À Jean-Pierre Copin, le vieux routier du Daubé, qui nous enchante chaque semaine, soit que nous le suivions sur ses sentiers, soit que nous nous contentions de suivre, dans le texte, ses envolées pédestres.

 

 

Il faisait beau la veille. On pouvait l'espérer du lendemain. L'affiche, ce matin-là - mise en réserve depuis un mois tout juste - était alléchante : rejoindre une ancienne école qui se mourait au milieu de la forêt. Le lendemain, il faisait beau : on prit la route, sac gonflé d'eau, car Jean-Pierre avait averti que le précieux breuvage serait introuvable sur la promenade.
On partit. Ces trajets sont un rien insupportables, mais enfin tout le monde ne peut pas habiter au pied même des sentes ! On eut enfin à s'arrêter, et même à faire marche arrière, car la description de Copin, des plus implicite, aurait gagné à quelque expansion. Bref. On revint en arrière, car on avait déjà largement dépassé le hameau des Cuilleriers, point minuscule sur une carte raisonnable (je veux dire celle de "Gonflé, et ses avis tiennent la route" - certains me comprendront), et guère plus conséquent sur le terrain. Pour tout dire, le point de départ se situait résolument sur la bretelle qui, délaissant le grand axe Pont-en-Royans-Rencurel, conduit aux grottes de Choranche, stop de l'auto au hameau des Cuilleriers.


- Mais pardon, M'sieur Copin, il n'y a aucune place pour se garer, en plus le goudronnage annuel, type Rustines, qui tombe et c'est une chance aujourd'hui, cinq kilos de gravillons pour un demi centilitre de produit bitumineux, salope tout sur son passage !
- En ce cas-là démerdez-vous, moi j'écris pour les amoureux de la marche à pied, pas pour ces cons d'automobilistes !

En fait, une fois le lieu de rendez-vous découvert, il était aisé de s'engager dans le GR9, d'autant plus aisé que cet animal, pour mieux tromper son monde, descend assez allègrement au début, après avoir fait mine de monter, ayant décidé de nous le faire payer ensuite ! Longues boucles échancrées qui naviguent à flanc de roche, Copin-Clopant, c'est le début, enfin, de la montée, dont on ne sait guère, encore, qu'elle durera deux heures. Une grimpette d'autant plus agréable qu'elle s'effectue à l'abri d'une belle frondaison, malheureusement pas assez rousse, en ce presque début d'automne, mais suffisamment discrète pour nous inonder de lumière, tout en nous évitant les rayons trop ardents d'un soleil, ce matin-là, en tous points généreux, et nous offrant d'humbles curiosités, comme cette pierre figée entre deux troncs, que la vigueur végétale a largement enserrée...

 

 

Et le promeneur solitaire peut se laisser aller à ses rêveries - Copin, peu rousseauiste, parle de méditation - à peine trouées de quelques rares chants d'oiseaux - pas d'eau, pas d'oiseaux - en s'élevant lentement sur ce sentier bordé de splendides buis aux troncs moussus - qui pousse parfois l'obligeance jusqu'à offrir une racine adéquate à la main qui cherche une prise -, sous la haute silhouette des rochers de Presles ou ceux du Ranc, bref dans les Coulmes, blancheur qui fait irrésistiblement songer à l'apparition du paquebot dans la scène finale d'Amarcord.

 

 

 

"En une heure trente, on atteint une petite grotte au-delà de laquelle il faut partir à droite, c'est-à-dire en pleine pente..." Je cite ce traître de Copin, car j'interprétais un peu hardiment, c'est vrai, ce "pleine pente" par un "il va vous falloir descendre un peu" - or la pente était à main gauche. Las ! En pleine pente prise à contresens, à rebrousse-poil, donc en pleine montée nord-nord-ouest, pour attaquer droit dans ses bottes la blanche muraille urgonienne ! Montée relativement courte ? Peut-être, mais il y avait là de quoi vous couper le souffle, et vous faire imprudemment par trop entamer votre précieuse réserve d'eau... Ah ! Grimper avec deux bâtons de marche, comme ces petits futés qui parcourent le Camino à un train d'enfer ! Sans doute, mais il y a quelque chose de profondément humain dans ces acharnements, dans ces ruissellements de face, mal épongés d'un revers de manche courte, qui participent de l'humble sort fait en général à l'humanité - seul l'effort préalable produit une joie authentique, proportionnelle à l'effort consenti. C'est pourquoi, enfin parvenu à la plate-forme d'où la vue s'étend, il est vrai, à perte (de vue), de façon admirable - la Bourne au-dessous, des hameaux de la Balme au milieu, la forêt de Chalimont recouvrant tout cela, on eut plaisir à se déharnacher, à s'allonger mollement dans une herbe très courte et fournie (cadeau involontaire, vraisemblablement, du piétinement des nombreux touristes estivaux ?), à ne plus écouter que les cognements, lentement ralentis, d'un cœur un peu affolé.

