"Les enquêteurs travaillent de tout leur cœur et de toute leur intelligence à la solution d'une énigme criminelle particulièrement obscure(Louis Sabatier, lettre à sa hiérarchie, 11 août 1952).

"L'assassin nous observe ; je me fais un devoir de le démasquer ; je n'abandonnerai jamais. Le monstre de Lurs - caché dans la région - ne nous échappera pas" (Edmond Sébeille, 18 août 1952).

"Le louable souci de l'erreur judiciaire n'a cessé de hanter le commissaire Sébeille. Dix fois, nous avions cru qu'il allait agir. La crainte de troquer un assassin certain contre un assassin possible, a toujours été plus forte que la sincérité profonde de sa conviction, n'en déplaise à certains chroniqueurs qui ont tenté d'affaiblir l'autorité officielle au moment où elle avait besoin de tout son crédit(J.-P. Ollivier, Le massacre de Lurs : qui est l'assassin ? p. 122)

"La technique du commissaire Sébeille est une parfaite technique de destruction. On ne perfore pas un mur ; on l'ébranle par des coups en des endroits choisis. Si l'on a bien calculé, le mur se lézarde et s'abat en larges pans(Jean Meckert, La tragédie de Lurs, p. 136)

 


Le lendemain, la découverte du triple crime se trouve à la Une de tous les journaux, en France comme à l'étranger. Chez nous, l'affaire est peut-être brièvement éclipsée par un fait divers. Un ancien Président du Conseil (on dirait aujourd'hui Premier ministre), Monsieur Edgar Faure, s'était foulé la cheville, sur je ne sais plus quelle plage du côté de Deauville, en se livrant à sa gymnastique matinale. Il est vrai qu'il avait, avant bien d'autres, un sens aigu de la médiatisation (comme l'un de ses plus jeunes et proches poulains, un dénommé Valéry Giscard d'Estaing)... Ce nom, celui de l'un des politiciens les plus habiles et les plus doués de sa génération (représentant de la France au procès de Nuremberg), est très largement tombé dans l'oubli. Ainsi passe la gloire, comme devraient le méditer ses homologues d'aujourd'hui, qui ne lui arrivent pas à la cheville (si je puis dire !).

Un journal anglais, le Sunday Dispatch, offre une prime de 500 000 fr. [ce qui correspondait, à l'époque, au prix d'une petite voiture, type Saxo, Fiesta ou 106 d'aujourd'hui, ou encore à un an de salaire d'un ouvrier de base de chez Renault] à qui procurera des éléments susceptibles de confondre l'auteur du carnage. Gustave Dominici en ajoutera 10 000… [L'équivalent de cinq "pleins" - 150 l. d'essence - pour une 4 CV Renault de l'époque].
Un journal français offrit 500 000 autres francs : c'est pourquoi on a parlé du "million de la prime" [au sujet du don de Gustave, Sébeille déclarait, le 18 août : "M. Dominici offre maintenant une prime de 10 000 francs à qui permettra l'arrestation du coupable. Il nous aurait certes beaucoup mieux aidés, dès le début, en disant tout ce qu'il savait, tout ce qu'il avait vu et tout ce qu'il avait entendu, clairement et sans réticences". Bien vu, n'est-ce pas ?).





À Lurs, ou plutôt à Peyruis (à six kilomètres au nord), où il a pris pension avec ses hommes près du Café des Alpes, le Commissaire sait que la partie sera dure, alors qu'il s'embarque pratiquement sans biscuits, et dans une ambiance fortement hostile, tout en suspectant depuis le début le "témoin n° 1" (Gustave Dominici), cet être à la personnalité faible, entièrement sous la coupe de son père (et de sa jeune épouse). Sans aucun souci de stricte chronologie, mentionnons quelques points marqués par les enquêteurs (toutes origines confondues) :








Suspecter depuis le début le "témoin n° 1" n'était pas faire montre d'un acharnement policier extraordinaire, ni d'un flair de limier hors pair : il suffisait de mettre ses déclarations et la géographie du lieu du crime en regard.





En effet, pour juger de l'éventuel avancement, durant la nuit, de la coulée de boue (notée Landslide sur le croquis ci-contre) en direction de la voie ferrée, il n'était nul besoin, bien au contraire, de s'engager au-delà du pont et de commencer à descendre le talus surplombant la Durance (comme le révèle ce petit croquis d'origine anglaise). Il n'était même pas nécessaire de traverser le pont.
La prétendue découverte fortuite du cadavre de la malheureuse fillette éclate alors comme le plus éhonté, le plus odieux des mensonges.



