On pourra considérer cette mise en ligne comme un complément à :"Le Grand Meaulnes, nouvelle approche du texte"

 

 

I. - Images d'adolescents : Alain-Fournier en 1905

 

Vaste problème que celui de l'adolescence. Il a préoccupé à toutes les époques, romanciers, poètes, dramaturges, éducateurs. II nous a paru intéressant de présenter à nos lecteurs quelques portraits d'adolescents dessinés avec vigueur par les romanciers et qui sont représentatifs d'une époque et continuent à émouvoir l'âme de la jeunesse.
Notre série débute par le célèbre roman d'Alain-Fournier - car nous ne remontons pas plus haut que le début de ce siècle - elle se continuera par des études sur Silbermann de Lacretelle et Les Thibault de Roger Martin du Gard.
Nous ne méconnaissons pas ce qu'il peut y avoir d'un peu arbitraire dans ces choix ; ces adolescents nous ont paru cependant des figures propres à évoquer un milieu.
Le thème de ces études est assez vaste - et le monde d'aujourd'hui assez mouvant - pour que ces analyses puissent se continuer, sous des aspects variés, et intéresser les éducateurs d'aujourd'hui.

 

Printemps 1905. Henri Fournier est interne au lycée Lakanal et élève de rhétorique supérieure. Dix-neuf ans, un visage doux et grave d'enfant. Il prépare le concours de l'École, il parle de littérature avec son ami Jacques Rivière, et il a pour les heures d'ennui tous ses souvenirs, une richesse. Ce sont les souvenirs de quelques villages et bourgs du Cher, ceux de son enfance et de ses vacances, Épineuil le-Fleuriel. La Chapelle-d'Angillon, et Nançay aux confins de la Sologne. Ses parents étaient instituteurs à Épineuil, ils sont maintenant à La Chapelle. Il pense qu'il ne reverra pas l'école d'Épineuil, "une longue maison rouge avec cinq portes vitrées, sous des vignes vierges", le champ du père Martin et ses trois noyers, le jardin, les allées de fraisiers, le ruisseau, "la porte de bois dont le verrou grinçait", la mansarde qui était sa chambre et "la classe où entraient, avec les branches des pommiers, tout le soleil doux et tiède de cinq heures, toute la bonne odeur de la terre bêchée". Il écrit à ses parents au mois de mars 1905 : "Tout cela, voyez-vous, pour moi c'est le monde entier".

À La Chapelle d'Angillon, il y a la maison des grands-parents, "le petit mur avec les pots de fleurs", l'odeur du placard et l'odeur de l'armoire. Chaque année, il passe une quinzaine de jours à Nançay, à la fin de septembre, au temps des chasses. "On y arrive après cinq lieues de voyage, par des routes perdues, dans des voitures antiques. C'est un pays perdu de la Sologne. Nous avons toujours des histoires de voitures démolies, d'averse, de cheval embourbé dans un gué". À Nançay, l'oncle Froment a "un énorme magasin de tout". On dîne dans une immense cuisine. Des chasseurs, des chiens et une ribambelle de petites cousines. Tout le jour on a marché dans les brandes et les bois de sapins, et l'on a vu en passant des châteaux, "presque tous merveilleux de goût, d'élégance, de poésie, dans ce pays sauvage". Épineuil-Le-Fleuriel, La Chapelle d'Angillon, Nançay : des images vives, des sentiments inexprimables.

À Épineuil il avait lu, près de sa jeune sœur Isabelle, Robinson Crusoé et David Copperfield (deux livres qu'il n'oubliera jamais), une année du Petit Français illustré, et les livres rouges et dorés qui arrivaient à l'école quelques semaines avant la distribution des prix. De belles aventures ou des bonheurs tout simples. Il avait très peu de livres, mais il les relisait comme on sait relire quand on est enfant. Et quand il ne lisait plus, il se racontait à lui-même de jolies histoires. La Sologne lui semblait être un pays merveilleux où tout était possible, "le pays de la perpétuelle découverte". Le grand château près de la Chapelle-d'Angillon était secret et mystérieux, comme si une jeune fille y vivait cachée : un jour peut-être elle viendrait, sous une ombrelle blanche, à la barrière qui fermait l'allée des grands arbres. Imaginations d'enfant, rêves de quinze ans ou de dix-huit. "Tu as eu une enfance si belle, lui dira plus tard Jacques Rivière, si lourde d'imaginations et de paradis, qu'en la quittant la maigreur de la vie t'a découragé. Ç'a été comme si déjà tu avais vécu ta vie, comme si tu n'avais plus qu'à te la raconter interminablement à toi-même..." Mais, en ce printemps de 1905, Henri Fournier croit encore, veut croire que la vie lui donnera ce qu'il a rêvé, que celle qu'il attend lui apparaîtra un jour, qu'il ira vers elle, émerveillé, et qu'elle l'écoutera gravement.

