Sérieusement horripilé par les certes pathétiques, mais surtout incroyables prétentions du jeune Alain Dominici, j'avais commencé à écrire de mémoire (oui, de mémoire et sans aucune note), fin janvier 2001, ce qui est devenu un si long texte que j'ai dû me résoudre à le scinder en parties distinctes et plus ou moins indépendantes.
Dans le même temps, j'ai eu connaissance du beau (et surtout irréfutable) témoignage du juge Pierre Carrias, dont j'ai dit par ailleurs tout le bien que j'en pensais : on a plaisir à fréquenter une telle honnêteté intellectuelle, par les temps qui courent (et dans une telle affaire).
Pourtant, en lisant attentivement son texte, je me suis aperçu que ma mémoire avait connu, tout de même, quelques défaillances : j'ai donc rattrapé, ou corrigé, les plus importantes. De fil en aiguille, j'ai été conduit à suivre à nouveau l'affaire à travers plusieurs quotidiens (Le Monde, Le Dauphiné Libéré, Les Allobroges, La Marseillaise, Le Provençal, le Méridional, Nice-Matin, pour ne pas les nommer), et une très petite partie de ce que j'ai pu y lire est venue augmenter mon texte. Davantage encore, le témoignage de Pierre Carrias apportait une bibliographie, et l'examen critique, très mesuré, trop mesuré dirais-je, d'un ouvrage dont je n'avais jamais entendu parler, et que j'ai lu entre l'éclat de rire, la stupeur et l'indignation. Mais procédons par ordre !

 

"J'ai tout vu, en ma vie de vanité :
le juste périr dans sa justice
et l'impie survivre dans son impiété"

(Qohéleth, 7, 15).


"... elle était à genoux, la gosse, elle disait rien, je lui ai donné un grand coup sur la tête, ça a pété dur, la crosse de la carabine s'est brisée. J'ai ramassé les morceaux, je les ai jetés dans un trou d'eau, et après je me suis lavé les mains toutes sanglantes dans la Durance"
(Aveux de Gaston Dominici, 14 novembre 1953).

"Si j'ai assommé la fillette, tu comprends bien que c'est pour pas qu'elle parle"

(Gaston Dominici au commissaire Sébeille, le 14 novembre 1953).

"Ce qui paraît des plus certain, c'est que le meurtrier a agi exactement comme un homme qui craint d'être reconnu. Son acharnement sur la fillette en témoigne. Il fallait empêcher de parler par tous les moyens" (
Jean Meckert, La tragédie de Lurs, 1954, p. 40).

"'Crime d'État' (comme s'il pouvait y en avoir), complot 'atomique', séquelle de la Résistance, vengeance politique et même suicide maquillé (???), on offrit tour à tour au grand public, si friand d'inepties, toutes les hypothèses les plus savamment tirées de l'absurde"
(Revue moderne de la police,
mars-avril 1954)

"En général, un journaliste judiciaire préférera toujours la provocation du doute, artificiellement construit et exploité, à la banalité de l'évidence, la fausseté de l'exception à la vérité de la norme. D'où la frénésie, qui serait comique si elle n'entraînait pas beaucoup de citoyens abusés, avec laquelle les journalistes s'épanouissent sur l'air de l'erreur judiciaire. C'est d'abord le résultat de leur représentation du procès
..., et de leur conception intellectuelle qui se gargarise à ce point du "contre-pouvoir" qu'elle est prête à favoriser la mythologie d'erreurs judiciaires, afin que chaque journaliste puisse se prendre pour Zola. C'est aussi parce qu'ils n'ont pas compris qu'un procès criminel n'était pas forcément le lieu d'une certitude absolue, mais qu'il devait seulement écarter, sauf à en tirer les conséquences par l'acquittement, tout doute substantiel sur la culpabilité de l'accusé. Pour les journalistes, n'importe quelle incertitude, même la plus infime, sans relation avec le cœur des faits, est qualifiée de fondamentale. Donc, naturellement, ils sont scandalisés par l'arrêt de condamnation"
(Philippe Bilger, in Un avocat général s'est échappé, p. 112.