Interrogeant le motocycliste, un jeune homme de 27 ans(1), Sébeille remarque la grande divergence entre ses déclarations et celles de Gustave.

D'autres divergences éclatent (à propos de la coulée de terre sur la voie ferrée) entre les déclarations du brigadier-chef poseur de la SNCF (Faustin Roure, ami de la famille Dominici), et celles de Gustave. C'est alors que, sur l'idée du capitaine Albert, Sébeille parle de l'examen nécessaire des variations dans les déclarations de son principal témoin, dont il espère "faire jaillir la lumière".

Avançant péniblement dans l'enquête sur l'origine de l'arme, la Gendarmerie menace de sévères sanctions (le décret-loi du 18 avril 1939 en son article 15 interdisait l'acquisition et la détention d'armes de guerre) ceux qui en posséderaient dans la région : elle récolte une "pluie" de carabines U.S. M1 (donc du même type que celle ayant servi au crime ; armes certainement excellentes, en temps de paix, pour la chasse au sanglier !). Le terme pluie, utilisé par un journaliste, est manifestement inapproprié : quatre U.S. M1 furent anonymement déposées, le 11 août, en Mairie de Peyruis ; elles avaient été produites par les firmes Saginaw, Inland et Underwood. Mais il faut attendre le 3 octobre pour constater que M. Aimé Perrin, frère d'un des gendres de Gaston - et oncle de Roger Perrin -, remet à son tour son Garand (ou, plus exactement, son Springfield 1914, si l'on en croit la déposition, au procès, du commissaire Constant), avec lequel il avait eu la malchance, ou plus exactement la sottise, la veille du crime, de faire le coup de feu contre des pies. Enfin, plus exactement, son arme lui est confisquée par Constant comme, peu avant, Sébeille avait saisi un... fusil-mitrailleur (!) détenu par son frère (le père de Zézé et mari de Germaine). Mais cette moisson n'apportera pas d'éléments nouveaux.

La Marseillaise (à l'époque l'organe local du PC), puis l'Humanité, prennent la défense acharnée des camarades Dominici. Et pourtant, le PCF avait d'autres chats à fouetter, lui qui se trouvait en pleine affaire Marty-Tillon, les deux anciens mutins de la Mer Noire accusés de titisme, pour ne pas parler de l'ignominieuse campagne conduite contre l'instituteur et ancien chef de la Résistance en Limousin Georges Guingoin, le "premier maquisard de France"(2) !
Dès le 9 août par exemple, l'Huma a le front d'écrire de Gustave qu'il est "lavé de tout soupçon". Et jusqu'à un certain Jean-Pierre Chabrol, à l'époque sous-fifre aux ordres du Parti (avant de se spécialiser dans l'écologie ardéchoise, et dans l'habitude de "taper" sans vergogne son ami Georges Brassens), y allant de ses moqueries prétendument fines envers le commissaire "Tournenrond", lui conseillant d'aller chercher ailleurs (le Canard enchaîné devait d'ailleurs le moucher de belle manière). Chercher ailleurs : le P.C. est obstiné, nous le verrons un peu plus loin. Quoi qu'il en soit, le Dauphiné libéré, dans un récent entrefilet concernant l'affaire (27 novembre 1999), a été le seul, à ma connaissance, à insister sur cette intrusion parfaitement illégale et intempestive, à peu près partout ailleurs passée sous le plus grand silence, et à l'origine de tant de retards apportés à l'enquête. Et cela n'est pas sans rappeler un souvenir de Me Floriot (pour une tout autre affaire) : "Les débats furent très agités et un groupe d'hommes particulièrement entreprenants manifestaient bruyamment, après la fin de chaque audience, en faveur des accusés. Ils apparaissaient capables de faire un mauvais parti aux jurés, si ceux-ci rendaient un verdict affirmatif. Après la fin des plaidoiries, ces hommes qui occupaient le fond de la salle, se livrèrent à une manifestation spectaculaire. Les jurés étaient manifestement terrorisés... et tous les accusés furent acquittés, y compris celui qui avait passé des aveux. Ce n'était plus un acquittement au bénéfice du doute, mais un verdict au bénéfice de la terreur, qui constitua une véritable erreur judiciaire" (Les erreurs judiciaires, p. 316). Avec davantage d'humour, Pierre Scize résumera la situation en écrivant que l'Humanité avait "couvert la Grand'Terre de son bouclier et de son glaive, de sa faucille et de son marteau" (Au grand jour des Assises, p. 264).
Mais là encore, ne nous méprenons pas : les pressions de toutes sortes ont toujours existé, et il n'est pas sûr qu'elles cessent un jour tout à fait. Pour prendre un exemple très récent, les juges Éva Joly et Laurence Vichnievsky (affaire Elf), se disent victimes de pressions : on peut imaginer que ce sont celles des services secrets, mais aussi celles de certains réseaux policiers (corses et/ou francs-maçons)... En tout état de cause, à propos de pression, la plus déterminante, celle qui fit reculer d'un an l'heure du dénouement, fut celle du procureur général Orsatelli. Sans cette intervention parfaitement saugrenue, le "mystère de Lurs" eût été réduit à néant au bout d'un mois d'enquête, soit le 3 septembre 1952.