 


 

Au lycée, il lit des vers. Un professeur, Francisque Vial, lisant un jour à sa classe Tel qu'en songe et d'autres poèmes, lui avait révélé Henri de Régnier. Il lui semblait que les mots avaient été choisis pour lui, pour exprimer ce qui en lui était encore diffus et hésitant. Il avait lu tout ce qu'il put se procurer d'Henri de Régnier, de Samain, de Vielé-Griffin, de Maeterlinck, et les vers ou les proses précieuses que conservaient de vieux numéros du Mercure de France, achetés sur les quais. Les images du symbolisme évoquaient un monde exquis de parcs anciens, de bassins, de fleurs et de parfums, où des femmes graciles et pensives se penchent dans les langueurs des soirs. En avril 1905, il écrit un poème :


L'ondée a fait rentrer les enfants en déroute,
La nuit vient lente et fraîche au silence des routes...
... Oh ! belle qui viendrez,
Vous ouvrirez la grille un soir mouillé de mai.


et il met en épigraphe un vers de Samain ["Une touffe de fleurs où trembleraient des larmes". Cf. CG p. 62]

Mais cette année-là, il découvre Francis Jammes, qui l'éloigne de ces grâces factices. De l'angélus de l'aube à l'angélus du soir : une poésie simple, fraîche, et qui ne craint pas de paraître gauche. Poésie familière des gens et des choses du village, de la terre et des bêtes de la ferme. Souvenirs d'une enfance heureuse et pieuse, des dimanches et du jour des Rameaux :


Je me souviens de cette enfance, des vêpres,
et je pleure, le gosier serré, de ne plus être
ce tout petit garçon de ces vieux mois de mars.

Poésie des maisons provinciales, qui semblent prêtes à accueillir celle qu'on attend et qu'on ne connaît pas. Vieux meubles, et dans les tiroirs, les lettres jaunies des amours d'autrefois. Jeunes filles du siècle passé, en robes de mousseline et jouant au volant, des jeunes filles "qui avaient des noms rococos, des noms de livres de distribution de prix", Clara d'Ellébeuse ou Almaïde d'Etremont. Poésie des châteaux abandonnés et des grilles qui ne s'ouvrent plus. Henri Fournier retrouve dans les vers de Francis Jammes tout ce qu'il a connu et rêvé, et il apprend de lui que ces choses-là peuvent être dites avec les mots de tous les jours.

Il a lu aussi, bien qu'il les ait découvert tardivement, Verlaine et Baudelaire. Le Verlaine de La bonne chanson, l'attente du "clair jour d'été" et des bonheurs calmes :


Le foyer, la lueur étroite de la lampe...
Et les yeux se perdant parmi les yeux aimés.

 

Le Baudelaire de Moesta et errabunda :


... le vert paradis des amours enfantines
L'innocent paradis plein des plaisirs furtifs...

 

Et les vers À une passante :


Ne te verrai-je plus que dans l'éternité,
Ailleurs, bien loin d'ici ! Trop tard ! Jamais peut-être !...
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais ?

 


 

Le 1er juin 1905, jour de l'Ascension, Henri Fournier rencontra celle qu'il attendait. Il sortait du Salon de peinture du Petit Palais. Il vit, descendant le grand escalier, une jeune fille qui donnait le bras à une dame âgée. Elle était grande, mince et blonde ; elle avait "un grand manteau marron et un chapeau de roses". La vieille dame et la jeune fille traversent le Cours-la-Reine, vont à un embarcadère, prennent le bateau-mouche. Il les suit jusqu'au boulevard où elles habitent. Il attend et revoit la jeune fille le matin de la Pentecôte. Elle passe près de lui, et il lui dit : "Vous êtes belle". Elle entre au bureau des omnibus. Il pense : "Ma destinée, toute ma destinée". C'est un "dimanche matin tout en cris de marchandes de fleurs, en soleil, en toilettes claires". Elle monte dans le tramway et descend à Saint-Germain-des-Prés. Il l'a suivie et s'approche d'elle : "Dites que vous me pardonnez de vous avoir dit que vous étiez belle, de vous avoir suivie si longtemps - Mais, Monsieur, je vous en prie..."

Cela a été dit "d'un ton à n'y pas revenir". Elle s'éloigne. Dix pas plus loin, il est à nouveau près d'elle : "Maintenant que vous avez dit tout ce qu'il fallait dire, c'est fini, vous ne direz plus rien, n'est-ce pas ?" Elle répond : "Mais à quoi bon ?... Je pars demain, je ne suis pas de Paris".
"Un regard tout bleu et désespérant... À quoi bon ? Elle prononce cela d'un petit ton uniforme et immuable, en appuyant un peu sur chaque mot, en disant le dernier plus doucement, plus longuement encore, en détachant le b, à quoi bbon, sans bouger sa tête ni ses yeux..." Il semble que c'est fini, et cependant elle lui permet de l'accompagner, ils marchent ensemble le long des avenues, il lui dit son nom, qu'il est étudiant et qu'il écrit dans des revues ; elle l'écoute. Des mots sont prononcés, qui seront pour lui des mots définitifs. Au moment de le quitter elle dit : "Nous sommes des enfants, nous avons fait une folie..." Appuyé au pilastre d'un pont, il la regarde qui s'éloigne. Avant de disparaître, elle se retourne pour le revoir, ou pour qu'il puisse une dernière fois voir son visage. Cette fois, c'est bien fini. Elle retourne à Toulon. Il sait son prénom, Yvonne, son nom peut-être [de Quièvrecourt], et qu'elle est fiancée. II sait surtout que cette rencontre d'une heure ou deux est autre chose qu’une petite aventure ; que seule "la Demoiselle" pouvait comprendre son âme d'enfant, et qu'il ne voudra jamais d'autre bonheur .

