Brindisi, d'Agrippine portant les cendres de son époux Germanicus. Non seulement tous les habitants de la ville, mais des habitants des villes voisines, sont accourus pour assister à son débarquement. Et ce n'est alors qu'un seul et même cri de douleur, car Germanicus était l'espoir de l'Italie, de l'empire. Seulement, Tacite remarque, dans sa belle manière ramassée, que cette douleur, chez les Italiens, paraissait plus vive que celle de l'épouse elle-même qui, dans un si long voyage, avait eu le temps de l'épuiser...

 

C'est cela que nous enseigne et nous montre la lecture des vieux livres, des grands livres : ce qui est resté pareil, et ce qui ne l'est plus. Et c'est pourquoi ils sont une source de méditations, de révélations inépuisables. Pourtant, oserais-je conseiller à tout le monde, et à ceux qui n'y ont pas été préalablement entraînés dans leur adolescence, de s'y livrer sans précautions ? Cela n'irait peut-être pas sans inconvénients.

Il y a la langue de ces livres. Je parle de ceux mêmes qui ont été écrits directement en français. Pour un lecteur mal entraîné, mal préparé, ils n'offrent leur sens que malaisément, et ceci pour différentes raisons. Il en est une que l'on conçoit du premier coup : la langue a changé, les choses ne se disent plus de la même façon. Certains mots n'ont plus la même signification, ou bien ils ont perdu leur force. La syntaxe, qui est demeurée la même en réalité, à quelques petites exceptions près, n'est plus employée de la même manière. La phrase de nos auteurs du XVIIe siècle est plus longue, plus compliquée d'incidentes que la nôtre. Même le vers de Racine, si riche, fort, varié, pathétique pour celui qui en a l'habitude, apparaît à celui qui l'aborde sans une suffisante culture antérieure, monotone et terne. Et, à mesure que l'on veut remonter plus haut, s'appliquer à la lecture d'auteurs plus anciens, ces difficultés d'orthographe et de syntaxe augmentent. Il est des époques, d'ailleurs, où la langue apparaît plus complexe qu'à d'autres, historiquement antérieures : Commines présente plus d'obstacles que Joinville et peut-être même Villehardouin. Et je m'avancerai même jusqu'à dire que, pour un homme de nos jours qui n'a point appris le latin, Charles d'Orléans, plus ancien d'un siècle, est plus facile à lire que Rabelais.

Mais ce n'est pas tout : ces écrivains, si savoureux quand on possède la clef, ne se défendent pas seulement par leur vocabulaire et l'emploi qu'ils font de la syntaxe, mais par quelque chose de plus intime. Ils insistent longuement sur des choses ou des idées que nous concevons du premier coup, mais que l'humanité venait de découvrir ou de redécouvrir ; ils vont très vite, ils passent sur des choses ou des idées qui de leur temps étaient connues de tous, acceptées de tous, et dont le souvenir s'est pour nous perdu, ou presque perdu. Alors on est agacé, comme par un bavard - et c'est l'effet que produit quelquefois, à celui qui l'aborde sans préparation suffisante, un écrivain original et dru comme Montaigne - ou bien on se sent déçu, aveuglé comme s'il fallait regarder par le trou d'une serrure dans un palais qui contient sans doute des trésors, mais qui n'est pas éclairé !...

Émile Faguet, dans son Art de lire, nous recommande l'exemple d'un homme qui a su se tirer d'un si grand embarras . Il est allé du connu à l'inconnu, ce qui, en ces matières, est une méthode plutôt anglaise que française, mais une bonne méthode toutefois ! Les Français vont, d'instinct, du général au particulier, de l'hypothèse au fait. Les Anglais font assez communément l'inverse. Je n'en citerai qu'un exemple entre beaucoup d'autres. Au début du XXe siècle, sir John Lubbock en Angleterre, A. de Mortillet et Cartailhac en France, tentèrent de résumer ce qu'on connaissait alors de la Préhistoire - autrement dit de l'histoire de l'homme avant l'écriture : sir John Lubbock partit de l'âge du fer, qui dure encore, en somme, qui est un âge historique ; puis il alla, en remontant par l'âge du bronze, puis par celui de la pierre polie, jusqu'à l'âge de la pierre simplement taillée, jusqu'aux premiers monuments de l'industrie humaine. Mortillet et Cartailhac firent le chemin en sens inverse. Ils descendirent de la pierre brute au fer. Ce procédé est plus logique, plus satisfaisant pour la raison, pour notre goût de l'ordre ; il est peut-être aussi moins sûr.