Désormais galvanisée par le soutien du P.C. (comme l'écrivait par exemple Le Parisien Libéré du 20 août, "chaque soir, le témoin n° 1 [i.e. Gustave] reçoit la visite de ses amis politiques qui le conseillent, l'informent, le réconfortent"), la famille Dominici fera bloc, avec une arrogance d'autant plus affirmée que l'enquête va progressivement battre en brèche, mais sans doute trop lentement, dirons-nous aujourd'hui avec le recul, l'ensemble de ses déclarations (car, malheureusement pour Alain, les "documents contradictoires", ce sont essentiellement les contradictions dans les "révélations" distillées par les divers membres du clan). Ce dont elle n'aura cure, adoptant un comportement défiant toute logique, totalement insensible au principe de non-contradiction, absolument rétif aux notions élémentaires d'antériorité, de cause, de conséquence, etc...
L'étrange comportement des fermiers de la Grand'Terre est bien noté, dès le 17 août, par l'envoyé spécial de Nice-Matin, Jean-Paul Ollivier : "Á supposer qu'ils n'aient pas entendu courir ni crier, il faudrait être fou pour croire qu'au lever du jour, alors que des balles d'une carabine de guerre ont été tirées trois heures plus tôt, sous leurs fenêtres, Gustave et Gaston Dominici aient eu pour seul souci, l'un d'aller vérifier un éboulement, l'autre d'aller promener ses chèvres dans une direction opposée à celle du lieu du crime".

Pour faire pièce à cet encombrant soutien, ce bouclier rouge, selon l'expression de Gordon Young (le P.C.F. avait manifesté l'intention de créer un Comité de défense des Dominici, et n'avait reculé que devant le très ferme avertissement du préfet bas-alpin), Sébeille s'intéresse à un sympathique personnage, poseur de voies à la SNCF, bientôt devenu témoin-clé dans l'affaire : Paul Maillet (autre proche voisin et ami des Dominici), 40 ans, un authentique et courageux résistant, éphémère secrétaire de la section locale du PC.
Car à la suite d'une lettre anonyme, une fouille au peigne fin d'une des fermes qu'il exploite, la Maréchale (mais que n'a-t-on fouillé, dès le début, la Grand'Terre de la sorte ?), montrera que Maillet détient deux Sten en pièces détachées(3), mais pas de carabine U.S. M1, non plus que de munitions susceptibles d'être utilisées par cette dernière arme (la Sten étant une classique 9 m/m). De plus, Maillet fut convaincu d'avoir placé une "bretelle" avant son compteur électrique, comportement certes délictueux mais qui n'était pas rare, à l'époque (après tout, dira-t-on, EDF appartient - comme la SNCF - à la CGT et au PC, ce qui nous a été démontré en maintes occasions...).
Cette visite si fructueuse a évidemment fragilisé la position du secrétaire local(4). Il ne s'est cependant mis à table qu'après avoir été confronté à un ami proche, épicier, qui avait parlé le premier de confidences reçues, ce qui lui vaut l'hostilité unanime du village  - et des voies de fait aussi navrantes que lâches. Avec les déclarations du jeune motocycliste (sur la position exacte de Gustave, lorsqu'il lui avait fait signe de s'arrêter au bord de la route) et celles du brigadier-chef de la SNCF (à propos de l'importance à accorder à l'éboulement, et de la position du corps de la mère, lorsqu'il l'avait aperçue), Sébeille possède désormais trois leviers pour s'appliquer à forcer la solide porte Dominici, et cela ne manque pas d'arriver. On aboutit désormais aux aveux suivants :

* Après avoir farouchement nié le fait, les Dominici admettent que les Anglaises étaient bien venues chercher de l'eau à la Grand'Terre, et que la petite Élisabeth avait caressé les chèvres du Patriarche. Avait-elle pris des photos de la scène ? C'est plus que probable.

