Raymond Poignant, né à Morainvilliers en 1917 (et décédé au même lieu en 2011) était fils de boulanger. À quinze ans, il réussit le concours d'entrée à l’École normale de son lieu de résidence, puis obtient, en 1936, son premier poste d'instituteur. Après une préparation militaire, il effectue la guerre dans l'aviation, puis retrouve un poste d'instituteur, tout en suivant les cours de la Faculté des Lettres de Paris. À la Libération, il réussit le premier concours de l'Ena (1946) et devient Conseiller d’État, participant à ce titre à de nombreux cabinets ministériels.
Les Cahiers de la République, éphémère revue fondée en 1956 par Pierre Mendès-France (le dernier numéro parut en 1963) publia de nombreux articles d'un grand intérêt (c'est sans doute pour cette raison que j'y fus abonné !) - en particulier cette vision synthétique du système éducatif français - bien optimiste en ce qui concerne l'avenir, comme on peut le constater de nos jours, mais d'une grande sûreté historique.

 

"La réforme de l'enseignement doit être le signal d'une ruée de nos enfants, de tous nos enfants, sans distinction, vers l'éducation et la culture que leur ont promises nos Constituants"

R. Poignant

 

 

On entend souvent soutenir qu'il suffirait de plus de maîtres, de plus de locaux, de plus de bourses, d'un allégement des programmes pour remédier aux défauts de notre système scolaire ; en d'autres termes, il suffirait d'améliorer le fonctionnement de notre Université, de huiler quelques rouages qui grincent, sans qu'il soit nécessaire de toucher aux structures de l'organisation actuelle.

Remarquons préalablement que ces très souhaitables améliorations n'exigent nullement une loi spéciale : les crédits de personnel, de constructions scolaires et de bourses relèvent de la loi de Finances ; les programmes sont fixés par de simples arrêtés ministériels. Or, le Parlement, en juillet 1953, par un vote unanime, a mis le Gouvernement en demeure de présenter un projet de réforme générale de l'enseignement. Si la loi n'entend pas toucher aux structures actuelles de l'enseignement, point n'est besoin d'un projet de loi.

Sans doute, toutes ces améliorations sont-elles indispensables en elles-mêmes, car aucun système scolaire ne peut fonctionner normalement sans maîtres et locaux suffisants, et de même, une aide accrue aux élèves et étudiants peu fortunés est extrêmement désirable, mais je considère que, laissant intactes les structures actuelles, elles n'abordent pas les problèmes fondamentaux.

Rappelons-nous comment s'est opérée la mise en place de l'organisation scolaire que nous connaissons aujourd'hui en France.

 

La nécessité d'une réforme de l'Enseignement se pose aux hommes de la Révolution

 

Les Constituants de 1791 proclamèrent que "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit". Par ailleurs, ils présentèrent la propriété privée comme "un bien inviolable et sacré". Pour eux, l'essentiel était de supprimer tous les handicaps juridiques, tous les privilèges de l'ancien régime en affirmant l'égalité des droits. Quant au reste, partisans du libéralisme économique par réaction contre le système corporatif, ils faisaient confiance à la libre initiative, à la libre concurrence, pour réaliser le bonheur commun. Toutefois, ils aperçurent clairement que l'égalité juridique ainsi établie ne serait pas réelle, que le jeu démocratique ne serait pas régulier si chacun ne recevait pas une instruction qui lui permettrait de courir sa chance.

Talleyrand a parfaitement exprimé cette idée dans le rapport sur l'Instruction publique présenté à l'Assemblée Nationale Constituante, en septembre 1791. Il déclare : "Les hommes sont reconnus égaux, et pourtant combien cette égalité des droits serait peu sentie, serait peu réelle, au milieu de tant d'inégalités de faits, si l'instruction ne faisait sans cesse effort pour rétablir le niveau et pour affaiblir du moins les funestes disparités qu'elle ne peut détruire". La Constitution de 1791 reconnut en conséquence la nécessité de créer "une instruction publique commune à tous les citoyens".

Le marquis de Condorcet, dans le préambule de l'admirable rapport qu'il présenta au nom du Comité de l'Instruction publique de l'Assemblée législative les 20 et 21 avril 1792, développa la même idée :

"Offrir à tous les individus de l'espèce humaine, les moyens de pourvoir à leurs besoins, d'assurer leur bien-être, de connaître et d'exercer leurs droits, d'entendre et de remplir leurs devoirs ; assurer à chacun la facilité de perfectionner son industrie ; de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a le droit d'être appelé, de développer toute l'étendue des talents qu'il a reçus de la nature et, par là, établir entre les citoyens une égalité de fait et rendre réelle l'égalité politique reconnue par la loi. Tel doit être le premier but d'une instruction nationale et, sous ce point de vue, elle est pour la puissance publique un devoir de justice".

Jamais le rôle de l'enseignement en tant que rouage essentiel du fonctionnement d'une démocratie n'avait été mieux défini que par ces deux ci-devants aristocrates.

Pour parvenir à ce but, un effort immense était à entreprendre. En 1789, seuls 72 000 élèves, pratiquement tous issus de la noblesse ou de la bourgeoisie aisée, fréquentaient les collèges (2 % de la population d'âge correspondant). Quant à la masse du peuple, elle ne savait guère lire ou écrire. En moyenne, seuls 47 % des hommes et 27 % des femmes pouvaient alors signer leur acte de mariage.

