Impressions libres ressenties lors de la fréquentation d'une des vitrines de la France, et rendues à la manière de...

 

Vous êtes sorti de la gare, les épaules un peu meurtries par ce sac qui pesait des tonnes. Vous avez déposé vos bagages à l'hôtel, vous êtes revenu sur vos pas, plus léger peut-être malgré ce portable dont vous vous étiez imprudemment embarrassé. Vous avez traversé la Seine, déchiffrant au passage les nombreuses pancartes vengeresses, à l'égard de leur entreprise, d'employés sur le point d'être licenciés.

Vous avez pour la forme interrogé un policier des Renseignements généraux qui, le talkie-walkie rivé aux lèvres, rendait compte de la manifestation à de mystérieux interlocuteurs. Vous avez gravi une multitude de gradins en bois, fort désagréablement glissants paraît-il par temps humide. Vous avez emprunté un escalator qui vous a ramené au même niveau que tout à l'heure, mais dans le sens opposé. Vous avez poussé la porte et vous vous êtes plié de bonne grâce aux séries de contrôles, au passage sous le portique magnétique, à l'examen du contenu de votre lourde sacoche. Vous vous êtes engagé dans cette interminable allée couverte qui fait le tour d'une sorte de forêt sous verre, exposée comme dans une vitrine des bijoux hors d'atteinte attirant les convoitises. L'année dernière, au même endroit, vous aviez attendu près de deux heures avant d'obtenir le sésame permettant d'accéder à ce lieu national, et à ses incomparables richesses. La carte, vous la serrez fièrement entre deux doigts, et vous l'alliez introduire dans une borne semblable à celles qu'exige l'accès au métro quand on vous a rappelé à l'ordre, et vous avez dû rebrousser chemin, pour aller échanger la housse simili-cuir de votre portable contre une contremarque et une boîte transparente, dans laquelle vous avez enfourné un peu à la hâte le petit ordinateur, pourtant si lourd, et sa théorie de fils enchevêtrés, avec une souris pendue à l'extrémité de l'un d'entre eux. Cette fois, le cerbère vous a fait un sourire, et vous avez remarqué ses dents très blanches : vous lui avez répondu et avez introduit votre carte dans la borne du Métropolitain livresque.

 

