C'est un peu naïf, ce regard de petite fille de treize ans, entrée dans l'adolescence avec ses impatiences et ses incompréhensions, ses attentes démesurées aussi. C'est parfois un peu sec, et parfois trop appliqué, comme si l'auteur avait voulu tirer le maximum de souvenirs enfouis - parce que douloureux. Et c'est le 11 septembre 2000 qui constitua le détonateur : la jeune fille se souvint qu'elle fut petite fille et qu'elle n'avait pas toujours porté vers son père désormais atrocement absent, la tendresse dont il eut sans doute tant besoin.
"Je suis la fille du juge Boulouque, et cela ne rappelle plus rien à personne".
Détrompe-toi, jeune Clémence, cela rappelle, au contraire, beaucoup de choses, douloureuses, à beaucoup de gens, tu sais. Des anonymes. Qui songent à toi et aux tiens. Avec respect.
Une fois n'est pas coutume, je crois nécessaire de faire précéder l'extrait de l'ouvrage de Clémence Boulouque de réflexions qui me vinrent, au hasard d'une écoute de la radio, et que je couchais dans mon Bloc-notes : le dialogue que je perçus, ce jour-là, sur une route ensoleillée, m'avait profondément touché. Je le tire donc de l'oubli.

 

 

I. Extraits du bloc-notes

 

Lundi 12 mai 2003

 


Par le fait de la géographie (ma fréquence habituelle donnant d'évidents signes de faiblesse), je fus, hier, à l'écoute d'Europe1. Ce que j'en ai retenu me pousse à conclure : peu de "réclame", beaucoup d'intelligence. Voici qu'on annonce un entretien entre Frédéric Mitterrand, neveu de l'autre, et Clémence Boulouque, fille d'un "juge et martyr", selon son expression. Magnifiques échanges graves et tendres : ce Mitterrand-là (Frédéric le Grand, de France) trouve le ton et les mots adéquats pour laisser s'exprimer, avec quel à-propos, une douleur indicible et qui pourtant a tenté de se dire. Clémence Boulouque se trouvait pour études à New-York, lors de l'attaque du World Trade Center. L'horreur du suicide de son père lui est revenue à cause du fait tragique qu'elle avait devant ses yeux, lui apparaissant comme l'écho d'une même cause, le terrorisme (islamique, c'est moi qui ajoute le qualifiant). On eût dit que les deux interlocuteurs étaient portés par une sorte de grâce, impalpable et pourtant si réelle, celle de deux êtres qui n'oublient rien, qui n'éprouvent ni haine ni crainte, et qui instaurent sans le savoir une sorte de laïque communion des saints. Et Mitterrand (le grand) de faire part de sa propre expérience, exprimant son remords de n'avoir pu aider Bérégovoy, rencontré quelques jours avant le suicide de l'ancien premier Ministre. Et nous voilà faisant un détour par Modiano, pour des raisons que je vous laisse découvrir (car il faut acheter «Mort d’un silence»)... Comme Clémence ne souhaite pas porter l'accusation sur les raisons du suicide de son père (un être trop intègre), je me tairai sur ce sujet, encore qu'il me démange de parler de ceux qui l'ont lâchement abandonné et sali (Gilles Boulouque a mis fin à ses jours, mi-décembre 1990, au lendemain de sa mise en examen pour violation du secret de l'instruction), car ce n'est pas la première fois que le pouvoir politique, quelle que soit sa couleur, abandonne et salit les meilleurs serviteurs de l'État (et je songe, entre autres fameux exemples, au commissaire Sébeille, de l'Affaire de Lurs). J'émettrai pourtant une réflexion, une seule, et sur l'actualité. Tandis que Clémence est invitée ici ou là à parler, avec quelle pudeur et quelle humanité, de son livre, une autre jeune femme envahit tous les médias, et sans autre raison à mon avis que son auguste filiation. Comme Clémence, elle eut une enfance protégée par des gardes du corps - mais protégée des gens trop curieux, non des terroristes. Ce qui lui donne une morgue et un caractère hautain parfaitement détestables, et qu'elle étale avec fatuité : si elle n'était la fille chérie de son père, Mazarine n'intéresserait personne avec son écriture pesante, et la chronique oiseuse de ses amours successives (après Ali, Mohammed).
Et lorsque Mitterrand (le Grand) a conclu l'entretien par un "Merci de nous avoir parlé si bien de ce si beau livre", on avait envie de le remercier, lui, d'avoir aidé cette jeune femme digne à si bien parler de son intime confession.