Quelle que fût la bonne volonté manifestée par les dirigeants du nouveau régime, l'égalité des droits inscrits dans la Constitution ne pouvait pas être réelle du jour au lendemain, Encore eût-il fallu que cette bonne volonté durât.

La Convention thermidorienne vota le 17 novembre 1794, sur le rapport de Lakanal, un décret obligeant les communes à établir une école primaire gratuite, donnant un enseignement laïque, pour les garçons et les filles. Le traitement des maîtres et maîtresses était payé par l'État. C'était un bon départ. Mais avant de se séparer, cette Assemblée, reculant devant l'effort financier qu'impliquait le décret du 17 novembre 1794, vota un nouveau décret, le 24 octobre 1795, qui supprimait la gratuité de l'enseignement et limitait l'obligation, d'ailleurs non  sanctionnée, de construire une école aux seuls chef-lieux des cantons. Elle abandonnait ainsi l'école primaire aux bonnes volontés locales.

Le Consulat et l'Empire en restèrent là ; leurs efforts portèrent sur le développement des lycées et collèges destinés à fournir les cadres de la Nation. Aucun fonds d'État n'alla à l'enseignement primaire, enseignement, disait l'Empereur, "destiné aux classes inférieures de la société".

Suivons l'évolution des effectifs de l'enseignement secondaire, tels qu'ils sont donnés dans les très précises statistiques officielles de l'époque : en 1809, 50 130 élèves ; en 1820, 50 573 ; en 1830, 66 155 ; en 1840, 68 256 élèves auxquels s'ajoutent, il est vrai, pour partie, les effectifs des petits séminaires, lesquels étaient, d'ailleurs, limités par une ordonnance de 1828 à 20 000 élèves. C'est-à-dire que les effectifs de l'enseignement secondaire n'ont pratiquement pas varié depuis 1789 ; cette stabilité s'explique : les structures sociales sont inchangées, la révolution économique étant à peine amorcée.

En ce qui concerne l'école primaire, les progrès sont très lents. La situation reste pratiquement identique à celle de 1789 jusqu'à la monarchie de juillet. En 1816, 1 063 000 élèves, en majorité des garçons, sont scolarisés (soit 1/3 des effectifs scolarisables), en 1829, 1 372 000 élèves.

 

L'édifice scolaire mis en place au 19e siècle est fondé sur la notion de classe sociale

 

La monarchie issue de la Révolution de 1830 se devait de manifester, enfin, un intérêt pour l'enseignement populaire. La Loi Guizot du 28 juin 1833 ne prétend pas contenir "des principes absolus", tels ceux de la Révolution, "qui n'ont pas produit une seule école" (exposé des motifs du projet Guizot), mais une série de mesures pratiques, limitées mais effectives, qui vont encourager les communes à créer des écoles : obligation de créer une école de garçons par commune, une école normale d'instituteurs par département, aide de l'État aux communes pour le paiement d'un traitement minimum garanti au personnel, création des écoles primaires supérieures.

L'effet de ces mesures fut très sensible et, dès 1848, 3 700 000 élèves fréquentent les écoles primaires et 64 pour cent des conscrits savent lire.

Mais, à vrai dire, l'esprit de la bourgeoisie qui a pris le pouvoir depuis 1789, qui le détient exclusivement grâce au scrutin censitaire, est-il toujours celui qui animait Talleyrand et Condorcet ? La classe dirigeante croit-elle toujours à la démocratie sociale par l'égalité devant l'instruction ? Il n'en est plus question.

Michelet, dans son livre "Le peuple", note en 1846 une nette évolution :

"La bourgeoisie a perdu le mouvement. Le jeune élan de la Révolution, hélas, qui en trouverait la moindre trace ? Le bourgeois d'aujourd'hui regarde en bas ; il voit la foule monter derrière lui comme il a monté et il n'aime pas qu'elle monte ; il recule, il se serre du côté du pouvoir. S'avoue-t-il ses tendances rétrogrades ? Rarement, son passé y répugne ; il reste presque toujours dans cette position contradictoire : libéral en principe, égoïste d'application".

Quel meilleur barrage, quel meilleur frein à l'ascension sociale des masses, la bourgeoisie pouvait-elle avoir que le système scolaire de l'époque ? À part deux milliers de boursiers issus de la petite bourgeoisie destinés au recrutement du corps enseignant, les collèges royaux et communaux ne renferment que les enfants des classes aisées auxquels l'accès aux professions libérales et aux grandes écoles créées sous la Convention est absolument réservé. Comme le constate l'historien Georges Weill, l'enseignement secondaire de l'époque est "l'instrument de la domination" de la bourgeoisie ; elle lui réserve les postes de direction ; elle lui donne une éducation particulière qui la caractérise par rapport aux autres catégories sociales. De cette situation, elle est pleinement consciente et elle entend la maintenir.

À quelles considérations répond la création des écoles primaires supérieures en 1833 ?

Sans doute au souci de donner aux élèves qui sortent des écoles primaires une formation générale et pratique plus complète, répondant aux besoins de l'économie qui commence à se développer. Mais ce n'est pas le seul.

Deux documents éclairent un autre aspect du problème. Le premier est un rapport de Victor Cousin sur l'enseignement en Allemagne publié en 1831 ; le second, l'exposé des motifs du projet Guizot du 2 janvier 1833.