La carte vous a été restituée un peu plus loin, vous avez franchi un double sas, vous avez posé vos pieds sur la première marche d'un escalier mécanique, dont la fin se devinait si loin, tout en bas, dans une demi obscurité. Vous avez pensé que la culture bourgeoise se terre, s'isole, pour mieux demeurer hors d'atteinte du plus grand nombre. Laissant paresseusement l'escalator vous conduire à destination, vous vous êtes souvenu qu'un jour, un homme de bonne volonté, mais peu intellectuel, avait humblement sollicité votre aide, afin qu'il mît enfin la main sur un livre qu'il recherchait en vain depuis plusieurs années. L'Internet était alors dans ses langes et le Gopher n'avait pas encore été détrôné par l'Explorer. Vous aviez effectué la recherche qu'on attendait de vous, et trouvé en quelques minutes ce que votre interlocuteur n'avait pas réussi à obtenir, depuis plusieurs années, parce que nulle école ne vous apprend à chercher. Cette thèse sur le lieu exact du passage d'Hannibal à travers les Alpes, vous l'aviez alors localisée dans la bibliothèque de la ville voisine, où vous aviez donné rendez-vous, un samedi après-midi, à votre interlocuteur. Vous faisiez là un grand sacrifice, en ce samedi après-midi de fin janvier, qui était aussi celui du match d'ouverture du Tournoi qui ne comptait alors que cinq nations… Vous aviez retrouvé l'admirateur du plus grand ennemi de Rome sur le parking attenant à la bibliothèque, parking où s'élevait aux temps lointains de votre jeunesse, le bâtiment de la prison départementale, depuis longtemps repoussé au milieu des champs ; vous aviez en sa compagnie emprunté l'ascenseur si poussif, aux parois si constellées d'inscriptions grivoises ou politisées, vous aviez, déjà !, franchi un tourniquet, vous aviez retenu une place, vous vous étiez dirigés vers la salle des fichiers, vous aviez enseigné à cet homme à votre merci comment chercher une référence, comment l'inscrire sur une fiche portant le numéro de la place occupée, vous aviez attendu l'arrivée du livre si longtemps désiré, vous aviez pris congé après avoir souhaité bonne chance, vous aviez regagné quatre à quatre votre poste de télévision, atteint tout juste avant la fin de la première mi-temps… Quelques jours plus tard, votre interlocuteur était venu à votre rencontre avec un large sourire : vous avez changé ma vie, avait-il prononcé gravement sur un ton de gratitude inouïe… Vous aviez soudain éprouvé une intense honte. Changer la vie ; vous aviez songé à Rimbaud, à Marx, à tant d'autres encore avant votre cher Jean Guéhenno. Si vous aviez par hasard changé la vie de ce passionné du général carthaginois, pensiez-vous, c'est parce que vous viviez dans une société férocement inégalitaire, qui cachait les livres comme autrefois l'Église catholique la Bible, sans interdiction formelle cependant, mais avec de nombreuses barrières tellement subtiles et tout aussi efficacement fonctionnelles qu'une franche interdiction… L'escalator a failli vous projeter sur le sol, bousculant sans ménagement votre rêverie et vos pieds, vous avez à nouveau laissé une borne avaler provisoirement votre carte, vous l'avez récupérée un peu plus loin, vous avez franchi à nouveau un double sas : la lumière du jour est réapparue, magnifiée par le patio cerné d'un long couloir, d'une avenue plutôt, dont les immeubles porteraient des lettres, et non des nombres.

Vous étiez enfin admis de plein droit dans ce lieu public, mais après tant de contrôles préliminaires qu'il en paraissait aussi privé que les caves de la Banque de France, avez-vous songé, que vous ne fréquentez pas habituellement mais que vous vous êtes souvenu avoir vues dans vous ne saviez plus quel film. De loin, vous avez repéré, par sa lettre, la salle dans laquelle une place vous avait été assignée, car vous aviez quelques jours auparavant réservé une place par l'Internet, et de nombreux ouvrages. Vous êtes allé déposer vos affaires remisées dans leur écrin transparent, et vous avez remarqué cette longue série de boutons plus ou moins mystérieux, mis à la disposition de chacun des lecteurs qui, à votre arrivée, n'ont même pas levé le nez de leur étude. Vous vous êtes approché de la banque de documentation pour récupérer l'objet de votre demande préalable. Vous avez tendu la carte qui vous était demandée, mais elle n'a permis d'ouvrir qu'un compte désespérément vide, le vôtre. Le fonctionnaire, qui a fait pivoter l'écran de sa console, vous a, sans état d'âme particulier, fait constater cette vacuité. Vous avez pour la forme protesté, vous avez exhibé sous son nez une copie d'écran, sur laquelle figurait votre numéro de salle, celui de votre place et les ouvrages que vous aviez pris le soin de retenir. Mais ce n'était que copie de votre écran, non de la console officielle. Si votre bonne foi a été surprise, la raison informatique l'a finalement emporté : vous avez docilement écouté l'explication de ce fâcheux contretemps par une panne du serveur, les jours derniers, et vous vous êtes considéré chanceux qu'il ait tout de même pris en compte la demande de place ; vous avez donc dû reformuler votre demande - que le préposé n'a pas rechigné à introduire au fur et à mesure dans la mémoire, les jours précédents défaillante, de son disque dur. Ainsi disposiez-vous de trois quarts d'heure d'attente inattendue, sauf pour un des ouvrages, en libre accès, mais disponible dans une autre salle que celle dans laquelle une place vous avait été réservée par l'ordinateur central.