* Gustave reconnaît avoir fouillé la voiture Hillman Minx (elle le fut aussi, hélas, par les premiers journalistes arrivés sur les lieux), déplacé (et retourné) le corps de la mère, et ramassé des douilles. A-t-il fait main basse sur l'appareil-photo ? C'est plausible : l'amie intime d'Élisabeth, la fille des Marrian (eux-mêmes intimes - amis de trente ans ! - des Drummond), avait déclaré, dès le 7 août, au journaliste du Dauphiné, R.-L. Lachat, que l'appareil-photo (vraisemblablement un Kodak Retina II - type 011 ou 014) de son amie ne figurait pas dans l'inventaire des objets retrouvés.

* Gustave reconnaît également que, lorsqu'il a découvert son corps (selon ses dires, vers cinq-six heures du matin - ce qui est manifestement impossible), la petite Élisabeth "ronronnait" encore, et remuait.

Il est alors incarcéré et, pour non-assistance à personne en danger, condamné à deux mois de prison, le 20 novembre 1952. On remarquera que le maintien en prison (rejet de la demande de mise en liberté provisoire) de Gustave ne souleva aucune protestation de la part du P.C., qui l'avait pourtant soutenu avec l'ardeur (illégale) que l'on sait au début de l'enquête(5).
Comme, à sa sortie de prison (fin décembre 1952), Gustave considère l'affaire comme terminée et se tait, pensant que sa famille va s'en tirer à bon compte, alors son ami Paul Maillet se résout à effectuer une déposition : "[...] Une quinzaine de jours après l'assassinat de la famille Drummond, je suis allé un soir chez Gustave Dominici, pour chercher des pommes de terre. Pendant que Madame Dominici [Yvette] allait peser le sac, Gustave Dominici m'a dit en parlant en patois : "Si tu avais vu, si tu avais entendu ces cris d'horreur, je ne savais plus où me mettre". [...] Sur la foi du serment, j'affirme que Gustave Dominici a prononcé ces paroles, et je suis prêt à être confronté avec cet homme, pour que soit faite la lumière sur ce crime horrible [...]" (PV n° 5 R du 24 janvier 1953).

D'autre part, on avait suggéré au Commissaire d'aller chercher ailleurs (ce qu'il fit obstinément, mais inutilement, et on peut imaginer pourquoi)... Or, Sébeille le Marseillais, outre le fait d'être droit et têtu, n'avait qu'un défaut : il était patient. L'affaire est donc soi-disant mise en sommeil pendant près d'une année, et pas moins d'une dizaine de Commissaires auront à en connaître (dont deux retraités, l'ancien chef de Sébeille, et son propre père, Robert) !
Sébeille fut même en butte au scepticisme, pour ne pas dire à l'hostilité sourde, de certains de ses supérieurs (Noël Mevel), qui s'impatientaient devant le piétinement de l'enquête et dut subir différentes avanies (il se raconte, mais je n'en possède pas la preuve formelle, qu'il fut entre-temps chargé d'autres affaires criminelles, et ce jusqu'en Afrique du Nord !).

Puis arriva la grande offensive ("Il y a un abcès à vider à La Grand'Terre", procureur Sabatier, le 12 novembre 1953), savamment concoctée par Sébeille et Périès (le Juge d'instruction) au cours de laquelle les alibis de la famille Dominici volèrent en éclats, les uns après les autres. En particulier, Gustave finit par craquer le 13 novembre 1953, et par accuser son père en pleurant sur l'épaule de Sébeille (Pleure, petit, ça soulage). Clovis le suivra de peu sur le chemin des aveux : il est mensonger d'avoir dit après coup, ou laissé dire, que Clovis avait parlé le premier, par haine de son père (Clovis fut édifié le soir même du crime : après avoir été pris de saisissement devant l'objet que lui montrait le Commissaire, il se rendit sans se faire remarquer dans l'appentis où il savait que son père dissimulait sa carabine de guerre ; elle n'était plus -  et pour cause - à sa place habituelle). Enfin, après mille péripéties et autant de manœuvres dilatoires, Sébeille obtient les aveux de Gaston Dominici, dans la soirée du 14 novembre 1953 (près de seize mois après les faits !)(6). Aussitôt le Commissaire devient un personnage extraordinairement célèbre dans toute l'Europe (et au-delà) et les journaux anglais, qui ne l'avaient pas ménagé jusque là (à cause de ses méthodes "psychologiques"), ne tarissent plus d'éloges, le félicitant "chaleureusement". Pressé par le député radical des Basses-Alpes, le Ministre de l'Intérieur (M. Martinaud-Deplat - élu des Bouches-du-Rhône) déclare qu'il propose Sébeille pour la Légion d'honneur...