Cousin constate qu'entre l'enseignement primaire et celui des collèges il n'y a rien ; de ce fait "tout père de famille, même dans la partie inférieure de la bourgeoisie, s'il veut donner une éducation convenable à son fils ne peut le faire qu'en l'envoyant au collège" ; il en résulte, selon lui, deux graves inconvénients :

Ces jeunes gens y font des études médiocres qui leur sont inutiles et ne correspondent pas à leur futur métier.

Ils y contractent des habitudes et des goûts qui leur rendent difficile, presque impossible, de rentrer dans l'humble carrière de leur père ; de là une race d'hommes inquiets, mécontents de leur position..., prêts à se jeter, avec quelques connaissances, avec un talent plus ou moins réel et une ambition effrénée dans toutes les voies de la servilité ou de la révolte".

D'où la conclusion :

"Assurément, nos collèges doivent rester ouverts à quiconque peut en acquitter la charge (il n'est pas question de barrage intellectuel), mais il ne faut pas y appeler indiscrètement les classes intérieures ; c'est le faire que de ne point élever des établissements intermédiaires entre les écoles primaires et nos collèges, alors que l'Allemagne est riche d'établissements de ce genre".

Les mêmes considérations se retrouvent dans l'exposé des motifs du projet de loi Guizot.

Ainsi, l'on se soucie de cantonner à l'écart des collèges royaux les enfants "de la partie inférieure de la bourgeoisie", les seuls qui pouvaient alors prétendre à une promotion sociale. Alors que les hommes de la Révolution, qui n'avaient pas la notion de "classe sociale" ou n'en tiraient pas de conséquences pratiques, avaient une conception "unitaire" de l'enseignement fondée sur un idéal de justice sociale, l'édifice scolaire créé en 1833 apparaît comme fondé sur la notion de classe sociale et conçu comme un moyen de conservatisme social.

 

À la veille de 1914, trois systèmes scolaires isolés, alimentés par des couches sociales distinctes

 

Peu à peu, bien lentement, jusqu'à la fin du siècle, va s'achever la mise en place de l'enseignement populaire. La loi Duruy de 1867 rend obligatoire la création d'écoles de filles (en 1870, 4 750 000 élèves). Après le succès du parti républicain en 1877, Jules Ferry fait voter les lois qui reprennent les principes du décret de 1794 : gratuité de l'enseignement, laïcité, obligation. À la fin du siècle, le nombre des élèves des écoles primaires atteint 5 500 000. Il va se réduire ensuite du fait de la diminution de la natalité.

Quant à l'enseignement secondaire dont le contenu fut l'objet de multiples réformes, au cours du 19e siècle ses effectifs s'accroissent aussi.

Le facteur essentiel de cet accroissement, c'est la révolution économique qui accroît la richesse nationale, augmente les effectifs de la bourgeoisie, multiplie les emplois du secteur "secondaire" ou du secteur "tertiaire" qui supposent une large culture générale. C'est, aussi, l'accroissement de la population : 26 millions en 1801, 39 millions en 1900.

Compte tenu de l'accélération de l'évolution économique, l'évolution des effectifs de l'enseignement secondaire est très lente, ce qui indique nettement que son recrutement social ne varie pas. En 1840, 68 256 élèves ; en 1854, 107 100 ; en 1876, 140 000 ; en 1887, 155 000 ; en 1900, 162 000 y compris les effectifs des établissements féminins (loi 1880) et les classes primaires. C'est-à-dire qu'à la fin du 19e siècle, compte tenu du développement de l'enseignement féminin, le taux de scolarisation dans l'enseignement secondaire ne s'est guère modifié depuis 1789.

Par ailleurs, un certain nombre d'écoles d'Arts et Métiers, d'écoles nationales professionnelles, d'E.P.S. techniques, d'écoles manuelles, d'écoles privées, dépendant du ministère de l'Industrie et du Commerce, accueillent quelques dizaines de milliers d'enfants, fils d'artisans ou d'ouvriers.

Enfin, si la loi du 30 octobre 1886 reconstitue l'enseignement primaire supérieur (Cours complémentaires, Écoles primaires supérieures), Jules Ferry n'a jamais conçu cet enseignement comme un moyen d'évasion sociale, comme un chemin vers les cimes de la culture ; il précise nettement, et nous trouvons là l'idée de Cousin et Guizot, que l'enseignement primaire supérieur doit être "le large couronnement d'une éducation primaire menée à bien et non pas le commencement stérile d'un autre cycle d'études qui n'aboutirait pas". En 1906, 87 000 élèves étaient inscrits dans les écoles primaires supérieures et les cours complémentaires.

En conclusion, à la veille de la guerre de 1914, notre système scolaire se présente avec les caractéristiques suivantes :

* Un enseignement primaire de recrutement essentiellement populaire groupant plus de 5 millions d'élèves avec ses prolongements divers (Cours complémentaires, Écoles primaires supérieures). Cet enseignement s'articule très mal, dans ses programmes, avec l'enseignement secondaire ; ses maîtres sont formés dans les écoles normales départementales ; les professeurs des écoles normales dans les deux écoles normales supérieures de Saint-Cloud et de Fontenay-aux-Roses, c'est-à-dire sans aucun lien avec l'enseignement secondaire et supérieur.

* L'enseignement secondaire conserve son recrutement essentiellement bourgeois (162 000 élèves), alimenté surtout par ses classes élémentaires payantes ; il prépare seul à l'enseignement supérieur et aux grandes écoles. Comme le disait Georges Weill, il continue à maintenir la domination de la classe bourgeoise sur la société française.