 

 

À la mémoire de la petite Élisabeth Drummond (1942-1952), dont le soleil s'est couché avant la fin du jour

 

Cassini_Lurs

 

 

Prendre connaissance à froid, et donc de façon relativement détachée, d'une longue recension effectuée - près d'un demi-siècle auparavant - au fil des jours, donc à chaud, est une aventure intellectuelle que je conseille à chacun. On apprend beaucoup, croyez-m'en. Et pas seulement sur le sujet précis qu'on a choisi d'explorer. Ainsi procèdent les historiens, en multipliant il est vrai les sources.

S'agissant en particulier du Monde, que je pense connaître un peu, puisque je le lis chaque jour, et depuis cinquante ans, exactement (oui, j'étais précoce, c'est ainsi), j'ai ressenti une première surprise en constatant que, durant des mois, ce cher ami qui a désormais quitté la rue des Italiens prenait, s'agissant du triple crime de Lurs, ses renseignements... auprès du Parti communiste (en tous cas de sa presse). Il est piquant, avec le recul, de lire ses impatiences (ou du moins celles de ses journalistes suivant l'affaire) vis-à-vis de Sébeille (et des autres), ses agacements, ses exigences et ses conclusions. Le ton est donné dès la première insertion : "Dans la nuit des coups de feu - de mitraillette, dit-on - ont été entendus. On pense que les trois campeurs ont été attaqués et abattus par les occupants d'un side-car, que des paysans ont vu circuler sur la route vers minuit" (6 août 1952, p. 12). Le lendemain, c'est carrément la version Gustave qui devient la vérité : "Vers 5 h 30 M. Joseph [sic] Dominici, cultivateur à Lurs, en bordure de la route nationale 96, découvrit à proximité d'un petit pont, au milieu de roseaux, le cadavre d'une fillette vêtue d'un pyjama bleu ciel. M. Dominici se souvint alors qu'il avait vu la veille sur le bord de la route trois campeurs qui étaient en train de manger à côté de leur voiture. Il se dirigea vers l'emplacement où il avait aperçu les dîneurs… " (7 août 1952, p. 4). Et le comble est que, rendant compte de la confrontation de Gustave avec M. Jean-Marie Olivier (le jeune motocycliste revenant de l'usine chimique de Saint-Auban), puis confirmant que les Dominici n'ont pas entendu de cris, la nuit du drame, enfin rapportant que le Maire de Peyruis a signalé à M. Mével, commissaire principal à la brigade mobile de Marseille, qu'une manifestation communiste s'organisait contre le commissaire Sébeille, notre quotidien indépendant conclut, avec l'esprit de sérieux qu'on lui connaît : "Gustave Dominici est enfin lavé de tout soupçon" (6 septembre, p. 5. Souligné par nous. C'est très exactement l'expression qu'on peut lire dans la presse communiste du même jour) ! Un peu plus tard, le journal reproche vertement aux enquêteurs d'avoir négligé le témoignage du Dr Dragon (n° du 21 octobre 1952, p. 8). De quoi je me mêle...

Il faut attendre un an pour voir Le Monde commencer à changer de point de vue, à partir de la mi-novembre 1953, et des premiers aveux de Gustave (cris entendus, plusieurs visites sur les lieux du crime durant la nuit, déplacement d'un cadavre), rapportés dans le numéro du samedi 14 novembre (page 10). Cela est patent le lendemain, avec ce commentaire (ou plus exactement, ce revirement) : "Le comportement du vieillard (calme étonnant depuis quinze mois), maintenant que la vérité est connue, n'étonnera personne ici. "C'est un homme très dur. Il était le maître absolu. Tous filaient au doigt et à l'œil devant lui", disent les témoins, hier encore si discrets" (n° des dimanche 15-lundi 16 novembre 1953, page 5). Et, au fil du procès, le journaliste se laisse progressivement convaincre, le basculement s'effectuant, à mon sens, au cours de la journée du samedi 20 novembre 1954 : Théolleyre indique d'abord que, malgré les assauts de Me Pollak, Maillet ne faiblit pas (et on sent qu'il le regrette). Puis il écrit que la journée s'achève par la déposition du commissaire Constant qui raconte avec beaucoup de logique et d'intelligence comment il découvrit que les déclarations de Gustave n'étaient qu'un tissu de mensonges.
La cause est désormais entendue. Ainsi, rendant compte de l'audition de l'épouse de Gustave, Théolleyre l'assortit de ce commentaire on ne peut plus lapidaire (n° du 25 novembre, page 6) : "Yvette Dominici continue, mais déjà tout le monde a compris que son récit est celui du premier jour, celui que Gustave fit aux gendarmes, celui que seize mois d'enquête devaient révéler comme une succession de mensonges, les uns à peu près certains, les autres nettement établis"(1). Tout vient à point, à qui sait attendre...