 

 

 

 

 

Puis le temps de la sustentation, le solide sandwich qui restaure les forces, et l'œuf dur qui cale l'estomac ; et c'est reparti, dans des zones aussi désertées, mais plus douces à la marche - le plateau des Coulmes. Toute l'après-midi est à moi pour explorer la lisière du bois, l'endroit le plus frais et le plus caché du pays, tandis que mon grand frère aussi est parti à la découverte. C'est comme un ancien lit de ruisseau. Je passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J'ai sauté tout à l'heure un échalier au bout de la sente, et je me suis trouvé dans cette grande voie d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les orties, écrasant les hautes valérianes. Ah ! Je vous ai bien eu(e) ! De qui, ce passage (à peine modifié, subrepticement intercalé au milieu de ma modeste prose ? Avouez cependant qu'il ne dépare pas l'ensemble... Donc, le balisage nous indique la direction des deux Goulandières à portée, quasi, d'arbalète. La Petite, tout d'abord, hameau abandonné depuis deux tiers de siècle (avec, paraît-il, de timides velléités de discrètes restaurations), et j'ai cru, la traversant, retrouver les émotions poignantes qui me saisirent, voici deux mois à peine, en abordant Manjarin, peu près avoir franchi le col de la Cruz de Hierro, point culminant du Camino.

 

 

 

La différence essentielle, c'est qu'il n'y a pas, ici, de cimetière abandonné, en tous cas je n'en ai perçu aucune trace. Si la forêt reprend le dessus, alentour, on repère encore les prairies d'élevage qui devaient s'étendre tout alentour. Et les questions se pressent sur l'abandon du site : sans doute en raison d'hivers trop rigoureux ? Dans la foulée, on atteint la grande Goulandière, mieux conservée, et dont les prairies semblent prêtes à accueillir le bétail. Une maison de ferme a même été restaurée en gîte non gardé : quelle odeur peu ragoûtante, en bas, autour du poêle, et que d'inscriptions sottes sur les poutres de la pièce du haut, à l'occasion dortoir de groupes ! Mais l'ami Copin avait promis une cerise sur le gâteau, et on poussa donc du côté de l'ancien hameau de la Siva, plus hospitalier que ceux de la Goulandière semble-t-il, puisqu'au bord d'une pimpante route forestière ; et ce fut l'occasion de monter encore à travers cette belle forêt des Coulmes jusqu'à apercevoir, à la dernière minute, les hauts murs branlants de l'ancienne école de hameau.

 

 

École à deux classes, m'a-t-il semblé, les filles d'un côté, les garçons de l'autre, avec sa cour bien exiguë, naturellement transformée aujourd'hui en enchevêtrement sylvestre, et de deux logements de fonction à l'étage, de chacun trois pièces, dont deux à feu. Non, là je n'en sais trop rien, mais j'ai cru deviner, et j'ai voulu employer l'ancienne formule consacrée. Car dans les pièces qui n'étaient pas à feu (c'est-à-dire dépourvues de cheminée) on se les gelait, vous pouvez m'en croire. Heureusement que, les jours de classe, le plancher laissait passer la chaleur accumulée au-dessous, dans la classe. Sans quoi... Du plancher, il n'y en a plus guère, et même plus du tout, soit dans les classes - ce qui laisse deviner de vastes caves, ancêtres de nos vides sanitaires, soit à l'étage. Et il faut avoir l'œil un peu exercé pour en suivre par la pensée l'ancien emplacement. Comme il faut avoir connu ces logements anciens d'écoles rurales pour s'extasier soudain, levant la tête, à propos d'un élément miraculeusement demeuré en place, à l'angle de la cuisine de la jeune maîtresse : un évier tôle qui fut émaillée, avec son écoulement en partie disparu - dame, récupérer du plomb, c'est toujours bon à prendre ! - et on pouvait sans peine imaginer la demoiselle faisant sa petite vaisselle aux cristaux de soude, n'étaient les petits sapins qui poussent dans le bac, squatté comme une jardinière...