* L'enseignement technique, encore faiblement développé, ne relève même pas du ministère de l'Éducation Nationale.

Au total, trois systèmes scolaires parallèles, mais séparés, délibérément isolés l'un de l'autre, alimentés par des classes sociales distinctes parmi lesquels les établissements d'enseignement secondaire, seuls, assurent le recrutement de l'élite dirigeante.

Si l'adoption du suffrage universel a contribué à la mise en place d'un système politique garantissant l'égalité juridique, combien cette égalité, avec un tel système scolaire, est "peu sentie, peu réelle" comme le prévoyait Talleyrand. Devant cette situation, comment ne pas comprendre les sentiments de Péguy qui écrivait, en 1904 : "Pourquoi cette inégalité sociale ;  pourquoi cette iniquité ; pourquoi cette injustice ; pourquoi le haut enseignement à peu près fermé, pourquoi la haute culture à peu près interdite aux pauvres, aux misérables, aux enfants du peuple ?" Comment ne pas comprendre l'appel lancé, au lendemain de la première guerre mondiale, par les Compagnons de l'Université nouvelle en faveur de l'école unique, une école où seraient supprimées les murailles qui compartimentent notre jeunesse, qui recevrait tous les enfants, sans distinction sociale, et leur offrirait les mêmes possibilités sans autre considération que leurs aptitudes ?

 

Vers une unité entre les différents ordres d'enseignement : les réformes partielles de l'entre-deux-guerres

 

Le plan de réforme des Compagnons de l'Université nouvelle, qui ressemble d'ailleurs dans une assez large mesure à l'actuel projet gouvernemental, ne fut pas pris en considération, mais il en résulta un élan ; l'opinion publique prit conscience qu'il y' avait quelque chose à faire. Tout un ensemble de dispositions vont être alors progressivement adoptées pour tenter d'établir une certaine unité entre les différents ordres d'enseignement.

De 1930 à 1933, après de longs débats, sera décidée la gratuité de l'enseignement secondaire qui ouvre les portes des lycées et collèges à des couches nouvelles de la population, en particulier aux enfants des fonctionnaires.

Puis Jean Zay, ministre de l'Éducation Nationale du gouvernement de Front Populaire, prend la direction des services de la rue de Grenelle. Ses efforts vont résolument dans le sens des idées lancées par les Compagnons de l'Université nouvelle. Un décret décide que l'enseignement primaire devient l'enseignement du premier degré et l'enseignement secondaire l'enseignement du second degré. C'est là le symbole même de l'école unique, mais ce n'est qu'un symbole. En fait, Jean Zay réussit à faire adopter un certain nombre de mesures pratiques : les programmes de l'enseignement secondaire et ceux de l'enseignement primaire supérieur sont aménagés afin d'obtenir une certaine concordance qui permet aux élèves des Cours complémentaires ou des Écoles primaires supérieures de continuer leurs études dans les lycées. Les Écoles normales supérieures de Saint-Cloud et de Fontenay-aux-Roses sont rattachées à l'enseignement supérieur afin de donner aux futurs maîtres des Écoles normales primaires la même formation qu'aux professeurs du secondaire. Enfin, pendant la seconde guerre mondiale, est réalisée une mesure pratiquement décidée par Jean Zay : la transformation des Écoles primaires supérieures en collèges modernes.

Après la seconde guerre mondiale et les ébranlements économiques qu'elle a entraînés, le climat est à nouveau favorable pour tenter de résoudre certains grands problèmes en suspens.

C'est à ce moment que la Commission Langevin-Wallon élabore son célèbre rapport. Une ordonnance de 1945 supprime les classes élémentaires des lycées, mesure essentiellement démocratique si l'on veut bien admettre qu'au moins jusqu'à 11 ans soit appliqué le principe de l'école unique. Mais il faut constater que les classes primaires élémentaires des lycées ne s'en sont pas trop mal portées : juridiquement supprimées, elles ont continué à se développer.

Ce rappel de 150 ans de notre vie scolaire s'inscrit dans le cadre d'une évolution économique dont il faut rappeler les tendances générales.

Les emplois du secteur primaire (agriculture, pêche, etc ...) ont diminué constamment depuis 1800, inversement les emplois du secteur secondaire (industries de transformation) et les emplois du secteur tertiaire (professions libérales, fonctions publiques, transports, commerce, banques, services sociaux, tourisme, spectacles, etc...) se sont accrus corrélativement ainsi que le constatent les chiffres suivants : 

 

  Primaire Secondaire Tertiaire
       
1800 80% de la population active 10% de la population active 10% de la population active
1851 60% - -
1900 45% 30% 25%
1936 36% 33% 31%
1954 30% 35% 35%

 

Il est évident que cette évolution devait nécessairement avoir des répercussions sur les effectifs de nos divers ordres d'enseignement et, en particulier, de l'enseignement secondaire qui prépare dans une large mesure aux professions libérales, à la Fonction Publique, aux banques, etc...

La multiplication des emplois nouveaux ne permettait plus à la bourgeoisie traditionnelle, celle qui fournissait l'essentiel des effectifs des lycées en 1900, d'assurer à elle seule les effectifs indispensables. En quelque sorte, à côté de l'idéal démocratique, la gratuité de l'enseignement secondaire, décidée à partir de 1930, était aussi la conséquence nécessaire de l'évolution économique. Il fallait arriver, en ouvrant l'enseignement des lycées et collèges à d'autres couches sociales, à pourvoir aux besoins nouveaux. La crise économique mondiale, dont les effets se feront sentir en France à partir de 1933, va masquer provisoirement cette réalité et accréditer les légendes les plus inconsistantes sur la prétendue pléthore de nos enseignements de second degré.