On apprend beaucoup, ai-je dit ; et sans le vouloir. Tandis que, mi-novembre 1953, Le Monde consacre deux articles à une longue synthèse sur l'affaire, il intéresse ses lecteurs, dans un court entrefilet, aux révélations de Guillaume Seznec, alors hospitalisé à la Pitié (à la suite d'un accident de la circulation), et de sa fille Jeanne (n° daté du 28 novembre 1953) ; car, selon la belle-sœur de l'ancien bagnard, ce dernier aurait soi-disant déterré le cadavre de Quémener pour le réenfouir ailleurs… (c'est aussi compliqué, et même embrouillé, que l'affaire dont nous nous occupons...). Les révélations de Seznec sont vérifiées (il y a des fouilles entreprises) sous la direction d'un certain commissaire Gillard... que nous retrouvons, un an plus tard, avec Charles Chenevier, lors de la seconde instruction à Lurs. Le monde est petit, n'est-ce pas ?

Eh bien, le dit commissaire Gillard conclut qu'il n'y avait pas lieu de rouvrir l'enquête. Et ceci me pose question, et même m'interpelle, encore que je ne connaisse pas grand-chose à cette autre "énigme". Car je constate d'abord que l'argument le plus invoqué aujourd'hui (en faveur de la révision) est la participation d'un jeune policier à l'enquête initiale : Pierre Bonny. Or il débutait dans le métier, et sa signature n'apparaît que 9 fois, sur 500 documents cotés, autrement dit une misère. Mais ce Bonny a été, vingt ans plus tard, convaincu de collaboration et d'indignité nationale, et exécuté à la Libération pour cela (il avait d'ailleurs, dès 1934, été radié de la police, disons pour prévarication). Aucun rapport avec l'affaire Seznec, donc, mais certains savent faire flèche de tout bois... Ensuite, que l'affaire sera revue parce qu'un Ministre de la Justice, la pâle Mme Lebranchu, appartenait autrefois à un Comité pour la révision du procès Seznec. Il me semble dommageable qu'un Ministre de la République se révèle aussi crûment partisan(e), et militant(e), alors qu'il est avant tout en charge du bien commun, et qu'on attend donc de lui une exemplaire impartialité. Mais, bof, ce que j'en dis...
Je risque quand même une remarque : un autre bagnard, un certain Louis Nourric, condamné en 1928 aux travaux forcés à perpétuité (pour l'assassinat d'un encaisseur), s'est toujours proclamé innocent (il a été gracié après 25 ans de bagne) : ne vaut-il pas un Seznec, quand bien même les pompes médiatiques l'ignorent superbement ? Et ne devrait-il pas, lui aussi, faire l'objet de la part de notre zélé(e) Ministre, d'une demande en réhabilitation ? Chiche, Madame(2) !

En tous cas, on peut être certain qu'en France, dès que la police, dans une affaire criminelle, met la main sur un suspect (si, si, ça arrive), aussitôt s'organise un Comité Gustave et Théodule (c'est le cas de le dire !) pour soutenir l'inculpé, pardon, le mis-en-examen. Surtout s'il a des appuis.