Hélas, il faut bien noter que la chaleur des félicitations fut nettement tempérée, à l'intérieur même du système, par l'incroyable attitude du Procureur général (au vu de la signature, il semble qu'il s'agisse non d'Orsatelli, mais de son successeur), pratiquant un indigne ostracisme à l'égard de la police nationale, totalement oubliée dans le message suivant, daté du 19 novembre 1953, et adressé à Sabatier : "Je n'ai pas encore été officiellement informé des opérations qui ont abouti aux aveux de Gaston Dominici, mais je ne veux pas tarder davantage à vous dire combien j'ai apprécié le soin et le zèle avec lequel [sic] le plan que vous m'aviez soumis a été exécuté. . Grâce à votre intelligente activité et à celle de Monsieur le juge d'Instruction Périès... le coupable a été démasqué... Aussi je suis très heureux de pouvoir vous adresser... mes plus vives félicitations. vous voudrez bien également dure ma satisfaction à M. le Commandant de la Gendarmerie de Digne et aux Officiers, sous-officiers et gendarmes qui, sous ses ordres, ont participé aux opérations qui ont mené le coupable à faire l'aveu de son crime..."
Règlement de comptes ? Accumulation de griefs, réels ou inventés ? En tout cas, attitude inqualifiable (et on notera en souriant, au passage, qu'à l'époque on ne prenait pas de gants avec la prétendue présomption d'innocence).

Après le fils cadet, le père est donc à son tour encabané puis, au terme d'un procès retentissant (dont certains se demandaient, de façon prémonitoire, s'il constituerait "un épilogue, ou un nouvel acte de la tragédie de Lurs"), condamné à mort, le 28 novembre 1954.

On a parlé brièvement de médiatisation, au début de cette partie. Il convient d'y revenir. Dès qu'elle fut diffusée à grands renforts de médias (écrits), cette affaire connut un engouement (si l'on peut utiliser ce terme, sans attenter à la mémoire des suppliciés) extraordinaire en France (pour ne pas parler de l'étranger). La faconde d'Edmond Sébeille y était-elle pour quelque chose ? C'est possible. Il ne cherchait pas à se mettre en valeur, mais si on le sollicitait, il ne refusait pas de répondre, voire même de tenir des conférences de presse improvisées... et sans doute imprudentes (notons pourtant, en passant, que le quotidien communiste La Marseillaise écrivait - avec une pointe de regret - le jeudi 7 août 1952, "Le commissaire Sébeille est peu loquace"). Cela déplut, évidemment. Car, comme dit l'adage, en France, le premier jour est pour l'engouement, le second pour la critique. Mais il était arrivé à certains journalistes de coucher devant la porte de sa chambre (!), afin qu'il renonçât à les semer le lendemain (ce qu'il fit pourtant au moins une fois) : comment, dès lors, pouvait-il travailler dans le silence et l'anonymat ?

Le commissaire Sébeille (au centre - on remarquera à quel point le pauvre Michel Blanc lui ressemble :-))) -, de la 9e Mobile P.J. de Marseille, et le capitaine de Gendarmerie Albert (à droite), commandant la brigade de Forcalquier, s'efforçant de faire parler la Rock-Ola (photo Le Provençal parue à la Une du Provençal - 12 août 1952 - et du Dauphiné Libéré - 19 août 1952).

Quoi qu'il en soit, trois semaines après la tuerie, le grand bourgeois et fin lettré qu'était Me Maurice Garçon (une conscience de sa profession, dont il n'y a pas l'équivalent aujourd'hui - il se fendit pour l'occasion d'une parole véritablement historique : "Si déplorable que soit le forfait, il ne faut cependant pas en exagérer la portée"...), publia (dans le Monde du 23 août) une sévère mise en garde : "Les Commissaires ont tendance à vouloir être des vedettes. Maigret leur donne des insomnies. [...] Le devoir de la police est de chercher, de découvrir et de se taire".

Certes, certes... Mais on peut se demander s'il n'y avait pas, derrière cette solennité, des relents de jalousie, Sébeille étant devenu (par le pouvoir de la presse, surtout régionale) une véritable superstar... comme on ne disait pas encore, à l'époque ! Ce qui est fort étonnant, c'est que le cher Maître ne soit pas revenu à la charge, en 1955, lors de la "contre-enquête" conduite par les commissaires Chenevier et Gillard, dont la presse était une des principales préoccupations, si bien qu'elle connaissait généralement leurs faits et gestes avant [le magistrat instructeur]... Peut-être parce que c'étaient des Pharisiens ? Euh, pardon, des Parisiens ?(7)

En tout état de cause, la leçon a été retenue : désormais les flics ferment leurs gueules, et les bavards s'en donnent à cœur joie. On voit le résultat.