Mais le mouvement s'étant amorcé sur le plan social, la base du recrutement de notre enseignement secondaire va s'élargir considérablement à partir de 1930 : en particulier, c'est l'entrée au lycée des enfants de la petite bourgeoisie que Victor Cousin. avait voulu cantonner dans les écoles primaires supérieures, c'est le début de l'arrivée massive des enfants des petits fonctionnaires dans les classes de 6e

 

L'égalité devant l'instruction, garantie de la démocratie, est bien loin d'être, aujourd'hui, véritablement passée dans les faits

 

La seconde guerre mondiale va précipiter cette évolution et un nouveau pas en avant va s'accomplir dans la voie de la démocratie sociale. La Constitution de 1946 reconnaît que la démocratie politique ne se suffit pas à elle-même, qu'elle n'est qu'une simple façade juridique si elle ne s'appuie pas sur une véritable démocratie économique et sociale. Parmi les garanties d'ordre économique et social qui constituent le contenu concret de la notion moderne de démocratie, les Constituants stipulent que : "La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture".

Ainsi est à nouveau soulignée, dans les termes les plus formels, la seule garantie concrète à laquelle les hommes de la Révolution avaient pensé, mais peut-être aussi la plus importante de toutes : l'égalité devant l'instruction.

Qu'en est-il exactement de cette garantie ? Comment en 1958 s'effectue la répartition de nos enfants compte tenu de leur origine sociale entre les différents ordres d'enseignement ? Quelles sont les possibilités réelles qui leur sont données d'accéder aux postes de responsabilité, aux postes de direction de notre démocratie, ou, simplement, aux plus hauts degrés de la culture ?

Jusqu'à 11 ans, admettons qu'il n'y a pas de problème. C'est l'école unique, sous réserve de l'existence des classes élémentaires des lycées qui disparaîtront, peut-être, sous l'effet de la vague démographique dans le secondaire ; de toute façon, les programmes sont les mêmes, les maîtres sont les mêmes et l'on peut considérer que l'égalité existe jusqu'à 11 ans. La première bifurcation possible qui s'ouvre alors, c'est l'option au niveau de la 6e. À ce moment, les enfants ont le choix entre la fin de la scolarité primaire obligatoire pendant trois années ou les 6e des lycées, collèges, cours complémentaires, voire collèges techniques.

Dans quelle proportion cette option vers les 6es est-elle choisie ? 30 % des enfants sont entrés dans une 6e en 1953, mais ce pourcentage évolue assez rapidement.

La question que nous pouvons nous poser est la suivante : quels sont ces enfants et pourquoi eux et pas les autres, les 70 % qui restent à l'école primaire ?

Le choix à 11 ans vers une 6e résulte de la conjonction de différents facteurs. Un premier facteur est la réussite scolaire : selon que l'enfant a de bons résultats à l'école primaire - ce qui n'est nullement concluant quant à ses possibilités dans l'enseignement secondaire, mais c'est encourageant - on est enclin à l'envoyer dans une 6e, ou inversement. Le second facteur est d'ordre économique ; c'est le facteur "niveau vie". Il est évident qu'un faible revenu familial ou un nombre d'enfants important peut avoir pour conséquence de détourner les enfants de certaines familles de la perspective d'études longues, malgré l'aide d'une bourse. Toutefois, et je signale l'importance de cette remarque, le facteur économique est loin d'être le seul et n'a pas, par lui-même, un caractère prédominant.

Le troisième facteur qui détermine ce choix c'est l'origine sociale, c'est-à-dire un ensemble d'éléments psycho-sociaux qui influent dans les deux sens, pour ou contre l'option. Dans certaines catégories sociales les plus élevées, ou, simplement, les plus informées (les petits fonctionnaires, par exemple), on recherche dans l'envoi à l'enseignement secondaire une instruction qui garantira le maintien ou la promotion sociale de l'enfant. Au contraire, jouent en sens inverse les traditions professionnelles familiales (cultivateurs, ouvriers agricoles, ouvriers des mines, commerçants, artisans, etc...) selon lesquelles il y a lieu de mettre l'enfant le plus tôt possible au travail après le certificat d'études.

Le dernier facteur, qui n'est pas le moins important, est le facteur géographique, la distance du domicile à l'établissement de second degré le plus proche. Ce facteur a une importance énorme. Les parents hésitent à envoyer leurs enfants dans un établissement éloigné alors que ceux-­ci sont encore jeunes et que rien n'est organisé pour faciliter leur transport. C'est très souvent en raison de ce facteur que les enfants sont maintenus après 11 ans à l'école primaire, ou, au contraire, choisissent, de la façon la plus aveugle, l'entrée dans un établissement voisin. Les instituteurs dénoncent unanimement comme une cause essentielle du maintien dans les classes primaires terminales des enfants que l'on peut considérer comme doués, l'éloignement d'un établissement de second degré ; d'où le rôle important joué par les cours complémentaires qui, étant disséminés dans les campagnes, ont permis de donner à un certain nombre d'enfants la chance de poursuivre des études autres que les études primaires.

Quelle est la résultante de ces différents facteurs selon les diverses catégories sociales ?


