Sans avoir - et de loin - le caractère inspiré des pages rédigées sur ce sujet par le regretté Inspecteur général, G. Belbenoît, le texte qui suit, extrait du Rapport de la "consultation-réflexion" sur l'école (lancée en mars 1983 lors de la dynamique créée par l'arrivée de la Gauche au pouvoir, et abandonnée après le clash sur l'intégration des écoles privées dans un système unifié d'éducation - le nouveau Ministre ayant sifflé, comme il aimait à le dire, "la fin de la récréation") est une synthèse honnête autant que lucide et utile sur la démarche d'éveil (et sur l'apprentissage lexique, que je publie à la suite).

Ayant été récemment approché par un des candidats à l'élection présidentielle sur un sujet voisin - ayant aussi décliné l'invitation qui m'était faite de participer à je ne sais quel Comité Théodule - je trouve là une manière élégante (et, j'ose l'espérer, utile à quelques-uns) d'exprimer une partie de ma pensée. J'ajoute cet extrait d'un Rapport officiel, posant les problèmes comme ils doivent l'être : "Chez les enseignants et dans l'opinion publique, le risque existe que des consultations qui ne débouchent sur rien ou sur peu de choses produisent un effet de lassitude, de désarroi même, face à une accumulation de petites réformes parfois incohérentes. Mais il se peut également qu'elles contribuent notablement à enrichir la connaissance du système éducatif ainsi que le discours sur l'éducation, par un phénomène de résurgences aussi réelles qu'imprévisibles"

 

I. Les objectifs concrets : connaissance active et sens de la démarche d'éveil

 

Aux finalités ambitieuses qui viennent d'être décrites d'une éducation complète ouverte au monde et à l'avenir de la formation de l'enfant et de l'adolescent répond une démarche pédagogique, la démarche de l'éveil.

 

Parce qu'elle a été décriée comme recueil d'activités éparses qui mépriserait les rigueurs méthodiques de vrais apprentissages, il faut dire d'où elle vient, ce qu'elle permet et à quelles conditions. Comment faire ? Ce qui est visé c'est de donner les moyens d'apprendre. On sait bien et depuis longtemps que des connaissances apportées sans que l'enfant participe à leur élaboration et appréhende suffisamment ce qu'elles signifient en elles-mêmes, sont le plus souvent stériles. Vouloir fournir à l'enfant un bagage de savoir, en lui disant seulement qu'il servira plus tard, ne sert à rien d'autre qu'à sélectionner.

La démarche de l'éveil, au contraire, est le retour à une pédagogie naturelle, la plus naturelle qui soit, celle qui découle des questions de l'enfant à la vie et de la vie à l'enfant. Dans le monde, l'enfant s'éveille en fonction de ce qui l'entoure ; il perçoit, observe, enregistre, s'interroge, interroge, se propose des explications, cherche à les vérifier, à s'en servir, pour connaître au-delà et pour avoir aussi une action sur ce monde où il est, pour vivre et se prendre en charge. Le caractère naturel de cette démarche, c'est de partir de l'enfant, de ce qui appelle son attention, provoque sa réaction, son expression spontanée, son désir d'expliquer et d'agir.

Sans entrer plus avant dans la définition théorique, il faut dire en quoi la démarche d'éveil répond aux exigences de notre école. Le mot "éveil" traduit à la fois la progression de l'attention et de l'appétit d'apprendre et la vigilance, l'écoute, l'élan vers la connaissance à quoi cette progression aboutit ; cette pédagogie part de l'enfant, de ses intérêts, de ses aptitudes et l'aide à organiser sa compréhension du monde, à structurer la vision qu'il a de ce monde aux aspects si divers, en même temps qu'il structure sa pensée et qu'il renforce son pouvoir d'action et de création. Car il y a deux directions inséparables dans les finalités de 1"'éveil" : éveil de l'enfant lui-même et de sa personnalité, et éveil de l'enfant au monde qu'il doit comprendre et sur lequel il doit agir. Les possibilités de l'enfant ne se développent qu'en réaction au milieu qui l'entoure et en interaction avec ce milieu ; on ne s'éveille pas tout seul mais en fonction de l'environnement et de l'événement.

La pédagogie d'éveil est une pédagogie active, une pédagogie du développement et non du dressage, une pédagogie de la situation (la vie avec ses occasions et ses imprévus), une pédagogie du projet où il faut faire preuve d'initiative et de responsabilité. En quelques mots, on doit rappeler quelle est sa démarche :

- D'abord l'intérêt de l'enfant se manifeste, sa curiosité qui est désir de connaître s'exprime : c'est la mobilisation de l'attention pour une observation qui est encore globale ; pendant cette phase de découverte, le maître partage le désir de l'élève de percevoir et de comprendre : il enregistre les interrogations, observe les réactions, facilite l'intérêt par son attitude de confiance. Les questions des élèves communiquées entre eux, épurées et bâties dans une vraie coopération, résument leur projet de connaître.

