I. Quel point commun...

... peut-il y avoir entre les ouvrages de F. d'Aubert, A. Castelot, J.F. Deniau, M. Fumaroli, A. Peyrefitte, A. Soljenitsyne, J. Tuland, et quelques autres auteurs ? Celui d'avoir encouru les foudres d'un 'collectif' de professeurs du Lycée Edmond Rostand, de Saint-Ouen-l'Aumône, et à ce titre d'avoir été retirés du CDI de l'établissement, parce que "à caractère politique nettement orienté à l'extrême droite".

Les municipalités d'Orange, etc. épurent leurs fonds de bibliothèque avec la grâce et la discrétion d'un Benzino Napaloni tentant de serrer la pogne d'Adénoïd Hynkel (Ah ! Charlot ! C'est bien toi qui, dès 1940, nous en a appris le plus sur les fascismes. Merci). Dès lors, tous les médias confondus s'indignent. Pour l'affaire de Saint-Ouen-l'Aumône, en revanche, silence (et pas seulement radio) sur toute la ligne (Le Monde et l'A.F.P. mis à part). Alors, parlons-en. Mais, contrairement à la démarche intellectuelle du 'collectif', donnons-lui d'abord longuement la parole, puisqu'aussi bien il a mis en ligne, sur Internet, deux plaidoyers pro domo :

 

 

A. "F Haine" dans l'Éducation nationale

"Ceux qui suivent l'actualité savent que le FN tente de s'implanter dans les entreprises. Ce fut le cas à la RATP, où il a échoué grâce à l'action de la CFDT. C'est le cas actuellement dans l'administration pénitentiaire. Il s'est également positionné dans les Offices HLM par l'intermédiaire des élections aux CA. Il serait bien étonnant que l'on n'en trouve aucune trace dans l'Éducation nationale.

Après Herblay, où les parents d'élèves ont élu une militante du Front National, c'est le lycée Edmond Rostand de St Ouen l'Aumône qui se distingue avec une liste impressionnante d'ouvrages d'extrème (sic) droite dans le CDI et la bibliothèque de prêt aux élèves. Une poignée d'enseignants du lycée s'est mobilisé (sic) pour combattre cet état de fait, sans rencontrer ailleurs que dans des syndicats un soutien indispensable.

À quelques exceptions près, l'administration de l'EN et les élus politiques tentent de minimiser le problème. Sans la conscience citoyenne du libraire, la bibliothèque du lycée aurait pu proposer Mein Kampf aux élèves !" [le Sgen CFDT Val d'Oise]

 

 

B. "Lycée Edmond-Rostand, Saint-Ouen-l'Aumône, Val d'Oise"

"Vers la fin du 1er trimestre de l'année scolaire 96/97, quelques professeurs s'indignaient de trouver sur les rayons du CDI, et de la bibliothèque de prêt, des ouvrages de désinformation sur l'Histoire de France (J.F Chiappe) ou le SIDA ( E. Bourgois).

Après avoir alerté leur hiérarchie, en la personne de Mme le Proviseur, ils ont approfondi leur recherche, et recensé une soixantaine d'ouvrages d'opinion, présentés comme des ouvrages de référence, malgré leur caractère "orienté". L'alerte donnée par la voie hiérarchique n'ayant pas eu grand effet, ils ont étendu leur alerte aux associations, partis et syndicats susceptibles de comprendre leur indignation. Parallèlement, ils sont montés d'un cran dans l'alerte hiérarchique (IPR, IA, Rectorat).

L'administration a diligenté des enquêtes, mais la longueur de la procédure administrative a fait que la presse régionale (le Parisien, la Gazette du Val d'Oise,..) et la presse d'opinion, (l'Humanité, Minute, ...) ont médiatisé le problème avec leurs propres préoccupations.

La constitution d'un collectif de soutien regroupant 22 associations, et la médiation tentée par l'administration rectorale ont conduit la presse à couverture nationale (Libération, le Monde, le Figaro) à se faire l'écho du problème.