13 % des enfants d'ouvriers agricoles entrent dans une 6e,
16 % des enfants de cultivateurs,
21 % des enfants des ouvriers de l'industrie,
39 % des enfants de commerçants et d'artisans,
43 % des enfants d'employés, de contremaîtres,
47 % des enfants de petits fonctionnaires,
81 % des enfants des cadres de l'industrie et du commerce,
86 % des enfants de hauts fonctionnaires,
87 % des enfants des membres des professions libérales.

Ces chiffres méritent réflexion : on retrouve au sommet de les mêmes catégories sociales qui, en 1900, remplissaient pratiquement à elles seules les lycées et collèges. Un certain nombre d'autre catégories s'y sont ajoutées en raison de l'évolution économique : commerçants, artisans, petits fonctionnaires. Au bas de l'échelle restent les deux couches sociales les plus nombreuses : les agriculteurs et les ouvriers.

Les petits fonctionnaires occupent dans cette échelle une place enviable puisque 47 % de leurs enfants entrent dans une 6e, contre 39 % des enfants de commerçants et 21 % des enfants d'ouvriers. Cette remarque illustre ce que je disais tout à l'heure concernant l'importance du facteur économique que certains présentent comme étant seul déterminant. Comment soutenir que les petits fonctionnaires sont plus riches que les commerçants ou les artisans ou même plus riches que certains ouvriers de l'industrie ? Et pourtant, il y a proportionnellement plus d'enfants des agents de l'État ou des collectivités locales dans l'enseignement secondaire que d'enfants de commerçants. La pyramide de pourcentage rappelée précédemment ne résulte donc pas uniquement de considérations purement économiques.

Si l'on analyse ces pourcentages sous un autre angle, on s'aperçoit que les catégories sociales les moins représentées dans les 6e envoient par surcroît leurs enfants davantage dans les cours complémentaires que dans les lycées et collèges secondaires. Inversement, les catégories largement représentées qui envoient la quasi-totalité de leurs enfants dans les 6es les dirigent presque exclusivement dans les établissements secondaires. Si bien qu'à la vérité, c'est à peine 8 % des fils d'ouvriers de l'industrie et du commerce et à peine 10 % des fils d'agriculteurs qui entrent dans l'enseignement secondaire proprement dit, contre 80 à 85 % des enfants des cadres de l'industrie, des professions libérales ou des hauts fonctionnaires.

Que deviennent maintenant les 70 % qui ne sont pas entrés dans une 6e ? Ils ont le choix entre la poursuite des études, l'apprentissage ou la mise au travail directe. Au total, à peine 2 % des enfants qui sont restés à l'école primaire. jusqu'à 14 ans peuvent s'engager ultérieurement dans l'enseignement secondaire. Cet infime pourcentage démontre que l'orientation capitale, celle qui conduit aux études secondaires puis aux études supérieures et par là même, reconnaissons-le, aux postes plus ou moins dirigeants de notre démocratie, se fait à 11 ou 12 ans, au moment de l'entrée en 6e. Les enfants qui restent à l'école primaire perdent alors pratiquement l'essentiel de leurs chances.

Nous sommes ici au cœur du problème de la démocratisation de l'enseignement tel qu'il se pose en 1958. Nous constatons que des efforts indiscutables ont été faits depuis 1930 mais qu'ils sont loin d'avoir réellement abouti, si on les juge par rapport à l'idéal inscrit dans notre Constitution. Le recrutement de l'enseignement supérieur en est une autre preuve, puisque les étudiants issus des catégories sociales les plus nombreuses (agriculteurs et ouvriers) ne représentent encore à eux tous que 7 à 8 % de l'ensemble, alors que ces deux catégories sociales groupent à elles seules plus de la moitié de la population française.

L'origine de celte situation n'est pas dans les études supérieures elles-mêmes ; le point capital, je viens de le signaler, c'est le problème de l'entrée en 6e, c'est le faible pourcentage des enfants des classes populaires qui accèdent aux études secondaires.

Que penser de cette situation ?

Nous pouvons dire qu'elle s'explique parfaitement par la conjonction des quatre facteurs résumés plus haut. Mais qui oserait soutenir qu'elle soit conforme à l'idéal de Talleyrand ou de Condorcet ou à celui des Constituants de 1946 ?

À la vérité, notre enseignement est resté prisonnier de structures administratives, de cloisonnements qui sont le reflet des structures sociales du 19e siècle ; loin d'élever largement tous les enfants qui le méritent, quel que soit leur milieu social, vers les cimes de la culture, il continue, plus ou moins, à les canaliser en fonction de leur origine sociale ; loin de constituer un moteur, un accélérateur de brassage social, il constitue un frein.

 

La démocratisation totale de l'enseignement, non seulement est possible, mais elle est devenue l'une des conditions primordiales de l'expansion économique

 

Mais, me dira-t-on, n'est-il pas utopique, dangereux même du point de vue social d'établir un système scolaire où tout enfant pourrait accéder largement à la culture et entrer ainsi en concurrence pour tous les emplois d'encadrement ? De sages esprits ne vont-ils pas craindre de susciter des ambitions dangereuses, des vocations sans espoir ? C'est bien ce que pensaient Cousin et Guizot, nous l'avons vu.

Curieux raisonnement : il serait normal que le fils de l'avocat, du médecin, du haut fonctionnaire accédât à l'enseignement secondaire, puis à l'enseignement supérieur dont il serait en quelque sorte "élève par héritage". Quant aux autres, il ne faudrait les y amener qu'au compte-gouttes, en fonction des besoins, quand ceux-ci se révèlent.