Mais venons-en à l'objet de notre horresco referens. Lors du procès de Digne, Me Claude Delorme, avocat des parties civiles, suffoqué par la mauvaise foi du témoin, s'était écrié, durant l'audition de la dénommée Yvette Barth, épouse Dominici :"nous sommes plongés dans la stupeur et l'indignation... C'est révoltant !" (rapportant la même scène - audition du 23 novembre 1954 - le journaliste Espinouze, du Provençal, n'hésita pas à écrire : "On assiste devant une salle tumultueuse et soulevée d'indignation, à la déposition la plus effarante, la plus richement mensongère d'une femme au cœur de pierre, à la tête assez froide pour pouvoir aligner avec arrogance les contradictions les plus flagrantes et les 'amnésies' les plus singulières"). C'est du moins ce que rapporte M. William Reymond, à la page 145 de son ouvrage prétentieusement intitulé Dominici non coupable, les assassins retrouvés [désormais WR].

Stupeur et indignation, esprit de révolte, tels sont bien les sentiments qu'éprouve le lecteur de bonne foi, normalement intelligent et suffisamment informé, lorsqu'il prend connaissance de cet épais volume, qui a trouvé, c'est à peine croyable, un éditeur ayant pignon sur rue. De plus, dans la maison du grand scientifique et astronome, Camille Flammarion. Lequel éditeur avance, sans rire, qu'il s'agit d'une enquête en profondeur. Sans doute veut-il parler des profondeurs d'un cloaque.

La critique, même vive, est sans aucun doute salutaire, et peut contribuer à faire avancer un débat. Les écrits polémiques sont d'ailleurs, depuis la satire et le fabliau, une tradition bien française. S'agissant de notre affaire, personne n'est obligé de croire les démonstrations et allégations policières et judiciaires, concernant le triple crime de Lurs (très exactement : double meurtre suivi d'un assassinat). Quand bien même la plupart de ceux qui ont écrit là-dessus approuvent, avec parfois des nuances, les conclusions générales établies par la centurie d'enquêteurs (après, rappelons-le, plus de trois ans de recherches scrupuleuses), il n'en reste pas moins que des voix se sont élevées pour énoncer des doutes, voire des conclusions différentes. Ainsi, par exemple, de la grande journaliste communiste, Madeleine Jacob. Mais les propos furent toujours mesurés, en tout cas dépourvus d'arguments ad hominem. Il s'agissait de raisonner (avec les œillères d'un Parti, tout de même), pas de salir, de baver, de dégueulasser tous azimuts.

Épais volume, avons-nous dit. Mais si on y regarde de près, on s'aperçoit alors que moins de 20 % de l'ensemble est consacré au sujet stricto sensu qu'il nous annonce : les assassins retrouvés. Notre auteur n'a rien à apporter, sinon de fielleuses allusions qu'il nous sert tout du long de son pensum comme autant de vérités révélées, à tel point qu'il faudrait le récuser ligne après ligne. C'est pourquoi il s'appesantit lourdement à rappeler les détails d'une affaire cent fois lus en cent endroits, citant abondamment la presse de l'époque, mais aussi, c'est tout de même original, des pans entiers de rapports officiels (de la Gendarmerie, en particulier), car il a eu accès, par l'intermédiaire du clan Dominici, au dossier de Me Pollak (ou à celui de Me Bottaï, plus vraisemblablement) ; et il souligne, à l'occasion, des faits relativement passés jusque là sous silence, comme le penchant pour les bordels de tel témoin, les graves difficultés financières (supposées) de tel autre. Qu'espère-t-il, à salir complaisamment tous ceux qui n'épousèrent pas son singulier point de vue sur l'affaire ? On pourrait, à bon droit, en tirer la conclusion qu'il est essentiellement mû par une détestable Shadenfreude. Songeons qu'il insulte jusqu'au professeur Marrian, l'ami intime de Sir Jack, carrément traité de menteur invétéré à propos de ses affirmations sur les capacités linguistiques des Drummond (WR p. 302. On sent que la déposition du professeur, comme celle de son épouse, n'ont pas été encaissées par le clan Dominici) ! Et qu'il ne recule pas devant l'acte ignoble consistant à faire parler un absent, le juge Périès, et lui faire déclarer (après, tout de même, lui avoir reproché de ne pas avoir fait son travail correctement) que Dominici est innocent [WR p. 225]. Périès qui marcha main dans la main avec Sébeille !