L'homme avisé dont parle Faguet a fait pour la littérature française et, ensuite, les littératures grecque et latine, qu'il a abordées par des traductions - en ajoutant à tout cela ce qu'il faut d'histoire et de philosophie - tout comme avait fait sir John Lubbeek pour la Préhistoire, il est allé en remontant. Il a commencé par lire les écrivains de notre XIXe siècle, chez lesquels il pénétrait de plain-pied, et qui l'ont conduit tout doucement à ceux de la fin du XVIIIe, à Rousseau, puis à Voltaire. Le XVIIe lui est alors devenu accessible. Il s'y est attardé, car la mine est riche, et abonde en filons divers ; et Mainard, même La Fontaine, tout simplement, conduisent, par des chemins plus courts qu'on ne croirait, aux grands poètes de la Pléiade, à Montaigne, à Rabelais. L'évolution de la langue, du style, de la pensée, offre ainsi beaucoup moins de points d'interrogation ; il arrive bien moins souvent qu'on se heurte à une expression dont la forme archaïque déroute. Et enfin on est saisi de la véritable curiosité, la plus saine ; on se demande : "D'où cela vient-il ?"

Se demander d'où vient une manière d'écrire, de penser, de considérer la vie, la nature, les hommes, c'est une notable partie de l'art d'apprendre. Et c'est pourquoi l'on ne saurait apprendre sans livres ; car les livres d'abord contiennent la sagesse et l'expérience accumulée des siècles ; et, en second lieu, apprendre c'est se poser des questions sur les faits "nus" et les notions "nues" qu'on acquiert : si donc on est même seulement d'une moyenne activité d'esprit, il est impossible de lire un livre, j'entends un livre qui en vaut la peine, sans se poser des questions.

C'est exactement ce que dit M. Émile Faguet dans son Art de Lire, si intelligent et si substantiel que je ne puis rien faire de mieux que d'écourter ce chapitre et d'y renvoyer. Après nous avoir conseillé de lire lentement, de penser lentement en lisant, il ne manque pas d'ajouter "qu'il faut faire des objections à l'auteur". Il indique toutefois des précautions qui sont à prendre. "Faites d'abord crédit à celui que vous lisez, dit-il, abandonnez-vous au train de sa pensée ; prenez un certain temps avant de les discuter, entrez en lui, possédez-le, assurez-vous que vous ne vous trompez pas sur ce qu'il a voulu dire. Mais ensuite, faites-lui toutes les objections qui vous viennent à l'esprit, examinez attentivement s'il n'y a pas répondu, et ce qu'il y pourrait répondre. Ainsi de suite ; car lire, c'est penser avec un autre, penser la pensée d'un autre, et penser la pensée conforme ou semblable à la sienne, qu'il nous suggère".

On ne saurait mieux dire : et la plus essentielle partie de l'Art d'apprendre est déjà contenue dans ces quelques lignes de l'Art de lire.

 

 

II. DE QUELQUES PRINCIPES ÉLÉMENTAIRES

 

Il ne faut pas condamner sans rémission les gens qui amassent des notions et des faits sans se soucier d'en tirer des conclusions.

J'ai rencontré jadis un brave garçon qui savait par cœur l'Indicateur général des Chemins de fer, et consacrait tous ses loisirs à le tenir au courant dans sa mémoire. Je reconnais qu'il prêtait à rire. Cependant les spécialistes pour qui l'histoire n'est qu'une série d'anecdotes, ceux qui gardent dans leur tête le catalogue de tous les musées, ceux qui ajoutent une espèce, une seule, à la liste de tous les coléoptères connus, rendent des services. Qui peut dire si ce coléoptère ne révélera point par ses formes particulières ou ses mœurs, quand elles seront connues, quelque chose de neuf et de précieux ? À plus forte raison le chimiste qui découvre un corps simple, pour l'instant inutilisable. Le plongeur indien qui descend à trente pieds au-dessous de la surface des flots ne saura que plus tard si le coquillage qu'il rapporte contient une perle. Un compatriote du naturaliste Gosse, père de l'éminent écrivain anglais, constatant que cet honnête spécialiste ne s'occupait de rien que de recueillir, de classer, de dessiner, des mollusques et des zoophytes, le qualifiait de "respectable maçon de la science". Son dédain était injuste ; sans maçons, que deviendraient les architectes ?