Certains passages des livres incriminés, ayant un caractère pour le moins xénophobe, raciste, ou d'extrême-droite, ces mots ont été utilisés dans les divers communiqués.

La presse, même écrite, n'ayant pas toujours la place de faire des développements longs et argumentés, tous les livres "mis en examen" sur ordre de Mme le Proviseur, ont été cités sur le même plan.

Les livres pointés par les enseignants comme des livres d'opinion ont ainsi pu être médiatisés comme "racistes, xénophobes, antisémites...". Ce n'est bien sûr pas le propos initial des enseignants. [...]. La grande majorité des livres et ouvrages mentionnés dans les documents transmis au rectorat par les enseignants sont, sinon à l'extrême droite, du moins d'opinion ultra-libérale, monarchiste ou traditionaliste. Aucun ouvrage républicain, au sens historique de mise en place de la République Française ne se trouve dans le CDI ou la bibliothèque de prêt. Mis à part les 5 ou 6 ouvrages "dangereux" pour l'enseignement de la citoyenneté, les enseignants ont voulu signaler une absence de pluralisme. Si tant est qu'un pluralisme de juxtaposition soit garant de la déontologie pédagogique..

Fin mars, une quinzaine d'auteurs a porté plainte en diffamation. La teneur des arguments et la présence incongrue de certains des plaignants, montrent que l'introduction de ces ouvrages dans un établissement d'enseignement non-universitaire était préméditée. [...]

Les enseignants du lycée Edmond-Rostand de Saint-Ouen-l'Aumône ont signalé la présence d'ouvrages qui véhiculent des idées dangereuses pour la démocratie et qui, même sous couvert de pluralisme, ne présentent pas d'intérêt pédagogique. L'acte de civisme de ces enseignants est aujourd'hui récompensé par une assignation au tribunal. Une campagne de désinformation et de diffamation est relayée par la presse. Désinformation, car les enseignants n'ont jamais dressé de liste alphabétique de livres à retirer du CDI. Diffamation, car la documentaliste et un enseignant - qui ne fait même pas partie du lycée - servent de boucs émissaires alors que le collectif regroupe plusieurs dizaines d'enseignants [...].

" Le collectif des 22 associations, partis et syndicats ".

 

 

 

 

Il est temps, maintenant, de nous exprimer sur cette affaire. Claude Durand (PDG de Fayard-Stock), dont l'article (Le Monde du 18 avril 97) nous alerte, écrit qu' "on se prononce sur des livres et des auteurs qu'on n'a jamais pris la peine de lire parce qu'on préfère la dénonciation et l'exécution sommaire à l'inconfort de l'étude et du débat".

En fait, nous dirons que nos indignations sont à géométrie variable : les faits et gestes des Municipalités d'extrême droite sont médiatisés sur le champ. La mauvaise action du 'collectif', qui remonte à fin décembre, n'est connue au plan national qu'après un délai de plus d'un trimestre : cela, déjà, est préoccupant. Et nous finissons par apprendre que les ouvrages incriminés ont été replacés en rayon sur ordre du Ministre lui-même "malgré les protestations du 'collectif' " (Le Dauphiné Libéré du 23 avril 1997). Il a donc fallu l'intervention du sommet de la hiérarchie pour que cesse ce que C. Durand nommait, dans l'article précité, "un petit autodafé ordinaire". Mais au delà de ce qu'il faut bien nommer une lente hâte à divulguer les faits, la réaction du 'collectif' ne laisse pas d'être très préoccupante.

Peut-on qualifier, sinon par antiphrase, "conscience citoyenne du libraire" le fait d'amalgamer thèses du Front national et ouvrages de Marc Fumaroli (professeur au Collège de France, auteur de l'État culturel, attaquant vertement la politique de Jack Lang) ?

Qu'en est-il des "ouvrages de désinformation" sur l'histoire de France (et qu'est-ce donc qu'un "ouvrage républicain, au sens historique de mise en place de la République Française" ?) ou sur le sida ?