Vous avez alors repris votre marche circum-forestière, en direction de la salle aux accès libres, située de plain-pied, mais à l'autre extrémité de l'alphabet, que vous avez ainsi eu l'occasion d'égrener. Le système de classement vous étant de longue date familier, vous avez marché droit vers votre livre, vous l'avez délicatement saisi, créant un vide béant dans la longue théorie de reliures rouges, vous avez effectué un demi-tour sur vous-même, et vous êtes rapproché de la banque d'information, dont vous avez avisé une responsable. Vous lui avez montré le livre à reliure rouge, émettant le souhait, peut-être intempestif, d'aller en prendre connaissance dans une autre salle, précisément celle dans laquelle l'ordinateur central vous avait réservé une place. Vous avez lu l'hésitation interrogatrice sur ce beau visage soigné de petite bourgeoise bien nourrie et bien éduquée. La préposée vous a répondu qu'il n'y avait somme toute pas d'objection, mais à la condition expresse qu'elle vous accompagne jusqu'à votre place. Vous perdant en conjectures sur ce courtelinesque aspect du règlement, vous avez gentiment ironisé, mais elle vous a répondu qu'il en était ainsi, et que cette règle ne souffrait ni exception, ni discussion. Vous êtes reparti avec votre livre en main droite, et la responsable, dont vous avez furtivement admiré l'élégante silhouette, à votre gauche. Après quelques pas, la silhouette élégante a passé sa main devant votre corps, en direction de votre main droite : Au fait, quel est ce livre ? Vous êtes sûr qu'il n'y en a pas d'autre exemplaire ? Vous avez extrait une feuille du mince dossier que vous aviez emporté avec vous. Vous lui avez fait constater que, renseignements pris sur l'ordinateur central, les autres exemplaires portaient la mention indisponible. Vous lui avez aussi fait remarquer que vous alliez ainsi effectuer l'exact tour du patio, puisqu'elle vous avait entraîné dans la direction opposée à celle dont vous veniez. Vous êtes passé devant de nombreuses lettres de l'alphabet, annonces d'autant de salles différentes. Vous avez plaisanté à voix basse l'élégante accompagnatrice, affectant de la plaindre si elle avait à faire, chaque jour, à une dizaine d'olibrius de votre acabit, ce qui la dispenserait, selon vos calculs, de s'entraîner pour le Marathon de Paris. Vous l'avez vue sourire et dans le même temps vous indiquer que vous aviez atteint votre salle, ce que vous aviez remarqué sans son secours, votre tour étant désormais accompli. Vous l'avez remerciée et l'avez vue s'éloigner et reprendre le chemin que vous aviez vous-même parcouru à la recherche du livre en libre accès. Vous avez gagné votre place, vous vous êtes assis sur une imposante et lourde chaise de bois latté, de multiplis de bouleau avez-vous pensé, de teinte sombre, de style moderne, vous avez contemplé la couverture rouge de ce livre certes en libre accès, mais entre vos mains si éloigné de sa niche habituelle d'accès libre, que vous vous êtes pris à sourire. Vous l'avez ouvert à la dernière page, vous souvenant qu'un lecteur vrai commence par aller faire un tour à la table des matières. Vous avez saisi son architecture en deux mouvements ; vous avez entrepris de le feuilleter un peu au hasard. Vous avez relevé une phrase amusante, décidée, bien balancée : les rois barbares ne m'épatent pas ; le lyrisme encore moins : je suis du bâtiment. Et vous avez souri, songeant que vous aussi, comme d'ailleurs la plupart de ceux qui vous entouraient, étiez, à un niveau ô combien modeste, du bâtiment. Vous en êtes venu à la première page, vous avez commencé à la balayer comme on vous avait autrefois enseigné à le faire, dans des cours de célérité textuelle. Vous avez savouré des formules, esquissé une moue dédaigneuse lorsque vous n'étiez guère d'accord, apprécié nombre de notations si fines, exulté devant des phrases à la construction si parfaitement harmonieuse : moment de rare bonheur et de capture de tout l'être intime que ce vice impuni de la lecture !