Rien de tout cela, en tout cas, n'apporte quelque élément nouveau que ce soit à un commencement de démonstration d'une innocence certes mille fois proclamée, mais nullement établie - et pour cause. Et c'est pourquoi, refermant cette triste compilation, on en vient à penser à une affaire entièrement différente, portée devant la Justice, et dans laquelle le Juge avait estimé manifestement faux, dans ses attendus, le caractère d'une annonce faite, et "qu'il y a au moins imprudence coupable à afficher en première page un titre aussi inexact". On s'y croirait !

Naturellement, c'est l'inévitable Alain Dominici qui préface cet ouvrage, et qui commence sans rire (lui aussi) par nous parler du culte de l'innocence, dans lequel il a paraît-il baigné, étant enfant. Pour faire bonne mesure, il eût pu ajouter le culte de la vérité et de la dignité, en citant le propre avocat de son grand-père, Me Pollak, s'écriant : "Monsieur le Président, nous considérons comme contraire à notre dignité de poser la moindre question à cet homme" [Il s'agit de Gustave. Cité par WR, p. 152. Mot à mot, l'avocat avait dit, exactement : "pour la dignité de nos robes, devant l'éclaboussure de ses mensonges, nous nous refusons à poser... etc." Mais on connaît moins la riposte immédiate de Me Delorme, partie civile, à son confrère : "Vous en avez de bonnes ! Vous avez mis sur le gril des témoins sincères, et vous ne voulez rien savoir de celui-ci ? C'est suspect !"]. Certes, M. Alain Dominici en appelle aux tatamis de son école de judo, ce qui est sympathique mais paraîtra un peu léger aux esprits chagrins, qui ont la faiblesse d'attendre des preuves tangibles, non des incantations. Il nous attendrit aussi [WR, p. 8], avec "les yeux brillants, les gestes tendres de [son] grand-père". Malheureusement, quelqu'un qui a connu Gaston de très près, à une époque où Alain n'était guère en mesure de juger les choses, a vu, lui, que "ce grand-père n'avait jamais un mot, un geste pour son petit-fils" [E. Sébeille, p. 124]. Et il n'est pas le seul. Il avait d'ailleurs déjà enfoncé le clou dès son rapport final de janvier 1954, dans les termes suivants : "Pendant tout le temps que nous l'avons observé, on peut dire... que Gaston Dominici n'a jamais manifesté le moindre signe d'affection envers les siens, même envers son petit-fils Alain. Chaque fois qu'il arrivait à la ferme, il n'adressait que très rarement la parole à sa famille si ce n'est pour donner des ordres, surtout à sa femme qui était, nous a-t-il semblé, celle qui subissait principalement son joug". Mais laissons cela.

Plus dommageable est l'accusation portée envers un Principal de collège, qui aurait refusé au jeune Alain l'entrée dans son établissement, "effrayé par celui qui portait le nom d'un monstre" [WR, p. 7]. J'ai passé toute ma vie active, à différents postes, à différents échelons de responsabilité, au sein de l'Éducation nationale. Aussi comprendra-t-on que cette allégation me soit véritablement insupportable. De semblables affirmations sont tout simplement honteuses, et jugent qui les profère.



Et cela continue, avec les brimades au service militaire, voire à l'entrée dans le mariage (sans doute est-ce là allusion au grand reportage dont se fendit Paris-Match lorsque notre Alain convola - juillet 1973 - en justes noces avec Marcelle - photo pleine page à l'appui) : si cela était avéré, ainsi seraient jugés les auteurs des lazzis ; mais imagine-t-on une seconde que, dans ces conditions, notre véloce trois-quarts (Christophe, l'homonyme d'Alain), dont ne nous intéressent, au vrai, que les cadrages-débordements souvent géniaux qu'il entreprend face à ses adversaires, aurait pu conduire la carrière internationale que nous savons ? Poser la question, c'est y répondre(3)

Et, de même, on pourra se convaincre que les différents rejetons des familles Seznec ont accompli les trajets que leurs mérites appelaient. Il y a des pleurnicheries qui ne sont pas dignes.