 


 

Pendant les vacances suivantes, à Londres [Turnham Green, Chiswick - stage de traducteur de deux mois], il écrit quelques poèmes. Un poème dédié "À une jeune fille, à une maison, à Francis Jammes".


Attendue
À travers les étés qui s'ennuient dans les cours
en silence
et qui pleurent d'ennui...
À travers mes lointains, mes enfantins étés,
ceux qui rêvaient d'amour
et qui pleuraient d'enfance,
Vous êtes venue,
une après-midi chaude dans les avenues,
sous une ombrelle blanche...
avec dans vos cheveux tous les étés du Monde.
[CG p. 70]

N'est-elle pas venue pour le conduire à quelque maison calme, une maison à deux tourelles, avec des glycines et un pigeonnier ? Une maison qu’il a connue dans son enfance et qui s'appellerait "la maison des tourterelles", un nom comme ceux qu'on lisait dans les livres de prix, "en juillet, quand on était petit". Ils recevraient des visites dans le salon, où l'on dirait "de jolis riens cérémonieux", et ils liraient jusqu'au soir dans le jardin "un roman d’autrefois ou Clara d'Ellébeuse".


C'est Là que nous allions, tous les deux, n'est-ce pas,
ce dimanche, à Paris, dans l'avenue lointaine,
qui s'était faite alors, pour plaire à notre rêve,
plus silencieuse, et plus lointaine, et solitaire...
Puis sur les quais déserts des berges de la Seine...
Et puis après, plus près de vous, sur le bateau,
qui faisait un bruit calme de machine et d'eau.
[CG p. 72]

 

Telle est la première forme du roman qui sera en 1913 Le Grand Meaulnes. C'est alors le roman d'un jeune homme de dix-neuf ans, qui a eu une très belle enfance et qui a lu beaucoup de poètes. Un rêve, un dernier rêve, du bonheur simple et pur. - Les années passeront : tristesses, désespoirs, renoncements. "La demoiselle" est mariée [A.-F. l'apprend le 25 juillet 1907, tout juste après avoir été collé à l'oral de l'E.N.S.]. Alain-Fournier refuse la vie ordinaire et ses petites satisfactions. Il écrit son livre, l'enfance de François Seurel, la belle aventure d'Augustin Meaulnes et son amour pour Yvonne de Galais... Et il vit parmi les autres comme si sa vraie vie était ailleurs, dans une attente désolée de ce qui, il le sait, n'est donné à personne en ce monde.

 

N.B. - Ces pages utilisent la correspondance d'Alain-Fournier et de Jacques Rivière, les lettres d'Alain-Fournier à sa famille et "au petit B...", et des notes manuscrites que Mme Isabelle Rivière a bien voulu me communiquer avec une générosité dont je la remercie. Le poème À travers les étés a été recueilli dans Miracles, pp. 99-102 [CG pp. 70-72].

 

© René Ternois (1896-1972), in L'Éducation nationale n° 16, du 6 mai 1954, pp. 10-11

 

 

Londres, dimanche matin 13 août 1905...

 

"[...] Je m'aperçois aussi qu'il y a des limites aux lettres humaines.
J'ai encore à t'écrire - dans des lettres à venir - un chapitre sur des choses qui m'ont peiné, dont tu tiens à détruire tous les souvenirs et dont je tiens à te parler, en les généralisant. [...]
Un chapitre sur la façon dont me reviennent ici tous mes souvenirs de vacances passées, dont je suis privé - tous mes souvenirs de campagne, privé de campagne comme je le suis - Ici, je ne sais plus bien si c'est la campagne de tel ou tel pays que je regrette, ou le passé qui s'y est passé. Cela fait un sentiment très doux et très profond qu'on pourrait appeler "la nostalgie du passé".
Ainsi La Chapelle-d'Angillon où depuis dix-huit ans je passe mes vacances m'apparaît comme le pays de mes rêves, le pays dont je suis banni - mais je vois la maison de mes grands-parents comme elle était du temps de mon grand-père: odeur de placard, grincement de porte, petit mur avec des pots de fleurs, voix de paysans, toute cette vie si particulière qu'il faudrait des pages pour l'évoquer un peu. Et même il faut bien le dire, excusé que je suis par mes privations ici devant le jambon et les confitures des Anglais - je pense doucement, doucement au parfum du pain qu'on apportait à midi, au parfum du fromage de campagne à quatre heures, à "la cerise" de ma grand-mère, à toutes les saines odeurs des placards, des armoires et du jardin.
Un autre pays qui est celui de mes rêves, ou Je passe toujours, depuis dix-huit ans, quinze jours au moment des chasses. C'est Nançay. En ce moment je ne désire rien d'autre que d'aller passer mes huit derniers jours de vacances à Nançay. Ça et y être enterré. Je n'avais connu jusqu'ici que le bonheur muet d'y vivre. Il me remonte maintenant toute la poésie, immense, je n'exagère rien, de ma vie, de la vie là-bas.
C'est le pays de mon père. [...]"