Toutefois, si vous ne faites pas métier d'apprendre, si vous êtes "l'honnête homme" à qui ce petit livre est destiné, comme les notions et les faits que vous amasserez n'auront vraisemblablement de nouveauté que pour vous, il est clair que vous n'êtes pas grand'chose si vous n'êtes qu'un collectionneur, inconscient du pourquoi et du comment des choses collectionnées. Vous vous serez surchargé, vous ne vous serez pas agrandi.

C'est à cet agrandissement que vous devez avant tout viser. Pour y parvenir est-il une branche de connaissances à laquelle vous devez vous attacher plutôt qu'à une autre ? À vrai dire, je ne le crois pas. On a affirmé - et cela est assez dans le goût de l'esprit français qui est déductif - que l'astronomie devrait être à la base d'une éducation générale de l'intelligence. Il se peut. Elle remet la terre, et l'homme par conséquent, à leur place dans l'univers ; elle nous montre d'un côté notre petitesse, mais aussi notre grandeur puisque nous mesurons l'immensité. Et il est impossible de concevoir les phénomènes astronomiques, le mouvement et la nature des astres, sans concevoir en même temps les grandes lois qui régissent la nature. Mais pourquoi voudriez-vous imposer l'astronomie à quelqu'un qu'elle ennuie ? Et il y a des gens qu'elle ennuie ! Non seulement ceux qu'on peut appeler "des hommes-fourmis", qui ne veulent rien admettre que ce qui est directement utile, immédiatement utilisable pour eux ou applicable au bien de l'humanité, mais d'autres encore dont l'esprit est plus étendu, plus désintéressé. Vous les buterez, pour tout résultat.

Si vous voulez apprendre, apprenez d'abord n'importe quoi que vous aurez envie d'apprendre, à condition que ce ne soit pas, de votre part, un simple exercice de mémoire.

J'ai connu un homme remarquablement intelligent , mais à qui avait manqué, dans sa jeunesse, ces premiers rudiments de méthode qu'on inculque aux adolescents de la bourgeoisie dans nos établissements d'enseignement secondaire. Il était, dans l'absolue précision du terme, un autodidacte. Vers trente ans, il découvrit un personnage qui n'est pas absolument inconnu dans l'histoire : Napoléon 1er. Durant dix années, il assembla et lut, sur Napoléon 1er, une bibliothèque presque complète - les bibliothèques ne sont jamais parfaitement complètes. À quarante ans, il m'annonça : "Je possède maintenant mon sujet. Je m'en vais écrire l'histoire de Napoléon, elle commencera de la façon la plus simple : "Napoléon naquit en Corse, dans le "piève" de Talavo, près d'Ajaccio, le 15 août 1769". Quelques années s'écoulèrent encore: "Eh bien, votre histoire ?" lui demandai-je. "Je me suis aperçu, me répondit­-il, qu'il est impossible d'écrire l'histoire de Napoléon sans connaître celle de la Révolution française. Je suis donc en train d'apprendre la Révolution". Seconde bibliothèque, même probe et patiente étude. Enfin - il avait bien près de soixante ans : "Vous devez être prêt, maintenant, vous pouvez commencer ? " - "Ah ! fit-il, je me suis rendu compte que la Révolution française est sortie d'un grand mouvement philosophique et qu'elle a pris l'aspect d'un mouvement religieux. J'apprends donc, à cette heure, la philosophie et l'histoire des religions". Il mourut, n'ayant jamais publié une ligne sur aucun de ces quatre grands sujets. Ce n'est qu'après sa mort que le Mercure de France édita de lui quelques pages, singulièrement neuves et fortes, d'une pensée véritablement originale et personnelle, retrouvées dans l'immense amas de notes qu'il avait accumulées. Je ne vois point pourquoi je ne rendrais pas hommage, en le nommant, à un esprit si sincère, que seul son excès de scrupule a empêché de montrer sa mesure : il s'appelait Paul Bourde.