On a enfin la désagréable impression que le préfacier, comme le préfacé, ont une haute idée d'eux-mêmes. Car voici Alain, découvrant et jugeant - à quinze ans et en quinze jours ! - un "dossier creux"(4) [WR, p. 7]. Piètres adultes de tous bords, qui se sont mis à cent, au moins, pour le constituer, en trois années qui plus est ! Mais, tous comptes faits, on ne reprochera pas à cet homme de clamer ubi et orbi l'innocence de son grand-père ; on s'inquiétera plutôt de sa conception de la "preuve", puisque c'est aussi celle de l'auteur qu'il préface…

Alain affirme sa vérité en fonction des données de la conscience qu'il s'est forgée de l'affaire, et on peut - à l'extrême rigueur - comprendre qu'il ne puisse faire montre d'un certain recul. Au lieu que cela confine au fanatisme avec William qui s'enferme dans une certitude proche de la vérité révélée : les Dominici n'ont rien à voir avec le crime de Lurs,  les faits sont ainsi de toute éternité. Pas une fois l'auteur comme son préfacier ne doutent. Ils n'ont donc que faire de preuves car, sans le doute, il n'y a pas besoin de preuve. Ainsi, W. Reymond ne retient des faits que ce qu'il veut bien en retenir (et il aboutit, nous le verrons plus loin, à inventer un scénario si démentiel qu'il en devient désopilant). Et pour discréditer tel ou tel fait gênant au regard de la thèse de l'innocence (tous les faits avérés sont d'ailleurs, hélas pour nos duettistes, sinon du côté de la culpabilité, au moins de celui de la complicité), il ne discute pas du fait, mais balance des remarques fielleuses sur celui qui l'a établi (la plupart du temps, donc, le commissaire Sébeille), ou celui qui l'a à demi-mot accepté (Me Pollak, principal avocat de la défense - c'est véritablement un comble de voir cet avocat traîné dans la boue). Cela pourra paraître détestable, pour le moins, tant certains de ses déchaînements sont incompréhensibles, et surtout bien insuffisants pour entraîner l'adhésion...

Bref, Reymond nous assène de diverses façons son dogme, qu'il veut faire passer à nos yeux pour le réel, tandis que le Commissaire ne fit qu'avancer chaque jour, avec sa sensibilité propre, sur la piste du vraisemblable, qu'il s'efforçait de construire méthodiquement ; et ses lenteurs supposées n'ont eu pour raisons que la complexité de l'énigme, d'une part, ainsi que tous les obstacles dressés devant lui pour retarder sa découverte : il s'agit pour celui-ci de probabilités, pour celui-là de vérité révélée. Celui-là écrit un roman, ô combien venimeux, celui-ci reconstruisit une vérité complexe, qu'on s'était par tous moyens efforcé de lui dissimuler. Et sa construction a été vérifiée (rendue vraie, au strict sens étymologique) lors du procès ; on se doute bien que, s'il en avait été autrement, les quatre avocats de l'accusé se seraient fait une joie (nonobstant les écarts dont Reymond se rend coupable à l'égard de Me Pollak) de la faire voler en éclats. Or, ils n'ont même pas réussi à ébaucher cette vaste - et impossible - entreprise. Et ce n'est pas faute de connaissance profonde du dossier, comme le suggère notre auteur ! Un être sensé devrait en tirer certaines conclusions.

Le livre s'ouvre sur un prologue qui, sans crier gare, nous donne à lire un extrait de la déclaration d'un certain Wilhelm Bartkowski, s'accusant du triple crime [WR, p. 13]. À quoi renvoient exactement ces quelques lignes ? Il faut en arriver à la page 325 (!) pour avoir la suite de ce prétendu témoignage, dont on attend toujours l'intégralité, et les références très précises ! Et pour cause !
Ce Bartkowski dont on entend parler pour la première fois à la page 13 resurgit donc comme un diable de sa boîte, à la page 325… Plus de 300 pages, c'est à dire l'essentiel du livre, à parler d'autre chose. Notre brillantissime détective n'a rien à dire, voilà tout. Son habileté, si c'en est une, est alors d'oublier totalement les Dominici, empêtrés dans leurs mensonges, leurs aveux circonstanciés, leurs insultes, leurs déchirements publics ; bref, de soudain occulter les faits qu'il nous a pourtant trop longuement rapportés, en ajoutant mille détails oiseux pour délayer la sauce.