[Extrait d'une lettre en date du dimanche matin 13 août 1905, adressée de Londres, par Henri Fournier, à Jacques Rivière]

 

P.S. - Les quelques notes et références ajoutées par moi sont issues de l'ouvrage - à mon sens indépassable - publié dans la collection des Classiques Garnier [CG] en octobre 1986 sous le titre Œuvres d'Alain-Fournier (avec de très riches et abondants commentaires de Daniel Leuwers).

 

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

II. Des œuvres au langage (Radio) : LE GRAND MEAULNES, d'Alain-Fournier

 

 

CONTENU DE L'ÉMISSION

 

Autour de quelques extraits du roman, on fera entendre un certain nombre de témoignages : Alain Rivière, Madame Simone, Maurice Genevoix, Jean Cassou et Eugène Ionesco...

En fin d'émission, on donnera des informations sur le voyage annuel au pays du grand Meaulnes organisé par l'association des amis de Jacques Rivière et d'Alain-Fournier.

 

 

DOCUMENTATION

 

1. - Le roman

 

Son titre

 

Avant de s'appeler Le Grand Meaulnes, l'œuvre qui resta en gestation pendant 8 ans, prit d'autres titres : Les gens du domaine, Le pays sans nom, Le jour des noces.

 

La trame romanesque

Première partie : la découverte du pays perdu

- arrivée de Meaulnes,

- la fugue - la découverte du "domaine perdu ",

- le retour de Meaulnes.

Deuxième partie : le désir du "pays sans nom"

- la quête vaine du chemin pour retrouver Yvonne de Galais,

- Frantz à l'école - le serment à Frantz,

- Augustin Meaulnes va à Paris pour retrouver la jeune fille - désespoir.

Troisième partie : on retrouve le pays sans nom, le domaine des Sablonnières

- Seurel retrouve Yvonne de Galais,

- les noces du grand Meaulnes et d'Yvonne de Galais,

- le départ de Meaulnes,

- Seurel et Yvonne attendent son retour,

- naissance de la fille d'Yvonne,

- mort d'Yvonne, et de son père,

- Seurel garde le domaine et l'enfant,

- Meaulnes revient installer Frantz dans le bonheur et reprendre à Seurel sa fille - Meaulnes repart.

 

Tout le roman est dominé par la figure d'Augustin Meaulnes, mais on peut remarquer que chacune des trois parties s'ordonne plus précisément autour d'un des trois personnages d'adolescents : Meaulnes dans la première, Frantz, dans la seconde et Seurel dans la dernière.

Chacun, à son tour, a une influence particulière sur le sens du roman : c'est Meaulnes qui découvre le domaine perdu, c'est le serment à Frantz qui empêchera le bonheur de Meaulnes avec Yvonne, c'est par Seurel que Meaulnes retrouve Yvonne.

 

Les rapports entre Meaulnes et François Seurel sont intéressants à observer : Augustin agit, vit en personne différents événements, tandis que François est spectateur, n'agit presque jamais en son nom propre et vit en quelque sorte par procuration (voir la troisième partie et les rapports de François avec Yvonne de Galais).

 

Frantz, lui, représente l'obstacle au bonheur de Meaulnes mais aussi celui que l'amour blesse (il tente de se suicider parce que sa fiancée ne vient pas). Personnage ambigu de "l'enfant blessé au cœur pur" (J. Rivière), il signifie peut-être la culpabilité de Meaulnes par rapport à son amour pour Yvonne. Il faut noter qu'à la fin du roman cette "culpabilité" est victorieuse, puisque Meaulnes satisfait Frantz en lui ramenant Valentine et le bonheur. En somme, sous le regard apparemment tranquille de Seurel nous voyons vivre Meaulnes, le voyageur de l'aventure, qui porte en lui les possibilités et l'image du bonheur, freiné et même paralysé par l'existence de Frantz, celui que le bonheur de Meaulnes lèse le plus, et qui, de façon inconsciemment tyrannique, enlève Meaulnes à ce bonheur.

 

Yvonne symbolise l'amour pur, idéalisé. On la découvre au pays sans nom, ce pays dont on ne sait pas le chemin. Yvonne représente aussi en quelque sorte la sœur de Seurel, en même temps que la femme de Meaulnes, sœur aimée passionnément. On ne peut s'empêcher de croire que pris dans cette situation-là les personnages sont, sous le regard d'Alain-Fournier, sa sœur Isabelle et son ami Jacques Rivière (se reporter aux textes du journal cités plus bas). Pourtant Yvonne, c'est consciemment, pour Alain-Fournier, la jeune femme, prénommée Yvonne, rencontrée le jeudi de l'Ascension 1905. On peut relever un autre aspect du roman : la sorte de communauté fraternelle, formée par Meaulnes, Seurel et Frantz, où chacun reçoit son bonheur d'un des deux autres. Seurel donne Yvonne à Augustin. Celui-ci donne à Frantz Valentine. Seurel d'ailleurs, il faut le remarquer, ne reçoit rien, mais prend - en partie seulement, du reste - le bonheur de Meaulnes.