Notes

(1) Jean-Marie Olivier, le motocycliste (sur une 125 New-Map, 758 GO 4) messager de Gustave auprès de la Gendarmerie de La Brillanne-Oraison. On prendra garde de bien distinguer ce premier (et capital) témoin de son homonyme Jean-Paul Ollivier, journaliste qui suivit l'affaire (pour Nice-Matin, puis pour Paris-Match), et rédigea le premier ouvrage paru sur le triple crime (cf. Bibliographie) !
Jean-Marie Olivier affirma aux enquêteurs : "Il [Gustave] a surgi devant le capot de la voiture [l'Hillman] comme un diable de sa boîte", tandis que Gustave prétendait se trouver cinquante mètres plus au sud (plus près de la ferme) lorsqu'il avait hélé le motocycliste. Gustave finit par reconnaître que le motocycliste avait raison. Et cela changea toute la donne.
(2) Georges Guingoin, qui vient de disparaître (2 février 1913 - 27 octobre 2005), fut un immense et incontestable résistant, fait Compagnon de la Libération par de Gaulle. Organisateur infatigable, dès août 40, du seul maquis ayant été capable de s'opposer victorieusement à l'armée allemande, le normalien Georges Guingoin reprit, la victoire acquise, tel un moderne Cincinnatus, sa blouse Camif et rejoignit son poste d'instituteur. Entre temps, ayant comme il se doit dénoncé l'attitude plus qu'ambiguë du Parti communiste dans les mois qui suivirent mai 40 (propos extraits d'une de ses conférences : "Chargé de l'organisation pour les deux départements, Haute-Vienne et Creuse, quelle ne fut pas ma stupéfaction quand je reçus le numéro 9 de septembre 1940 de La Vie du Parti où l'on pouvait lire :
« Nous avons plus de possibilité d'action vu le transigement de l'occupant. Nous devons être sans haine vis-à-vis des soldats allemands » ... « Organiser des actions déterminées pour la réinstallation de nos municipalités » ... « Exiger la reparution de L'Humanité » ...
Je refusai d'assurer la diffusion de ce document, et le fis savoir à Jacques Duclos.
À la Libération, ces erreurs furent niées farouchement
"), il fut rejeté comme un malpropre par son Parti, son action et son attitude ne pouvant évidemment être tolérées ni par les planqués, du type Duclos, ni surtout par les déserteurs, du type Thorez.
Mais ses ennuis avec le P. C. furent une chose ; l'oubli quasi-unanime de la Nation, qui lui doit beaucoup, en est une autre : une véritable honte. Le Président Chirac, si prompt à se fendre d'un communiqué larmoyant pour la disparition de la moindre personnalité médiatique, n'a pas trouvé une minute pour rendre hommage à cet instituteur de légende. Pauvre pays ! [Note du 11 novembre 2005].
(3) Le Tommy gun, le pistolet-mitrailleur (anglais) le plus célèbre de la seconde guerre mondiale, parachuté en masse par les aviations alliées aux résistants de l'intérieur. Paul Maillet a toujours affirmé qu'il s'agissait de "souvenirs de la Résistance", pris sur les dépouilles de camarades résistants qui venaient d'être abattus par les Allemands.
L'on se souviendra que le Parti communiste, à cette époque au faîte de sa puissance -  il récoltait régulièrement le quart des suffrages des électeurs français, à telle enseigne qu'au lendemain des élections de mi-novembre 1946, les communistes avaient cru pouvoir proposer aux socialistes, un gouvernement d'union présidé par Thorez ! - n'attendait que les ordres de Staline pour tenter de faire basculer la France dans le camp des démocraties dites populaires.
(4) A-t-il aussi, par derrière, reçu une engueulée de son parti, et des ordres précis de Paris ? En tout cas, le PC a dû se diviser à compter de ce moment-là, car un autre responsable plus haut placé dans la hiérarchie, M. Barth, n'était autre que le beau-père de Gustave. Et Maillet a été exclu - en fait, il devait démissionner juste avant de l'être - du P.C. pour... détention illégale d'armes de guerre, ce qui montre que le Parti ne manquait ni de toupet, ni d'humour.
À propos de cette exclusion, on doit noter un fait semble-t-il exceptionnel, le Parti n'ayant pas l'habitude d'annoncer ses exclusions par voie de presse. En effet, le P. C. F. publia, le mardi 13 janvier 1953, dans son quotidien régional La Marseillaise, l'avis suivant : "La Fédération des Basses-Alpes du Parti Communiste Français communique que le nommé Paul Maillet, de la cellule de Lurs, a été exclu du parti communiste pour avoir enfreint la discipline du Parti, en conservant des armes, contrairement aux décisions prises par le Comité Central, dès janvier 1945, et renouvelées depuis à plusieurs reprises".
Neuf jours plus tard, le 22 janvier, il ajoutait, sur un ton grandiloquent, et sous le titre : "Le Méridional essaiera-t-il une nouvelle provocation ?"
La Fédération des Basses-Alpes du Parti Communiste Français nous prie d'insérer : " 'Le Méridional' du mercredi 21 janvier, sous le titre 'Paul Maillet exclu du Parti Communiste', publie un article équivoque dont le contenu laisse supposer que de nouvelles provocations sont possibles dans le département..
Il est singulier que le titre du 'Méridional' soit suivi d'un point d'interrogation, alors que l'exclusion de Paul Maillet des rangs du Parti Communiste a été rendue publique par un communiqué paru dans 'La Marseillaise' qui n'a pu passer inaperçu au correspondant du 'Méridional'.
Paul Maillet a été exclu du Parti Communiste pour avoir enfreint gravement la discipline du parti en conservant des armes, contrairement à des décisions prises par le Comité Central, et renouvelées à plusieurs reprises.
En feignant d'ignorer que l'exclusion de Paul Maillet a été rendue publique, en prétendant qu'il aurait été sanctionné non pas pour avoir conservé des armes, mais pour s'être 'fait prendre', 'Le Méridional' veut induire ses lecteurs en erreur.