Il avait inventé pour lui une méthode dont tous peuvent profiter. Il n'est point de faits, point d'ensemble de faits qui n'invitent à se poser cette question : d'où cela est-il venu ? La lecture, les interrogations, l'expérience vous donnent une réponse - et cette réponse amène une autre question, plus vaste. Paul Bourde, parti de Napoléon, en était arrivé à se poser celle de l'origine du monde.

Vous me direz qu'il avait, sans le savoir, l'esprit philosophique. D'abord il est plus fréquent qu'on ne croit ; et si les primitifs ne l'avaient point, ils n'eussent pas inventé la magie, qui a pour base, elle aussi, une explication des lois de l'univers. Mais je défie en tout cas une intelligence moyenne - il n'est pas besoin d'avoir du génie - si elle est un peu curieuse, de ne point chercher à reconnaître les causes ou les effets, plus ou moins éloignés, de ce qu'elle constate.

Prenons le cas le plus élémentaire, celui de quelqu'un qui lit un roman, par divertissement d'abord, rien que par divertissement. Mettons que c'est la Chartreuse de Parme. Selon sa nature d'esprit, il réagira, après cette lecture, de différentes façons, mais enfin, à moins de ne posséder aucune imagination, il réagira. Si la sensibilité domine en lui, il peut se contenter de se demander "si c'est bien ou si c'est mal", s'il approuve les personnages et leurs actes, ou les blâme. Mais alors, si son intelligence intervient, même dans une assez faible mesure, il se demandera de plus si ces personnages n'ont pas une excuse, et leurs actes une explication dans leur époque, leur nationalité, leur éducation, leurs convictions politiques et religieuses. Et cela peut déjà le mener fort loin.

Mais il se peut aussi que sa curiosité de l'œuvre se porte sur l'auteur. Quels étaient ses amis littéraires, la société dans laquelle il vivait ? Certains amis de Stendhal lui révéleront le romantisme. D'autres, comme Victor Jacquemont - qui par surcroît le promènera dans l'Inde - le courant classique qui subsista à travers tout le XIXe siècle, courant qui prenait sa source chez Voltaire et les encyclopédistes du XVIIIe, et subsista, malgré les apparences, chez ceux des hommes du siècle suivant qui avaient une culture scientifique, et non pas uniquement littéraire. Et cela peut le conduire, comme il advint à l'homme qui ne voulait d'abord que savoir parfaitement ce qui est arrivé à Napoléon, à l'histoire, puis à la philosophie du XVIIIe siècle.

Ou bien il peut s'intéresser à la société italienne, telle que Stendhal nous la montre. Il voudra savoir pourquoi les Italiens "étaient comme ça", et s'ils étaient en vérité aussi impulsifs, naturels et violents que la princesse San Severina. Si c'est la figure du comte Mosca qui le frappe, il apprendra bientôt que, selon toute apparence, M. de Metternich a posé, sans le savoir, pour ce portrait. Qu'était-ce donc que le système politique qu'il a si longtemps imposé à l'Europe ? Et pourquoi ayant pour cet homme d'État ingénieux et fort, et si manifestement dénué des petits scrupules de l'ordinaire humanité, une si évidente admiration, Stendhal s'est montré pourtant, de manière non moins évidente, adversaire des monarchies absolues, et surtout anti­clérical - alors que la plupart des écrivains d'aujourd'hui ont une tendance à devenir réactionnaires, et chrétiens ? Encore une fois c'est la curiosité de l'histoire, mais de l'histoire de XIXe et du XXe siècle, qui naîtra pour lui, la curiosité aussi des courants et des contre-courants philosophiques. Et tout à coup il se posera cette question ? L'édifice politique élevé par M. de Metternich a duré un siècle ; il a fini de crouler à la suite de la grande guerre de ce siècle. Quel va être le nouveau ? Il aura appris à rattacher les faits aux faits, les phénomènes aux phénomènes, et à tâcher de voir en avant.