 

Mais quoi ? Qu'est-ce donc ? Pourquoi ce tintamarre qui vous fait dresser, c'est une image, les cheveux sur la tête ? Qui ose troubler ce recueillement si parfait, à nulle autre expérience pareil ? Vous revenez péniblement sur terre, on a discrètement heurté les larges épaules un peu voûtées, encore endolories d'avoir si longuement supporté un sac si lourd dans une fin de nuit si fraîche, et vous avez dérapé dans votre exercice de lecture rapide, comme une aiguille folle qui sauterait les sillons d'un ancien disque de vinyle, de ces galettes minces et noires dont vous avez tant d'exemplaires, aujourd'hui devenus un peu caducs, un peu inutiles, remplacés par ces miniatures argentées, si lisses qu'un jour vous vous êtes rasé, faute de mieux, en tenant à hauteur de visage, un exemplaire d'un ersatz dont les providers inondent les boîtes aux lettres. Vous vous êtes retourné, vous avez fait effort pour abandonner les protagonistes de votre ouvrage à la couverture rouge, un sourire timide et ennuyé d'avoir dû s'y prendre à plusieurs reprises pour attirer votre attention éclaire doucement une jeune face asiatique, le frêle étudiant tente de vous faire comprendre, à voix très basse, que vous vous êtes trompé de salle. Vous avez froncé les sourcils, exhibé votre copie d'écran qui mentionnait le numéro de la place que vous aviez cru jusque là vous avoir été réservée, vous avez interrogé les lecteurs qui vous environnaient. Ainsi, vous qui étiez venu ici sans précipitation ni état d'âme, puisqu'il s'agissait d'un retour, vous aviez erré au royaume des livres, jusqu'à confondre deux lettres de l'alphabet proches dans l'alphabet, mais si différentes par leur tracé respectif ! Ainsi, la confusion qui venait de s'opérer entre les lignes de votre ouvrage et celle du visage de l'intrus avait été précédée d'une confusion personnelle, que rien ne pouvait expliquer sinon une distraction qui n'était guère admissible en ces lieux paisibles ! Vous vous êtes levé, vous dominiez le jeune étudiant de la tête et des épaules, à peine devait-il transporter la moitié de votre poids, mais cette supériorité pondérale ne vous est apparue que comme l'endroit de votre balourdise, vous avez esquissé un sourire à votre tour, vous vous êtes confondu en excuses, vous avez rapidement rassemblé vos affaires, jetées plus qu'ordonnées dans l'étui de plexiglas, vous avez donc changé de salle, vous avez gagné la place qui vous avait été assignée de longue date, symétrique par rapport à la banque de documentation à celle que vous veniez de quitter. Vous avez à nouveau déballé vos affaires, vous avez repris le fil, tourné une à une les pages si étroites de la NRF, noté celles qui méritaient de quitter la salle avec vous, résumé les autres, vous avez repris votre tâche d'intellectuel sur le retour un peu perdu parmi cette foule d'aspirants à l'intellectualité. Puis vous vous êtes levé, vous vous êtes dirigé vers la banque, vous avez interrogé une employée dont l'extrémité de l'index s'est pointée en direction de la salle de photocopie. Vous avez franchi une porte, vous vous êtes dit qu'il n'y avait pas eu besoin, cette fois, d'introduire votre carte dans le sésame d'un tourniquet. Vous vous êtes dirigé vers une très jeune fille si affairée à résoudre un problème de mots fléchés que vous avez songé à l'exacte superposition de votre sourire ennuyé à celui que vous décochait un jeune étudiant asiatique, une heure auparavant, vous avez formulé votre demande comme en vous excusant, votre demande que vous pensiez tellement simple, mais parce que vous faisiez preuve d'une naïveté aussi confondante que la confusion tout à l'heure, entre deux lettres de l'alphabet : la jeune préposée à la photocopie ne pouvait exercer ses talents avant que vous lui ayez remis une carte de photocopie, dont la délivrance était la tâche d'une machine automatique qu'elle vous désignait, mais vous avez pensé à part vous-même qu'elle n'était pas aussi automatique qu'on vous la présentait, puisqu'elle ne rendait pas la monnaie… Vous êtes parti à travers les couloirs, à la recherche d'une machine à changer la monnaie, dont la jeune préposée venait de vous apprendre l'existence, au sein de la cafétéria du lieu, vous avez trouvé ce lieu de détente, aussi silencieux que les autres salles, mais avec quelques