Faut-il donc que seules les minorités agissantes, pour reprendre l'expression du député E. Chenière (in Le Monde du 14 décembre 1993), aient accès à la parole (et aux actes) ? Et devra-t-on donc se cantonner désormais à des ouvrages sans opinion, ou reflétant seulement celle (celles ?) des membres du 'collectif' ?

Qui donc est visé par la phrase "l'introduction de ces ouvrages dans un établissement d'enseignement non-universitaire était préméditée" ?

Il nous semble retrouver, et c'est pour le moins fâcheux, les accents d'un Paul Quilès au Congrès de Valence, de sinistre mémoire, le "Il ne faut pas ... se contenter de dire ... : des têtes vont tomber. Il faut dire lesquelles, et le dire rapidement", voire l'incroyable "vous avez juridiquement tort, parce que vous êtes politiquement minoritaire".

À propos de ce dernier syntagme, d'ailleurs, nous ferons observer que ce 'collectif' (et ses 22 organisations amalgamées), qui est ultra-minoritaire dans les urnes, essaie d'inciter à la haine (il n'y a pas que le Front national, hélas) et d'obtenir par la force ce que le suffrage universel lui refuse. Au vrai, ces propos ne sont pas seulement l'expression d'un excès de langage. Ils participent d'une pensée unique, qui traite les problèmes de façon purement manichéenne.

Et l'on songe, ici, au si documenté et si décapant ouvrage du Recteur M. Niveau (Les politiques et l'école entre le mensonge et l'ignorance, ESF, 1996, 250 pages) : "il reste seulement à inventer une nouvelle stratégie pour l'action si l'on veut libérer l'école des combats politiques, de ses leurres et de ses artifices. Mais cela est un autre sujet que la société française, prisonnière de sa propre histoire, n'est pas prête à aborder" (p. 177).

Le dernier mot restera cependant à Claude Durand. Qui voit dans ce 'collectif' des provocateurs, ou des crétins. Des crétins sectaires, comme dirait, d'outre tombe, Georges Brassens.

 

 

II. BO du 17 avril 1997

 

Un second exemple de désinformation, et/ou d'intolérance, nous est malheureusement offert par un tout récent BO (n° 16 du 17 avril 97). À propos de la Quinzaine de l'école publique, dont l'ouverture est imminente, on présente la Ligue française de l'enseignement, dont on dit seulement qu'elle est née en 1866 "à l'initiative de républicains". Certes, il faut accorder que l'article n'est pas centré sur les origines précises de la LFE. Il n'en est pas moins vrai que présenter la Ligue (les origines, les buts, les actions) et Jean Macé sans parler des protestants est un véritable tour de force.

Dans un registre voisin, il nous souvient avoir souvent parlé, devant différents publics enseignants, du mot 'Dieu' dans les I. O. de 1882 (celles de Jules Ferry). Lorsqu'il s'agissait de formation initiale, nous nous sommes attiré, au mieux, des sourires d'incrédulité ; en formation continue, en revanche, on nous opposait les dénégations les plus farouches, quand on n'était pas à la limite de l'insulte. Or chacun pourra vérifier, dans une autre partie de ce site, la véracité de nos propos. Le mot dieu apparaît sept fois dans les dites Instructions et, de plus, les clôture.

On ne peut comprendre cette présence pour certains incongrue, sans faire référence explicite à l'idéologie dite réformée. Sans se souvenir que les protestants ont créé l'école publique contre les catholiques, d'une part ; et ils ont même, en 1882, donné leurs quinze cents écoles à la Nation ! Dans un esprit de revanche (par rapport à la défaite de 1870) envers les protestants prussiens (leurs proches cousins, les descendants directs de ceux qui avaient dû quitter la France après la Révocation de l’Édit de Nantes), d'autre part : il convient ici de rappeler aussi que la devise de la Ligue de l'enseignement, de Jean Macé, était "Pour la patrie, par le livre et par l'épée"... (Cf. J. Lestocquoy, 1968, p. 137).