En tout cas, même s'il n'est qu'un lecteur superficiel, un lecteur de romans qui ne lit des romans que par manière de divertissement, il ne pourra manquer d'être frappé par ceci : que, littérairement M. Paul Bourget doit quelque chose à Stendhal. Il serait bien étonnant que même ce lecteur-là ne tentât point de se renseigner, au moins par des interrogations auprès des gens qui savent, ou prétendent savoir, ou cherchent à savoir, sur les causes de cette différence interne, alors que subsiste la parenté extérieure des moyens d'expression.

Il n'est même pas sans fruit de poser, et de se poser, des questions qui demeurent sans réponse. J'ai vu un jour une dame qui visitait sous la conduite d'un homme très savant, le musée préhistorique de Saint-Germain. Elle ne prenait pas à ce qu'on lui montrait un intérêt passionné. Ces armes de pierre, même ces animaux si finement gravés sur l'ardoise, l'os ou l'ivoire, tout cela en vérité la laissait assez indifférente. Enfin on lui présenta des statuettes rappelant à s'y méprendre, sauf une seule, assez élégante et mince, la trop riche corpulence de la Vénus Hottentote. Son dédain s'étendit à ces magots. Pourtant leur chevelure retint son attention. Elle avoua que cette coiffure paraissait "égyptienne".

- "En effet, répondit son guide, mais cela ne peut être qu'une apparence : un procédé de stylisation pour figurer des cheveux crépus, ou tressés en nattes". Elle admit cette observation, puis tout à coup : "Et des portraits d'hommes de ce temps-là, pourquoi n'y en a-t-il pas ?" Le savant répliqua qu'en effet il n'y en avait point, sauf des esquisses malheureuses, dont on ne pouvait rien induire sur l'aspect véritable de nos ancêtres masculins ; mais qu'on ignorait à quoi tenait cette absence, ou cette infériorité, des représentations masculines.

"C'est peut-être, proposa tout à coup la dame, qu'on ne fait des portraits d'hommes que pour intéresser les femmes, et qu'à cette époque on se souciait peu de ce qu'elles pouvaient désirer !" Le savant demeura tout pantois. Il n'avait jamais pensé à ça ! Mais pour moi, je ne puis m'empêcher de penser que cette visiteuse, par son hypothèse, a peut-être fait accomplir un pas à la science de la préhistoire. Et, si elle s'est trompée, elle a du moins prouvé qu'en promenant sur ces vitrines des regards qui eussent été beaucoup plus attentifs dans un magasin de modes, elle s'était pourtant fait une idée personnelle, et qui a des chances de ne point être fausse, de la condition des femmes quinze ou vingt mille ans avant Jésus-Christ. Ne dites donc point qu'elle n'avait pas appris quelque chose, et, j'ose le prétendre, toute seule.

L'art d'apprendre, c'est, partant de n'importe quoi, de se faire une idée personnelle sur ce qu'on a appris, en tâchant, même par hypothèse, de voir un peu plus loin que ce qu'on sait.

Et c'est ensuite d'étendre la méthode élémentaire qu'on a acquise de la sorte, à d'autres objets, de plus en plus nombreux.

 


 

III. ÉCHO D'AUJOURD'HUI...

 

[Emprunté à Mathieu Bock-Côté: "Ce que permet la culture générale", in Le Figaro du 8 juillet 2022]

 

Pour peu qu’on la prenne au sérieux, la culture générale donne à l’homme d’État les moyens de se déprendre du savoir technocratique, médiatique et universitaire.

 

C’est une des réflexions souvent citées du général de Gaulle : "La culture générale est l’école du commandement". On y voit normalement une expression lucide mais convenue de la meilleure part du monde d’hier. On se souvient avec nostalgie des grands politiques cultivés, en confessant une admiration particulière pour Georges Pompidou. On trouve même le moyen de développer une tendresse posthume pour François Mitterrand, puisque c’était un vrai lettré.

Mais la réflexion du général de Gaulle, pour peu qu’on la prenne au sérieux, va bien au-delà d’une légitime nostalgie. Je dirais même qu’elle est encore plus juste aujourd’hui qu’à l’époque de la parution du Fil de l’épée, où il l’a consignée, pour peu qu’on prête attention à la manière dont les dirigeants s’informent sur le réel qu’ils veulent transformer ou, du moins, sur lequel ils veulent peser.