bruits de mastication, de mâchonnement d'improbables sandwiches dignes d'un hall de gare, vous avez cherché des yeux la machine à donner le change, mais elle avait été arrachée de ses gonds, pour une réparation qui demanderait sans doute des années-poussière, des années durant lesquelles les magasins bourrés jusqu'à la gueule de ces choses imprimées que des empêcheurs de faire des mots croisés en paix s'obstineraient à vouloir faire sortir un temps de leur niche, afin que la poussière ne trouve jamais son droit de cité acquis pour toujours. Comme vous n'aviez toujours pas de monnaie raisonnable, vous avez tendu un billet à la jeune fille compatissante, et vous l'avez observée en train de lisser avec application votre bien afin que la machine ne rendant pas la monnaie acceptât de l'avaler, et vous avez songé qu'elle tenait entre ses mains de quoi reproduire le livre entier - même en tenant compte du fait qu'il était interdit de reproduire deux pages à la fois, dans un souci de préservation des reliures -, alors que vous ne souhaitiez emporter avec vous qu'un nombre réduit de pages. Vous avez récupéré votre carte, valide, et pour longtemps, et tout aussi inutile, votre livre à couverture rouge, et les quelques reproductions de pages. Et vous avez regagné votre place, prenant au passage livraison des ouvrages que vous aviez commandés par le biais de l'Internet, mais que vous aviez eu à commander de nouveau à cause de la panne d'un appareil - qui n'était certes pas le changeur de monnaie. Puis votre estomac vous a suggéré une autre idée, vous êtes retourné à la cafétéria muni de l'unique pièce que vous possédiez, vous l'avez échangée contre un verre de Nesquick, songeant à part vous que le succédané de chocolat était devenu hors de prix, sans doute à cause des événements de Côte d'Ivoire, et des constants soutiens de Nestlé à des régimes aussi fantoches que cruels. Vous l'avez bu à petites gorgées, compensant par le temps passé à l'ingurgiter, le faible volume que l'automate avait bien voulu vous délivrer. Vous avez été saisi d'une envie de toilettes, vous avez gagné la sortie, mais on vous a arrêté, vous avez dû aller rechercher votre carte à votre place, votre carte autrefois valable un an et pour si peu de temps encore, cherchant des yeux au passage la silhouette frêle de celui dont vous aviez usurpé la place, située symétriquement à la vôtre, que vous avez repérée, de loin, provisoirement inoccupée ; vous avez gagné la sortie du saint des saints, une préposée aux cheveux crépus vous a indiqué, en souriant, le lieu des lieux : du cerbère à la dame-pipi, toutes les fonctions subalternes avez-vous pensé, étaient ici - mais ici seulement ? - occupées par des personnes de couleur. Vous avez cherché en vain le bouton de nettoyage de la pissotière aux odeurs sui generis, comme aime à le dire votre fille, vous avez laissé tomber, soulevant vos épaules endolories, vous avez fait couler une bonne dose de savon liquide au creux de vos paumes assemblées, vous avez cherché en vain à deviner la manière de faire jaillir de l'eau d'un robinet bien réticent, vous vous êtes tourné, en désespoir de cause, vers la jeune mulâtresse qui nettoyait derrière vous, les sièges des WC, à grands coups de serpillière, et vous vous êtes dit au passage qu'au sein des personnes de couleur employées dans ce très grand lieu, il y avait encore une hiérarchie, entre celles qui demeuraient assises toute la journée, et celles qui œuvraient debout, à grand renfort de seaux d'eau, vous n'avez pas eu besoin de l'interroger, tu sais, y'a pas d'eau ici. Ah ? Tu as pris de savon ? Il faut que tu ailles te rincer à côté, chez les femmes. J'ai entendu, te rincer l'œil, mais le persiflage et le double sens n'étaient nullement parties prenantes de son vocabulaire quotidien. Vous êtes allé chez les femmes, et vous vous êtes excusé gentiment, expliquant brièvement le pourquoi de votre intrusion dont les usagères présentes, d'ailleurs, vous ont paru se ficher du tiers comme du quart. Vous êtes vite reparti, presque honteux, vous avez introduit votre carte dont la validité allait bientôt cesser, dans deux semaines tout au plus avez-vous calculé, le tourniquet vous a laissé passer, vous avez franchi le double sas. Vous vous êtes retrouvé dans le patio, vous avez regagné votre place.

