I. La préface de Gaston Paris

 

Je présente ici, conformément à la décision du Ministre de l'Instruction publique en date du 6 août 1895, un choix de morceaux narratifs extraits des poètes et prosateurs français du moyen âge, en vue des classes de grammaire de nos lycées et collèges.

Je me suis efforcé d'y réunir des spécimens des divers genres de notre ancienne littérature narrative. On y trouvera d'abord des échantillons de l'épopée nationale, puis quelques fables et contes, enfin des morceaux tirés des livres d'histoire écrits en langue vulgaire. Les extraits épiques vont du XIe siècle à la fin du XVe ; les fables et contes appartiennent aux XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles ; les morceaux historiques commencent au début du XIIIe siècle avec Villehardouin et s'arrêtent avec Froissart à la fin  du XIVe siècle, les historiens du XVe siècle, malgré le mérite de plusieurs d'entre eux, ne m'ayant pas offert de narrations qui me parussent à la fois assez claires et assez intéressantes pour pouvoir plaire à des enfants.

Je pense au contraire que les enfants liront avec plaisir  et profit tous les morceaux j'ai que j'ai traduits pour eux, soit de nos vieux poètes épiques, soit de nos conteurs, soit de nos historiens. L'inspiration de notre épopée proprement nationale, dans sa naïveté simple, forte et parfois sublime, ira droit au cœur de jeunes Français : ils comprendront sans peine l'héroïsme de Roland et de Guillaume d'Orange, la grandeur tragique de la mort du duc Bégon, la, noble ingénuité d'Aïoul. Ils verront dans l'initiation de Perceval à la chevalerie, qu'on veut lui cacher, le symbole des vocations aventureuses qui peuvent déjà solliciter leur jeune imagination, et ils jouiront, comme les lecteurs d'autrefois, de la crânerie un peu fanfaronne de Jean de Paris et de l'émerveillement causé par son splendide cortège. Parmi les contes et les fables, plusieurs leur sont déjà familiers, et ils auront plaisir à les retrouver sous une autre forme, et à faire ainsi un premier essai de critique littéraire comparée ; d'autres - comme les histoires de Renard et Isengrin - les amuseront par leur malice et leur gaieté ; d'autres les toucheront par la profondeur simple et pénétrante du sentiment qui s'en dégage. Ils retrouveront dans les morceaux historiques, et cette fois appliquée à des personnages et à des événements réels, l'admiration que leur aura inspirée la poésie épique, et ils y verront les plus nobles exemples de patriotisme, de courage et de dévouement, à côté d'anecdotes simplement agréables comme la légende de Blondel ou d'aventures pathétiques comme la mort de l'infortuné Gaston de Foix. Tout le livre leur apprendra, je l'espère, à mieux aimer la vieille patrie qui depuis plus de mille ans a excité tant d'amour, mérité tant de sacrifices et animé tant d'âmes de son génie et de son cœur. En même temps ils apprendront à connaître bien des détails de la vie d'autrefois ; ils s'habitueront à se représenter leurs aïeux dans leurs coutumes, dans leur façon d'être, avec leurs vêtements, leurs armures, leurs habitudes quotidiennes. Ils trouveront, sans presque s'en douter, dans cette lecture une instruction qui leur restera plus tard en même temps qu'une récréation bienvenue à des études plus arides.

J'ai fait ce que j'ai pu pour que cette instruction et cette récréation leur fussent aisées. Je ne me suis pas astreint à traduire les vieux textes avec la fidélité littérale qu'auraient eu droit d'exiger d'autres lecteurs ; si dans les morceaux en prose j'ai essayé de suivre en général le mouvement de la phrase de l'auteur, de façon à ce qu'on sentît la différence de l'ancien style et de nos habitudes actuelles, dans les morceaux en vers je me suis plus librement comporté avec l'original, ne craignant ni de supprimer des redondances, des superfluités, des répétitions, ni même d'ajouter çà et là quelques mots d'explication ou de liaison qui rendissent le récit plus clair, plus suivi et plus facile.

J'ai laissé dans la traduction un certain nombre de mots aujourd'hui hors d'usage ou pris dans un sens qui a disparu. Ces mots sont marqués d'un astérisque, et tous sont expliqués dans le petit vocabulaire qui termine le volume. J'ai joint en outre au texte des notes, en petit nombre, contenant quelques explications d'anciens usages, quelques renseignements sur les lieux ou les personnages mentionnés, quelques remarques sur les idées ou les sentiments exprimés, quelques rapprochements tout à fait élémentaires. J'espère que, grâce à ce double secours, des enfants de dix à douze ans n'auront aucune peine à lire et à comprendre des récits qui en eux-mêmes sont tous à leur portée.

Le choix que j'ai fait est loin d'épuiser ce qui, dans notre littérature du moyen âge, pourrait être offert à de jeunes lecteurs en fait de morceaux narratifs. S'il paraît trop restreint, il me sera facile de l'augmenter, soit en donnant un second recueil, soit en élargissant celui-ci. C'est aux maîtres qui feront usage du présent volume, que je demande de m'indiquer les accroissements, ainsi que les améliorations de tout genre, qu'il leur semblerait utile d'y apporter.

Paris, le 29 juin 1896.

 

 Gaston Paris (1839-1903) était un célèbre médiéviste et philologue romaniste français.

 

 


 

 

Jean de Joinville (1225-1317) était sénéchal héréditaire de Champagne, c'est-à-dire chargé de la direction de l'hôtel du comte de Champagne, et de hautes fonctions judiciaires. Il accompagna Saint-Louis dans sa première croisade (1248-1254) et, vers 1272, écrivit ses souvenirs sur cette expédition, que plus tard il incorpora à son Livre de Saint-Louis, composé en 1305.
La bataille de Mansourah (8 février 1250) commença par un succès : les Croisés surprirent les Sarrazins dans leur camp, et ceux-ci l'évacuèrent en désordre ; mais l'imprudence du comte d'Artois, frère du roi, changea la victoire en désastre. Joinville ne raconte de cette journée que les épisodes qui le concernent personnellement.