Il est permis, par ailleurs, de se demander si le journal de l'armateur milliardaire Fraissinet ne souhaite pas de nouvelles provocations contre les habitants des Basses-Alpes. En effet, il remet en selle la canaillerie de la 'consigne du silence', qu'il avait dû reconnaître lui-même comme étant non fondée et grotesque. Et ses allusions à la présence de Tillon dans la région de Forcalquier ne sont pas sans arrière-pensée malsaine.
La Fédération des Basses-Alpes du Parti Communiste invite les anciens résistants et toute la population à la plus grande vigilance pour que toutes les provocations soient déjouées
".
Quel était donc l'objet ayant provoqué une réaction aussi disproportionnée ? On le trouve dans un entrefilet paru la veille (21 janvier 1953) - ce qui permet aussi de s'étonner de la promptitude de la réplique - dans Le Méridional, sous le titre : Paul Maillet exclu du Parti communiste ?
"Paul Maillet, le poseur de voies de Lurs, dont le nom a été maintes fois prononcé à propos du tragique assassinat de la famille Drummond, aurait été exclu du parti communiste.
Le P. C. aurait reproché à Paul Maillet de ne pas avoir observé l'intransigeante consigne de silence imposée à ses militants, et principalement d'avoir dénoncé à la police Gustave Dominici, le fermier de la Grand'Terre, qui lui avait confié - on s'en souvient - que la malheureuse Élisabeth Drummond vivait encore lorsqu'il la découvrit le 5 août au matin.
En outre, le P. C. aurait retenu contre le secrétaire de la cellule de Lurs le fait qu'il ne sut pas dérober aux yeux des enquêteurs de la IXe brigade mobile de Marseille, les deux mitraillettes, saisies dans une cuisinière, à son domicile, lors d'une perquisition.
D'autre part, l'exclusion de Paul Maillet serait l'une des conséquences de l'offensive lancée par le P. C. contre les anciens F.T.P.F. dont beaucoup dans la région sont demeurés fidèles à Charles Tillon, déviationniste, actuellement en résidence dans la région de Forcalquier.
Enfin, on se demande si cette exclusion n'aurait pas été jugée nécessaire, l'appartenance au parti communiste de Paul Maillet risquant soudainement de se révéler fâcheuse
".
Chacun pourra conclure, à propos de cet échange, dans le sens qu'il voudra. Deux points à noter, cependant : d'une part, le rédacteur du 'Méridional' commet une erreur en incluant Paul Maillet au milieu des "anciens F.T.P.F.". Car le "poseur de voies de Lurs" avait appartenu aux F.F.I, non aux F.T.P. Et ce n'était pas dans le département des Basses-Alpes ; d'autre part, on notera que la seconde déposition de Paul Maillet (24 janvier 1953) est chronologiquement liée à la date de son exclusion officielle (rappelons qu'il avait démissionné avant d'être exclu). Certains y verront simple concomitance, d'autres étroite corrélation...
(5) Gustave avait alors déjà accompli trente-cinq jours de "préventive". Peine très modérée, notons-le : Gustave encourait de un mois à trois ans de prison. Mais c'était là le moyen, pour Sébeille, d'aller plus loin dans ses avancées en direction de la vérité (car bien d'autres chefs d'accusation auraient pu être retenus, comme le vol et la destruction de preuves, pour ne rien dire de l'outrage à magistrat). On raconte que, à l'annonce du rejet de sa demande de mise en liberté provisoire, Gustave aurait déclaré : "je paie toujours pour les autres" (rapporté in Le Provençal du samedi 8 novembre 1952). Ce qui est en tous cas certain, c'est que Gustave, lors de sa déposition dans l'après-midi du 13 novembre 1953, a déclaré, en réponse à une question du juge Périès ("Quelle était l'attitude de votre père lorsque vous avez été de retour à la Grand'Terre à l'issue de votre détention ?") : "Il ne m'a rien dit. En réalité, il s'en foutait pas mal que je fasse deux ou six mois de prison". Et il a même ajouté : "Je ne voudrais pas que la presse annonce que c'est moi qui ai dénoncé mon père".
(6) Les tenants de l'innocence du Patriarche ont beaucoup glosé sur les conditions d'obtention de ces aveux, et sur les contradictions qui les truffent. Inutile d'y revenir. En revanche, il faut remarquer que Gaston avait déjà avoué, à de nombreuses reprises, soit sous l'effet de la lassitude, soit en se "coupant"  :
- dès les premières heures du jour du crime, en effet, il avait avoué à Autheville, "Roger, c'est un grand malheur qui nous arrive, un grand malheur et un accident". Le soir même, Sébeille en personne était le destinataire de l'incroyable confidence : "elle est tombée là, elle n'a pas souffert" [Lady Drummond].
- Quelques jours plus tard, c'est face au capitaine Albert, que Gaston se "lâche" à nouveau, puis devant le journaliste Jacques Chapus (en vertu du pouvoir discrétionnaire du président de la cour d'assises, Chapus fut d'ailleurs invité à venir témoigner devant les jurés sur ce point très précis).
- Enfin Gaston avait confié au Maire de Peyruis, Louis Jourdan : "aquèlo pichoto landavo coume un lapin" (cette petite courait comme un lapin) à telle enseigne que Jourdan, un des plus ardents défenseurs de Gaston dans les jours qui suivirent la tuerie ("Si Gustave était arrêté, la moitié de la population serait en ébullition", avait-il déclaré à un journaliste le 14 août 1952), avait complètement changé son fusil d'épaule au moment du procès.
(7) Le très facétieux billettiste de l'Aurore, qui signait Rayon Z, releva aussitôt les propos du cher Maître (livraison du mardi 26 août 1952), et sut mettre les rieurs de son côté (et du côté des enquêteurs). Il écrivit en effet :