[…]

Vous avez donné un coup d'œil furtif à votre montre ; quand bien même vous disposiez encore de temps jusqu'à la fermeture, vous avez estimé que plus de huit heures passées en ces lieux étaient suffisantes pour justifier un certain contentement de soi. Vous vous êtes levé, vous avez rapporté à la banque les ouvrages que vous aviez empruntés, vous n'avez pas omis de mettre en évidence la fiche accompagnant chacun d'entre eux - et qui, ajoutée à toutes les autres, permettrait de vous mettre en fiches, comme tous les autres encore assis et désireux d'œuvrer jusqu'à l'heure limite, comme tous ceux qui étaient déjà partis, comme ceux qui étaient là hier, comme ceux qui prendraient place demain. Mais vous aviez oublié votre carte, et l'employée de type européen vous a fermement prié de l'aller rechercher, vous êtes revenu, vous avez pu rendre les ouvrages, qui allaient regagner pour la nuit, et peut-être pour combien de nuits encore, et de journées aussi, la niche qui était réservée à chacun d'eux, où ils pourraient connaître la poussière qui recouvre toute œuvre humaine, vous avez aussi tendu le livre à couverture rouge, expliquant ce que la jeune bibliothécaire, en compagnie de qui vous aviez fait quelques pas le matin, vous avait demandé d'expliquer, que ce livre rouge qui avait quitté sa place de libre accès, en compagnie d'un couple dépareillé, devait maintenant la réintégrer, et à votre grande surprise cela, enfin, n'a pas paru poser de problème ; vous êtes revenu, vous avez soigneusement rassemblé vos notes, vous avez rempli la pochette transparente. Vous avez quitté votre salle, vous avez remarqué que le jeune asiatique, dont vous aviez involontairement usurpé la place, avait déserté les lieux, vous avez franchi le double sas, puis le tourniquet, vous avez pris l'escalator, vous êtes remonté des Enfers, vous avez franchi un autre double sas, vous vous êtes retrouvé dans la zone des pas perdus, du chalandage et des vestiaires ; vous avez tendu votre contremarque à une jeune femme qui a eu beaucoup de mal, en retour, à retrouver votre attaché-case. Vous avez vidé le sac transparent, vous avez soigneusement replacé toutes vos affaires, vous avez fortement serré la sangle pour les empêcher de ballotter, vous avez placé l'alimentation dans son logement, avec sa multitude de fils, et la souris. Vous avez doucement tiré sur la fermeture éclair. Vous avez remercié. Vous avez parcouru la zone de chalandage, plus ou moins pompeusement nommée librairie, et bourrée de souvenirs et de gadgets pour touristes désireux de tuer le temps. Soudain, vous vous êtes souvenu, apercevant un accessoire de papeterie, qu'on a tant de mal à faire accepter par les apprentis de l'art d'écrire, pour qui le premier jet est le bon, et qu'il est sacrilège d'y introduire des changements, des ratures et des effacements, pour qui le repentir est une notion aussi lointaine qu'il l'est dans une autre acception, pour tant d'hommes véreux, vous vous êtes souvenu que vous aviez croisé dans le grand escalier du Grand Palais, lors d'une manifestation picturale, il y a de cela bien longtemps, mais dans l'espace assez près du lieu que vous vous apprêtiez à quitter, celui qu'on appelait alors le Pape du nouveau Roman, Alain Robbe-Grillet et sa magnifique chevelure poivre et sel. Vous avez songé à lui, mais encore plus à un autre écrivain, un jour confronté dramatiquement, par héros interposé, aux affres de la décision, vous vous êtes dit que vous alliez décrire votre journée si remplie, à leur manière, et en hommage, et vous avez même acquis cet ustensile inconnu des écoliers d'aujourd'hui, une gomme, une gomme souple et malléable, non pas la Mallat de votre si lointain temps d'écolier mais aussi charnue, aussi douce au toucher, et vous l'avez mentalement destinée à un être cher.