On pourrait d'ailleurs pousser jusqu'à Genève, cité qui fit appel à Calvin pour devenir la Rome protestante (Post tenebras, lux).

On cherchera sur le Mur de la Réformation (dont la première pierre fut posée en 1909, pour le 400e anniversaire de la naissance de Jean Calvin) la date à laquelle Calvin créa l'école publique à Genève (on pourra en profiter pour nous ramener des cigares. Non, pas de chez Calvin ; de chez Davidoff...).

Toute la République des "Jules", comme on disait à l'époque, était protestante ; et la LFE, naturellement : bref, tous les grands artisans et créateurs de l'école publique française. Plus exactement, ils avaient tous une double appartenance : c'étaient des protestants francs-maçons. Aujourd'hui, on a viré les protestants, et conservé les francs-maçons. Est-ce préférable ? On peut en douter. Mais revenons en arrière, et parcourons notre histoire à grands traits.

 

Les premières 'salles d'Asile' (très exactement, "écoles à tricoter" : déjà l'enfilage de perles), ancêtres des écoles maternelles, furent créées en 1770 par le pasteur Oberlin.

Le système des Écoles normales apparaît pour la première fois sous la Convention, dans le décret du 22 Fructidor An II (1794) ; il faut ensuite en venir à la Loi Guizot (autre protestant) du 28 juin 1833 (article 11). Mais la première École normale (si l'on excepte peut-être celle de Strasbourg, de 1810) fut effectivement créée par un pasteur, Félix Neff, à Dormillouse, commune de Freissinières, Hautes Alpes, située à l'actuelle limite SE du Parc national des Ecrins (On pourra consulter, à cet égard, le magnifique reportage consacré à cette commune par Alpes Magazine, hors série n° 16, hiver 98-99, pp. 74-85), en 1826 [La visite d'une exposition consacrée à Neff dans les locaux de l'Obiou (devenu aujourd'hui centre de convalescence),  à Mens-Isère, nous fait nous demander si l'école de Mens n'est pas encore antérieure à celle de Dormillouse. Note d'août 1998].

Protestant aussi, l'économiste lyonnais J. B. Say (Proudhon le qualifiait 'd'homme de génie'), l'un des fondateurs, en 1815, de la société pour l'enseignement élémentaire. Protestante, également, l'idée des colonies de vacances pour enfants nécessiteux. Protestante aussi l'idée des premières conférences pédagogiques 'cantonales' pour regonfler le moral des premiers instituteurs, si souvent en butte aux hostilités alentour, sinon aux persécutions. Bref, on n'en finirait pas.

Sous la République des Jules, tous protestants, l'homme qui émerge véritablement est Ferdinand Buisson. Protestant qui refuse de prêter le serment de fidélité à l'Empire (ce qui lui eût ouvert une carrière d'enseignant), il s'exile à Neuchâtel, auprès de Ch. Secrétan. Il y dénonce toutes les intolérances (y compris celle de Calvin).

De retour à Paris, on sait combien éminent fut alors son rôle... Il n'était pas seulement " républicain ". [D'autres éléments sur l'origine 'religieuse' de l'école pourront être trouvés ici (serveur suisse)].

Et puis, faisons un dernier grand saut : autour de l'école laïque gravitent des associations amies, et des auteurs de 'dictées de Certificat d'études' : songeons à Ernest Pérochon, protestant ; à Edmond Proust, Président-fondateur de la Maif, protestant...

Et puisque ces deux derniers noms sont associés au pays niortais, rappelons que cette région fut majoritairement réformée, jusqu'à la Révocation de l'Édit de Nantes (exactement comme ce fut le cas pour l'Oisans, à deux pas de Grenoble : au fait, cela ne s'appellerait-il pas de la déportation ? Mais nous ne poserons pas la question. C'est un point de détail de l'histoire de notre pays).

Sans doute est-ce à cette empreinte huguenote qu'elle doit d'être le berceau de tant et tant de mouvements coopératifs.