"À propos du crime de Lurs, Me Maurice Garçon blâme sévèrement les enquêteurs de mettre "au premier rang de leurs préoccupations le souci de faire parler d'eux", de "donner complaisamment des conférences de presse" et, chose à peine croyable, de "se faire photographier".
"Il faut, dit-il, que la police sache résister à un besoin de publicité qui est de mauvais aloi" et qui est dû, probablement, à l'influence déplorable de la littérature policière sur les policiers.
Ceux-ci, d'ailleurs, n'ont qu'à prendre exemple sur nos grands avocats, qui ne donnent jamais de conférence de presse, et qui se cachent précipitamment sous leurs bancs dès qu'ils aperçoivent un photographe dans le prétoire.
Leur crainte de "faire parler d'eux" est telle qu'ils n'hésitent pas à s'ensevelir dans les solitudes de l'Académie française ou du Palais-Bourbon dès qu'ils sentent pointer la menace sournoise de la célébrité, et souvent même avant.
Seul le désir d'éclairer la justice les amène parfois à briller, et c'est toujours à contre-cœur qu'ils organisent, à l'audience, ces 'coups de théâtre' sensationnels où leur nom risque d'être prononcé avec éloge.
Aussi est-il fort naturel qu'ils enseignent la modestie, l'effacement et la discrétion à des policiers verbeux dont le devoir, écrit Me Maurice Garçon, est de "chercher, de découvrir et de se taire
".
Bien envoyé, non  ? Pour ne rien dire de la mise au point très ferme du sous-Préfet de Forcalquier.