De tels arguments sont inacceptables dans une société qui se veut résolument démocratique où tous doivent prétendre à tout ; ils sont d'autant plus inacceptables qu'en fait la démocratisation de l'enseignement est parfaitement possible sans la moindre perturbation sociale ; plus même, elle est devenue une nécessité si nous voulons accomplir un nouveau bond en avant dans la voie de l'expansion économique.

J'ai rappelé le sens général de l'évolution économique, l'équilibre, paraît-il "harmonieux" auquel nous sommes arrivés en France, le partage de notre population active entre les trois secteurs de l'économie.

Cet équilibre se détruit déjà au détriment de l'agriculture ; l'évolution va continuer.

Dans le pays où l'évolution économique est la plus accentuée, les États-Unis d'Amérique, la répartition de la population active entre ces trois secteurs atteignait en 1950 12 %, 28 % et 59 % ; c'est-à-dire que si l'évolution économique rapide que nous avons amorcée se prolonge, et ceci ne dépend que de notre volonté, la société française de demain imposera sans cesse plus d'activités tertiaires qui exigent une large formation générale et des études prolongées.

Par ailleurs, si le secteur primaire va continuer à décroître sensiblement, si le secteur secondaire va se stabiliser puis décroître à son tour, dans l'un et l'autre l'évolution technique élèvera considérablement le nombre et le niveau de l'encadrement, et à tous les degrés se pose ainsi un grave problème de multiplication des cadres. Cette perspective ne se présente pas en France à longue échéance. C'est tout de suite que nous devons fournir à notre économie, à la France d'outre-mer, aux pays étrangers, plus de professeurs, de chercheurs, de médecins, d'ingénieurs, de techniciens, etc...

Empêtré dans des structures archaïques, notre enseignement, dès aujourd'hui, ne fournit pas nos besoins ; le rythme trop lent de la formation de nos cadres divers est devenu selon le jargon des économistes "un goulot d'étranglement" de notre expansion économique.

Par surcroît, non seulement le nombre de nos étudiants, de nos lycéens, loin d'être excessif, est en pourcentage inférieur à celui de nombreux pays étrangers, mais ce déficit est aggravé, on le sait, par une mauvaise orientation.

En conclusion, non seulement nous ne risquons rien en démocratisant l'enseignement, mais c'est devenu une nécessité ; il n'y a pas de solution durable à l'expansion économique ; il n'y a pas de solution au recrutement de professeurs scientifiques, de chercheurs ; il n'y a pas de réponse possible à l'appel constant qui nous est adressé par les territoires d'outre-­mer, par les pays indochinois, par le Maroc et la Tunisie et par tant d'autres pays amis de la culture française si nous n'accélérons pas la démocratisation de l'enseignement, si nous ne faisons pas un plus large appel aux enfants des couches sociales populaires actuellement encore si mal utilisés. La réforme de l'enseignement doit conduire à la mobilisation complète du potentiel intellectuel de notre jeunesse.

Ainsi, l'idéal démocratique et l'expansion économique, le progrès social et le progrès économique ont les mêmes impératifs.

 

Dans quelle voie doit-on orienter une réforme des structures scolaires ?

 

Que faut-il donc faire techniquement pour obtenir des résultats décisifs tant sur le plan de la démocratisation de l'enseignement que sur le plan de l'orientation rationnelle de l'enfant en fonction de ses aptitudes ? La solution est parfaitement connue. Elle est relativement simple. La mission Langevin-Wallon, dans son rapport de 1947, l'avait admirablement dégagée, et ses principes inspirent le projet de réforme déposé par M. René Billières.

Après les études élémentaires d'une durée de cinq années - 6 à 11 ans - tous les enfants abordent ensemble les études du second degré pendant une période de quatre années (cycle d'orientation dénommé fort disgracieusement "tronc commun"). Pendant la durée de ce cycle d'orientation, ils accroissent leur instruction générale par un enseignement commun, mais ils éprouvent leurs aptitudes et leurs goûts propres par le choix d'options appropriées. Après la puberté, à partir du moment où l'enfant a trouvé son équilibre physiologique, alors que ses goûts et ses aptitudes se sont plus clairement manifestés, intervient l'orientation vers des études nettement différenciées (cycle de détermination). Cette structure de l'enseignement implique, évidemment, dans les campagnes, le transport des élèves à partir de 11 ans. Le ramassage scolaire à partir de 11 ans prévu dans le projet Billières constitue, en lui-même, une mesure révolutionnaire qui transformera l'enseignement dans les campagnes.

Du point de vue de la démocratisation et de l'orientation rationnelle des enfants, les avantages d'un tel système scolaire sont évidents. Le maintien dans les mêmes établissements des élèves issus de toutes les couches sociales supprime ou réduit progressivement les handicaps dont peuvent souffrir certains enfants du fait de leur origine ; il les place tous dans des conditions d'égalité plus réelles au moment de l'option décisive après 15 ans. Inversement, plus la bifurcation vers les études secondaires et supérieures se fait tôt, plus elle est déterminée par les facteurs géographiques et sociaux signalés précédemment.