 

 

Voilà donc deux exemples patents de désinformation, ou d'information dirigée. Et nous ne pouvons conclure qu'avec ces propos de F. de Closets (Le bonheur d'apprendre, p. 11) : "Aucune société n'avait, comme la nôtre, donné l'instruction à tous les enfants, la liberté à tous les adultes. Cette double chance devrait éveiller ce goût de l'initiative, ce désir de recherche, cette curiosité insatiable, cette soif de l'inconnu qu'imaginaient les utopistes lorsqu'ils rêvaient une telle société. Nous en sommes loin. On n'observe que passivité, conformisme face à la pression médiatico-publicitaire, on ne découvre que des attitudes prévisibles, des réactions attendues, bref toutes les marques d'un conditionnement tristement efficace. Est-il naturel que quinze ou vingt ans d'études ne produisent que des consommateurs téléphages, victimes consentantes et soumises de tous les racolages ? Est-il normal d'apprendre tant de choses dans l'enfance et d'en perdre le goût dans son âge adulte ? Je ne peux m'empêcher de ressentir cette rupture, même teintée de nostalgie, comme un échec".

Car l'échec, c'est que nous soyons devenus des consciences habituées.     (1er mai 97)

 

 

 

III. Compléments 2005

 

 

Les deux billets d'humeur qui suivent, dus à la plume acérée de Jean Dutourd, vont parfaitement dans le sens de ce qui est (beaucoup moins bien) écrit supra. Nul doute qu'ils puissent intéresser vivement le lecteur de bonne foi !

 

L'index



De tous côtés, il me revient une information qui m'emplit de ravissement et d'orgueil. On me précise même qu'elle a paru dans Le Monde il y une quinzaine de jours. Qui m'eût dit que je rencontrerais la gloire littéraire suprême dans la petite ville de Saint-Ouen-l'Aumône, dans le Val-d'Oise ? Il y a là-bas un lycée Edmond-Rostand, lequel est pourvu d'une bibliothèque. Les élèves de cet établissement ont découvert avec horreur qu'elle contenait des ouvrages de Jacques Bainville, un des plus grands esprits de la première moitié du XXe siècle, ainsi que de M. Jean Tulard, membre de l'Institut, une Histoire de France de Jean-François Chiappe, divers volumes sur la guerre de Vendée, et enfin un opuscule que j'ai publié à la fin de l'année dernière, intitulé Le Feld-Maréchal von Bonaparte, dans lequel je m'amuse à raconter ce qui se serait passé dans le monde si la Révolution de 1789 n'avait pas eu lieu.
Il est réconfortant d'apprendre que des lycéens ont la curiosité, aujourd'hui, d'entrer dans une bibliothèque. Cela tendrait à prouver qu'ils savent lire, ce dont on n'était pas absolument certain. Quoi qu'il en soit, ces écoliers-là sont de vigilants petits militants. Ils ont été indignés de voir se prélasser sur leurs rayons Bainville, Tulard, Chiappe, Deniau, Peyrefitte, moi-même et quelques autres malfaiteurs du même acabit. Ils s'en sont plaints aux professeurs qui ont été "stupéfaits" et qui ont aussitôt créé un "collectif" pour faire face à la situation. Cinquante bouquins ont été retirés de la bibliothèque et mis sous clé. Le recteur de l'académie de Versailles a chargé deux inspecteurs pédagogiques régionaux et un inspecteur général de procéder à une enquête.
Être mis à l'index est évidemment le comble du chic pour un écrivain ou un artiste. C'est presque mieux qu'un procès comme en ont eu Flaubert et Baudelaire. Le plus exaltant est d'être brûlé en place publique, non pas personnellement, mais par livres interposés. On faisait cela il y a deux ou trois siècles pour les auteurs "dérangeants". On a fait cela naguère dans le IIIe Reich. Les nazis trouvaient que certains ouvrages soutenaient des thèses immorales et jugeaient qu'il valait mieux les transformer en fumée. En U.R.S.S., c'était encore plus radical : on n'imprimait pas les mauvais livres ; ils circulaient clandestinement, dactylographiés par les affiliés du samizdat. Va-t-il y avoir un samizdat à Saint-Ouen-l'Aumône ? On n'ose pas l'espérer.
Il faudrait faire un sondage parmi les petits Robespierre du lycée Edmond-Rostand : ont-ils pris connaissance des œuvres de celui qui a donné son nom à leur école ? Rostand était assez réac et patriotard, le cher homme. Cela ne doit pas être bien vu dans le Val-d'Oise, Je crois me rappeler qu'il publia un recueil de poèmes bellicistes intitulé : Le Vol de La Marseillaise. Un titre pareil est une provocation posthume.