Ainsi, faisant fi de tout ce qu'il vient de recopier ici ou là - trop abondamment, mais contenant de multiples et irréfutables preuves de culpabilité - du moins pour tout être doué de raison - le voilà qui se met soudain à affirmer que les longs travaux de Sébeille ne constituent qu'un tissu d'inepties [WR p. 319], et à reprocher à tous les journalistes (à part les communistes !) de les avoir gobées sans aucun esprit critique… On croit rêver… Mais il ajoute, pour faire bonne mesure, que "l'incompétence n'est pas le seul apanage des enquêteurs" [WR p. 240] : à cette bande de branquignols, il joint le président Bousquet, l'avocat général Rozan et même les jurés ! Pour ne rien dire des avocats de Gaston, et plus particulièrement de Me Pollak, dont "à de nombreuses reprises, le public peut constater que, s'il plaide avec brio, il connaît mal le dossier" [WR p. 104. On comparera avec cette opinion, à chaud, du journaliste Espinouze : "incontestablement, de tous ceux qui ont pris la parole, c'est lui (Me Pollak) qui connaît le mieux les innombrables cotes de référence et les procès-verbaux de l'affaire" - in Le Provençal du 19 novembre 1954, p. 13]. Je risque une autre explication, qui vaut ce qu'elle vaut. L'auteur nous rappelle que Pollak était surnommé le Verbe. N'était-ce pas plutôt le Verbeux (P. Scize parle de Me Pollak, si enivré de son propre verbe) ? Plus sérieusement, Me Pollak connaissait parfaitement le dossier, à telle enseigne que, sachant pertinemment que la solution du crime se trouvait à la Grand'Terre ("Car il [Gaston] savait, comme nous le savons, que le mystère du crime se cachait quelque part dans sa propre ferme", s'écria-t-il pendant sa plaidoirie), et ayant traité Gustave (dont il avait pourtant été, deux ans auparavant, l'ardent défenseur !) et Yvette d'animaux sauvages, il n'avait qu'une voie pour tenter de dédouaner son nouveau client : charger Gustave et Roger Perrin (avec un zeste de Clovis et de Maillet), ce qu'il fit avec grand talent...

Pourtant, un être au moins trouve grâce aux yeux de notre auteur. Reymond loue grandement le sérieux du juge Pierre Carrias, sérieux "qui fait cruellement défaut à l'investigation de Sébeille" [WR p. 279]. Euh, ce sérieux, mais il a conduit le juge Carrias strictement aux mêmes conclusions que les autres enquêteurs (que celles de Sébeille, en tout cas) ! On se demande donc bien pourquoi notre auteur couvre de fleurs un homme qui a conclu dans le même sens que tous les autres ; c'est, pour le moins, se contredire ! Alors, il faut être bien malveillant pour imaginer que, courageux mais pas téméraire (le juge Carrias est le seul encore vivant, parmi ceux qui ont eu à connaître de cette affaire), Reymond a tenu soigneusement à éviter le procès en diffamation qui n'eût pas tardé, s'il s'était avisé de traiter Carrias comme un vulgaire commissaire Sébeille !

Quoi qu'il en soit, le voilà qui écarte donc, d'autorité, toutes les investigations précédentes : et, nouvel enquêteur autoproclamé, reprend tout à la base. Ses auditions de 1995 (!) deviennent donc des pièces sacrées : Yvette, Gustave, tous les menteurs y passent (et on voit même Alain Dominici, faisant parler Clovis !). Alors, à propos de ses longs entretiens avec Yvette Dominici, rappelons-lui tout de même qu'en 1995, cette dame avait changé de nom depuis près de trente ans… et parce que les dits entretiens sont un tissu d'âneries et de contrevérités (pour ne pas parler de la lettre inédite d'Yvette à Me Pollak, chef-d'œuvre de comique involontaire), mettons-lui sous le nez ce qu'écrivait, à propos du témoignage de la mère d'Alain (confirmant que son mari était sorti dès deux heures du matin, le matin du crime, et ne s'était pas recouché), le quotidien Les Allobroges, journal communiste du Dauphiné (aujourd'hui disparu), en date du mardi 22 décembre 1953 (page 5. Souligné par nous) : "Il sera difficile, aujourd'hui, d'émettre un doute quelconque sur les circonstances dans lesquelles Yvette Dominici a porté, à son tour, ses accusations. C'est, en effet, en présence d'un seul Juge et de son greffier que la bru du Patriarche a parlé dans un cadre qui lui est familier, celui de son habitation" (le journal fait ainsi allusion à l'interrogatoire du 18 décembre - en fait, il y avait aussi le commandant de gendarmerie Bernier, et un substitut du Procureur de la République). Fermez le ban.