 

À la fin du roman, qui est le vainqueur... ou le moins frustré ?

Frantz "a" son bonheur : mais Valentine et lui font penser à des enfants qui jouent "au monsieur et à la dame".

Augustin repart vers "de nouvelles aventures ", autrement dit à la fois tout ou rien.

Seurel demeure : il est encore et semble-t-il pour toujours le sédentaire, l'être statique. Par son souvenir et son imagination, il veillera sur tout ce qui s'est passé.

 

2. - Biographie d'Alain-Fournier (de son vrai nom Henri Fournier).

 

1886 : naissance d'Henri Fournier à La Chapelle ­d'Angillon (Cher).

Parents instituteurs.

La campagne de son enfance l'a beaucoup marqué ; c'est la Sologne et le Bas-Berry.

Le modèle de Ste-Agathe est Épineuil-le-Fleuriel (sud du Cher).

1889 : naissance de sa sœur Isabelle. Le frère et la sœur furent très attachés l'un à l'autre.

Les études d'Alain-Fournier :

1898 : lycée Voltaire, Paris.

1901 : lycée de Brest, préparation à l'École Navale interrompue en 1903.

1903 : lycée de Bourges, baccalauréat de philosophie. Ce lycée qui a reçu le nom d'Alain-Fournier a depuis été transféré dans un bâtiment nouveau ; l'ancien bâtiment abrite le CDDP.

1903 (oct.) : lycée Lakanal, Paris : préparation à l'École Normale supérieure. Échec au concours.

Là il fait la connaissance de Jacques Rivière, dont il devient l'ami pour toujours, et qui épousera Isabelle, et de René Bichet connu par : "lettres au petit B. d'A.F."

1905, mai, le jour de l'Ascension : rencontre d'une jeune fille au Cours-la-Reine. Quelque temps après, il sait son prénom : Yvonne. C'est à elle qu'il pensa pendant 7 ans de sa vie et c'est de sa rencontre que naît l'idée du roman qui deviendra "le Grand Meaulnes".

1907-1909 : service militaire.

1910 : amour malheureux avec Jeanne B. (qui est la Valentine du roman). [Jeanne Bruneau (1885-1971)].

1912 : amour heureux avec Simone.

1913 : parution du Grand Meaulnes, d'abord dans une revue dont s'occupait Gide et Jacques Rivière, la N.R.F. puis en librairie.

Août 1914 : il a 28 ans. La guerre. Alain-Fournier est au front. Il part un jour en mission de reconnaissance et n'en revient pas. On n'a jamais retrouvé son corps. [Ce fait est devenu inexact depuis mai 1991, les dépouilles du lieutenant Fournier et de ses hommes ayant été retrouvées puis ré-inhumées au sein de la Nécropole nationale de Saint-Rémy-la Calonne]

 

3. - Intérêt documentaire, géographique et social

 

a) - La vie rurale, la vie villageoise peuvent être observées plus particulièrement dans la première partie, par exemple lorsque les enfants visitent un artisan.

b) - Les paysages de la Sologne et du Bas-Berry peuvent faire l'objet de descriptions orales, ou bien de recherches parmi les documents photographiques, affiches, etc.

c) - La vie des écoliers, les pensionnaires sont aussi un sujet possible d'observation. L'observation peut porter sur les informations que le livre donne, mais elle peut former ensuite le point de départ de comparaisons diverses, par exemple :

- Après quatre heures :

à Ste-Agathe et dans un pensionnat d'aujourd'hui, à la ville et à la campagne.

- Ressemblances et différences entre l'école de M. Seurel et une école d'aujourd'hui.

- Le rôle d'un garçon comme Meaulnes à Ste-Agathe et dans une école d'aujourd'hui.

Ces exercices prendraient la forme que déciderait le professeur : débat, essai, rédaction, recherches d'autres références (livres, films, etc.).

On pourrait aussi faire réfléchir les enfants sur l'importance du meneur de jeu, et la signification de son rôle, sur la différence qui peut exister entre une petite et une grande école, sur la notion même de groupe. Meaulnes est une idole : on peut faire constater les nouvelles possibilités d'avoir une idole actuellement : radio, télévision, cinéma, journaux, bandes dessinées...

 

4. - Intérêt littéraire et psychologique

 

Le thème d'ensemble du roman est schématiquement celui de l'adolescent encore tourné vers l'enfance mais aspirant à franchir le pas qui le sépare de l'âge adulte.