- Intervient ensuite la phase de l'analyse et des apprentissages ; elle comprend ce qui est élaboration d'hypothèses, et ce qui est apprentissage systématique des des notions dont on a besoin. L'enfant construit et accroît lui-même ses capacités techniques et ses connaissances. C'est là que l'aide du maître est indispensable : dans l'aller et retour entre tâtonnement expérimental et apprentissages programmés.

- C'est enfin le réemploi des notions, des savoirs et des savoir-faire qui viennent d'être acquis : phase de la création maîtrisée et présentée, phase de communication aux autres, et plus précisément, phase de la synthèse requise par la nécessité de communication, qui permet de recomposer l'objet ou le phénomène brisé par l'analyse.

Cette démarche naturelle de l'éveil, il faut l'adapter aux objets d'intérêt de l'enfant, de temps à autre faire le point et compenser ce qui manque encore enfin, répéter pour structurer les acquis et inscrire durablement en mémoire.

Il ne faut pas opposer les contenus à la méthode : il n'y a pas de contenus qui s'acquièrent sans méthode ni de méthode efficace vide de contenu.

La démarche ainsi rappelée s'applique à tout le champ de l'action éducative ; elle concerne l'apprentissage de la langue maternelle et des mathématiques, car l'appropriation de ces "langages" passe par la même démarche que l'éveil corporel, musical, artistique de l'enfant, ou que l'éveil au monde naturel et culturel qui l'environne ; sa finalité est de contribuer au développement maximal de toutes les possibilités physiques et intellectuelles de l'enfant.

Cette pédagogie est, on ne le sait pas assez et il faut l'expliquer davantage, très exigeante. Le maître n'est plus celui qui enseigne des choses trop fixes, il est celui qui organise les apprentissages de ses élèves, de chaque élève ; d'où la maîtrise très sûre qu'il lui faut avoir des contenus et de la méthode. Cette pédagogie doit être rigoureuse et très préparée : elle n'est pas improvisation et morcellement des savoirs ; elle exige programmation des objectifs et accomplissement. Elle requiert des maîtres implication et formation de niveau élevé et aussi des outils pédagogiques variés et adaptés, toutes exigences sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

 

 

II. Lire, s'exprimer, communiquer

 

 

Loin d'être amoindrie par la civilisation de l'image et le développement des techniques modernes, la lecture est devenue un outil quotidien indispensable. Savoir lire, aujourd'hui, c'est être capable de :

- lire pour se distraire, pour se cultiver ;
- étudier un dossier, se servir d'un mode d'emploi...
- identifier des données sur un écran, une imprimante...
- consulter des documents : dictionnaire, encyclopédie, revues...
- interpréter des schémas, tableaux, publicités...

 

C'est donc être capable de tout lire, dans des situations très diverses, de manière plurielle. Or ce niveau de lecture n'est atteint que par une partie encore insuffisante de la population. Il s'agit donc d'un enjeu social de premier ordre qui nécessite un effort important.

À l'école maternelle, des activités telles que la production d'écrits, des contacts avec le livre et divers supports permettent de sensibiliser l'enfant au fait que l'écrit est porteur de sens et qu'en conséquence il lui faudrait pouvoir disposer de modes de traitement de l'information qui le rendent autonome. Par ailleurs, l'ensemble des activités vise à favoriser les pratiques langagières et à développer la finesse des sensations, le sens de l'espace et du rythme, la découverte des symboles et des codes.

Le but est donc de faire naître et de développer l'envie d'apprendre à lire pour désirer savoir lire et acquérir ainsi un nouveau pouvoir. En continuité avec l'école maternelle, c'est au cycle préparatoire que s'organise l'apprentissage de manière plus systématique.

En ce qui concerne les méthodes d'apprentissage, il y a lieu de dépasser les querelles, voire les polémiques, qui portent surtout sur des aspects théoriques.

En effet, savoir lire, qui est bien l'objectif à atteindre, c'est fondamentalement comprendre ce qui est écrit. Pour accéder à cette compréhension, une démarche consiste à procéder par déchiffrement, ce qui a pour effet d'obtenir l'équivalent en langage parlé du texte déchiffré pour comprendre ce qui est écrit. Cette démarche, qui a certes son utilité, ne permet pas toutefois, à elle seule, d'accéder au sens et donc de lire. Le risque est donc, si l'on n'y prend pas garde, de compromettre les progrès ultérieurs vers plus d'aisance.

L'autre démarche vise à placer d'emblée l'apprentissage dans le droit fil de ce qu'est la véritable lecture : prise directe de sens, sans être obligé de passer par l'oral ; d'où une autre attitude à adopter à l'égard de l'écrit et d'autres processus d'appréhension et de maîtrise du message ; l'enfant, progressivement, les découvrira et les fera siens. Toutefois, se pose alors la difficulté du contrôle méthodique et rigoureux des acquis. D'autre part, il est des enfants pour qui le déchiffrement est nécessaire ; le risque existe alors de voir s'installer, pour certains, des handicaps difficiles à corriger ultérieurement.