 

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Samedi 7 juin 2003

 


La grève répétée de France-Inter a des effets providentiels : elle permet de sortir du ron-ron, de s'intéresser à d'autres stations dont on s'aperçoit rapidement qu'elles valent, très largement, les ondes du service dit public. J'avais déjà mentionné Europe1 à propos du livre de Clémence Boulouque (au fait, l'avez-vous acheté ?). Ce samedi matin, je tombe sur la chronique, semble-t-il hebdomadaire, de Jean Amadou. Curieusement, je ne l'avais jamais écoutée, cette chronique, si j'avais eu l'occasion d'écouter le bonhomme, dans une lointaine émission de Stéphane Collaro (me semble-t-il). Et alors même que j'ai publié ici deux textes savoureux de ce malicieux auteur. Eh bien, je n'ai pas été déçu du voyage. Sacré bonhomme qui, en cinq minutes et peut-être moins, arrive à faire le tour d'une question aussi épineuse que la discussion de l'assertion "c'est toujours la rue qui a fait la loi", en renvoyant gentiment, trop gentiment peut-être, à leurs chères études ceux qui professent, en ces temps troublés, une pareille ânerie. Sacré bonhomme que ce Jean Amadou, et sacrée culture ! Oui, on a vraiment plaisir à se mettre à l'écoute d'Europe1 : là au moins, on sait par avance que l'information sera pluraliste ; et les chroniqueurs des hommes libres...

 

 

II. Mort d'un silence (extrait)

 

Notre cuisine de la rue Caulaincourt - la table était ronde et la radio près d'un placard. L'odeur du café et le déclic du grille-pain, les plages d'information et la météo marine. France Inter, Europe 1, et le bruit des tasses posées sur l'évier.

Le soir, la sonnette puis ses pas qui claquaient sur le parquet, et la radio. Les émissions du soir, Le Téléphone sonne, 47 24 70 00 un numéro destiné aux questions des auditeurs -, les informations. Après sa mort, il n'y a plus eu que le silence. Certaines personnes écoutent encore la météo marine, ces mots incompréhensibles soufflés à mon enfance.

Il m'a fallu de longs mois pour tolérer à nouveau la radio, les journaux télévisés du soir ; les présentateurs, les génériques et les quelques notes accompagnant la prise d'antenne, brèves et sèches, ont si peu changé. Les mêmes hommes politiques et magistrats font encore l'actualité nationale. Depuis toutes ces années se font entendre les mêmes indignations, accusations, interrogations sur l'indépendance de la justice, la place des médias. Longtemps, j'ai eu les mains moites lorsque les conversations se portaient sur ces sujets. Je repense à ces carrières d'avocat, de magistrat, à l'ÉNA, à tout ce que j'ai failli embrasser, qui m'aurait fait être la Fille du Juge, à tout ce qui fait que je ne le suis pas, parce qu'il était plus que cela.

 

Il est parti, m'a laissée seule avec ma vie à construire et trop - ou trop peu - de la sienne, détruite. Ceux qui l'ont côtoyé m'ont livré des anecdotes que je tente d'assembler - la vie des morts est un collage. Je n'ai plus de père et en ai plusieurs, celui de mes souvenirs et celui des leurs, qui ne se confondent que rarement. Un avocat, que j'ai rencontré un jour par hasard, m'a fait le don de réunir certaines facettes de mon père. Il m'a parlé de sa fragilité, de sa douleur qui vibrait si fortement à la fin de sa vie, des sillons au coin de ses yeux que creusait chaque jour, des offres qui lui avaient été faites pour rejoindre le privé. Il était incapable de laisser ses dossiers à d'autres et ne supportait plus tous ces tomes rangés dans des armoires métalliques.

"Vous voyez tous ces dossiers ? Tout ça, ce sont mes gosses que je n'ai pas vus grandir".

J'ai retenu mon souffle. Il n'avait pas voulu nous voir grandir. Ce constat m'avait si profondément meurtrie. Pour lui, nous n'avions pas compté, au moins pendant quelques secondes d'une nuit de décembre. Contre ses dossiers et son malaise, nous n'avions pas pesé suffisamment. De là sans doute m'était venu un sentiment tenace : celui de mon existence comme quelque chose de négligeable ; que l'on s'attache à moi m'a longtemps paru suspect - et forcément éphémère.