De manière schématique, on dira que trois types d’informations structurent globalement l’univers mental d’un dirigeant politique d’aujourd’hui.

 

Les premières proviennent de toutes les composantes de l’administration publique, qui produisent une connaissance indispensable sur la société, pour donner aux autorités une emprise sur elle. Il s’agit toutefois d’une information "technocratisée", qui fait apparaître le corps social comme une série de données statistiques jugées significatives. Elles s’alimentent aussi des connaissances produites par les différentes associations formant la société civile, qu’elles soient simplement militantes ou représentantes d’intérêts catégoriels.

Les deuxièmes proviennent des médias, qui produisent un récit de l’expérience collective à travers des milliers d’histoires individuelles, en définissant plus ou moins consciemment l’espace du pensable, et les codes de la respectabilité qu’il importe d’observer pour ne pas être condamné aux marges de la société. Les médias ont le privilège immense de rendre visibles certaines réalités et de pouvoir "invisibiliser" celles qui troublent leur récit. Ils forgent aussi un langage que tous finiront par utiliser, et ont le pouvoir de normaliser des concepts qui deviennent ensuite d’usage courant.

Les troisièmes proviennent de l’université et, plus particulièrement, des sciences sociales, qui prétendent approfondir la connaissance de la société, mais qui, objectivement, aujourd’hui, idéologisent la connaissance du monde, au point d’en fabriquer une représentation fantasmée et falsifiée - mais la crédibilité portée aux sciences sociales par la technocratie et les médias fait en sorte que cette connaissance idéologique dispose des moyens de l’État désormais pour se concrétiser et modeler l’existence sociale. L’utopisme trouve alors dans l’appareil bureaucratique ses conditions de concrétisation.

 

On en revient alors à la culture générale et à sa fonction pour celui qui prétend commander. Pour peu qu’on la prenne au sérieux, elle donne à l’homme d’État les moyens de se déprendre du savoir technocratique, médiatique et universitaire. Pour peu qu’il en fasse bon usage, il retrouve à travers elle une liberté de jugement, d’appréciation et d’analyse des événements en dehors des matrices intellectuelles préprogrammées. Elle lui permet de retrouver, derrière les chiffres, le langage soumis aux codes de la communication, et l’idéologie, le visage de l’homme concret et de l’homme de toujours.

C’est à travers elle qu’il est aussi possible de redécouvrir le visage d’un peuple, avec sa profondeur historique, au-delà des définitions strictement juridiques de la nationalité - c’est seulement ainsi qu’il est possible de renouer avec ce qu’on appelait autrefois l’âme des peuples. Plus encore, elle donne aux politiques le moyen de ne pas se laisser bluffer par les définitions imposées par les faux savants d’une université devenue folle tout en questionnant la prétention des médias à avoir le monopole sur la description du monde.

C’est seulement à sa lumière, d’ailleurs, qu’on peut mettre en perspective les problèmes qui frappent une société dans le temps long, et avoir tout à la fois une meilleure emprise sur eux tout en relativisant la prétention à la toute-puissance des administrations qui désincarnent les réalités collectives et réduisent la vie d’une société à une stricte logique gestionnaire.

Grâce à elle, les politiques se donneront les moyens de ne plus se laisser piéger par des colleurs d’étiquettes. De ce point de vue, la culture générale bien comprise redonne aux politiques les moyens mentaux d’agir dans un monde qui tend à les domestiquer et les écraser.

 

 

© P. Mille (1844-1941), in Le bel art d'apprendre, Collection des Muses, Hachette, 1924

 


 

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L'Art
d'apprendre
"Pour apprendre le passé, il faut de l'imagination. Il faut se dire : "Devant tel fait, les hommes de ce temps-là étaient des hommes tels que moi. Voilà comment j'aurais agi. Ils n'ont pas agi de la sorte. Pourquoi ? Qu'est-ce qui était différent autour d'eux, et qui les a empêchés de faire ce que j'aurais fait ?"
Imaginer le passé, c'est reconstituer pierre à pierre, et quelquefois avec des matériaux de fortune, la mosaïque de ce qui fut. Et n'oubliez pas qu'imaginer, cela veut dire 'voir en images'. C'est alors rendre vivant ce qui est mort. C'est faire entrer tous ces morts dans votre vie, et leur redonner vie.