Une dissertation philosophique "classique", sur un sujet "classique" : la responsabilité.

 

"Chacun de nous doit être d'autant plus gêné, quand il se veut normal, de cette fuite devant la responsabilité, que la vie courante fournit des exemples contraires en au moins aussi grand nombre"

B. Gavalda

 

 

SUJET : Y a-t-il ou non des degrés dans la responsabilité ?

 

 

INTRODUCTION

 

La question est à la mode. Succédant aux sévérités étranges des siècles précédents (où l'on était envoyé aux galères pour avoir volé un pain), une houle de plus en plus puissante d'indulgence et de moralité à tendances sociales réclame le pardon, les circonstances atténuantes, l'irresponsabilité généralisée, et la rééducation du malfaiteur au lieu de sa condamnation. Il y a là, certes, d'excellentes choses. Mais en quoi ? et jusqu'à quel point ?

 

 

I. - PRIORITÉ AUX CIRCONSTANCES

 

1. Les affirmations courantes.

 

Si l'on étudie les exemples les plus communément employés pour plaider l'atténuation de la responsabilité, on voit qu'on peut les ranger sous deux rubriques principales :

- dans le domaine physiologique, les maladies et les infirmités, spécialement quand l'hérédité et la naissance leur ont conféré un caractère presque fatal ;

- dans le domaine social, avec des malheurs immérités.

Sur cent dissertations, au Baccalauréat, j'en trouve plus de quatre-vingts qui remplissent deux pages d'effets faciles sur les malheureux délinquants qui ont traîné leur enfance dans le ruisseau, ou qui sont "traumatisés" à vie par leur strabisme ou leur boiterie... Il paraîtrait qu'après cela on a droit à tous les débordements possibles. Et il y a tant d'adultes qui, sur ces points, raisonnent exactement comme nos apprentis bacheliers !

 

2. Leur part de vérité.

 

Il est bien certain qu'un handicap est un handicap, qu'un infirme peut légitimement être envieux de ceux qui ont le libre usage de leurs membres ; et qu'on "ne guérit jamais de sa jeunesse" ; un enfant privé d'affection et de bons exemples est excusable de n'avoir pas découvert tout seul la hauteur de vues des Stoïciens ; de trop grandes souffrances physiques détournent de la vie spirituelle, chacun de nous a pu l'éprouver, et de manière bien humiliante, à l'occasion d'une crise de foie ou d'une rage de dents... Mais, déjà, il conviendrait de faire une distinction : si je puis - si je dois - étudier les circonstances de ce genre qui atténuent effectivement la culpabilité d'un prévenu, cependant aurai-je le triste courage de réclamer ce même genre de traitement pour moi-même ? N'aurais-je pas un peu honte de m'abriter facilement derrière ces choses qui ne dépendent pas de moi, qui ne sont pas moi ?

 

 

II. - IRRÉDUCTIBILITÉ DE LA VOLONTÉ PERSONNELLE

 

1. Les exemples contraires.

 

Chacun de nous doit être d'autant plus gêné, quand il se veut normal, de cette fuite devant la responsabilité, que la vie courante fournit des exemples contraires en au moins aussi grand nombre. Des exemples d'enfants s'élevant malgré le sort adverse, acharnés au travail, profitant des moindres circonstances pour se cultiver, et, jouissant à travers toutes leurs difficultés d'une parfaite rectitude morale, devenant des guides sûrs et éprouvés. Ou des exemples de malades triomphant de toutes leurs déficiences physiques : ces artistes manchots qui peignent avec la bouche ou les pieds, Pascal réfléchissant malgré ses maux de tête, Roosevelt qui, après son attaque de poliomyélite, au lieu de se laisser aller, comme son immense fortune le lui aurait permis, s'acharnant pour lutter contre la paralysie (I'll beat this thing, répétait-il en s'essayant à marcher) et commençant une nouvelle vie en plein âge mûr... Il ne semble pas que les destins contraires soient considérés par tous les hommes comme semblablement déprimants ; les uns y voient un obstacle qui les arrête, les autres un tremplin qui les aide à sauter plus loin, les autres un piège qu'il faut esquiver et habilement contourner.

 

2. Le facteur fondamental.

 

Pourquoi ces différences d'attitudes ? C'est que la clef de nos réactions, quoi que nous puissions alléguer, ne se trouve pas en dehors de nous, mais en nous. Il y a une psychologie très profonde et très vraie dans la distinction stoïcienne entre les choses qui ne dépendent pas de nous (c'est-à-dire toutes choses) et celles qui dépendent de nous (c'est-à-dire nos opinions). Certes, notre corps nous trahit souvent, et notre milieu social est loin de nous être toujours favorable ; mais cela ne compte vraiment que si nous n'avons pas d'armature interne ; à ce moment-là, c'est notre faiblesse et notre lâcheté que nous tentons de dissimuler en plaidant l'irresponsabilité ; et, comme pour nous justifier à nos propres yeux d'agir ainsi, nous étendons cette indulgence à tous les hommes, à toutes les circonstances - notre manque de maîtrise de soi sera ainsi noyé dans l'irresponsabilité générale. Mais nous rencontrons des hommes qui se proclament responsables, et il y a des moments où nous savons bien que c'est cela, et cela seulement, qui doit être notre lot. Le fameux "il y a deux hommes en moi" est vrai sur tous les plans, et pas seulement sur le plan religieux : il y a en chacun de nous l'homme "extérieur", fils de son époque et de son milieu, engendré par les circonstances ; mais il y a aussi l'homme "intérieur" qui ne relève que de lui-même et de la hiérarchie des valeurs. Celui-ci ne veut laisser à rien ni à personne d'autre la paternité de ses actions. Ce qu'il faudrait tenter de généraliser, ce n'est pas les trop faciles "circonstances atténuantes" qui peuvent régresser à l'infini et nous égarer, c'est cette réclamation de l'autorité que l'on a sur les actes que l'on a commis.

 

 

CONCLUSION

 

La responsabilité est une question d'être plus que d'agir ; elle met en cause l'être même d'où dépendent nos actes. Elle est à revendiquer comme la liberté et la personnalité, qui ne lui sont, après tout, que des termes synonymes. Et celui qui veut nier sa responsabilité en la dissimulant dans les événements et les choses, celui-là affirme par là-même qu'il a renoncé à sa personnalité, s'il en a jamais eu.

 

© B. Gavalda, in Les Humanités-Hatier (Sections classiques), n° 448, octobre 1969.

 

Berthe Gavalda [Aix-en-Provence, le 18 octobre 1914 – Marseille, le 30 juin 1991], Agrégée de Philosophie (1943), Professeur au Lycée La Bruyère, Versailles

 


 

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B
G

Petit souvenir personnel… dont je n'ai, hélas !,  aucun souvenir !

Le 22 février 1955 - j'étais alors en classe de 3e - j'ai eu le privilège d'écouter, à la Synagogue d'Aix-en-Provence, rue Mazarine (devenue Temple de l'Église réformée de France) une "passionnante" conférence de Mademoiselle Gavalda : "Cinq mois sous la tente en Palestine, Syrie, Mésopotamie"…