 

 

 

Salut collègue ! Dors tranquille, je suis sûr que tu as fait du bon boulot, et je devine d'ici le blues qui devait te saisir, certains soirs d'hiver, à la veillée, entre deux cahiers que tu constellais d'encre Paillard rouge, de ton écriture appliquée ! Car elle avait naturellement des élèves, la petite normalienne de la rue Jean-Bocq, dont certains venaient... de la Goulandière ! Près de trois quarts d'heure de montée, même relativement légère, cela pouvait dispenser de la séance de gymnastique ! Et le repas de midi, réchauffé sur le poêle, et le retour, l'hiver, dans le froid et la nuit tombante : "mes journées étaient bien remplies, puisque régulièrement j'allais à pied à l'école de la Siva. Une fois la classe terminée, je me dépêchais de rentrer à la maison [...], avec mon petit frère, afin d'aider mon père et ma mère dans leur labeur quotidien [...]. Parfois, comme pour oublier un moment le travail, j'aimais à me rendre au belvédère du Ranc pour rêver..." se souvient un ancien de la Goulandière. Temps rudes mais heureux où l'on n'appelait pas Maman au moindre bobo, où le Samu n'était pas insulté s'il n'arrivait pas dans les deux minutes, où ceux qui ne disposaient que de très peu d'huile de coude et de Demerden Sie Euch ne couraient pas se réfugier à l'ombre du RMI, ou du chapelet des aides étatiques. Tout revenu était mérité avec dignité. Temps heureux où les paillettes d'un Tapie, d'un Lang ou de bien d'autres encore, n'eussent guère fait recette. On était taiseux, et sages, si l'on n'en pensait pas moins. Les petites écoles sont condamnées par le progrès, n'est-ce pas ? Et pourtant, il n'y a pas si longtemps, un rapport officiel disait du bien d'elles, et même avançait que les meilleurs résultats étaient atteints dans les petites unités de trois à cinq classes. Peine perdue ! Allez-y, saligauds, concentrez, créez des écoles plus grosses que nombre de collèges, multipliez les usines où l'on se contentera de professer (ah, il fallait bien un énarque socialiste pour tuer le beau nom d'instituteur et le remplacer par un épouvantable barbarisme - professeur des écoles !), six heures par jour, moins d'un jour sur deux ! L'éducation des masses naturellement vous vous en tamponnez, c'est tellement moins important que vos plans de carrière !

Dors tranquille, collègue : ne les écoute pas ; tu as fait du bon boulot. Du bon boulot d'artisan, proche de ses élèves et de leur environnement.

 

Voilà, adieu à l'école de la Siva, retour sur nos pas jusqu'à la Grande Goulandière qu'on traverse pour redescendre, par un sentier parfois escarpé, jusqu'à la Bourne, atteinte au niveau de la Balme. Sentier ponctué d'énormes blocs erratiques, arrêtés à jamais dans leurs courses par quelque mystérieux replat, et de quelques squelettes de maisons. Comment et de quoi pouvait-on vivre au bord de pentes si étroites, environnées de forêts ? Fin de l'épisode.

Il fallut rejoindre le véhicule, garé à quelques quatre kilomètres de là : passage obligé assez désagréable, car ça circule sec, quand ça ne vous frôle pas. Mais c'était le prix à payer pour cinq heures d'enchantement, de ressourcement.

Alors, on l'a payé. Content.

 

 

Notes :

 

- Carte Michelin 77, plis 3-4

- Article de Jean-Pierre Copin in Le Dauphiné libéré, 24 août 2002

- Carte IGN 3235 OT Top 25, pli 4

- Carto-guide Coulmes-Royans, 5 € 34 (édité par le Parc naturel régional du Vercors).

- Les gens pressés peuvent se rendre sur le site de l'ancienne école sans quitter leur véhicule, par la route forestière Rencurel-Presles.

- Ceux qui le sont moins peuvent demander des précisions à la délicieuse Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. (du Syndicat d'Initiatives de Rencurel) qui a légèrement revu ma copie (merci à elle) !

- Site Web de Rencurel

 

 

[Jean-Pierre Copin nous a quittés en décembre 2006, à 81 ans]