Deux jours avant qu'il ne s'échappe, j'ai refusé de lui faire une place sur le canapé pour qu'il regarde avec moi La Couleur de l'argent. Il était rentré tard. "Il aurait fallu être là avant", lui ai-je dit sans lever les yeux. Il s'est assis sur la moquette un peu plus loin puis s'est levé sans un mot. Tant de larmes sont tombées sur ce souvenir.

Mes résolutions de peste, parfois, se fissuraient. Je courais lui montrer mes bulletins scolaires et m'improvisais singe savant, lui récitant les sigles des organisations terroristes qui avaient revendiqué les attentats, lui parlais d'un article de politique étrangère. Je cherchais son regard.

 

Je l'avais trouvé alors, et je ne le savais pas. Cela, je l'ai enfin compris dans cette pizzeria de la rue de Cluny où il allait parfois et où m'avait invitée cet avocat, où certains recoins et fauteuils ont été usés au fil des années par tant d'yeux baissés, et peut-être aussi par les siens.

"Tous ces dossiers, ce sont mes enfants que je n'ai pas vus grandir". Il savait son absence.

Peut-être sa confession n'était-elle qu'une complainte que j'ai, depuis, entendue dans la bouche de si nombreux banquiers, consultants et hommes d'affaires très riches, mais je ne le crois pas. Lui, n'était qu'un pauvre juge.

Il savait son absence. Il a su, alors, qu'il allait nous quitter à jamais. Mais y a-t-il réellement pensé, au moment d'en finir ? Et, vraiment, y a-t-il des pensées qui arrêtent une pulsion de mort ? A-t-il imaginé que, de toute façon, nous avions déjà appris à vivre sans lui ? Qu'il nous soulagerait de cette vie où tout était dissonant ? Étions-nous menacés, l'était-il plus que jamais ? Et mon refus de lui laisser une place sur le canapé, lui est-il revenu, dans ses derniers instants avant de nous laisser ?

 

J'ai peur qu'il ne se soit brûlé dans un unique instant, dans une lassitude qu'il a crue sans fin. Qu'il ait pensé, en dernier lieu, qu'il ne nous était pas nécessaire. Qu'il était pesant. Qu'il n'ait pas su qu'il allait effroyablement nous manquer. Que même dans nos conflits, c'était sa présence que je cherchais. Que griffer quelqu'un, c'est encore une façon de toucher sa peau. Et que je ne m'étends plus jamais de tout mon long sur un canapé.

 

Sans doute a-t-il a été saisi d'un vertige, où il n'y a plus eu d'avant, ni d'après.

 

Je croyais être prémunie contre cette tentation d'en finir à laquelle il a cédé. Je pensais qu'avoir connu la proximité de la mort empêche pour toujours de vouloir quitter la vie trop tôt, et j'avais tort. J'ai senti cette pulsion monter en moi, un jour. Je me suis assise sur un banc, et j'ai laissé le RER passer, hébétée. Je sais maintenant qu'il n'y a rien à comprendre.

Peut-être a-t-il enfin trouvé le repos. Je ne sais pas si son déchirement de vivre valait plus que celui qu'il nous a infligé. Forcer quelqu'un à exister dans la douleur est aussi égoïste. Il est parti et je ne lui en veux pas.

 

Il est parti sans un mot. J'ai longtemps haï ce silence. Je lui en suis reconnaissante, aujourd'hui. Il n'a pas laissé croire que la mort se choisit pour des motifs bien précis.

 

Au mieux, je ne ferai jamais que frôler le sens de la vie ou de la mort. Et tout cela est bien. Seuls les horizons m'apaisent. Il faut faire du noir une couleur de lumière.

Je lui dois pour cela d'essayer d'être heureuse. Je sens comme une injonction de sa part ; j'ai grandi avec son murmure. J'ai longtemps regardé bêtement vers le ciel pour le prendre à témoin de mes joies et de mes succès et je continue à le faire. Nous ne nous serions jamais parlé autant, tous les deux, sans doute, s'il était resté.

 

[© Clémence Boulouque, Mort d'un silence, 2003, Gallimard, pp. 111-115].

 



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