(22 mars 1997)


L'intolérance


À quatre-vingt-cinq ans, Claudel était encore traîné dans la boue par les petits journaux et divers échotiers ou critiques. Si je n'avais su que c'était l'un des plus grands poètes et écrivains français de notre siècle, ces déchaînements me l'auraient prouvé. Il n'y a que contre les hommes supérieurs qu'on ne désarme jamais. Le grand argument contre l'auteur sublime du Soulier de satin, de L'Otage, du Partage de midi, de Tête d'or, est qu'il avait été pendant quelque temps administrateur de la Société Gnôme et Rhône. Il est évident qu'après une telle révélation, on n'a plus qu'à aller se cacher, fût-on Balzac, Proust et Shakespeare en une seule personne.


Je pense que le pape Jean-Paul II doit être assez content de l'effervescence que suscite son prochain voyage en France. On lui promet toutes sortes de tribulations, y compris de lui jeter des tartes à la crème en pleine figure. On pousse des cris d'horreur à la perspective que ce représentant suprême de la Calotte va venir souiller nos rues de sa présence. Bref, on injurie ce vénérable vieillard comme s'il était un jeune homme. Si le pape n'était pas d'une complète humilité, il aurait sans doute quelques tressaillements de plaisir. Les imbéciles et les incapables sont accueillis partout avec des applaudissements et des mines attendries. Les tomates, les œufs pourris, quand ce n'est pas les rafales de mitraillettes sont pour les héros, les génies, les grands hommes. Cela se passe ainsi depuis l'Antiquité.


Le plus réjouissant (et, là encore, Sa Sainteté devrait en sourire dans sa barbe) est les deux griefs majeurs des antipapistes français : Jean-Paul II désapprouve l'avortement légal ou I.V.G., et ne conseille point l'usage du préservatif. Nous sommes là, comme on peut constater, dans des altitudes théologiques vertigineuses. Les guerres de religion sous Henri III, la querelle du jansénisme au XVIe siècle, l'expulsion des jésuites au XVIIIe, sont bien dépassées.

Plus tard, quand on écrira l'histoire du XXe siècle avec un minimum de froideur, on apprendra que l'énorme Goliath du communisme dont on pensait qu'il dominerait le monde entier, a été abattu par le pape Jean-Paul II, frêle David du Vatican, qui n'avait pas la moindre division à lui opposer, mais qui le terrassa par sa seule force d'âme. Qu'il est difficile de contenter les antipapistes français ! Mais peut-être, au fond, regrettent-ils l'U.R.S.S., le bon Staline, l'excellent Brejnev ?
En 1978, André Frossard, qui avait suivi les travaux du conclave au terme duquel Karol Wojtyla devint pape, revint de Rome. Je ne manquai pas de l'interroger sur l'étrange élévation d'un Polonais au pontificat suprême. Il me répondit : "Le Saint Esprit, apparemment, s'est emparé des cardinaux ; ils voulaient la IVe République, et ils ont élu de Gaulle". Cette opinion explique un peu l'hystérie des groupuscules français. Revoir de Gaulle, ne fût-ce que pour deux jours, ou quelqu'un qui lui ressemble, les met en transe.

(14 septembre 1996)


Jean Dutourd, in Le siècle des lumières éteintes, Plon, 2001

 

 


 

 

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