Les mécanismes de la lecture revêtent en fait plusieurs formes et la façon dont ils fonctionnent et se combinent reste obscure. Ce qui apparaît comme probable, c'est que tant le lecteur que l'apprenti-lecteur utilisent simultanément les divers moyens, de manière différente, selon les individus et, pour un même individu, selon les circonstances. Les deux grandes orientations que l'on a coutume d'opposer en matière de méthodes d'apprentissage ne correspondent l'une et l'autre qu'à un aspect des objectifs à atteindre et chacune, considérée séparément, comporte des insuffisances.

En réalité, les résultats dépendent moins de la méthode utilisée que de la façon dont elle est pratiquée, l'un des facteurs essentiels de l'efficacité étant justement que chaque maître puisse analyser sa méthode pour en préciser les insuffisances et ainsi accéder à une véritable maîtrise.

Pour surmonter les difficultés de cet apprentissage, un autre facteur de réussite consiste à créer une relation d'aide faite d'encouragements mutuels, de mesure et de détection précoce des insuccès.

Enfin pour stimuler le besoin et le désir de lire, et quand l'enfant y a réussi - la satisfaction - il est nécessaire de multiplier les situations fonctionnelles de lecture : commentaires des images d'un livre, illustrations d'une affiche, d'un prospectus, bulles d'une bande dessinée, consignes simples pour un jeu ou un exercice, lettre d'un correspondant, message écrit par des camarades, notice technique d'un appareil électroménager, etc.

Quoi qu'il en soit, l'apprentissage de la lecture ne saurait se concevoir sans une relative individualisation que rendent nécessaire les différences de rythmes d'acquisition. Il apparaît toutefois qu'au terme de la première année d'école élémentaire un premier seuil d'apprentissage devrait pouvoir généralement être franchi, encore que l'apprentissage soit loin d'être achevé pour autant. Des exercices de consolidation, de perfectionnement, d'entretien sont donc indispensables en particulier au CEl . C'est en ce sens qu'il faut considérer la première étape de l'apprentissage qui s'amorce en grande section de maternelle et s'étale ensuite normalement sur les deux premières années de l'école élémentaire. Il appartient au CE2 et au cycle moyen de profiter de toutes les occasions pour exploiter le savoir lire et améliorer les comportements de lecteur en travaillant en particulier sur la vitesse et la compréhension.

À cet effet, la constitution d'un coin-lecture et de documentation dans la classe présente l'intérêt de donner à l'écrit un statut important et de pouvoir multiplier les occasions de lecture. La création, dans le groupe scolaire, d'une Bibliothèque Centre de documentation, à laquelle les élèves ont librement accès, est une occasion de rencontre autour de l'écrit dont on ne peut attendre toutefois les effets escomptés que si les modalités de fonctionnement sont clairement explicitées.

Il s'agit donc de créer un réseau d'activités de lecture, variées par les supports et les fonctions, pour contribuer à améliorer la sûreté et l'aisance du savoir lire, développer le goût de la lecture et diversifier les manières de lire.

Cela étant, on ne peut considérer qu'un élève entrant au collège possède parfaitement et de manière définitive le "savoir lire"; c'est en effet négliger le fait que l'enfant se trouve confronté en 6ème à des écrits scolaires plus complexes, plus différenciés et plus difficiles que ceux auxquels il était habitué. Lire beaucoup, de manière autonome, hors de la classe, correspond à un nouveau "savoir lire" qui s'apprend lui aussi et se consolide tout au long de la scolarité secondaire. La coopération avec la famille est très importante pour cela.

Pour renforcer la prise de conscience de ce que la lecture est avant tout une saisie de sens, il est important que l'enfant conçoive très tôt qu'il peut s'exprimer, se dire même, communiquer et donc produire lui-même du sens au moyen de l'écrit.

Ce pouvoir de s'exprimer par écrit, de produire des textes et par là même de communiquer, qui peut utiliser les moyens traditionnels mais aussi les technologies nouvelles, est un moyen de libération. Toutefois, l'enfant n'y accédera vraiment que s'il possède tant certaines techniques d'expression que des outils privilégiés de maîtrise de la langue tels que la grammaire, la conjugaison, l'orthographe, le vocabulaire.

Cela suppose des apprentissages cohérents, méthodiques, structurés donnant lieu à des acquisitions pour mettre l'expression évaluées et surtout opératoires, qui permettent de mettre l'expression au service de la pensée.

 

 

Extrait de "Rapport de la 'Consultation-Réflexion' nationale sur l'École", M.E.N., Service d'information, février 1984, pp. 27-34