Vous avez acquis une gomme, vous avez parcouru le rez-de-chaussée du patio, qui correspond au sommet des arbres plantés là de façon un peu artificielle, vous êtes passé à côté du contrôle, vous avez franchi un sas, vous avez repris l'escalator du matin, mais dans le sens inverse, vous avez quitté l'univers kafkaïen, vous avez songé qu'il n'y avait pas de meilleurs moyens que tous ces sas, que vous laissiez derrière vous, pour tenir la masse des citoyens à l'écart de la culture, vous avez fait quelques pas sur l'esplanade, respirant la douce beauté quiète du jour finissant, retrouvant les bruits de la ville ; vous avez redescendu ces escaliers de bois un peu malcommodes et si glissants, selon l'avertissement, par temps de pluie ; vous avez regardé passer le métro aérien si pittoresque et si bruyant, vous avez comme lui traversé la Seine au Pont de Bercy, vous avez flâné, avec la satisfaction du devoir accompli, en regardant les péniches monter et descendre le fleuve, à cet endroit où, il n'y a pas si longtemps, des milliers d'hectolitres de vin étaient mystérieusement baptisés ; vous l'avez trouvé, ma foi, plus large que l'Hudson, car une image vivement colorée s'est alors imposée, en surimpression, à votre esprit. Vous avez pris à gauche, vers le Ministère des Finances. Vous vous êtes demandé si le temps n'était pas venu de boire une et pourquoi pas, deux bières, dont vous appréciiez, par avance, les première gorgées, les seules qui comptent...

 

 

Le grand écrivain Michel Butor, dont j'ai maladroitement tenté d'imiter La Modification (Prix Renaudot en 1957) dans le texte qu'on vient de lire, s'est éteint à 89 ans, ce mercredi matin 24 août 2016, à l'hôpital de Contamine-sur-Arve (Haute-Savoie). Hommage et reconnaissance.
Mais aussi honte à la Ministre de la Culture (Mme Azoulay) qui, citant dans son éloge funèbre l'ouvrage le plus célèbre de Michel Butor, a parlé de "La Consolidation"... Après Mme Pellerin avouant (en 2014) qu'elle n'avait jamais lu aucun ouvrage du prix Nobel Patrick Modiano, nous avons là deux exemples magnifiques, si je puis m'exprimer ainsi, de l'inculture aussi crasse que "consolidée" des titulaires de ce ministère - qui devrait, d'ailleurs, n'être qu'un secrétariat d'État.