À ce thème est lié celui de la quête du bonheur : recherche enthousiaste, ou, en tout cas désirée, mais mêlée d'inquiétude et où le mystère semble être un besoin. Seurel, Frantz, Meaulnes représentent trois façons d'être adolescent. Ils expriment, en trois personnages, des tendances qui peuvent se retrouver dans un même individu. On pourrait, dans la classe, provoquer un débat sur la valeur respective de ces garçons, sur leurs trois "manières". On pourrait faire une rédaction sur le personnage qui intéresse le plus, ou qui tente le plus (avec discussion) ou en qui on se reconnaît le mieux. Le sens de la fin du roman peut être discuté, éclairci par les élèves eux-mêmes. Que signifie, en fin de compte, le bonheur de Frantz ? En quoi peut-on dire que, Seurel est heureux ? Et Meaulnes ? Que représente pour lui sa fille ? A-t-on l'impression qu'ils sont devenus adultes ? Si oui, dans quelle mesure ? Être adulte n'est-ce-pas, d'un certain point de vue, avoir un métier ? Meaulnes en a-t-il ? et Frantz ? Seurel est instituteur comme son père : dans cette profession, le fait est fréquent. Mais il peut appeler une discussion sur la tentation de la sécurité qu'on reconnaîtrait dans la vie de François Seurel.

On peut se demander si le roman donne une impression d'échec ou de réussite, et analyser cette impression. Le pays sans nom (le domaine mystérieux) appelle aussi des questions et des rapprochements littéraires. La notion même de "pays perdu" et sa - ou ses - représentation (s) donnent matière à réflexion. Dans le Grand Meaulnes, qu'est-ce que le domaine "mystérieux", puis "perdu" ? Est-ce un paradis de l'enfance : Meaulnes y voit la fête "étrange" des enfants qui semblent être - un peu - les rois du domaine. Est-ce un royaume dangereux où l'on côtoie la mort : Frantz ? Ou bien le lieu des amours idéales : Yvonne de Galais ? Ou bien un vrai rêve du sommeil de Meaulnes ? Ou bien autre chose ?

Il pose en tout cas la question du besoin de rêve, de rêverie, d'émerveillement qu'il y a en chacun de nous. Alain-Fournier exprime la nostalgie de ce "pays des chimères" si précieux à .J.-J. Rousseau. Mais le merveilleux et l'aventure ne sont-ils pas dans la vie quotidienne ? Éluard dit (Les sentiers et les routes de la poésie) : "si l'on voulait il n'y aurait que des merveilles" ou bien "la poésie est contagieuse. La poésie est dans la vie".

Pour les rapprochements proprement littéraires, on peut penser par exemple à :

- Nerval : Les Filles du feu, ou le poème "Fantaisie".

- Chateaubriand : l'enfance à Combourg (Mémoires d'outre-tombe, première partie, passion). La Sylphide, fantôme d'amour : 1re partie, livre III, chap. 11.

- Cervantes : Don Quichotte.

- Les romans d'aventure anglais (Stevenson, Defoe dont Alain-Fournier admirait beaucoup Robinson Crusoé), etc. On peut également voir une parenté entre le style d'Alain-Fournier et la musique de son époque, par exemple Debussy (Jeux d'eau) - Alain-Fournier disait qu'il voulait être "le Debussy de la littérature" - ou Ravel (Daphnis et Chloé, l'Enfant et les sortilèges). On peut aussi, à propos du Grand Meaulnes, songer à la peinture impressionniste, notamment aux paysages.

 

5. - Extraits de la correspondance entre Jacques Rivière et Alain-Fournier (période 1908 à 1914) pouvant éclairer la compréhension de l'œuvre.

 

Alain-Fournier et les paysages de son enfance vision impressionniste :

 

A.F. à J.R., sept. 1909. Racontant une promenade dans le Cher, la nuit :

"Arrêté sur le pont, j'ai trouvé à ce spectacle (reflet des maisons dans l'eau) non pas un air de décor pittoresque, mais un air d'émouvante féerie - comme si, soudain. un beau soir de mon enfance se reflétait dans des eaux de fête".

 

Quelques aspects du tempérament d'Alain-Fournier :

 

AF. à J.F., 1909 (se retrouvant dans une maison connue autrefois). ***

"... Je savais bien que maintenant nous connaissons tout et que tout est prévu, mais le délice de cette maison où l'on m'avait fait venir a rendu mon mal d'indifférence plus douloureux encore".

J.R. à A.F., 1910.

"J'ai réfléchi aux causes de cette passivité en toi. Tu as eu une enfance si belle, si lourde d'imaginations et de paradis, qu'en la quittant, la maigreur de la vie t'a découragé".

A.F. à J.R., 4 avril 1910.

"Meaulnes. le grand Meaulnes, le héros de mon livre, est un homme dont l'enfance fut trop belle. Pendant toute son adolescence, il la traîne après lui".

"... Je ne puis pas tout dire aujourd'hui. Mais l'essentiel est une sorte de fatigue à porter, à supporter le monde... À présent je suis las et hanté par la crainte de voir finir ma jeunesse".

A.F. à J.R., 1909. Il est entré dans une maison du bourg et voit une enfant qui lit.