Et pourquoi le "retrouveur" des assassins écarte-t-il ainsi toutes les enquêtes précédentes, conduites scrupuleusement par des professionnels(5) ? Eh bien parce que, quarante-cinq ans après le meurtre, le mystère reste entier [WR p. 15]. Heureusement pour nous, notre détective est enfin arrivé pour rendre limpide la totalité de l'énigme ! Car, seul parmi tous, il a "découvert une vérité intolérable : Gaston Dominici a été sacrifié sur l'autel de la raison d'État" [WR p. 16]. Rien de moins.

 

Le triple crime que nous savons devient en fin de compte un "film à sensation imaginé par Sébeille" [WR p. 219], dont le clou est évidemment la mise à mort de la fillette, car Sébeille veut que Gaston soit condamné à la peine capitale…


Notes

(1) Dire que Reymond stigmatise, sans rire, "l'étrange capacité de Maillet à répéter mot pour mot la même histoire, comme s'il l'avait apprise par cœur" [WR p. 268] !
(2) Je ne puis résister, à cet égard, au plaisir de donner à lire un extrait du journal (de l'année 2000) du grand polémiste (mais il est bien davantage que cela) Jean-François Revel : il s'agit de ses commentaires concernant les suites de l'attentat (qui fit un mort) contre le McDo de Dinan, le mercredi 19 avril.
" Ai-je bien entendu Mme Lebranchu, ministre de je ne sais quoi, exprimer sa "très profonde émotion" devant la mort "bouleversante" de la jeune femme tuée dans l'attentat de Dinan, tout en ajoutant que l'on peut, certes, s'en prendre à un symbole (le "Macdo", symbole de la mondialisation, de l'impérialisme américain) à condition d'épargner les vies humaines ? Elle trouve donc légal, républicain et légitime de détruire un restaurant à coups d'explosifs à condition qu'il n'y ait pas mort d'homme ? Il est urgent que Mme Lebranchu demande à sa collègue, la gardeuse des Sceaux, de lui offrir un exemplaire du Code pénal français". (Jean-François Revel, Les plats de saison, journal de l'année 2000, Plon-Édition du Seuil, 2001, p.120)
[Jospin a dû entendre J-F Revel, et il a fait beaucoup mieux : il a carrément donné à Mme Lebranchu, ministre branché(e), le titre de "gardeuse". Il est vrai que c'est une sacrée connaisseuse...]
(3) Mais on peut aller plus loin en rappelant ces phrases de Denis Lalanne (in "Le temps des Boni") : "Alors, la nostalgie, à dix mètres ! Buvons un coup, buvons-en deux, à la gloire de Jean Dauger, à la santé de Castaignède et de Dominici, et puis un dernier pour la route, etc., etc..."
(4) Ceux qui auront le bonheur rare de se pencher sur le livre d'entretiens du juge Gilbert Thiel ("On ne réveille pas un juge qui dort") apprendront que l'expression "dossier creux" est la formule tarte à la crème des avocats en présence d'un dossier en béton. Et quand on saura que la seule partie "contre-enquête" du dossier "fait" quelque deux mille pages, on s'émerveillera des capacités lexiques du jeune collégien - ou bien on se demandera s'il ne nous prend pas pour des cons.
(5) Cf. extrait de la déposition du commissaire principal Constant, au cours du procès, le samedi 20 novembre 1954 : "le commissaire Sébeille et moi, avons accompli notre tâche avec loyauté et bonne foi. Nous aimerions que cela soit reconnu par tout le monde".