Un tel système est-il utopique ? Il n'en est rien. Il suffit de regarder ce qui se passe à l'étranger pour s'en convaincre. Aux États-Unis d'Amérique et, bientôt dans l'Union Soviétique tout entière, avec la généralisation de "l'École de dix ans", les élèves poursuivent ensemble les études secondaires jusqu'à 16 ans, 17 ou 18 ans. De même le Parlement suédois a adopté à l'unanimité, en 1950, une réforme scolaire profonde, calquée sur le projet Langevin. Le projet Billières, avec un cycle d'orientation de deux années seulement (c'est-à-dire l'école unique prolongée jusqu'à 13 ans au lieu de 11), constitue donc une innovation relativement modeste par rapport aux systèmes scolaires de ces trois pays.

Le cycle d'orientation ou "tronc commun" aurait, paraît-il, de graves inconvénients du point de vue du recrutement des élites. Je n'ai personnellement jamais réussi à les voir.

Il est exact que l'entrée en 6e opère aujourd'hui une certaine sélection et conduit vers l'enseignement secondaire des enfants relativement triés. Mais quelle valeur peut avoir une sélection à un âge si tendre ? L'enseignement secondaire a-t-il d'ailleurs toujours pratiqué cette sélection ? Que se passait-il avant 1930, avant la gratuité des lycées ? L'on se bornait à appliquer la formule de Victor Cousin : "il n'est pas question d'interdire l'entrée des lycées à quiconque peut en assumer la charge". Il n'était pas question de sélection intellectuelle, du moins dès l'âge de 11 ans. Pourquoi donc aujourd'hui, alors qu'il s'agit de faire aborder les études du second degré à tous les enfants du peuple français, faire de ce problème un épouvantail ? Les enfants des couches populaires seraient-ils notoirement inférieurs aux autres ?

Je ne pense pas que ces arguments soient très sérieux. Je crois, au contraire, que les élites françaises ne pourront que gagner en qualité et en quantité dans la mesure où leur recrutement s'étendra systématiquement sur la totalité des couches sociales grâce à une réforme profonde de notre organisation scolaire.

Par contre, il est certain que de grandes précautions d'ordre pédagogique devront être prises afin que, pendant la durée du cycle d'orientation, chaque élève puisse travailler à son rythme et ne jamais perdre son temps. Ne peut-on faire confiance à nos maîtres et à nos professeurs pour résoudre cette difficulté ?

 

 

Au terme de ces développements, je ne nierai pas que l'organisation du "tronc commun" pose des problèmes psychologiques délicats. La survivance des classes élémentaires des lycées, qui ne correspond à aucun impératif pédagogique, est révélatrice de la tendance plus ou moins consciente qu'ont certaines familles à faire instruire leurs enfants à l'écart des autres. La même tendance est aujourd'hui un obstacle non négligeable à l'organisation, pourtant souhaitable, d'un cycle d'orientation intermédiaire entre les études proprement primaires et les études spécialisées.

Combien apparaît fondée la remarque du Professeur Hippeau, auteur de nombreuses études sur l'Instruction Publique en France et à l'étranger, qui, parlant du peuple français, écrivait en 1880 : "Un peuple qui, pendant des siècles, n'a connu que le régime de la hiérarchie des classes - et c'est bien notre cas - a besoin de beaucoup oublier pour comprendre le sens véritable que l'on doit donner au principe de justice sociale". Avons-nous aujourd'hui totalement oublié ?

Pour admettre un tel système scolaire il faut, aussi, croire du fond du cœur à la démocratie et à ses bienfaits, et ne pas se contenter, comme les bourgeois de l'an 1846 que définissait Michelet, d'être "libéral de principe et égoïste d'application". Quand la Constitution de 1946 déclare que "la Nation garantit l'égal accès des enfants à l'éducation et à la culture" et que dix ans plus tard, placé devant dix bébés, fils d'ouvriers ou d'agriculteurs, vous pouvez dire : "Sur ces dix, un seul ira au lycée", alors que devant dix nouveau-nés, enfants des catégories sociales plus favorisées, vous pourriez dire : "Neuf iront certainement au lycée", nous pouvons nous demander : Est-ce que la démocratie doit se limiter à de belles formules comme celles que je viens de rappeler ? Est-ce que la démocratie c'est seulement la magie des mots ? Est-ce qu'il suffit d'offrir au peuple de belles affirmations pour lui faire croire à l'égalité ou, au contraire, faut­-il essayer d'inscrire effectivement des formules dans les faits ?

Certes, je ne soutiendrai pas que des structures scolaires démocratiques puissent, à elles seules, supprimer toutes les inégalités sociales et sans doute, le progrès social doit être poursuivi dans d'autres domaines. Mais l'on ne saurait arguer des vices possibles de notre système social pour se refuser à réaliser une véritable démocratisation de l'enseignement, laquelle, sous tous les régimes, constituera la pièce maîtresse de la démocratie sociale.

L'enseignement, par ses structures, ne doit plus être le reflet de la société d'hier, il doit préparer la société de demain ; il doit cesser d'être le frein de l'évolution sociale et économique pour en devenir le moteur. Avec la fin du malthusianisme économique et démographique qui condamnait notre peuple et sa culture à la mort lente, doit se terminer le malthusianisme scolaire ; la réforme de l'enseignement doit être le signal d'une ruée de nos enfants, de tous nos enfants, sans distinction, vers l'éducation et la culture que leur ont promises nos Constituants.

 

 

© Raymond Poignant, in Les Cahiers de la République n° 13, 3ème année, mai-juin 1958, pp. 45-60.

 

 


 

 

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