"Les mains sur les genoux, tirant sa petite robe, elle était d'une gravité presque douloureuse... Je n'ai jamais eu si intensément l'impression de deux vies, l'une extérieure et insignifiante, l'autre telle que la grave petite fille devait la concevoir. Il me semblait que je m'étais arrêté un instant dans le profond pays d'une âme vivante, ou plutôt que cet instant-là était à moi et se trouvait au contraire parmi les origines enfantines et mystérieuses de mon âme qui, ce soir-là, recommençait à vivre et à désirer".

 

Attitude d'Alain-Fournier vis-à-vis des couples de gens mariés :

 

AF. à J.R., 1909. Il est reçu par des amis mariés depuis peu.

"Les enfants mariés ont reçu celui qui venait de loin tout seul, et l'ont fait promener sous les grands arbres calmes... Leurs visages attentifs semblaient dire : "Parlez, nous sommes deux maintenant pour vous comprendre, dites votre peine, nous saurons bien à nous deux la guérir".

AF. à J.R., 4 avril 1910. À Jacques et Isabelle, nouveaux mariés.

"Je crois bien que la cause principale de nos malentendus, c'est tout bonnement le fait que vous êtes mariés et que je ne le suis pas. Tu mènes une vie dont tu ne veux rien me dire. Et moi je ne puis plus rien te faire connaître de la mienne".

A.F. à J.R., Ascension 1909 (anniversaire de la rencontre avec Yvonne).

"Je reste tout ce jour enfermé dans ma maison pour souffrir plus à l'aise... Comment traverserai-je tout seul cette fête à laquelle je ne suis pas convié".

A.F. à J.R., 1er sept. 1911.

"J'ai rêvé l'autre jour que je lui donnais, à Isabelle, sa robe de noces... C'était une robe admirable, éblouissante, qui scintillait".

 

Éléments pouvant éclairer les intentions du roman :

 

AF. à J.R., 13 sept. 1910.

"Je me suis mis à écrire simplement, directement, comme une de mes lettres, par petits paragraphes serrés et voluptueux, une histoire assez simple qui pourrait être la mienne".

AF. à J.R., 1909.

"Mon art s'efforce en ce moment vers le passage essentiel. Je continue à imaginer mon livre comme la plus merveilleuse petite histoire qui ait jamais excité les enfants sages et secrets : mais on y sentira par instants un effroi comme de la mort, un calme et un silence épouvantables, comme l'homme abandonné soudain de son corps au bord du Monde Mystérieux".

AF. à J.R., 2 mai 1913.

"Pays où tout est possible. Pays où l'on peut tout découvrir. Et c'est ainsi que j'imaginais le mien quand j'étais enfant"

"... Je ne sais pas encore si ce sera bien le grand Meaulnes le héros du livre, ou Seurel ? ou Anne des Champs ? ou moi qui raconte".

AF. à J.R., 4 avril 1910.

"... Ce livre est un roman d'aventures".

1908 : J.R. à AF. au cours d'un développement sur le bonheur.

"Nous ne pourrons jamais appréhender notre bonheur parce que ce serait le détruire... On ne dépouille pas ainsi ce qui est un mouvement, de sa fin. Pour que subsiste notre bonheur, il ne faut pas que nous cessions de croire au bonheur fixe, à cette paix. à ce repos qui est l'objet de toute tendance. Il ne faut pas quitter l'illusion. Il faut qu'à chaque fois nous recommencions notre effort avec le même espoir de saisir, la même confiance dans le définitif de notre atteinte. Sinon le bonheur insaisissable ne passera plus sur nous, cette émotion de l'âme attentive et tendue comme une chasseresse".

AF. à J.R., 13 sept. 1911.

"... Le chant le plus fort et le plus beau de tous les chants patois, celui où il est dit : "j'ai cherché ma bien aimée de village en village..."

A.F. à J.R., 4 avril 1910. Parlant d'Augustin Meaulnes.

"... Par instant, il semble que tout ce paradis imaginaire qui fut le monde de son enfance va surgir au bout de ses aventures ou se lever sur un de ses gestes. Ainsi le matin d'hiver où, après trois jours d'absence inexplicable, il rentre à son cours comme un jeune dieu mystérieux et insolent. Mais il sait déjà que ce paradis ne peut plus être. Il a renoncé au bonheur. Il est dans le monde comme quelqu'un qui va s'en aller. C'est là le secret de sa cruauté. Il découvre la trame et révèle la supercherie de tous les petits paradis qui s'offrent à lui. Et le jour où le bonheur indéniable, inéluctable, se dresse devant lui, et appuie contre le sien son visage humain, le grand Meaulnes s'enfuit non point par héroïsme mais par terreur, parce qu'il sait que la véritable joie n'est pas de ce monde".

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

- Isabelle FOURNIER :Images d'Alain-Fournier, éd. Fayard.

- Alain-FOURNIER et Jacques RIVIÈRE : Correspondance, éd. Gallimard.

- Édition commentée : Le Grand Meaulnes, coll. "Lecto­guides", éd. Larousse.

 

 

AUDIOVISUEL

 

- En cours de préparation : Les étranges paradis d'Alain-Fournier et du grand Meaulnes, montage audio-visuel (1 h 30) d'Alain Rivière (neveu d'Alain ­Fournier) et Hubert Blisson, du CNDP.

- Le CDDP de Bourges a publié un dossier sur Alain-Fournier et le grand Meaulnes comprenant des diapositives et divers documents écrits.

 

 

ACTIVITÉS CULTURELLES

 

- Pour tout renseignement concernant le voyage au pays du grand Meaulnes qui a lieu chaque année à la Pentecôte, s'adresser à l'Association des amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier, 31, rue Arthur Petit, 78220 Viroflay (tél. : 024.4807).

 

 

*** Lettre d'Henri Fournier à Jacques Rivière

Laval, 3 mars 1909

Mon Cher Jacques,

Je te dirai que j'ai beaucoup souffert pendant ces vingt-quatre heures passées dans le village de Brûlon, chez un boulanger.

J'ai eu beau me faire très simple et très petit enfant, j'ai bien vu que l'émerveillement de telles aventures était maintenant fini pour moi.

Je le savais que nos voyages, notre expérience et nos topographies nous empêchaient maintenant de partir à la découverte, et que jamais plus rien ne serait nouveau pour nous.

Je savais qu'on ne peut plus entrer maintenant dans un village ou dans une boutique, avec l'ignorance merveilleuse de ce qu'on y va trouver. Je savais que monter dans les chambres du haut, pour coucher dans la grande maison inconnue, ne me serait plus, comme autrefois, tant de douleur et de mystère. Je savais bien que maintenant nous connaissons tout et que tout est prévu, mais le délice de cette maison où l'on m'avait fait venir a rendu mon mal d'indifférence plus douloureux encore.

Car mon enfance se serait exaltée et égarée parmi toute cette famille serrée autour de la table, le soir. Le plus petit est resté auprès du feu, la tête dans ses mains ; il suit son étrange pensée, tout en recueillant avidement ce qui se dit - et cela fait un mélange qui le passionne et le désespère. La salle où l'on se tient est tout entourée d'autres chambres et de réduits noirs où donnent des portes mal fermées. Quelle est celle derrière quoi je verrais les corbeilles allongées et les grillons gris du four ?

- Village dont ils parlent tous et que je ne connais pas, nocturne et glacé tout autour de nous. À quoi mènent tes rues qui se coupent étrangement ? De quels hommes et de quelles fêtes s'agit-il ? Fait-on ici l'école, la nuit, car il doit bien y avoir des pays d'écoles de nuit. Les enfants ont grand-peur d'y venir, mais ils viennent quand même, pour la joie d'être tous réunis dans la salle noire et éclairée. Si ceux de la campagne, les plus loin, ne trouvaient pas le maître en arrivant dans l'école, qu'est-ce qu'ils feraient, quand tout le monde dort, et qu'ils verraient dans le champ d'à côté la lueur des fenêtres ?

Un escalier étroit mène à de vastes chambres. Dans la mienne, sur les cheminées et les encoignures, il y a des couronnes de mariées. De longs rideaux sont tirés sur de petites fenêtres très étroites percées dans l'énorme mur. Ce sont des fenêtres de château ; demain matin j'entendrai par-là, de bonne heure, des bruits familiers et inconnus ; le soleil se peindra en carré sur le rideau rouge ; et, quand je l'aurai tiré, j'apercevrai dans l'embrasure étroite tout un profond paysage.

À quelle fontaine ma toilette de ce jour se fera­-t-elle ? Sur quelle eau (de quelle pompe éclaboussante) vais-je pencher mon visage ?

La boulangerie, où nous avons joué le soir, que de recoins et de cachettes elle avait, du côté du four ! Et, incliné sur un cahier de musique posé sur le pétrin, le plus naïf de nous jouait des airs ; car la terre battue, sous nos pieds, invitait à la danse.

Le petit jardin plein de neige s'avançait en terrasse sur le coteau. "C'est à ce petit mur, disait-il, que je viens m'accouder quand les soirées de grandes vacances meurent de désir et d'ennui. Cette ligne de faîte que vous voyez, tout là-bas, s'évanouir vers la

vallée, dans la brume - elle est alors nette et nacrée dans le fond d'un coquillage ; car les buées brisées, les pollens bleus du printemps se sont évaporés au soleil ; et l'on peut voir, vers quatre heures, quand le soleil déjà penche les ombres, passer, sur le chemin jaune, les pèlerins de Sainte Agathe".

Je repense à tout cela maintenant que, seul, dans l'étude froide et noire, j'ai la fièvre. Mais alors, j'étais si désolé et si glacé que mon seul recours fut la grande promenade à bicyclette, dans la campagne enfouie sous la neige. Cœur misérable du pays uniforme et désert, quelle pitié c'était en nous, ce jour-là, et comme nous nous sommes compris !

[ ... ]

[in Choix de lettres et de documents, Pléiade Le grand Meaulnes, pp.369-370]

 

Dossiers pédagogiques de la radio-télévision scolaire. Premier cycle. Institut pédagogique national. 28 janvier 1980 - Fiche établie par P. Gaussen avec la participation d'Alain Rivière et Hubert Blisson.

[Peut être retrouvé sur Gallica :